Le voyage d’hiver de Paul Niemand

Sur thaêtre

Focus Richter :

Voyage au cœur du système
Entretien avec Falk Richter

(Dé)jouer le capitalisme :
façons de produire, manières de représenter

Entretien avec Cyril Teste

Richter matériau : du texte au plateau
Anne Monfort

Et ailleurs

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Le succès retentissant, critique et public, rencontré par Unter Eis à sa création à la Schaubühne de Berlin en 2004 et lors des nombreuses reprises et tournées européennes, a été fréquemment perçu comme un indice du renouveau du théâtre politique, tant attendu après le règne du postmodernisme. Enfin, le théâtre parlerait « du monde d’aujourd’hui » avec « lucidité », « efficacité » et « humour »[1], proposerait des « soirées dérangeantes » qui rompraient avec les clichés encombrant les dénonciations théâtrales du capitalisme[2]. Falk Richter lui-même avait annoncé dans un article à la fois autofictionnel et programmatique, intitulé « Das System. Ein Konzept », qu’il était à « la recherche d’un théâtre politique pour notre temps, pas moins »[3]. Si la répétition des actes de naissance d’un nouveau théâtre politique leur enlève toute consistance et relève davantage de l’incantation que du constat et de l’analyse, il reste qu’il paraît réducteur d’expliquer le succès de l’œuvre par le seul pouvoir de rayonnement européen de la Schaubühne. Une des raisons de cette réussite théâtrale tiendrait au fait que la pièce s’attaquerait à un objet relativement rare sur les scènes théâtrales, et pourtant décisif pour comprendre les stratégies néolibérales : le monde des consultants (Berater), de « ceux dans l’économie qui conseillent les grands patrons et restructurent notre société indépendamment de tout processus démocratique »[4]. Elle aurait donc le mérite de déplacer le regard vers la matrice idéologique à l’origine des mutations sociales, plutôt que de déplorer une nouvelle fois leurs conséquences sur les victimes précarisées du nouvel ordre économique.

De fait, s’il y a victime dans la pièce, elle est l’un des représentants du régime néolibéral : le conseiller Paul Niemand (Paul Personne en français – la signification onomastique est ici évidente[5]), qu’on suppose licencié après avoir lui-même procédé à des séries de licenciements dans les entreprises clientes de son agence de consulting. Paul Niemand est trop âgé au regard des critères d’efficacité et de réactivité, valeurs qui sont au fondement des nouvelles techniques de management. Le licenciement est alors le révélateur d’une crise existentielle qui déborde amplement la simple perte d’un statut social : il renvoie le personnage au vide affectif dans lequel il vivait durant ces années d’activité et à l’impersonnalité de son monde soumis à la rationalité économique.

La disposition lyrique d’Unter Eis

 

Unter Eis, opéra, livret de Falk Richter, composition de Jörn Arnecke © Arno Declair

Unter Eis – opéra
Livret de Falk Richter et composition de Jörn Arnecke
Ruhrtriennale (Ruhr) – 2007
© Arno Declair

 

Étrangement, à rebours des attentes suscitées par le sujet politique, la pièce s’ouvre par une série de vers, imprégnés de métaphores, qui la placent d’entrée sous la marque d’un certain lyrisme :

À l’autre bout était le ciel, qui se précipitait contre l’horizon.
Moi, j’étais ici, avec ma tête beaucoup trop lourde […]
Je voulais aller me précipiter contre le ciel à l’autre bout
Je voulais nager dans une mer de molécules.
J’aurais aimé que tout s’écarte devant moi et m’ouvre la voie.
Je criais à la face du soleil[6].

Alors, pour comprendre la singularité d’Unter Eis, il nous semble devoir quitter l’ultra-contemporain, en proposant une rapide comparaison avec le recueil du poète romantique Wilhelm Müller, Winterreise (1823-1824), connu avant tout par sa mise en musique par Franz Schubert en 1827. Bien qu’a priori hypothétique voire arbitraire, cette confrontation peut se justifier, outre le rapport paronymique entre les titres, sans doute anecdotique, par une remarque incidente de Richter qui affirme que le personnage principal de sa pièce, Paul Niemand, emploie la « langue du cœur »[7], sans compter la prégnance, dans les deux cas, du motif de la glaciation qui tend à figurer l’engourdissement progressif de la vie affective jusqu’à son extinction. « Mon âme est un hiver / un hiver froid et dévasté »[8] : ces deux vers du Winterreise pourraient surgir de la bouche de Paul Niemand, de sa logorrhée hivernale et désespérée. Mais, au-delà de ce topos bien connu, il est surtout possible de déceler une convergence dans le ténu fil narratif qui se dégage de la structure fragmentée dans les deux cas : le parcours d’un sujet, plongé dans une crise existentielle, d’origine ici affective, là professionnelle, contraint à l’errance dans des paysages désertés et gelés, sans espoir de recouvrer une place dans la société des hommes. Et surtout, les deux œuvres déploient le chant lyrique d’une subjectivité prise dans le mouvement même de sa disparition.

Il ne s’agit pas pour autant de faire d’Unter Eis une résurgence du romantisme allemand, mais plutôt d’interroger l’articulation troublante proposée par la pièce (et par sa mise en scène) entre une disposition lyrique et la description d’une société néolibérale qui lui est antagonique. Or cette disposition lyrique a plusieurs conséquences. Tout d’abord, elle crée un rapport trouble chez le lecteur/spectateur au personnage de Paul Niemand, car, comme l’affirme Muriel Ernestus, cette « figure ambivalente » suscite nécessairement du dégoût en raison de son passé et de ses pulsions destructrices, mais en même temps de l’empathie, de « l’identification », par l’état de désespoir dans lequel elle se trouve[9]. Ensuite, elle défait la logique dramatique (aucune action ni même aucune progression temporelle ne sont décelables dans la pièce) au profit d’un dispositif textuel susceptible de faire entendre le chant d’une subjectivité s’éteignant, si bien qu’il est tentant de rapprocher Unter Eis de la forme de la « pièce parlée » (Sprechstück), où le déploiement de la parole, voire d’une structure oratoire, prévaut sur l’action dramatique[10]. La disposition lyrique est d’ailleurs comme attestée par la version opératique proposée durant la Ruhrtriennale 2007 par le compositeur Jörn Arnecke sur un livret de Richter, qui s’éloigne très peu de la pièce d’origine.

