Pour une dramaturgie du dysfonctionnement

Wir schlafen nicht et Junk Space de Kathrin Röggla

 

 

Depuis sa première pièce Fake Reports[1] (2002), écrite à partir des témoignages qu’elle a recueillis à New-York dans les jours qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001, l’écriture de Kathrin Röggla peut se lire comme un diagnostic du temps présent. Sous la forme du roman, de l’essai ou du théâtre, il s’agit d’enquêter sur le réel, d’en dégager les tenants et les aboutissants derrière la surface de ses permanentes représentations, dans une entreprise qui paraît progresser par étapes. Avant de s’intéresser plus particulièrement aux phénomènes catastrophiques (Worst Case, 2008), l’auteure autrichienne a ainsi concentré son regard sur le travail des cadres de l’entreprise d’aujourd’hui, notamment dans les pièces Wir schlafen nicht et Junk Space, toutes deux créées en 2004.

Si le qualificatif de « documentaire » à propos du théâtre de Röggla ne peut être employé que s’il est problématisé[2], des recherches approfondies autour d’un thème préalablement choisi n’en constituent pas moins un préalable essentiel à une démarche littéraire qui, sans souscrire à l’illusion d’une possible restitution de la « réalité » sur la scène, est soucieuse d’un ancrage clair dans la réalité sociale. Pour Wir schlafen nicht, elle a ainsi mené des entretiens durant trois ans avec des cadres et des consultants, le processus d’écriture étant simultané. Écrite dans la foulée, Junk Space met en scène des cadres souffrant d’une peur maladive de l’avion – un cadre fictionnel à lire comme un prétexte pour un tableau plus large de la société contemporaine. Pour cette pièce, Röggla a elle-même participé à une thérapie de groupe et mené des interviews avec des thérapeutes. Dans ses entretiens, elle laisse place aux récits « libres » de ses interlocuteurs, mais n’en adopte pas moins un positionnement spécifique qui se traduit, le concède-t-elle, par une orientation des questions, afin de creuser les contradictions inscrites au cœur du discours des personnes interrogées[3].

Si l’exploration des phénomènes sociaux est au centre de ses préoccupations, il ne s’agit pas tant de ramener sur la scène un réel occulté que de travailler sur le langage. Pour décrire ce passage du document vers le texte, l’auteure elle-même, à propos de Wir schlafen nicht, évoque le principe d’une « mise en scène de l’oralité »[4], qui nous paraît valoir également pour Junk Space, par-delà les différences formelles entre les deux pièces. L’écriture de Röggla procède en effet d’une tension constante entre la citation de la rhétorique néolibérale telle qu’elle est articulée par les acteurs eux-mêmes, et le jeu avec cette rhétorique considérée comme matériau.

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Jacques Tati, Playtime, 1967

Wir schlafen nicht, Junk Space :
caractéristiques formelles et enjeux thématiques

 

Ce théâtre du langage n’est précisément possible que parce que disparaît l’objet de celui-ci. Le travail n’est pas représenté, ce qui permet de laisser la scène ouverte à la libre expression de ceux qui l’exécutent : il est ce que les cadres en disent. Le théâtre de Röggla est, en ce sens, métadiscursif, dans la mesure où le discours économique qui habite le sujet lui-même en est l’objet premier ; mais à la différence de celui de sa compatriote Elfriede Jelinek, il ne renonce pas pour autant, à travers la présence de « personnages », à une part d’incarnation de ces discours, quoi que sans cesse mise à distance et problématisée.

Une trame narrative fait défaut dans la pièce Wir schlafen nicht, qui lui substitue l’enchaînement de prises de parole de personnages évoquant différents aspects de leur vie professionnelle, les incidences de celle-ci sur leur vie privée et les difficultés auxquelles ils sont confrontés. La première caractéristique de ces prises de parole est l’utilisation pour la plus grande part d’entre elles du discours indirect, comme c’est le cas dès le début du texte pour Andrea Bülow, une rédactrice en ligne :

l’online. non, elle n’avait jamais eu de problème pour parler, enfin au début si, au début elle avait eu l’impression qu’elle ne parviendrait jamais à surmonter sa timidité, elle avait eu simplement trop de respect face aux gens, face aux situations […][5].

Cet enchaînement prend des formes diverses : monologues de longueurs variables adressés à une invisible caméra, reprise du contenu d’une réplique d’un personnage par le suivant, simple juxtaposition des interventions. Les dialogues, par ailleurs, ne font pas avancer une quelconque « action », mais fonctionnent davantage comme une sorte de rebondissement :

l’online. peut-être une petite sieste ici et là ?

la compte-client. ou une minute de sommeil !

l’online. sur le bureau !

le senior. ou dormir dans sa voiture garée, il l’avait déjà fait aussi : dans les parkings souterrains, dans les parkings couverts[6].

À la différence de cette première pièce, un cadre fictionnel est maintenu dans le cas de Junk Space à travers cette thérapie de groupe animée par un certain Klose, toujours absent. Ce cadre semble néanmoins miné de l’intérieur. Ainsi, les séances ne sont jamais « représentées », seuls demeurent leur commentaire ou l’évocation par les personnages de leur condition professionnelle, ce qui, même si le discours indirect n’est pas employé ici, les rapproche des protagonistes de Wir schlafen nicht. Par ailleurs, le principe d’une « progression » de l’action est remis en cause. Au terme de la pièce, on ne saura dire si les participants seront parvenus à surmonter leur angoisse. Excédé par le fonctionnement du séminaire, tel personnage en claquera la porte, pour revenir plus tard, constatant son échec. À ce piétinement de la situation correspond enfin une apparence d’unité de temps, puisque les quatre « actes » correspondent à six jours. Apparence seulement, dans la mesure où cette unité est incohérente : le quatrième acte n’est constitué que d’un seul dialogue, alors que sont annoncés, en didascalies, un « quatrième, cinquième et sixième jours »[7].

