Regards croisés

Le management vu par les sciences humaines et sociales

Management

Le management vu par Google Images

Comment définiriez-vous le néomanagement ? Que dit-il des évolutions qui ont traversé les modes d’organisation du travail durant ces dernières décennies ? Ces évolutions concernent-elles également tous les secteurs d’activité ? Quels sont éventuellement les limites ou les angles morts d’un tel terme ?

Le mot « management » est relativement récent : nous pouvons dater son apparition, il y a moins de deux siècles, avec l’avènement d’un capitalisme industriel et l’accroissement de la taille des organisations. Au début du XXe siècle, il prend une place croissante avec la séparation de la conception du travail d’avec le travail lui-même, véritable rupture historique.

Le management est une pratique sociale qui consiste à ordonner – dans les deux sens du terme – l’action des travailleurs et des consommateurs, dans une direction précise. Dans le cas des entreprises privées, il s’agit de les faire contribuer à une optimisation capitalistique (accroître les dividendes et/ou la valeur du capital). Dans les administrations et entreprises publiques, il s’agit de se conformer à une orientation politique. Le management vise donc à « faire faire », ou du moins à faire en sorte que les choses soient faites dans un certain sens. Il dit donc ce qu’il faut faire, comment et pourquoi.

Ses appellations et formes sont régulièrement renouvelées[1], de même que le discours de justification sociale[2] qui l’accompagne. À cet égard, nous pourrions dire que le management se targue d’être toujours « néo » quelque chose (et donc aussi potentiellement « post » autre chose, l’essentiel étant de qualifier ces « choses »).

Pourtant, derrière l’agitation des « modes managériales »[3], c’est-à-dire d’un conformisme dans le changement, le projet reste stable dans les entreprises capitalistes, depuis leur création. La fonction publique adopte progressivement, depuis un quart de siècle[4], les mêmes finalités qu’elles : il s’agit désormais là aussi, d’accroître sans cesse la « performance » telle qu’elle est définie de manière quantitative, par le conseil d’administration.

Deux moyens génériques y contribuent directement. Premièrement, il faut réduire les coûts de production (taylorisation, automatisation, mise en flux tendu, optimisation de l’utilisation des capitaux et de la main d’œuvre, externalisation des coûts sociaux, de dépollution, défiscalisation…). Ensuite, il faut étendre le domaine du marché et sa valeur. Le management consiste essentiellement à organiser cette rationalisation et cette marchandisation. Depuis le XIXe siècle, ces deux projets ont produit des transformations inédites du monde. Or, à l’instar de l’accumulation capitalistique, cet objectif est sans limite, sans fin.

Ces dernières décennies sont principalement caractérisées par l’internationalisation du capitalisme dans le monde (et notamment à la Chine et à l’ancienne URSS), couplée avec des politiques publiques dites « néolibérales ». Loin de signifier le retrait de l’État, cette évolution implique son intervention volontariste en vue d’étendre la logique du marché à tous les secteurs d’activité et à tous les niveaux. Cette politique agit sur les règles, afin d’organiser une concurrence systématique et intense entre pays (jouant sur le moins-disant fiscal, social, écologique…), entre organisations, mais aussi entre salariés, entre chômeurs et entre citoyens[5].

Quels que soient le secteur d’activité et le statut des organisations (à but lucratif, associative ou publique), la mise en compétition est pareillement au cœur du projet managérial dans les grandes organisations. Elle est généralement orchestrée sur la base de quantification, sous des noms divers tels que « pilotage par la performance », « benchmarking » ou « évaluation ».

En outre, sur fond de taylorisation persistante et extensive (puisqu’il s’applique aujourd’hui aussi à des activités relationnelles, intellectuelles et même créatives), nous observons un phénomène de mise au travail bénévole des clients et des citoyens dans la production[6] (billetteries, self scanning, crowdsourcing sur Internet…).