Enfin, elle permet de placer la question affective au centre des nouvelles techniques de management, en posant à première vue ce lien comme problématique, voire funeste. De récentes analyses ont montré comment le capitalisme avait progressivement pris en compte l’affect à travers la reconfiguration des modes de salariat et la redéfinition des valeurs accordées au travail. La sociologue Eva Illouz parle ainsi du « capitalisme émotionnel » comme vecteur d’un « vaste mouvement dans lequel les affects deviennent une composante essentielle du comportement économique »[11], synonyme de reconnaissance de la subjectivité du travailleur. L’économiste Frédéric Lordon, dans une perspective beaucoup plus critique, propose une lecture spinozienne de l’économie affective, et montre comment le néolibéralisme tente de dépasser le sentiment de nécessité du travail (le salaire comme moyen de survie) et la joie de la consommation (extrinsèque au travail), en entreprenant « de produire des affects joyeux intrinsèques […]. C’est donc l’activité elle-même qu’il faut reconstruire objectivement et imaginairement comme source de joie immédiate »[12]. Pourtant, à la lecture d’Unter Eis, le personnage semble davantage sujet à « l’insensibilité », à « l’apathie »[13], c’est-à-dire qu’il semble privé d’affects, condition de la nouvelle subjectivité laborieuse selon Richard Sennett, influence affirmée de Falk Richter. Il ne semble donc pas être question de gestion des sentiments, nouveauté du capitalisme au XXe siècle selon Illouz[14], ni même de valorisation affective du travail. Au contraire, l’affect serait sacrifié sur l’autel de la rationalité économique, débarrassée de la contingence humaine. Cette lecture est autorisée par la dernière séquence, dans laquelle le personnage d’Aurelius Glasenapp dans un délire prophétique, imagine un monde d’où l’homme aurait disparu, où les machines communiqueraient et interagiraient seules, rendant ainsi le développement économique efficace, infaillible. Le titre de cette quatorzième séquence, « C’est étrange ici, sous la glace », indique la signification première du motif de la glaciation : la déshumanisation. La divagation cauchemardesque du jeune consultant fait resurgir, en quelque sorte, le théâtre de la dystopie ou de l’après-catastrophe, florissant dans les années 1990, et, incidemment, réinscrit la pièce dans une perspective éthique (l’homme comme victime de la modernité technologique), plus que politique (la contestation de l’ordre néolibéral). L’œuvre en appellerait donc à un sursaut contre la rationalisation inhumaine de l’économie, que laisse apparaître la liste numérique des indices boursiers de la séquence 7.

Cependant, nous sommes « avant » la catastrophe, dans la pièce, dans ce chant d’une subjectivité en crise, dans le voyage d’hiver de Paul Niemand, c’est-à-dire que l’affect n’a pas (encore) disparu. Unter Eis n’est pas nécessairement le tombeau de la subjectivité, mais plutôt son dernier chant de résistance. Paul Niemand n’est pas encore insensible ou apathique, puisque justement il révèle et déplore sa progressive paralysie affective. Or c’est dans ce répit et cet écart, produits par la crise existentielle dans laquelle le personnage se trouve, que se noue la critique, et non dans un constat apocalyptique. Si la pièce possède une dimension politique (et non seulement éthique), celle-ci résiderait dans la mise au jour de l’être-affecté du travailleur, au sens où il est sans cesse renvoyé à une situation d’hétéronomie, où il ne répond pas à cet « imaginaire de l’autonomie et de la suffisance individuelle », à cette représentation de soi comme « arbitre libre et capacité d’autodétermination », qui fonderait selon Frédéric Lordon, « la matrice néolibérale »[15]. Il s’agirait alors de proposer un autre imaginaire que celui de « la joie immédiate », dont les deux jeunes conseillers seraient les représentants, ou, pour le dire plus précisément, de donner à voir l’impensé de l’imaginaire néolibéral à travers l’exposition lyrique, fantasmatique et sensorielle du jeu des affects dans le management contemporain. En bref, le nouveau management ne serait pas tant une prise en compte des affects individuels (Illouz), ou leur négation (Senett), qu’une manière impérieuse d’affecter les travailleurs en les soumettant à des situations d’assujettissement et à un monde d’hallucinations sonores et visuelles.

Du documentaire au performatif

 

La brève confrontation entre le recueil de Müller et la pièce de Richter présente donc l’avantage de pondérer la portée documentaire de l’œuvre, souvent invoquée pour expliquer sa puissance politique, et permet de mettre au centre de l’analyse les tensions dramaturgiques et performatives qui concourent à la figuration de la subjectivité minée, épuisée par les conditions et les exigences du système économique contemporain.

En effet, les différentes recensions du spectacle ou analyses du texte théâtral mentionnent constamment le travail de recherche, préalable à l’écriture, opéré par Richter et surtout le visionnage du film documentaire de Marc Bauder, Grow or go (2003), qui, à travers le portrait de quatre étudiants d’une école privée de commerce, cherchait à montrer les conséquences existentielles de l’ambition de faire partie des cercles dirigeants de l’économie globalisée. Richter a fréquemment souligné l’influence décisive de ce film, et plus particulièrement des nombreux rushes que le réalisateur lui a fournis et qu’il a fait transcrire.