Le lieu dans lequel se succèdent les prises de parole de Wir schlafen nicht, un hall lors d’un salon, n’est que très vaguement suggéré au détour de brèves répliques, et demeure ainsi abstrait. Sa réalité paraît même parfois remise en cause à travers l’incapacité des personnages à se situer dans l’espace tandis qu’ils sont enjoints par une autorité non identifiée de rester sur place :

le technicien. on n’a pas le droit d’aller dans le hall quatre ont-ils dit.

la compte-client. on n’est pas dans le hall quatre, ici ?

le technicien. ce n’est pas ce qu’ils ont dit.

la compte-client. non, sérieusement : on n’est pas dans le hall cinq ?

l’online. ils ont parlé du rez-de-chaussée[8].

Tout comme le séminaire est soustrait à la représentation dans Junk Space, le lieu dans lequel il se déroule n’est pas décrit, ne prend jamais réellement forme à travers les répliques des personnages.

Le titre de la pièce, qui introduit d’emblée la notion d’espace, signale l’importance de cette déréalisation d’un point de vue thématique. Le terme forgé par l’architecte Rem Koolhaas en retournant l’expression space junk désigne en effet autant des mutations architecturales de l’espace public qu’un nouveau mode d’existence : « Le Junkspace […] annule les distinctions, affaiblit la résolution, confond l’intention avec la réalisation. »[9] Dans le Junkspace, « le néon signifie à la fois l’ancien et le nouveau, les intérieurs évoquent en même temps l’âge de pierre et celui de la conquête spatiale »[10] ; « il vous fait douter du lieu où vous êtes, obscurcit le lieu où vous allez, efface le lieu où vous étiez. »[11] En reprenant le terme, Röggla suggère donc d’emblée la signification d’un tel choix dramaturgique : l’irréalité de l’espace dramatique vient signifier une forme de dissolution de l’identité.

Dans son théâtre, Röggla concentre le regard sur un mode spécifique de l’activité de travail contemporaine, celle des managers et des professions du secteur tertiaire. Celle-ci ne correspond certes qu’à une partie de l’économie, ce que Richard Sennett appelle « l’arête tranchante de l’économie : techniques de pointe, finances mondiales et nouvelles sociétés de services avec trois mille employés ou plus »[12]. Mais indépendamment de la question des effectifs, cette nouvelle économie « exerce une très grande force morale et normative sur le cours que suivra l’économie en général »[13]. Flexibilité dans l’espace et dans le temps, capacité d’adaptation, réactivité, créativité, culte de la performance… : à travers les comportements au travail mis en scène s’expriment donc des impératifs adressés à l’économie dans son ensemble, mais également à l’individu considéré dans l’intégralité de son existence, sous l’effet d’une fluidification de la frontière entre vie professionnelle et vie privée. Pars pro toto, les cadres chez Röggla incarnent ces impératifs, et la pièce, dépassant « l’étude de milieu », donne corps à des « phénomènes qui touchent la société tout entière et s’interroge sur leur impact dans la vie de chacun »[14].

Les cadres chez Röggla :
des personnages dysfonctionnels

 

Face aux impératifs de l’économie et de la société néocapitalistes, Röggla développe un contre-programme, sous la forme d’une valorisation du dysfonctionnement. Là où Falk Richter, dans Sous la glace, met en scène les hérauts triomphants (Karl Sonnenschein/Charles Soleillet, Aurelius Glasenapp/Aurélien Papon) ou déclinants (Paul Niemand/Jean Personne) du système[15], Röggla nous donne à entendre ses (anti)héros dysfonctionnels. Cette démarche est évidemment au cœur de la pièce Junk Space, dans la mesure où la peur de l’avion, perçue par les personnages eux-mêmes comme un déficit mettant en péril les intérêts supérieurs de l’entreprise, constitue le point de départ thématique ; elle sous-tend également Wir schlafen nicht. Dans les deux cas, il s’agit de placer au centre de la scène le mauvais élève du monde du travail néocapitaliste, afin de le présenter – et non de le représenter. Simulé certes, mais fondé sur des entretiens réels, le témoignage adressé directement au public permet de confronter celui-ci à ces contre-modèles sans passer par le truchement de la fiction dramatique, tandis que l’emploi du discours indirect vient désamorcer toute illusion d’authenticité.

Si dysfonctionnement il y a, c’est aussi parce que la dramaturgie de Röggla fait cohabiter une remise en cause radicale et délibérément implicite du système avec l’exposition des symptômes qu’il provoque chez un sujet qui n’en perçoit pas les causes. Ce dernier n’est pas en butte avec le système, il en constitue un rouage grippé. Dans un monde dont les protagonistes sont à la fois victimes et porteurs de l’idéologie, le conflit entre exploiteurs et exploités semble disparaître : dans une autre forme d’aliénation, il fait place à un paradoxe inscrit dans le corps d’un travailleur hypermoderne, capable de dire ses souffrances et ses doutes tout en tenant un discours positif vis-à-vis du système de valeurs dans lequel il évolue.