Enfin, le management encadre aujourd’hui massivement par la médiation de dispositifs impersonnels. Méthodes (industrielle, commerciale, administrative…), « démarches qualité », procédures de « ressources humaines », systèmes de contrôle de gestion, stratégies de communication et plans marketing tentent de prescrire ce qu’il faut faire et comment, tout en outillant et en contrôlant l’action, notamment par une traçabilité numérique poussée. Ces dispositifs sont des choses, mais ils sont élaborés par des hommes. Or ceux-ci sont à distance de ce et ceux qu’ils encadrent ainsi. Nous avons donc à faire à un management « désincarné »[7].

Les formes spécifiques d’emprise que ces nouveaux modes d’organisation exercent sur la subjectivité du travailleur sont régulièrement pointées : selon vous, quels en sont les caractéristiques, les outils et les effets les plus notables ?

La subjectivité n’est pas une pâte molle sur laquelle le management viendrait imprimer sa marque mécaniquement. Les dispositifs et discours managériaux n’ont pas la force performative qu’on leur prête parfois et que les managers aimeraient qu’ils aient. En fait, les travailleurs se disent plutôt dubitatifs, voire franchement colériques à l’égard des déclarations emphatiques portées par la communication interne supposée les « motiver », comme sur l’encadrement que réalisent de manière maladroite les dispositifs standards. Ils sont aussi créatifs pour répondre, dans les marges de manœuvre dont ils disposent, de ce qui, de leur point de vue, est absurde, violent ou contreproductif.

Il me semble que pour comprendre cette vieille question du rapport subjectif au travail, il faut repartir de l’expérience de ce que l’on nomme aujourd’hui le « travail », qui désigne généralement à la fois l’emploi et l’activité concrète.

Nous vivons dans une société qui accorde à l’emploi une place centrale : il est une condition d’obtention de revenus et de la solidarité pour vivre, mais aussi de socialisation et de construction identitaire[8]. En outre, les employeurs promettent aux salariés qu’ils trouveront du sens et du « développement personnel » dans leur poste. L’emploi salarié est donc chargé de grandes attentes, à la fois économiques, sociales et existentielles. Pourtant, le chômage de masse est structurel depuis au moins un demi-siècle. Il a des incidences directes sur les privés d’emploi mais aussi sur les salariés. L’activité de ces derniers est intensifiée, en même temps que les moyens de résistance s’affaiblissent sous l’effet de la peur du chômage et de l’individualisation des parcours. Être privé d’emploi, ou menacé de l’être, alors que la règle commune est qu’il faut en avoir un, génère une contradiction sociale majeure, qui peut être vécue subjectivement comme un « stress », une « tension » ou une « angoisse », d’autant que la précarité et le chômage isolent.

Ensuite, travailler c’est « faire quelque chose au monde », tant matériel, social, qu’existentiel. Lorsque le sujet trouve dans sa tâche l’occasion d’élaborer une réponse sensible et signifiante aux multiples déterminations sociales qui s’imposent à lui, il peut construire un sens et sa santé. Inversement, si la tâche est trop étroite, trop pauvre, trop contrainte, trop solitaire, cela affecte la possibilité de fabriquer du sens à l’action, au risque d’en faire une maladie. Lorsque le management réduit les temporalités et les espaces sociaux favorables au déploiement de l’activité, c’est-à-dire à une subjectivation, le travail est vécu comme une absurdité pathogène, voire mortifère.

Si les effets pathogènes de cette emprise sont souvent soulignés sur le plan psychologique, dans quelles mesures affectent-ils les corps des travailleurs ?

De nombreuses situations de travail exposent le corps des travailleurs à des nuisances et à des facteurs pathogènes[9]. À ceux-ci, il faut ajouter ceux qui subissent des pollutions ou contaminations non reconnues, comme ce fut le cas de l’amiante, par exemple[10]. Dans des pays où les conditions de travail et d’hygiène sont plus défavorables, ces expositions redoublent. Mais les caractéristiques de la tâche elle-même jouent également un rôle sur la santé. À cet égard, la pénibilité augmente nettement depuis les années 1980[11]. Rappelons enfin que l’automatisation et l’informatisation accroissent les contraintes psychologiques[12].