Or, malgré toute cette recherche documentaire, l’œuvre est finalement pauvre en informations précises, en explications concrètes sur le travail des consultants. Il serait même possible d’affirmer que le travail, en tant qu’activité pratique, est totalement évacué de la pièce qui n’évoque que des opérations périphériques : les séminaires de formation, les entretiens d’évaluation internes à l’entreprise (les seules actions représentées), et surtout les attentes aéroportuaires. De même, aucune explicitation concrète n’est donnée quant à la fonction du consulting dans l’économie néolibérale, à part peut-être la prise en charge d’opérations que les entreprises peinent à assumer (les licenciements). Contrairement aux principes du théâtre documentaire, tels qu’ils ont été formulés par Peter Weiss, aucun schème d’intelligibilité, de modélisation de processus macroéconomiques ou politiques n’est proposé[16]. L’absence de mise en scène du travail des consultants[17] tient, peut-être, à la résistance que celui-ci oppose à la représentation. Comme le dit un des personnages, il s’agit avant tout de « théorie pure »[18], difficilement transposable physiquement sur la scène. Richter lui-même notera dans le livret de l’opéra qu’il écrit à partir de la pièce (livret très intéressant par les très longues didascalies qui introduisent chacune des séquences et dans lesquelles l’auteur propose très souvent une interprétation dramaturgique de l’œuvre théâtrale), que le monde des consultants est « vraiment inconcevable, abstrait, pauvre en images »[19]. Il y aurait donc comme une impossibilité à montrer le travail des consultants.

Mais, avant tout, cette absence trahit l’inflexion suivie par le projet de Richter : à une visée documentaire sur le travail et le fonctionnement d’une entreprise à l’ère néolibérale se substitue une attention tournée vers les conditions existentielles des travailleurs et sur leur imaginaire, ce que manifeste l’évolution du point de vue dans l’énumération des interrogations qui ont servi, selon l’auteur, de moteur à l’écriture, tel un protocole expérimental :

Comment travaillent ces hommes, quelle vision de l’homme ont-ils ? Comment cela se traduit-il au niveau de l’individu ? Quelle vie mènent-ils ? À quoi ressemblent leurs âmes ? Et combien avons-nous repris de ce style de vie et de cette pensée, comment celle-ci est devenue vraiment notre système de pensée[20] ?

La formulation de ces questions dénote un escamotage de la critique politico-économique potentielle du consulting au profit d’une approche de cette activité à la fois idéologique (« vision de l’homme », « âmes », « pensée ») et existentielle (« individu », « style de vie »). Comme nous l’avons dit précédemment, Richter s’inspire en cela de la lecture d’un ensemble de textes sociologiques, davantage théoriques, dont l’objet de recherche est justement l’apparition d’une nouvelle subjectivité post-fordienne ou encore les nouveaux modes de management salarial, parmi lesquels prévalent les recherches de Richard Sennett. Les principales exégèses allemandes d’Unter Eis s’attellent d’ailleurs à rechercher les emprunts faits par l’auteur dramatique à la sociologie critique du travail[21]. Il est vrai que les caractéristiques psychologiques des personnages de Richter rappellent indubitablement les analyses de Sennett sur les effets de la flexibilité sur le salarié, empêché de « se forger un caractère au travers de récits continus »[22]. Il est en effet possible de voir un effet de miroir dans l’éclatement de la structure d’Unter Eis, reflétant l’impossible identité du sujet, pris dans le flux irrésistible d’informations et de marchandises du nouveau capitalisme[23]. Cependant, il serait réducteur de comprendre Unter Eis comme une simple transposition théâtrale d’analyses théoriques, d’un point de vue thématique ou structurel. La pièce l’est en partie, mais son écriture, concomitante du processus de création scénique, supplée ces savoirs non-théâtraux, en insistant par son dispositif énonciatif et sensoriel sur ce qui caractérise fondamentalement le néomanagement, à savoir sa performativité.

« Performativité » est à entendre ici dans ses deux acceptions récentes. Tout d’abord, le management est performatif en ce qu’il apparaît comme une pratique ritualisée, qui engage la constitution d’une identité subjective. En effet, si l’on considère brièvement la description de la mise en scène minable du Roi Lion, censée être le moment fort de la formation interne à l’entreprise (séquence 3), il est évident que ce qui est en jeu dans la pratique théâtrale n’est pas l’acquisition de techniques de jeu, mais la mise à l’épreuve de la personnalité du conseiller, qui doit faire preuve d’esprit d’équipe, d’autorité, de créativité et d’humour. Bien plus, cette dimension performative du management est signifiée par l’insistante évocation des différents tests et évaluations, qui ne portent jamais réellement sur des résultats tangibles mais sur des dispositions individuelles. L’annonce des résultats lors du premier entretien d’évaluation est à cet égard révélatrice : les compétences en analyse économique sont de moindre importance que l’« impulsion vraiment créatrice », « l’esprit d’entreprise », « l’enthousiasme », « la curiosité »[24]… En d’autres termes, c’est la personnalité du consultant qui est évaluée, ou plus précisément son aptitude à « incarner »[25], c’est-à-dire performer les attributs du consulting.

Cette idée d’un management performatif implique, il nous semble, une césure importante avec les dramaturgies réalistes ou « du quotidien », qui aspiraient à rendre compte de l’aliénation du sujet, rendu étranger à lui-même par les structures économiques capitalistes. En montrant comment le travail hantait l’individu physiquement et moralement, au-delà même de ses bornes (durant la retraite dans Loin d’Hagondange de Jean-Paul Wenzel, durant les vacances dans Meilleurs souvenirs de Grado de Franz Xaver Kroetz), ces dramaturgies critiquaient les principes disciplinaires qui structuraient l’activité laborieuse, et qui empêchaient le sujet d’être vraiment soi-même même lorsqu’il le voulait et le pouvait (pendant son temps « libre »). Or l’idée de discipline suppose implicitement l’existence d’un corps et d’un état antérieurs et partiellement irréductibles aux normes, qu’il s’agit justement de dresser. Unter Eis témoigne d’un changement de paradigme : le management performatif s’est substitué au management disciplinaire. Il ne s’agit plus de montrer un sujet clivé entre son moi supposé authentique et les effets de la discipline capitaliste, puisque le moi lui-même (ses affects, ses désirs, ses capacités) devient la cible du management. Ce changement de paradigme induit également un déplacement esthétique : la tranche de vie, réaliste ou naturaliste, qui pouvait mettre en exergue les effets de la discipline sur le corps et les gestes des travailleurs, au travail ou dans l’espace domestique, n’est plus de mise, car elle ne peut rendre compte du fonctionnement performatif du management. Si le théâtre du quotidien montrait comment la discipline venait ébranler la distinction entre vie privée et travail, le management en tant que performance annule celle-ci : être et travailler deviennent synonymes. De toute façon, il n’est pas possible de faire confiance au signe mimétique, même pour le critiquer, car dans le monde du nouveau capitalisme, si l’on en croit les personnages, le travail se caractérise par son apparence factice : ce n’est pas la violence inscrite dans le signe scénique qu’il faut révéler, mais le flux affectif qui traverse la performance managériale.