Sacrifiant en apparence au rite très dramatique de la liste des personnages, l’auteure leur associe une activité professionnelle, bien qu’abordée avec ironie : « monsieur schmidt, environ 55 ans, ex-programmeur dans une grande entreprise », « madame schmidt, environ 35-50 ans, obsédée du contrôle, human ressources… » dans Junk Space[16] ; « silke mertens, responsable compte client, 32-37 ans »,
 « nicole damaschke, stagiaire, 22-24 ans »,
 « andrea bülow, ancienne rédactrice télé, aujourd’hui rédactrice en ligne, 40-42 ans » dans Wir schlafen nicht[17]. De manière significative néanmoins, rien n’est dit dans les pièces sur le contenu même de ces activités. Le travail comme réalité disparaît de la dramaturgie pour laisser la place à une désignation abstraite. Par cette absence de contenu, Röggla donne forme dramatique à l’apparente transformation globale du travail en une prestation de services généralisée produite par des salariés contraints de se penser comme des entrepreneurs d’eux-mêmes : « La fourniture de service, le travail immatériel devient la forme hégémonique du travail, le travail matériel est envoyé à la périphérie du procès de production ou est carrément externalisé. »[18] Le travail comme production est ici envoyé en périphérie de la dramaturgie. Ce à quoi les personnages ne parviennent pas, c’est à produire ce travail immatériel, à « “se donner” ou “s’adonner” de manière continue à cette gestion des flux », c’est à « se produire comme sujet pour l’assumer »[19]. Pourtant, le travail matériel existe bien : le faire disparaître de la dramaturgie, ce n’est pas nier son existence, mais au contraire redoubler avec ironie son occultation. Une même ironie semble poindre lorsque des personnages de Wir schlafen nicht évoquent des « projets » dans lesquels ils sont impliqués sans pour autant en décrire réellement le contenu :

le partenaire (venant se joindre aux autres). au contraire on devrait toujours pouvoir discuter avec eux d’égal à égal, « sinon tu fonces dans le mur ». c’est aussi ce qu’il avait inculqué à son équipe, et son équipe s’était toujours comportée ainsi. « sinon ton projet est saboté, si ton équipe ne peut pas discuter d’égal à égal »[20].

Les cadres représentés dans la pièce sont les acteurs de la « cité par projets » diagnostiquée par Boltanski et Chiapello, de ce « système de contraintes pesant sur un monde en réseau incitant à ne tisser des liens et à n’étendre ses ramifications qu’en respectant les maximes de l’action justifiable propre aux projets »[21]. Ils présentent les symptômes de l’employé hypermoderne, dont on relèvera ici trois exemples. Le dysfonctionnement donne tout d’abord lieu à un sentiment de honte et de culpabilité. Après la première séance, sa propre incapacité à prendre l’avion est vécue par une participante du séminaire de Junk Space comme une entrave au bon fonctionnement de l’entreprise :

madame schmidt. j’ai quand même été surprise de nuire à ce point à mes concitoyens par mon comportement. je veux dire… on n’est pas conscient de ce genre de choses. je veux dire… que je coûte si cher[22].

Plus loin, un autre personnage confesse son échec à surmonter ses angoisses après avoir quitté provisoirement le séminaire :

monsieur schneyder. mais oui, je sais, ici on ne me regarde plus que comme un lépreux, vous pensez tous : il n’y est pas arrivé, celui-là, c’en est un qui a échoué avec ses stratégies pour se surmonter, c’est bien ce que vous pensez ? […] oui, c’est vrai, je n’y suis pas arrivé, je n’ai même pas réellement réussi à atteindre la porte, depuis des semaines je ne suis plus sorti de mon appartement, je suis enfermé chez moi[23].

Conformément au titre, le thème du sommeil constitue un élément thématique central dans Wir schlafen nicht. Si les personnages déplorent leur manque de sommeil, c’est avant tout comme un capital à accumuler que celui-ci est abordé. D’interruption nécessaire de l’activité, celui-ci devient, dans un retournement paradoxal, un investissement, ce que, signe d’une aliénation dans son rapport au travail qui caractérise l’ensemble des personnages, semble prôner le technicien informatique :

mais il fallait s’imaginer ce qui se passerait si c’était possible, si on pouvait développer ça, la capacité d’emmagasiner du sommeil. la plupart, on n’arriverait pas à les freiner. ce serait des enfances entières qu’on investirait là, dans le seul but de racler les fonds de tiroir pour récupérer du sommeil pour plus tard. ou bien si on pouvait transférer le sommeil : comme ça, d’un individu à un autre, voilà, ce serait des banques entières qu’on pourrait placer[24].

Le temps, c’est donc de l’argent, selon une nouvelle définition de l’épargne dans la cité par projets :

Dans un monde en réseau, le sens de l’épargne n’a pas disparu mais il s’applique à un autre genre de biens. […] [La] rareté principale dans nos sociétés, au moins dans les catégories, comme celle des cadres, qui ne sont pas confrontées à la nécessité immédiate, concerne non les biens matériels mais le temps. Épargner, dans ce monde, c’est donc d’abord se montrer avare de son temps, et judicieux dans la façon dont on l’affecte[25].