Néanmoins, la santé n’est pas une « chose » qui s’userait dans le travail, mais surtout une construction dans l’activité et par la subjectivation. L’activité est d’abord un engagement corporel, qui compte sur les sensations et les émotions éprouvées, des habiletés incorporées, des savoirs sociaux tacites. L’activité transforme le corps en retour. Lorsque les travailleurs disent qu’ils « vont tomber malades », « péter un plomb », ou encore « devenir fous à continuer comme ça », c’est à chaque fois que les contraintes de la tâche amputent les sensations, la possibilité de penser ou de produire des récits à propos de l’action. Devoir travailler « sans le sentir », sans élaborer, sans produire de significations singulières à l’action, est vécu comme une pénibilité pathogène car l’activité ne fait pas sens, dans ses trois acceptions (sensation, orientation, signification). La construction du sens et de la santé dépend donc essentiellement de la possibilité de déployer une activité dans une situation socialement encadrée.

Quel regard portez-vous sur la façon dont le débat public s’est emparé de ces enjeux en se focalisant sur des questions comme la souffrance au travail, le harcèlement ou encore le burnout ? Toute critique qu’elle soit, cette focalisation n’en vient-elle pas à entériner des opérations d’individualisation et de psychologisation des rapports sociaux qui sont précisément au cœur des stratégies managériales ?

En effet, nous avons assisté, ces dernières décennies, à une explosion du discours psychologisant au travail et sur le travail. Nous sommes passés, après la guerre, d’un discours collectif orienté vers des revendications de nature matérielle à un murmure individualisé et plaintif en demande de soulagement psychique. Nous assistons alors à une situation paradoxale : plus la subjectivation est rendue impossible dans le travail quotidien, plus on parle de sujet et de psychisme. Plus l’activité, c’est-à-dire la subjectivation, est expulsée de l’action, plus les employeurs déploient de moyens pour assister individuellement et psychiquement ceux qui en souffrent. Moins on peut penser, plus on panse, donc.

Le discours n’est que la partie immergée de ce fait social, qui se comprend aussi en analysant les dynamiques marchandes qui le favorisent. D’un côté, les organisateurs du travail préfèrent payer quelques coachs, psychologues et autres spécialistes de la relaxation, plutôt que de questionner les modèles ultra-productivistes dont disent « souffrir » les travailleurs. Ils doivent par ailleurs se couvrir face au risque d’être accusés d’avoir nui à la santé de leurs employés[13]. Ils doivent donc prouver qu’ils s’en sont préoccupés, d’une manière ou d’une autre. De l’autre côté, face à eux, les offreurs de services leur proposent de prendre en charge ce « problème » avec des dispositifs éprouvés et le plus souvent standardisés de traitement de la souffrance, des pathologies ou de la plainte. Ils ont tout intérêt à faire prospérer ce marché et multiplient en conséquence toute une gamme de produits et services perpétuellement « innovants ».

Les œuvres artistiques qui représentent le monde du travail contemporain insistent très régulièrement sur l’illisibilité, sinon l’invisibilité des structures hiérarchiques pour mieux souligner les processus d’intériorisation du pouvoir et les phénomènes de surveillance et de concurrence qui en découlent entre collègues : dans quelles mesures ces processus et ces phénomènes vous paraissent-ils effectivement symptomatiques des modes actuels d’organisation du travail ? Leur forte valorisation n’entraîne-t-elle pas, là encore, des effets d’occultation ?

Le management par les dispositifs caractérise aujourd’hui les grandes organisations. Les dispositifs imposent des finalités et des moyens du travail, en même temps qu’ils proposent un sens à cette action prescrite. Cet encadrement est donc, comme tout encadrement, l’expression d’un rapport social. Pourtant, il n’est pas possible de discuter ni de négocier avec un dispositif : ce rapport social entre employeurs et organisateurs du travail d’une part, et travailleurs, de l’autre, se joue ici sans relation. La désincarnation de l’encadrement induit une impersonnalisation des rapports de pouvoir, qui se conjugue avec un éclatement de la figure patronale en multiples acteurs (propriétaires, conseils d’administration, dirigeants salariés, intermédiaires financiers, gestionnaires spécialisés, cadres de proximité, consultants…).

Un autre trait saillant de bien des œuvres consacrées au travail concerne la porosité des frontières entre sphère professionnelle et sphère privée ou encore la façon dont les urgences et les rythmes du travail contaminent toute l’existence. Dans quelles mesures l’évolution des modes d’organisation du travail en a-t-elle affecté les coordonnées spatiales et temporelles ?