Par ailleurs, le nouveau management est une performance au sens où il s’apparente à une activité spectaculaire, essentiellement discursive, et où il s’exerce avant tout dans des séminaires et autres assemblées, durant lesquels l’essentiel ne réside pas tant dans ce qui est dit que dans l’exposition spectaculaire, qui doit être convaincante, d’une manière d’être. À ce titre, il n’est pas anodin que le travail des consultants soit, à deux reprises, mis en rapport avec la pratique théâtrale : celle-ci est présentée d’abord comme un test de la « compétence relationnelle »[26] des participants (c’est le cas pour la production du Roi Lion, évoquée dans la séquence 3), ensuite comme une compensation des effets de « dessèchement intérieur » et comme un catalyseur de créativité personnelle[27] (lorsqu’Aurelius Glasenapp décrit son projet de comédie musicale). Au-delà de la vision utilitariste de la culture sur laquelle nous reviendrons, il faut noter que le théâtre apparaît, dans ces deux exemples, comme un paradigme performatif possible pour le management, en servant d’horizon pragmatique et affectif du développement des capacités individuelles : persuasion, émotion, innovation. En bref, pour Richter, il ne s’agit pas tant de représenter le management, que de montrer comment il contamine le théâtre (et comment celui-ci peut lui résister).

Le management comme performance

 

Unter Eis, opéra, livret de Falk Richter, composition de Jörn Arnecke © Arno Declair

Unter Eis – opéra
Livret de Falk Richter et composition de Jörn Arnecke
Ruhrtriennale (Ruhr) – 2007
© Arno Declair

 

La perspective critique d’Unter Eis est double : la pièce s’attaque aux valeurs que promeut le management ou qui soutiennent son existence, et aux conséquences, aux effets subjectifs de ces valeurs. Dans les deux cas, est constatée une dilatation du management au-delà des frontières du monde du travail, puisqu’il devient une politique, une esthétique et une éthique. Or cette bivalence de la critique est révélée par la structure de l’œuvre.

En effet, si nous considérons la composition du personnel dramatique, celui-ci est scindé explicitement en deux groupes restreints, qui recoupent les deux orientations critiques de la pièce : d’un côté, les deux jeunes consultants Karl Schonnenschein et Aurelius Glasenapp, représentants de l’idéologie politique et culturelle du management ; de l’autre, Paul Niemand et son avatar enfantin fantasmatique (l’Enfant), figures dévastées par l’hégémonie d’une telle idéologie. Ces deux groupes tiennent des discours parallèles, qui alternent ou se superposent dans des moments choraux (séquence 5), quasiment jusqu’à la fin de la pièce, et antithétiques (l’originalité de la parole subjective se heurte constamment à l’impersonnalité de l’injonction idéologique). Pour le dire autrement, l’escamotage du travail en tant que tel permet le télescopage violent de deux ordres de discours, procédé familier de la critique depuis les années soixante.

Falk Richter, dans un long entretien paru à l’occasion de la parution d’un recueil consacré à la genèse de la pièce, a souligné que celle-ci était avant tout une « analyse » et une « critique de la langue »[28] (Sprachanalyse et Sprachkritik), c’est-à-dire une critique de l’idéologie du management. Il se serait donc attaqué au lexique, au jargon, à la syntaxe, et surtout à l’énonciation du néomanagement. C’est assurément à cet endroit de la dramaturgie de la pièce que la portée documentaire est la plus sensible, puisque les différents énoncés, apparemment prélevés directement des pratiques managériales, forment un ensemble discursif dont les valeurs qui le soutiennent sont les mêmes que celles du « canon de valeurs » des firmes de consulting présent dans Grow or go[29] : la flexibilité (« Avoir toujours un regard neuf et l’esprit ouvert pour faire face à tous les défis », « Continuer à se former », « Ne jamais s’arrêter »…), la créativité (« Proposer sa créativité », « Soyez créatif, faites des phrases qui donnent envie au client de connaître la suite de l’histoire »), l’esprit d’équipe (« donner spontanément à l’équipe une feedback pointu »[30]).

Mais la visée critique excède la portée documentaire, et Falk Richter a recours à des processus d’hyperbolisation ou d’accumulation, familiers du théâtre politique. Ainsi, les différents emprunts à la langue anglaise, marques indéniables de l’idiome des nouvelles techniques de management, se multiplient jusqu’au ridicule (« feedback », « tool-box », « effectiveness », « pressure handling », « personality fit »…), et le discours devient souvent abscons, voire redondant : « Was mir fehlte, war die letzte Curiosity, die Neugier »[31]. De même, les termes techniques, les constructions complexes à rallonge et les néologismes s’accumulent pour aller jusqu’à l’inintelligible (« capacité de structuration avec des points faibles et suite logique d’argumentation avec des arguments approfondis dans l’étude de cas »[32]). L’énumération hyperbolique, démente, censée rendre compte de l’hyperactivité du cadre moderne – Karl Sonnenschein courant d’une partie de squash à une réunion de débriefing, du bowling à la salle de visioconférence[33] – tourne rapidement au grotesque et ne manque pas de susciter le rire chez le lecteur/spectateur.