Ce double rapport au sommeil et au temps est reflété par la polysémie du titre, Nous ne dormons pas en français, dans lequel on peut lire aussi bien l’expression d’une souffrance que la tentative pour les personnages de se défendre en affirmant leurs efforts pour répondre aux attentes qui leurs sont adressées. Conséquence de ces exigences, la peur constitue un motif récurrent de Junk Space, où elle apparaît sous des formes diverses. Une inquiétude croissante habite les personnages lorsqu’à plusieurs reprises, des bruits leur parviennent d’une pièce voisine. Au terme de deux scènes, et sans que ce mouvement ne paraisse motivé par les échanges qui précèdent, les personnages s’approchent du bord de scène pour fixer, effrayés, le public. Ainsi dans la quatrième scène de l’acte 1 :

monsieur eskar. oui, je suis au courant. (il s’interrompt, avance et d’un regard angoissé, fixe le public. les autres le suivent et fixent aussi le public d’un regard angoissé.)[26]

Röggla traduit ainsi un sentiment caractéristique de la « vie liquide », « vécue dans des conditions d’incertitude constante »[27]. D’autre part, l’obsession sécuritaire prend les traits d’une pathologie chez le personnage de Madame Schmidt, chez qui elle l’emporte sur la peur de l’avion : elle « teste » en effet les systèmes de sécurité des aéroports en voyageant systématiquement avec des ciseaux à ongles, et constate des dysfonctionnements dont elle voit les causes dans l’inattention du personnel.

Enfin, les personnages sont hyperactifs, dans le sens contemporain que Jacques Rhéaume donne au terme à partir d’études réalisées dans les milieux syndicaux, télévisuels, universitaires comme dans ceux de la « nouvelle entreprise ». L’hyperactivité n’est pas simplement surcharge de travail : si elle est « vécue comme réponse à une exigence externe à l’organisation », elle « résulte [aussi] de choix personnels et peut être modifiée par des choix personnels et collectifs ». Mais elle n’est pas non plus « le simple résultat d’un “surinvestissement” subjectif au travail comme résultat d’une dépendance » d’ordre psychologique : « Dans l’hyperactivité, il y a exigence et liberté tout à la fois. L’hyperactivité au travail se définit entre détermination externe et liberté personnelle »[28]. Une réplique d’un consultant dans Wir schlafen nicht traduit cette tension chez le cadre hypermoderne, ainsi que son incapacité à prendre conscience de sa propre situation :

et alors on parlait d’un drogué du travail, tout d’un coup ils parlaient de vous comme d’un malade, alors que ce n’était pas vrai du tout. lui en tout cas il ne constatait aucune addiction au travail, il n’était pas accro, en tout cas pas dans le sens habituel. il n’était pas en manque quand il ne travaillait pas. du moins c’est ce qu’il supposait car, à y bien réfléchir, il y en avait toujours, du travail[29].

Pris en étau entre le double accroissement des attentes d’une part, et de l’abstraction des fruits du travail et de la reconnaissance par les bénéficiaires d’autre part, l’individu tend à combler ce manque par une hyperactivité à fonction « défensive », dynamique spiralaire qui va nourrir les exigences venues de l’organisation[30]. Ainsi, le constat de cette recherche maladive de travail ne débouche pas sur une remise en cause du système, mais devient objet de déni et signe de déficience pour ceux-là mêmes qui en sont atteints :

non, on dit de quelqu’un qu’il est drogué du travail quand quelque chose ne fonctionne pas, quand tout va bien, on ne dit pas de quelqu’un qu’il est un drogué du travail, drogué du travail, on ne le dit que de quelqu’un chez qui quelque chose ne marche pas, dont les projets ne réussissent plus[31].

À la fois victime et acteur, hyperactif et épuisé, souffrant de pressions qui lui échappent et reproduisant celles-ci dans le système du projet qui substitue à l’exercice vertical de l’autorité le « contrôle, par les autres participants, des qualités que chacun met en œuvre »[32], le personnage de Röggla est, somme de paradoxes, l’homme liquide de Zygmunt Bauman :

Dans une société d’individus, tout le monde doit être un individu ; à cet égard, du moins, les membres d’une société de ce genre sont tout sauf des individus, différents ou uniques. Ils sont au contraire d’une ressemblance frappante les uns avec les autres, en ceci qu’ils doivent suivre la même stratégie de vie et utiliser des marques communes – communément reconnaissables et lisibles – pour convaincre les autres qu’ils suivent la même stratégie qu’eux. […] Être un individu signifie être comme tous les membres de la foule – de fait, identique à tous les autres. En pareilles circonstances, quand l’individualité est un « must universel » et la calamité de tout un chacun, le seul acte qui puisse rendre une personne différente et authentiquement individuelle serait d’essayer – comble d’ahurissement – de ne pas être un individu[33].

Aspirant à intégrer l’élite, la stagiaire de Wir schlafen nicht, personnage liquide, verbalise jusqu’à l’absurde cette tension entre affirmation de soi et quête de la ressemblance :

quand même : un passé en agence comme celui de mme mertens, elle aurait bien aimé en avoir un elle aussi, ou au moins un passé dans les médias, mais elle n’avait pas plus l’un que l’autre, ni passé en agence ni passé dans les médias. d’ailleurs, elle venait à peine de rentrer. elle avait été absente quelque temps, alors comment avoir un passé dans ces conditions. on pouvait l’envoyer à l’expo à hanovre, lui avait-on dit il y a trois ans, elle devait aller faire cette expo. mais elle n’était pas allée la faire, cette expo, elle était partie en amérique, peut-être que ça avait été une erreur. car maintenant, elle traînait partout et constamment comme un boulet son passé américain qui ne lui servait à rien du tout puisqu’on ne proposait aucun poste pour stagiaires ayant un passé américain […][34].