En fait, historiquement, la chose est plutôt inverse : la séparation entre le travail et la vie domestique, est une invention occidentale qui a un siècle seulement[14] : elle vient de l’industrialisation qui assigne l’homme à l’usine (et donc au travail), et la femme à la maison (alors associée à la consommation). Cette séparation topographique, temporelle et sexuée a perduré avec le travail tertiaire et la féminisation des emplois au XXe siècle. Ce désencastrement du travail d’avec la vie est donc relativement récent et local.

Les sciences du travail montrent, en outre, que les travailleurs ne sont généralement pas clivés : ce qui les occupe au travail est préoccupé par le hors (temps) de travail, et inversement. Ceci est d’autant plus vrai pour les parents, et particulièrement les mères, à qui échoit encore l’essentiel du travail domestique. En outre, le sujet est unifié : son corps, ses pensées, ses émotions, son histoire… sont les mêmes, au travail et hors travail. Les deux sphères entretiennent donc des liens étroits, qu’ils relèvent de la compensation, de la récupération ou de l’amplification dialectique. Mais la « porosité des sphères »[15] s’est accrue ces dernières décennies, sous l’effet conjugué de la flexibilisation de l’emploi et de l’éclatement du temps de travail. De plus, la portabilité des moyens de production de certains travailleurs (les cadres, essentiellement, c’est-à-dire une minorité de salariés) permet de faire fi des séparations entre l’espace de travail et son dehors. Sous l’effet de l’intensification de leur tâche, ces salariés tendent alors à travailler au-delà des lieux et des temps de travail formels.

La langue constitue également un enjeu essentiel dans de nombreuses œuvres, oscillant entre les formules déréalisantes de la « novlangue » managériale et la brutalité des échanges quotidiens. Dans quelles mesures la langue a-t-elle été effectivement touchée par les dernières évolutions du travail ?

La langue comporte trois enjeux majeurs au travail. Premièrement, elle permet de nommer les matières, les choses et les êtres, de qualifier les situations comme les actions. Elle permet de s’entendre en soi et entre soi. Deuxièmement, les mots et les expressions sont aussi et surtout des catégories de pensée[16] : des manières d’appréhender sensiblement le monde et d’y agir de manière coordonnée. Ces catégories ont une histoire et une géographie, et constituent « l’ossature de l’intelligence »[17]. Sans elles, ou contre elles, la compréhension est en souffrance. Enfin, le langage entretient avec la pensée un rapport que Lev Vygotki résumait fort bien ainsi : le langage « ne sert pas d’expression à une pensée toute prête. En se transformant en langage, la pensée se réorganise et se modifie. Elle ne s’exprime pas, mais se réalise dans les mots »[18]. S’entendre, se comprendre et penser dans l’action : le langage est au cœur du travail[19].

La montée d’un management à distance creuse le hiatus entre le langage des prescripteurs, qui est visible dans les dispositifs, d’une part, et celui des autres travailleurs, forgé progressivement dans l’expérience de l’activité elle-même, d’autre part. Or les dispositifs, pour être des produits sur le marché du management, sont renouvelés au rythme de sa logique commerciale. Nous assistons alors à sa sophistication et à son renouvellement effréné, dans une circulation rapide entre les offreurs de « solutions » managériales, leurs clients, les revues spécialisées et les écoles. Anglicismes (« balanced scorecards », « reporting », « wording »), néologismes (« employabilité », « leader naturel », « coachabilité »), acronymes (« ERP », « CODIR »…) et mots politiques sortis de leur contexte (« responsabilité », « diversité », « liberté »), laissent régulièrement les travailleurs perplexes dans la mesure où ces termes ne permettent pas toujours de décrire, de coordonner et de penser leur propre travail. La dérive des continents langagière est ainsi très fréquente dans les grandes organisations.