Cependant, ce n’est pas dans la critique de ce sabir ni dans celle de l’hyperactivité des consultants, qui aspirent à faire entrer « toute l’éternité à l’intérieur du présent continu de la vie terrestre »[34], que la pièce se révèle originale. Il faut davantage se pencher sur les conditions d’énonciation, sur les situations performatives dans lesquelles ce discours se déploie. La première se présente lors de la séquence 2, intitulée « Core Values », durant laquelle Karl Sonnenschein et Aurelius Glasenapp, à tour de rôle, déclinent les différentes maximes du bréviaire du néomanagement. La choralité de la séquence, accentuée par l’absence d’individuation des locuteurs en ce début de pièce, ressortit à un dispositif quasi-religieux, dans lequel les commandements (ici, il s’agit davantage de mots d’ordre, puisqu’ils s’énoncent au mode infinitif ou injonctif) proviendraient d’une source transcendant toute individualité. Il y aurait, dans ces agencements collectifs d’énonciation, si l’on reprend une terminologie deleuzienne, une puissance normative impersonnelle qui viendrait affecter les êtres.

Mais la singularité critique d’Unter Eis tient surtout aux deux discours des jeunes consultants, et surtout à leur ambiguïté rhétorique. En effet, si l’on prend la grande allocution de Karl Sonnenschein à la séquence 6, on remarque une oscillation entre une forme qui se veut persuasive et une violence radicale du propos, puisque le personnage justifie la généralisation de la surveillance au sein de l’entreprise, le licenciement des salariés âgés, condamne le parasitage de l’économie par une multitude d’individus inaptes au travail, et enfin fustige la démocratie en tant que régime inefficace, soumis à des mouvements irrationnels. La brutalité du propos laisse penser que Richter fait entendre là, à pleine voix, le non-dit du management, sa sauvagerie, sa cruauté et son refus de la démocratie, de l’égalité entre individus, toutes ses motivations secrètes qu’il refoule par son langage technique. La rhétorique du discours vient en contrepoint de cette violence : elle se veut davantage persuasive que démonstrative, en appelle à des valeurs morales (laisser des gens incapables d’être performants traîner à ne rien faire au bureau est « inhumain »[35]), à l’esprit d’équipe (« On est tous une grande équipe »[36]), en incluant le spectateur auquel le discours ne cesse de s’adresser. La péroraison du discours amplifie cette tentative de captation de l’auditoire par une invocation à un monde meilleur qui reprend ironiquement le slogan d’ATTAC : « Un autre monde est possible, on va le créer. »[37] L’ambiguïté des propos de Sonnenschein apparaît pleinement dans ce qui semble être lapsus, lorsque le personnage évoque le déclassement de salariés qui ne sont plus performants : « ce serait une euthanasie très humaine, je vous le dis, enfin, un départ dans la dignité »[38], comme si Richter jouait sur le décalage entre la violence sous-jacente du management et son apparente bienveillance.

Le discours manifeste ainsi plusieurs logiques à l’œuvre dans le néomanagement : d’une part, il montre comment ce dernier aspire à sa dissémination hors du cadre de l’entreprise pour devenir le substitut d’une politique démocratique. D’autre part, il rend évident que ce management, au-delà des processus de surveillance et d’évaluation, est avant tout une idéologie politique dont la force repose sur la puissance de sa rhétorique persuasive : il est un discours, une performance avant tout, dont l’objet est de capter les salariés. La mise en scène de Richter corrobore cette conception en montrant l’acteur s’adresser frontalement au public, comme dans l’une de ces nouvelles conférences à l’américaine, durant lesquelles l’orateur, décontracté, sans notes, en mouvement, tente de séduire son auditoire davantage par des stratégies rhétoriques et performatives que par la validité de son propos. Certes, la mise en scène laisse transparaître là aussi une certaine bestialité, lorsque l’acteur pose son pied sur la table et se balance telle une figure animale, ou quand il s’emporte dans des hurlements de moins en moins contrôlés, rappelant inéluctablement les heures sombres de l’histoire allemande. Il reste que Richter ne cherche pas, à travers ce discours, à donner une représentation du management, mais à le faire éprouver par le spectateur, réduit à la position d’auditeur de réflexions avec lesquelles il n’est sans doute pas en accord.

La longue séquence dévolue à Aurelius Glasenapp ne recourt pas au même dispositif performatif, puisqu’elle tient davantage de l’exposé que de la conférence. Cependant, cet exposé est lui aussi adressé directement au public, comme si celui-ci était assimilé à un groupe de cadres d’une grande entreprise, et on y retrouve un mouvement d’oscillation analogue entre, d’une part, un lexique vaguement humaniste puisque défendant l’importance de la culture et, d’autre part, une dimension absurde, comique (loin de la violence du discours de Sonnenschein), produite par le contenu même de l’exposé. Pour favoriser la créativité du personnel, pour retrouver « notre âme la plus intime […] avec nos désirs, nos ressources cachées »[39], le théâtre, ou plutôt la comédie musicale, s’avère un moyen judicieux, explique le jeune consultant. Mais le rapport à la culture doit être aisé et s’appuyer sur les attentes des spectateurs. Des différents sondages réalisés par l’équipe, il résulte que l’intrigue de ce musical devra suivre le destin d’un jeune phoque perdu qui « parvient à son accomplissement personnel »[40]. Cet exposé est l’occasion pour Richter de critiquer une certaine conception de la culture, basée sur la rentabilité, la rationalité… C’est sans doute son objectif principal, mais ce long développement induit également une approche du management en tant que performance : le moi entrepreneurial ressortit grandi, rasséréné de la fréquentation d’une œuvre, si l’on peut utiliser ici ce terme, et les aventures du jeune phoque reflètent d’ailleurs le parcours d’une subjectivité salariée, apte à se saisir des difficultés pour rebondir. Une nouvelle fois, si le management n’est pas l’objet d’une représentation, c’est qu’il est en lui-même théâtre, performance, et partant, mode d’affecter les êtres.