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Jacques Tati, Playtime, 1967

Un dysfonctionnement stratégique du langage

 

Ce faisant, le personnage de la stagiaire illustre ce qu’est la dramaturgie de Röggla. En réponse au dogme de la fonctionnalité, il s’agit de développer des stratégies d’écriture à même de conserver la machine dramatique tout en en grippant les mécanismes. Le travail de dysfonctionnement se situe alors au niveau du langage, toujours moteur du drame certes, mais un moteur qui a des ratés. Ceux-ci prennent la forme de répétitions, de procédés d’écho tels qu’ils apparaissent dans la réplique ci-dessus, et auxquels se prête particulièrement le « mot composé » en allemand. Ces phénomènes, récurrents dans le texte, constituent une mise en abyme lorsque c’est précisément le dysfonctionnement du système de production qui devient objet du discours, à travers une suite de termes en cascades :

bon, la chaîne d’erreurs du pilote de la Swiss-Air peut parfaitement se discuter, la chaîne d’erreurs de l’aiguilleur du ciel tout aussi bien, voire, pour être précis, des aiguilleurs du ciel, étant donné qu’ils sont toujours plusieurs à s’y coller, sans oublier la chaîne d’erreurs de la logistique, bien sûr, ni celle de la sécurité – non, ne m’interrompez pas !, ensuite, si vous voulez, celle des pompiers et de l’hôpital – mon dieu, toutes ces mauvaises appréciations, ces erreurs d’appréciation, par quel bout que l’on prenne toute l’affaire – en tout cas, il y a eu une accumulation de chaînes d’erreurs, et il y en a encore et toujours, ça ne s’arrête pas, et ça ne s’arrêtera pas tout seul[35] !

On retrouve dans Junk Space des phénomènes similaires :

monsieur eskar. ce que je veux dire, c’est que vous aussi, vous avez buté. je le vois bien. vous avez buté pendant un moment, jusqu’à vous transformer en butoir, et ce sont les autres qui butent sur vous maintenant. allez, avouez-le. vous aussi, vous êtes une sorte de butée, quelqu’un qui empêche, qui bloque[36].

Moyen de mise à distance, le discours rapporté, régulièrement employé dans Wir schlafen nicht, peut également être lu comme un dérèglement du dialogue, en particulier lorsque viennent s’y insérer des passages au discours direct, délimités par des guillemets :

et maintenant tous, ils disaient que c’était un bide, que ce salon, ce n’était pas un succès, alors la seule chose qu’il pouvait dire c’est que ça ne l’étonnait pas. la seule chose qu’il pouvait leur répondre c’était : bien fait pour vous ! pourquoi ? mais rien que ce stand ! « mais regardez-moi donc ce stand ! » il serait tout simplement mal fichu, et puis le personnel qui tenait le stand ! quand il était arrivé à ce stand, il avait vu des dos, rien que des dos. il fallait imaginer ça ! […] « oui, la pire chose que tu puisses voir sur un salon, c’est un dos. […] »[37]

Analysant le fonctionnement de la rhétorique néolibérale, Alain Bihr en repère deux procédés fondamentaux, qui sont « l’inversion de sens » des termes économiques et politiques traditionnellement utilisés et « l’oblitération de sens », qui consiste « à rendre inaccessible, impraticable, un sens ou un terme par l’intermédiaire d’un autre qui lui fait obstacle ou écran »[38]. Reflet inversé de tels procédés, le traitement du langage chez Röggla devient résistance : son « dérèglement » stratégique au niveau de la dramaturgie renvoie à la présence insensible du lexique néolibéral et de sa dimension idéologique dans le langage courant. Si « transformer les sujets en objets et les objets en sujets, faire passer les hommes pour des choses et les choses pour des puissances surhumaines » constitue pour Bihr « l’alpha et l’oméga de l’inversion de sens »[39], la dramaturgie du dysfonctionnement de Röggla contribue avec humour à révéler cette confusion motivée idéologiquement à travers un jeu avec les mots souvent fondé sur leur double sens en allemand. Tel personnage de Junk Space évoque ainsi sa «  dynamique entrepreneuriale intérieure »[40] ; l’appréciation par un autre de sa peur de l’avion comme un frein au bon fonctionnement de l’entreprise trouve une forme condensée lorsqu’il parle de la nécessité de lutter contre sa propre angoisse à travers une terminologie économique : « je sais, je sais, je devrais plutôt m’occuper de ma respiration et de ma gestion des fluides. »[41]

Une telle dramaturgie du dysfonctionnement joint donc une dimension comique à l’intention critique, une des spécificités qui permettent, en conclusion, de situer Röggla par rapport aux deux dramaturges plus présents sur les scènes de langue allemande et française que sont Falk Richter et Elfriede Jelinek. Dans la pièce Sous la glace, consacrée au même milieu professionnel que celui décrit chez Röggla et également fondée sur une démarche documentaire, le dramaturge et metteur en scène conserve l’unité du personnage à travers le manager, figure tragique perdant pied au fil du texte dans une idéologie économique de l’élimination du faible présentée comme une eschatologie mortifère. Le principe du dysfonctionnement est certes également présent dans ce texte sous la forme d’une immobilité, à travers le refus du protagoniste de se rendre à l’embarquement de l’aéroport. Le dysfonctionnement se limite néanmoins ici à une dimension métaphorique, sans réellement investir la dramaturgie elle-même. Si son traitement se différencie d’une scène à l’autre, le rapport entre le langage dramatique tel qu’il se déploie et la figure fictive qui le porte conserve une cohérence. Dans les textes de Jelinek depuis la fin des années 1990, le personnage dramatique disparaît complètement au profit de « surfaces de langage »[42], longs blocs textuels qui, si la voix à laquelle ils sont attribués n’est jamais anodine[43], ne sauraient être perçus comme l’expression d’une subjectivité fictive. La dramaturgie se concentre sur le langage, qui se développe alors en un flux continu fait de fragments de discours (économique, médiatique, politique) désincarnés et de citations littéraires et historiques qui s’entrechoquent, mais articulés selon des procédés comiques de jeux sur le signifié que rappellent ceux de Röggla. D’un point de vue dramaturgique, et plus précisément dans l’articulation entre le texte et la voix qui le porte, celle-ci serait dès lors à placer entre ces deux auteurs. Le langage, matière première du texte dramatique, conserve ici un reliquat de sa fonction expressive, dans la mesure où il est inscrit dans le cadre du dialogue. Ce dernier est néanmoins miné de l’intérieur par divers procédés de blocage et de répétition. La dramaturgie ne fonctionne plus, pour mieux dire la fonctionnalisation économique de l’individu.