Nous assistons également à la multiplication de termes visant à euphémiser ou contourner les choses qu’ils désignent, comme dire « plan social » pour désigner un « licenciement massif », ou « faible diversité » au lieu de « racisme »[20]. La grandiloquence tutoie régulièrement le discours de l’absolu (« zéro défaut », « satisfaction totale », « excellence »). Parfois, les mots disent l’inverse de ce que l’on fait (lorsque cette action est moralement douteuse), ou bien sont exhibés pour cacher l’absence de la chose désirée.

Cette langue qui se fait étrangère au travail concret doit alors faire l’objet d’une traduction, majoritairement réalisée par les cadres de proximité. Elle fait finalement l’objet d’une guérilla quotidienne, dans laquelle se joue non seulement la signification de ce que l’on est en train de faire, mais aussi la possibilité même de le sentir et de le penser. Et donc de le réaliser, dans tous les sens du terme.

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J. C. Chandor, Margin call, 2011

Quel regard portez-vous sur la façon dont le travail est aujourd’hui représenté dans le champ artistique ? Y a-t-il des œuvres, tous arts confondus, qui vous paraissent particulièrement marquantes et pour quelles raisons ?

Après de grands auteurs classiques qui ont rendu compte à leur manière du travail et des rapports sociaux de production, comme Zola et Tolstoï, dans la littérature, Charlie Chaplin et Eisenstein puis De Sica, pour le cinéma, Bertolt Brecht pour le théâtre, Evans pour la photographie, il me semble que nous assistons actuellement à un regain des productions abordant le travail. Que ce soit en littérature (dans tous ses genres, dont la bande dessinée et le roman graphique), au théâtre ou au cinéma, il est frappant d’observer que les œuvres ont alors une posture très critique, voire accusatrice, même chez des auteurs qui ne seraient pas explicitement marxistes. Il est impossible de les citer tous, mais nous pouvons citer les principaux thèmes abordés.

Les œuvres dénoncent la violence du marché du travail (L’Enfant d’en haut d’Ursula Maier en 2012 ou La Loi du marché de Stéphane Brizé en 2015, par exemple) comme la difficulté du non-travail forcé (tel Rosetta des frères Dardenne en 1999 ou, au théâtre, Le Réserviste écrit par Thomas Depryck et mis en scène par Antoine Laubin). Ce chômage met en concurrence les hommes entre eux de manière violente (dans Le Couperet de Costa Gavras, 2005, ou le documentaire de Didier Cros, La Gueule de l’emploi, 2014). D’autres artistes abordent le travail ouvrier et ses humiliations (Cassé de Rémi de Vos, Sortie d’usine de Nicolas Bonneau, Les Marchands de Joël Pommerat ou les différents livres de Iain Levison) et la socialisation ouvrière (Le Combat ordinaire de Manu Larcenet). Les rapports entre travail aliéné et consommation dans des espaces tels que supermarchés et centres commerciaux sont également pointés du doigt sur un mode qui peut être humoristique (Debout-payé de Gauz ou Le Grand Soir de Benoît Delépine et Gustave Kervern en sont de beaux cas). Les ambiguïtés de la relation ancillaire, sur fond de lutte des classes et de sexe, continuent d’inspirer de nombreuses œuvres (Le Journal d’une femme de chambre mis à l’écran par Renoir, 1946, puis Buñuel, 1964, et La Cérémonie de Claude Chabrol, 1995, librement inspiré de l’Affaire Papin). La Nana du chilien Sebastián Silva (2009) ou Une seconde mère d’Anna Muylaert (2015) portent également sur ces situations de travail délicates, voire tragiques. La pauvreté mène à inventer des formes de travail au noir ou de petite délinquance (La Part des anges de Ken Loach, 2012) ou favorise un entrepreneuriat parfois fragile et bricolé (Soul Kitchen de Fatih Akin, 2009). Les luttes sociales sont également l’objet de certaines œuvres (les bandes dessinées de Davodeau notamment, le We want sex equality de Nigel Cole en 2010). Les délocalisations et le transfert du travail industriel taylorisé sont également évoqués dans le cinéma asiatique (Still Life de Jia Zhangke, 2007, La Tisseuse de Wang Quan’an, 2009) comme dans la bande dessinée belge de Guy Deslisles. Ce dernier fait œuvre de documentaire fiction, tel que l’on peut le retrouver également en littérature (Petites natures mortes au travail d’Yves Pagès, 2005, ou les descriptions du travail par Michel Houellebecq) ou au cinéma (Good Kill d’Andrew Niccol, 2014, sur le travail de pilote de drones).