Le lyrisme du sujet affecté

 

Unter Eis, opéra, livret de Falk Richter, composition de Jörn Arnecke © Arno Declair

Unter Eis – opéra
Livret de Falk Richter et composition de Jörn Arnecke
Ruhrtriennale (Ruhr) – 2007
© Arno Declair

 

Paul Niemand ne peut être quelqu’un, ne peut devenir entièrement lui-même en raison de la crise existentielle à laquelle il est confronté, mais surtout en raison de son activité professionnelle, synonyme d’anonymat. Les longues descriptions des attentes dans les zones d’embarquement mettent en évidence son déficit de reconnaissance, puisqu’il ne répond qu’au dernier appel pour rejoindre son vol, espérant par là-même exister à travers le regard des autres personnages irrités, quand « [s]on nom résonne dans tous les haut-parleurs »[41]. Paul Niemand est en manque d’identité, en manque d’individualisation, et le lyrisme de sa parole résulte de la souffrance due à cet état d’incomplétude sociale :

quand je suis absent, personne ne me remarque.
L’univers ne s’intéresse pas à moi !
L’univers n’a pas encore remarqué que j’existe[42] !

Mais le lyrisme dans Unter Eis n’est pas seulement ce chant d’une subjectivité qui disparaît, comme nous l’avons déjà dit en le rapprochant du Winterreise de Müller. Le lyrisme sert de contrepoint critique au langage impersonnel des consultants, révèle son inhumanité. « C’est seulement quand Paul Niemand raconte, que cela devient lyrique, imagé, existentiel »[43], affirme Richter dans sa réécriture opératique. Et, en effet, cette écriture fragmentée (il serait presque possible de parler de vers libres), sa dimension métaphorique par moments, semblent permettre l’apparition d’une parole subjective, qui s’oppose à la parole rhétorique des consultants. Il est d’ailleurs également possible d’envisager cette opposition sous l’angle temporel : d’une part, le lyrisme est cette parole qui n’avance pas, qui résiste au flux incessant des capitaux, des performances de soi, car il est comme une stase discursive qui met à mal tous les mouvements de la vie liquide dont parle Bauman. D’autre part, il propose une voix rétrospective, décalée par rapport aux exigences du présent, qui redonne à la figure anonyme, au masque indifférencié des consultants, une biographie, aussi lacunaire soit-elle.

Mais surtout, le lyrisme est l’endroit de la délinéarisation des désirs. Frédéric Lordon a proposé un schème d’intelligibilité des finalités managériales, selon un modèle géométrique : les techniques du néomanagement tendraient à affecter les désirs des salariés pour que ceux-ci s’assimilent à ceux de l’entreprise néolibérale. Il parle ainsi de « colinéarisation »[44], pour décrire cette superposition affective. Or Unter Eis procèderait au mouvement contraire en recréant de l’écart entre les désirs entrepreneuriaux et les désirs salariés, donc en les délinéarisant. Ce phénomène énonciatif a le mérite d’échapper à l’opposition binaire, voire manichéenne, entre un moi supposé authentique et des normes asservissantes, dans laquelle la pièce tombe parfois. De plus, il semble répondre au constat de Richter sur l’impossibilité de penser un ailleurs du système (« il nous faut d’abord apprendre ne serait-ce qu’à décrire notre système, car nous sommes à l’intérieur et il n’y a pas d’extérieur de ce système, c’est inutile d’espérer »[45]). En effet, il s’agit de penser comment surgit du jeu, de l’écart au sein de l’instance énonciatrice, bien plus, de la polyphonie. Ainsi, Paul Niemand pourra s’extraire de la rhétorique néolibérale, prendre distance avec sa vie passée, dans un processus schizoïde (la honte devant ce qu’on lui impose de faire durant le stage de formation, les quelques dénégations du type : « Ce n’était pas moi qui courais travailler le matin / Ma vie coulait lentement hors de moi »[46]), et dans le même temps, parcourir l’imaginaire managérial de l’élimination (l’identification à un serial killer ou à un avatar de jeu vidéo dans la séquence 12). La voix lyrique devient, par conséquent, non pas l’expression subjective d’une souffrance, mais l’endroit d’un jeu complexe de désirs, de sentiments, par lequel se fait entendre l’être-affecté.

Falk Richter a trouvé, dans sa mise en scène, un équivalent gestuel à ce phénomène énonciatif. En effet, Paul Niemand, lorsqu’il entre en scène, s’assoit à la grande table qui occupe quasiment tout l’espace scénique, se prépare à une allocution, en buvant un verre d’eau pour s’éclaircir la voix, en se positionnant confortablement, en rangeant ses feuilles. Mais, quand il débute son discours, le contenu se révèle en décalage avec sa posture : le récit halluciné de son enfance ne s’intègre pas au dispositif de la conférence d’entreprise. Il semble donc que ce déphasage rende sensible le processus de délinéarisation évoqué plus haut : le corps et le langage ne parlent pas d’une seule voix, se séparent et se contredisent. Or c’est dans cet écart que peut se montrer la destitution du sujet néolibéral illusoirement autonome et souverain : l’écart empêche la présence à soi du locuteur, il montre comment celui-ci est affecté. De plus, l’écart dénonce la différence de régime de présence entre les différents acteurs dans la mise en scène de Richter : à la performance spectaculaire des jeunes consultants, qui peut devenir hystérique lorsque Mark Waschke (Sonnenschein) grimpe sur la table pour la parcourir frénétiquement, ou grotesque quand André Szymanski (Glasenapp) s’entraîne à faire le phoque sur des glaçons déversés sur cette même table, Thomas Thieme (Niemand) oppose un jeu minimaliste. Il ne se déplace quasiment pas, se trouve toujours assis derrière la table (sauf lors des séquences d’évaluation). D’ailleurs, Thieme affirme avoir renoncé à toute intentionnalité, à une conception psychologique du personnage qui aurait donné « une fausse sentimentalité », au profit d’une étude de la langue[47]. En d’autres termes, la délinéarisation est à la fois mise en échec de la performativité et entame de la performance.