 

 

[1] Nous avons fait le choix d’homogénéiser la présentation des titres, même si Röggla en « démajuscule » souvent les substantifs. Sur ce procédé, voir note 5. [NDLR]

[2] C’est à une telle problématisation que se livre Dag Kemser, tout en conservant le terme de « théâtre documentaire » (Dag Kemser, « Neues Interesse an dokumentarischen Formen », dans Hans-Peter Bayerdörfer (dir.), Vom Drama zum Theatertext ?, Tübingen, De Gruyter, 2007, p. 95-102). Catherine Mazellier évoque pour sa part un théâtre « néo-documentaire » (Catherine Mazellier, « Le cadavre de la classe moyenne bouge encore. Le théâtre néo-documentaire de Kathrin Röggla », dans Kathrin Röggla, Draußen tobt die dunkelziffer. Dehors peste le chiffre noir, trad. Hélène Mauler et René Zahnd, Toulouse, Théâtre de la Digue/Presses Universitaires du Mirail, coll. Nouvelles scènes allemand, 2007). Si l’auteure elle-même réfute l’étiquette du « théâtre documentaire » tout en insistant sur l’importance des recherches de terrain dans son œuvre, c’est lorsque celui-ci se berce de l’illusion d’une prétendue authenticité du matériau. Sur le rapport à l’entretien comme matériau de travail, voir le texte « Stottern und Stolpern. Strategien einer literarischen Gesprächführung », dans Kathrin Röggla, Besser wäre : keine. Essays und Theater, Frankfurt/Main, Fischer, 2013, p. 307-332.

[3] Entretien avec Kathrin Röggla réalisé par Céline Kaiser et Alexander Böhnke, url : http://www.kathrin-roeggla.de/text/schlafen_interview.htm, consulté le 30 juin 2015. Également publié sous le titre « Die gouvernementalen Strukturen » dans la revue Navigationen. Siegener Beiträge zur Medien- und Kulturwissenschaft, n° 1/2, 2004, p. 171-184.

[4] Ibid.

[5] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, Theater Heute, 3/2004, p. 59 : « die online. nein, mit dem reden habe sie auch nie probleme gehabt, d. h. am anfang schon, am anfang habe sie den eindruck gehabt, sie werde ihre schüchternheit nie überwinden, da habe sie einfach viel zu viel respekt gehabt, so vor den leuten so vor den situationen […]. » Traduction : E. Béhague. La pièce a été créée au Schauspielhaus de Düsseldorf le 7 avril 2004 dans une mise en scène de Burkhard Kominski. Dès ses premiers textes en prose, publiés en 1995 sous le titre Niemand lacht rückwärts, Röggla renonce à l’utilisation des majuscules, qu’il s’agisse des textes de théâtre, des romans, des essais ou même de son site internet. Ce jeu avec la matérialité du langage, qui en souligne également l’artificialité (Alo Allkemper, « Kathrin Röggla : “stottern” » dans Alo Allkemper, Norbert Otto Eke, Hartmut Steinecke (dir.), Poetologisch-poetische Interventionen: Gegenwartsliteratur schreiben, München, Wilhelm Fink, 2012, p. 418) l’inscrit entre autres dans la tradition des expérimentations du « groupe de Vienne ». Voir Herta Luise Ott, « Nous ne dormons pas : critique idéologique à travers une critique des langages chez Kathrin Röggla », Germanica, n° 39, 2006. Dans le cas précis du roman et de la pièce Wir schlafen nicht, ce choix des minuscules, d’autant plus visible en allemand que les substantifs commencent par une majuscule, participe aussi d’une « accélération du langage » propre à dire la pression à laquelle sont soumis les personnages (voir Christian Kremer, Milieu und Performativität. Deutsche Gegenwartsprosa von John von Düffel, Georg M. Oswald und Kathrin Röggla, Marburg, Tectum Verlag, 2008, p. 118-119). Kremer limite son étude au roman Wir schlafen nicht : pratiquée dans un texte de théâtre, cette stratégie d’écriture constitue évidemment un défi que peut – ou pas – relever la scène.

[6] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit., p. 59 : « die online. vielleicht ein nikerchen zwischendurch? / die key. oder der minutenschlaf! / die online. am bürotisch! / der senior. oder schlafen in geparkten autos / auch schon gemacht: in tiefgaragen, in parkhäusern. » Traduction : E. Béhague.

[7] Kathrin Röggla, Junk Space, dans Uwe B. Carstensen et Stefanie Von Lieven (dir.), Theater Theater. Anthologie. Aktuelle Stücke 15, Frankfurt/Main, Fischer Taschenbuch, 2005, p. 438 : « vierter, fünfter und sechster tag ». La pièce a été créée le 29 octobre 2004 au Theater am Neumarkt de Zurich dans une mise en scène de Tina Lanik. Nous nous appuyons dans cet article sur la traduction non publiée de Henri Christophe, parfois légèrement modifiée (cette traduction fait notamment le choix de restituer les majuscules, là où nous maintenons leur suppression conformément au texte original).