Mais c’est surtout le cynisme du management contemporain et des arrangements au sein de la classe sociale dominante, qui est de plus en plus évoqué (dans les films Ressources humaines de Laurent Cantet, 1999, Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout[21], 2003, L’Ivresse du pouvoir de Chabrol, 2005, L’Exercice de l’État de Pierre Schoeller, 2011, et le roman Cadres noirs de Pierre Lemaitre, 2010). Un cynisme accru dans le monde de la finance (Le Capital de Costa Gavras, 2012, Wall Street d’Oliver Stone, 1987, Le Loup de Wall Street de Martin Scorsese, 2013, Les Initiés de Ben Younger, 2000, Margin Call de Jeffrey C. Chandor, 2012, Inside Job de Charles Ferguson, 2010, comme la pièce de théâtre de l’économiste Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre, 2001). De plus rares œuvres suggèrent des voies d’émancipation, fussent-elles malheureuses, tels Louise-Michel de Delépine et Kervern, 2008, ou Discount de Louis-Julien Petit, 2013. Il faut également signaler l’adaptation graphique du célèbre Working de Studs Terkel, sous la direction de Paul Bulhe en 2010.

Notons cependant qu’encore aujourd’hui, au cinéma comme à la télévision, ouvriers et employés sont largement sous-représentés[22]. L’univers des traders, des gouvernants, des consultants, des managers et autres cadres fonctionnaires héroïcisés (médecin urgentiste, commissaires, policiers, juges…) dominent les écrans. Concernant la photo contemporaine, pourtant peu intéressée par le travail, on se reportera avec bonheur au livre dirigé par Sophie Prunier-Poulmaire[23]. Notons que le travail est un thème traditionnellement fort peu représenté dans la peinture occidentale. Il continue d’y être anecdotique dans l’art plastique contemporain officiel.

L’art et le travail entretiennent des rapports contrastés : le premier peut être utilisé par les capitalistes et les dirigeants d’entreprises pour améliorer leur image, leur fiscalité et leur capital (il s’agit ici essentiellement des arts plastiques contemporains). Il peut aussi être mis au service de ses projets d’encadrement. C’est particulièrement le cas du théâtre, devenu outil de formation et de « motivation ». Inversement, des initiatives mobilisent la pratique artistique comme moyen de développer la pensée et l’action émancipatrice dans les milieux de travail. Le théâtre de l’Opprimé en est un beau cas[24], ainsi que l’expérience théâtrale menée à Roubaix avec des ouvrières de chez Levi’s (501 Blues), et dont traite le documentaire Les Mains bleues d’Olivia Burton (2001).

Finalement, la critique des rapports sociaux d’emploi et de l’activité domine très nettement la production artistique à propos du travail, et se retrouve essentiellement au cinéma et au théâtre.

 

 

[1] Nous pouvons ainsi faire la liste plus ou moins chronologique des « modes » managériales qui se sont diffusées dans la plupart des grandes organisations : taylorisme, fayolisme et fordisme, relations humaines, management par les objectifs, qualité et démarches dites « participatives » (toyotisme, lean), reingeniering, benchmarking

[2] Relevons les plus communs, historiquement : enrichir les ouvriers, reconstruire le pays, « moderniser », faire de la qualité, rester compétitif dans la concurrence internationale, créer des emplois, être « excellents »…

[3] Voir Éric Abrahamson, « Management Fashion », Academy of Management Review, vol. 21, n° 1, 1996, p. 254-285, et Christophe Midler, « La logique de la mode managériale », Gérer et Comprendre. Annales Des Mines, n° 3, 1986, p. 74-85.

[4] Le Nouveau Management Public est une politique néolibérale portée par les organismes internationaux et la plupart des États depuis les années 1980. Prenant modèle sur le secteur privé, elle prône la réduction des dépenses publiques, le développement des marchés (privatisations, externalisations) et du marketing public.

[5] Voir Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, et David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, trad. Antony Burlaud et al., Paris, Les Prairies Ordinaires, 2014.