Enfin, il semble que l’attention au langage, affirmée par Thieme, engage un mode singulier de figuration de l’affect. En effet, l’écriture de Richter, à travers ses répétitions, ses nombreuses allitérations, ses brusques ruptures de ton, ses bifurcations thématiques, crée un rythme qui contraint le comédien à des jeux vocaux. Par là-même, ce rythme figure un excès dans le langage, produit l’effet d’un discours qui s’impose de lui-même, et d’un sujet davantage parlé que parlant. Il fait signe vers une logique affective qui outrepasse les processus de signification ou de dénonciation. D’ailleurs, la répétition d’images frappantes dans le texte, qui reviennent sans cesse dans la bouche de Niemand, qui semblent s’imposer à lui (le crash d’avion, le chat congelé dans le canal), renvoie à une fantasmatique intéressante en ce qu’elle se situe au croisement d’une singularité (Niemand) et d’une pratique économique (le néomanagement). Le chat comme figure de l’être-anonyme dans la société néolibérale, le crash comme figure de la destruction massive de vies par le licenciement. Mais ce ne sont pas que des métaphores. Leur récurrence, leur surgissement inattendu dans le discours de Niemand en font des figures affectives obsessionnelles, qui hantent l’inconscient du personnage et l’ordre néolibéral.

Falk Richter, alors qu’il affirmait qu’il était à la recherche d’une forme de théâtre politique pour son temps, précisait que celle-ci devait proposer « des contenus politiques à expérimenter au théâtre »[48] (politische Inhalte auf dem Theater erlebbar zu machen). En extrapolant peut-être quelque peu à partir de cet adjectif (erlebbar – « qui peut être éprouvé, expérimenté, vécu »), il nous semble qu’Unter Eis, en tant que texte et que production scénique, aspire à faire éprouver le jeu des affects du management contemporain, ou pour le dire plus précisément, à offrir la possibilité de traverser son fantasme, cette manifestation brutale des affects refoulés par les stratégies rhétoriques séduisantes. Nous sommes donc loin du théâtre documentaire. L’écartement énonciatif et performatif, que nous avons nommé délinéarisation, permet de penser le management comme manière d’affecter et le salarié comme être-affecté, loin de l’illusoire sujet souverain, créateur, dynamique, autonome que promeut l’idéologie néolibérale. Dans l’écart, dans l’oscillation entre discours entrepreneurial et parole lyrique, surgit donc le fantasme, et son impossible violence. D’ailleurs, ce fantasme n’est pas seulement fait d’images verbales, mais également de percepts. Il apparaît, en effet, que la production scénique cherche à faire éprouver au spectateur des sensations auditives et visuelles intenses, venant amplifier le flot des paroles fantasmatiques. Les déclarations des collaborateurs artistiques sont éloquentes à ce titre : le vidéaste Martin Rottenkolber explique qu’il est parti à la recherche de paysages urbains vidés de ses occupants, la nuit, des paysages désolés donc, froids, inhumains, qui donnent l’image d’un « monde surréel »[49] ; le musicien Paul Lemp a tenté de rendre par des nappes sonores et des pizzicati déformés la tension quasi-irréelle du monde des firmes de consulting ; le scénographe Jan Pappelbaum explique que la grande table a été inspirée par le monolithe du 2001 de Kubrick et qu’elle fonctionne comme « un objet magique »[50]. Il semble alors que la forme de l’installation ait servi d’horizon à la production scénique, et Pappelbaum affirme d’ailleurs que le dispositif avait d’abord été pensé ainsi : les spectateurs devaient pouvoir s’installer dans l’espace scénique, qui ressemblait alors à une zone d’embarquement, pour écouter des Hörspiele en dehors des représentations[51]. Si Richter et Pappelbaum ont renoncé à ce projet, il reste que la production déploie un agencement sensoriel qui place le spectateur au centre d’un monde fait de percepts inquiétants. Le fantasme n’est donc pas seulement à imaginer, il est à ressentir. Unter Eis plonge le spectateur dans un monde saturé d’affects et de percepts qui lui sont donnés à éprouver, un monde qui se situe non pas à l’extérieur de l’ordre néolibéral, froid et rationnel, mais en son centre latent, dans le cœur fantasmatique du système.

 

 

[1] Brigitte Salino, « Falk Richter, l’enfant insolent et caustique du théâtre allemand », Le Monde, 15 juillet 2008.

[2] Peter Laudenbach, « Kindersoldaten der Globalisierung », Der Tagespiegel, 17 avril 2004. Nous proposons nos propres traductions des citations tirées d’ouvrages ou de périodiques en langue allemande.

[3] Falk Richter, « Das System. Ein Konzept », dans Falk Richter, Das System. Materialen, Gespräche, Textfassungen zu Unter Eis, Berlin, Theater der Zeit, Recherchen 22, 2004, p. 49. L’article a paru dans le numéro d’octobre 2003 de la revue Theater der Zeit.

[4] « Das System wird gestartet. Anja Dürrschmidt im Gespräch mit Falk Richter », dans Falk Richter, Das System, op. cit., p. 55.

[5] Dans la suite de l’article, nous reprendrons les noms des personnages de la version originale, et non la transposition qu’en propose Anne Monfort dans sa traduction (Paul Niemand devient « Jean Personne », Karl Sonnenschein « Charles Soleillet », Aurelius Glasenapp « Aurélien Papon »).

[6] Falk Richter, Unter Eis. Sous la glace, trad. Anne Monfort, Toulouse, Théâtre de la Digue/Presses Universitaires du Mirail, coll. Nouvelles scènes allemand, 2006, p. 31. La traduction d’Anne Monfort a aussi paru chez l’Arche dans le recueil de pièces consacré au « Système » de Richter (Falk Richter, Hôtel Palestine. Electronic City. Sous la glace. Le Système, Paris, L’Arche, 2008). Nous choisissons de nous référer à l’édition toulousaine, parce qu’elle présente l’avantage d’être bilingue.

[7] Barbara Engelhardt, « Mettre en scène sous la glace. Entretien avec Falk Richter », Alternatives théâtrales, n° 100, 2009, p. 20.