[8] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit., p. 63 : « der it. man soll nicht in halle vier gehen, haben sie gesagt. / die key. sind wir nicht halle vier? / der it. das haben sie nicht gesagt. / die key. nein, im ernst: sind wir nicht halle vier? / die online. sie haben das erdgeschoß gemeint. / die key. woher sie das wissen will? / der it. jedenfalls, man soll an ort und stelle bleiben. » Traduction : E. Béhague.

[9] Rem Koolhaas, Junkspace. Repenser radicalement l’espace urbain, trad. Daniel Agacinski, Paris, Payot & Rivages, 2010, p. 84.

[10] Ibid., p. 87.

[11] Ibid., p. 101.

[12] Richard Sennett, La Culture du nouveau capitalisme, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2006, p. 19.

[13] Ibid., p. 17.

[14] Catherine Mazellier, « Le cadavre de la classe moyenne bouge encore. Le théâtre néo-documentaire de Kathrin Röggla », art. cité, p. 11.

[15] Falk Richter, Unter Eis. Sous la glace, trad. Anne Monfort, Toulouse, Théâtre de la Digue/Presses Universitaires du Mirail, coll. Nouvelles scènes allemand, 2006.

[16] Kathrin Röggla, Junk Space, op. cit., p. 397 : « herr schmidt, ca. 55: exprogrammierer eines großen unternemens » et « frau schmidt, ca. 35-50: kontrolltante, human ressources ».

[17] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit., p. 59 : « silke mertens key account managerin, 32-37 », « nicole damaschke praktikantin, 22-24 », « andrea bülow ehemalige tv-redakteurin, jetzt online-redakteurin, 40-42 ». Nous nous appuyons ici sur la traduction faite par Bernard Banoun d’extraits du roman Wir schlafen nicht, dont le texte correspond en partie à celui de la pièce. Voir le site remue.net, url : http://remue.net/spip.php?article1441, consulté le 28 juin 2015. Le roman a été publié en 2004 aux éditions Fischer. La pièce en est une adaptation pour la scène, créée la même année, et constitue une sélection des interventions présentes dans le roman. Dans celui-ci, Röggla adopte déjà le principe d’une liste des personnages, les mêmes que ceux de la pièce. L’ouvrage est divisé en courts chapitres en tête desquels sont indiqués les personnages qui prennent la parole.

[18] André Gorz, L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003, p. 17.

[19] Ibid., p. 15.

[20] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit., p. 61. « der partner (kommt hinzu). umgekehrt müsse man mit denen aber immer auf augenhöhe diskutieren können „sonst fährst du die sache schnell gegen die wand.“ das habe er auch seinem team eingeschärft, und sein team habe sich wohl immer dran gehalten. „sonst wird dein projekt sabotiert, wenn dein team nicht auf augenhöhe diskutieren kann.“ » Traduction : E. Béhague.

[21] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1999, p. 161.

[22] Kathrin Röggla, Junk Space, op. cit., p. 402 : « frau schmidt. aber überrascht hat es mich schon, dass ich mit meinem verhalten meine mitmenschen derartig schädige. ich meine, so was wird einem ja nicht bewusst. ich meine, dass ich so viel geld koste. »

[23] Ibid., p. 445 : « herr schneyder. ich weiß schon, ich werde hier nur noch so angestarrt wie ein aussätziger, sie alle denken sich, der hats nicht geschafft, das ist einer, der ist gescheitert mit seinen bewältigungsstrategien, das denken sie sich doch? […] ja, es stimmt, ich habe es nicht geschafft; nicht einmal zur tür bin ich wirklich gekommen, ich habe seit wochen meine wohnung nicht mehr verlassen, bin zu hause eingesperrt. »

[24] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit., p. 59. « aber man müsse sich mal vorstellen, was da los wäre, wenn man es könnte, wenn man das entwickeln könnte, die fähigkeit, schlaf zu speichern. da wären die meisten doch nicht mehr zu halten. ganze kindheiten würden da investiert, nur, um genügend schlaf für später zusammenzukratzen. oder wenn man schlaf übertragen könnte: so von einem menschen zum anderen, das wäre es doch, ganze schlafbanken würden da angelegt. » Traduction : E. Béhague.

[25] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit., p. 231-232.

[26] Kathrin Röggla, Junk Space, op. cit., p. 418 : « herr schorf. ja, ich weiß bescheid. er bricht ab, geht nach vorne und starrt angsterfüllt ins publikum. die anderen kommen nach und sehen ebenfalls angsterfüllt ins publikum. »

[27] Zygmunt Bauman, La Vie liquide, trad. Christophe Rosson, Paris, Pluriel, 2013, p. 8.

[28] Jacques Rhéaume, « L’hyperactivité au travail : entre narcissisme et identité », dans Nicole Aubert (dir.), L’Individu hypermoderne, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2005, p. 95.

[29] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit., p. 63 : « und dann werde arbeitssucht behauptet, da nennten sie einen einfach krank, dabei stimmte das ja gar nicht. er würde zumindest keine arbeitssucht bei sich feststellen können, bzw. sei er ja kein junkie, zumindest nicht im herkömmlichen sinn. er litte nicht unter entzugserscheinungen, würde er keine arbeit haben. das nehme er zumindest an, denn, wenn er es so recht überlege, sei immer arbeit da. » Traduction : B. Banoun.

[30] Jacques Rhéaume, « L’hyperactivité au travail : entre narcissisme et identité », art. cité, p. 100.

[31] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit. p. 63 : « nein, man nennt jemanden arbeitssüchtig, wenn etwas nicht funktioniert. wenn alles gut läuft, nennt man einen nicht arbeitssüchtig. arbeitssüchtig nennt man nur den, bei dem etwas schiefläuft, bei dem die projekte nicht mehr klappen. » Traduction : E. Béhague.