[6] Voir Marie-Anne Dujarier, Le Travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2014.

[7] Voir Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, 2015.

[8] Voir Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Seuil, coll. Points, 1995.

[9] En 2013, ils déclarent respirer des fumées ou des poussières (30,7 %), être en contact avec des produits dangereux (29,3 %), être exposés à des risques infectieux (32,9 %), risquer d’être blessés ou accidentés (50,5 %), risquer des accidents de la circulation au cours du travail (33,3 %). Source : Enquête conditions de travail, Dares, 2013, consulté le 16 août 2015. url : http://travail-emploi.gouv.fr/etudes-recherches-statistiques-de,76/statistiques,78/conditions-de-travail-et-sante,80/les-enquetes-conditions-de-travail,2000/l-enquete-conditions-de-travail,2222/l-enquete-conditions-de-travail,15724.html

[10] Voir Annie Thébaud-Mony, Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, Paris, La Découverte, coll. La Découverte/Poche, 2008.

[11] Les salariés déclarent, en 2013, rester longtemps debout (50,8 % en 2013 contre 49 % en 1984), rester longtemps dans une autre posture pénible ou fatigante (36,4 % contre 16,2 %), effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents (34,5 % contre 16,8 %), porter ou déplacer des charges lourdes (41 % contre 21,5 %), effectuer des mouvements douloureux ou fatigants (36,9 % en 2013 contre 33,7 % en 1998) ou subir des secousses ou des vibrations (16,3 % en 2013 contre 7,63 % en 1984).

[12] Voir Michel Gollac et Serge Volkoff, « Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, septembre 1996, p. 54-67.

[13] L’article L 4121-1 du nouveau Code du travail, et la reprise de l’article L 230-2 met à la charge de l’employeur l’obligation de veiller à la santé physique et mentale des salariés. Le droit lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

[14] Voir Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2000.

[15] Voir Norbert Amsellem, Le Travail et ses dehors. Porosité des temps, pluralité des vies : un débat sociologique, Paris, L’Harmattan, 2013.

[16] Voir Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1998.

[17] Ibid., p. 13.

[18] Lev S. Vygotski, Pensée et langage, trad. Françoise Sève, Paris, La Dispute, 2003, p. 430-431.

[19] Voir Anni Borzeix et Béatrice Fraenkel (dir.), Langage et travail. Communication, cognition, action, Paris, CNRS Éditions, coll. Communication, 2001.

[20] Voir Marie-Anne Dujarier, Il faut réduire les affectifs ! Petit lexique de management, Paris, Mots Et Cie, 2001.

[21] Voir Christophe Dejours, Marie-Anne Dujarier, Isabelle Gernet, Aurélie Jeantet et Duarte Rolo, « “Saisir la subjectivité et le travail par le film de fiction”. Rencontre avec Jean-Marc Moutout », Travailler, n° 27, 1/2012, p. 123-142.

[22] Voir Éric Macé, La Société et son double. Une journée ordinaire de télévision française. Paris, Armand Colin/INA, coll. Médiacultures, 2006.

[23] Sophie Prunier-Poulmaire (dir.), Le Travail révélé. Regards de photographes, paroles d’experts, Paris, Éditions Intervalles, 2009.

[24] Voir Pierre Lénel, « Théâtre de l’opprimé et intervention sociale », Agora débats/jeunesses, n° 58, 2/2011, p. 89-104.

 

 

L’auteur


Marie-Anne Dujarier est sociologue du travail, maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris III et chercheuse au LISE (Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique, UMR CNAM/CNRS). Ses recherches portent sur l’encadrement social de l’activité humaine, au travail comme dans la consommation. Elle est notamment l’auteure de L’Idéal au travail (Quadrige PUF, 2012), Le Travail du consommateur (La Découverte, 2014), et Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail (La Découverte, 2015).

Pour citer ce document


Marie-Anne Dujarier, « Regards croisés. Le management vu par les sciences humaines et sociales », thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2015/12/20/le-management-vu-par-les-sciences-humaines-et-sociales-questions-a-marie-anne-dujarier

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Entretien avec Marie-Anne Dujarier

 

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