[8] Wilhelm Müller, Le Voyage d’hiver, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2011, p. 32.

[9] Voir Muriel Ernestus, Vom politischen Theater und Flexiblen Arbeitswelten, Berlin, sine causa, 2012, p. 197.

[10] Falk Richter, lorsqu’il revient sur la genèse de ses pièces, corrobore cette impression : « Je pense mes pièces souvent d’abord comme purement discursives, dans leur contenu ou dans leur sonorité, et non pas en fonction de personnages » (« Das System wird gestartet. Anja Dürrschmidt im Gespräch mit Falk Richter », entretien cité, p. 63).

[11] Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, trad. Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil, 2006, p. 18.

[12] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010, p. 76.

[13] Voir Richard Sennett, Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2000, p. 208.

[14] Illouz est pourtant une référence invoquée par Richter.

[15] Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013, p. 251.

[16] Sur la question de l’héritage déplacé de Peter Weiss, voir Emmanuel Béhague, « Tragique de l’indistinction à l’heure de la new economy », Alternatives Théâtrales, n° 100, 2009, p. 17.

[17] Cette absence est d’autant plus remarquable que la première version ébauchée de la pièce montrait Paul Niemand dans l’espace collaboratif de son entreprise, au travail donc, sous la surveillance des autres employés. Voir Falk Richter, Das System, op. cit., p. 66-74.

[18] Falk Richter, Unter Eis, op. cit., p. 71.

[19] Falk Richter, Theater. Texte von und über Falk Richter 2000-2012, Marburg, Tectum Verlag, 2012, p. 247. D’ailleurs, dans Electronic City, le travail du consultant Tom n’est pas plus visible (il est perdu dans les couloirs anonymes de son hôtel) alors que Joy est montrée à sa caisse, qui ne fonctionne plus. D’après cette distinction, il semblerait que pour Richter, le travail des subalternes, en ce qu’il suppose une opération physique, si minime soit-elle du fait de l’automatisation, se prête davantage à la représentation.

[20] « Das System wird gestartet », entretien cité, p. 55.

[21] Voir par exemple Muriel Ernestus, Vom politischen Theater und Flexiblen Arbeitswelten, op. cit..

[22] Richard Sennett, Le Travail sans qualités, op. cit., p. 37.

[23] Voir Anne Ropers, Folie et politique. Le Théâtre de Falk Richter, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 48 : « Cette absence de narration semble refléter l’absence d’une histoire du sujet chez l’homme flexible décrit par Sennett. »

[24] Falk Richter, Unter Eis, op. cit., p. 59 et 61.

[25] Ibid., p. 59.

[26] Ibid., p. 53.

[27] Ibid., p. 93 et 95.

[28] « Das System wird gestartet. Anja Dürrschmidt im Gespräch mit Falk Richter », entretien cité, p. 55.

[29] Ibid., p. 99.

[30] Falk Richter, Unter Eis, op. cit., p. 47-51.

[31] Ibid., p. 58. Anne Monfort a choisi, dans sa traduction (« ce qui m’a manqué, c’est en fait le petit supplément de curiosity ») de garder l’anglicisme, mais de supprimer la redondance (« Neugier » est le mot allemand pour « curiosity »).

[32] Ibid., p. 61.

[33] Ibid., p. 109.

[34] Zygmunt Bauman, La Vie liquide, trad. Christophe Rosson, Paris, Pluriel, 2013, p. 17.

[35] Falk Richter, Unter Eis, op. cit., p. 77.

[36] Ibid., p. 81.

[37] Ibid.

[38] Ibid., p. 77.

[39] Ibid., p. 93.

[40] Ibid., p. 95.

[41] Falk Richter, Unter Eis, op. cit., p. 43.

[42] Ibid., p. 37.

[43] Falk Richter, Theater, op. cit., p. 247.

[44] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, op. cit., p. 83.

[45] Falk Richter, Le Système, dans Hôtel Palestine. Electronic City. Sous la glace. Le Système, op. cit., p. 148.

[46] Falk Richter, Unter Eis, op. cit., p. 87.

[47] Voir Falk Richter, Das System, op. cit., p. 121.

[48] Ibid., p. 49.

[49] Ibid., p. 169.

[50] Ibid., p. 147.

[51] On lit à plusieurs reprises, dans les extraits de correspondance numérique entre les deux hommes, le souhait de faire de l’espace scénique une véritable « installation », qu’il serait possible « d’utiliser aussi la journée » pour y « diffuser des textes et des pièces enregistrées en boucle », dans laquelle « les spectateurs pourraient simplement rentrer, passer une demi-heure, puis partir ». L’espace scénique, qui au départ devait être une salle d’attente aéroportuaire, aurait présenté alors l’avantage d’être confortable, comme une « businesslounge », où « on passerait volontiers du temps ». Voir « E-mail Korrespondenz. Falk Richter und Jan Pappelbaum », dans Falk Richter, Das System, op. cit., p. 138-141. Le livret de l’opéra tiré de la pièce s’ouvre d’ailleurs sur la longue description (trois pages) d’une installation qui devait accueillir les spectateurs de la Jahrhunderhalle à Bochum, et les placer dans la position sensorielle des conseillers. Voir Falk Richter, Theater, op. cit., p. 233-235.

 

 

L’auteur


Stéphane Hervé est professeur de lettres modernes dans l’Académie de Lille et docteur en études théâtrales (soutenue à Montpellier 3, sa thèse a pour titre : De l’inactualité du théâtre. Poétique et politique de l’hétérotopie chez Pier Paolo Pasolini et Rainer Werner Fassbinder). Ses derniers articles portent sur l’avant-garde théâtrale italienne des années 1960, sur la mise en scène d’opéra et sur l’articulation performance/texte/communauté sur les scènes contemporaines.

Pour citer ce document


Stéphane Hervé, « Le voyage d’hiver de Paul Niemand », thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2015/12/20/le-voyage-dhiver-de-paul-niemand-stephane-herve/

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Le voyage d’hiver de Paul Niemand

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