[32] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit., p. 161.

[33] Zygmunt Bauman, La Vie liquide op. cit., p. 30-31.

[34] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit., p. 59 : « so eine agenturvergangenheit wie frau mertens hätte sie schon gerne gehabt oder zumindest eine medienvergangenheit, aber sie habe keine agenturvergangenheit und schon gar kein medienvergangenheit. sie sei auch erst eben zurückgekommen. sie sei ja eine weile weggewesen, da könne sie auch gar keine vergangenheit haben. sie wäre expo-tauglich, habe man ihr vor drei jahren gesagt, sie solle auf die expo gehen. sie sei aber nicht auf die expo gegangen, sie sei ja nach amerika, was vielleicht ein fehler gewesen sei. denn jetzt renne sie die ganze zeit mit ihrer amerikavergangenheit herum, wo sie die doch nicht brauchen könne, weil praktikumsstellen würden für eine amerikavergangenheit nicht ausgeschrieben […]. » Traduction : B. Banoun. L’effet de répétition, de piétinement du langage apparaît moins nettement dans une traduction en français, qui doit passer par une « décomposition » du mot : « passé en agence » pour « agenturvergangenheit » par exemple. Le français peine également à restituer le caractère artificiel de ces néologismes. Nous soulignons.

[35] Kathrin Röggla, Junk Space, op. cit., p. 406 : « also die fehlerkette des swissair-piloten kann man durchaus besprechen, aber auch die fehlerkette des fluglotsen bzw. der fluglotsen, um genau zu sein, denn es sind ja immer mehrere, die da am machen sind. nicht zu vergessen: die fehlerkette der logistik natürlich und die der flugsicherung – nein unterbrechen sie mich nicht! danach, wenn man so will, die der feuerwehr und des krankenhauses – mein gott, was haben sie da falsch eingeschätzt, ja fehleinschätzugen wohin man blickt in dieser angelegenheit – jedenfalls kamen da eine menge fehlerketten zusammen und kommen immer noch, denn das hört ja nicht auf, das hört ja von alleine nicht auf. » Traduction : H. Christophe, légèrement modifiée par nous. Nous soulignons.

[36] Ibid., p. 416 : « herr schorf. ich meine, sie sind doch auch gestolpert. ich sehe es ihnen an. sie sind eine weile gestolpert, bis sie selbst im stolperstein angekommen sind, und man stolpert jetzt über sie. geben sie es doch zu. Sie sind doch auch so ein stolperstein, so ein ausbremser, so ein stopper. »

[37] Kathrin Röggla, Wir schlafen nicht, op. cit., p. 62 : « und wenn jetzt hier alle von flaute sprächen und von messemißerfolg, da könne er nur sagen: ihn wundere es nicht. da könne er nur sagen: selber schuld! warum? schon alleine dieser stand! „sehen sie sich doch mal diesen stand an!“ der sei schon völlig falsch konzipiert, und dann die standbesetzung! als er an diesen stand gekommen sei, habe er nur rücken gesehen, man müsse sich vorstellen […] „das schlimmste, was du auf einer messe sehen kann, ist ein rücken. […]“ ». Traduction : B. Banoun.

[38] Alain Bihr, La Novlangue néolibérale. La Rhétorique du fétichisme capitaliste, Lausanne, Éditions Page deux, 2007, p. 11 et p. 15.

[39] Ibid., p. 19.

[40] Kathrin Röggla, Junk Space, op. cit., p. 410 : « etwas soll zur sprache gebracht werden, das in mir werkelt, ein innermenschlicher betriebsvorgang, der mir zuzurechnen ist ». Le terme « Betriebsvorgang » signifie, dans divers contextes, « processus », « opération », « fonctionnement », mais le terme « Betrieb », très polysémique, désigne également l’entreprise au sens économique du terme, d’où notre traduction.

[41] Ibid., p. 41 : « ich weiß, ich weiß, ich sollte stattdessen besser auf meine atmung achten und auf meinen flüssigkeitshaushalt. » Traduction : E. Béhague.

[42] « Sprachfläche », terme introduit par l’auteure elle-même et qui s’est imposé dans la recherche. Voir Elfriede Jelinek, « Ich will kein Theater – Ich will ein anderes Theater », dans Anke Roeder (dir.), Autorinnen, Herausforderung an das Theater, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1989, p. 143-160.

[43] Emmanuel Béhague, « Textur und Spannung. Zum Verhältnis zwischen TextsprecherIn und Text in der zeitgenössischen (Post)dramatik », dans Pia Janke et Teresa Kovacs (dir.), Postdramatik. Reflexion und Revision, Wien, Praesens Verlag, 2015, p. 87-95.

 

 

L’auteur


Emmanuel Béhague est maître de conférences habilité à diriger des recherches au département d’études allemandes de l’Université de Strasbourg. Ses travaux de recherches portent sur les écritures dramatiques et postdramatiques, les pratiques de mise en scène en Allemagne depuis la fin des années 1960 et les formes performatives contemporaines. Parmi ses dernières publications : « “Ich bin 1 Volk”. Chance 2000 : subversion et renaissance de l’espace public chez Christoph Schlingensief », dans Charlotte Bomy, André Combes et Hilda Inderwildi (dir.), Contre-cultures à Berlin des années 60 à nos jours, Cahiers d’Études Germaniques, n°64, 2013.

Pour citer ce document


Emmanuel Béhague, « Pour une dramaturgie du dysfonctionnement. Wir schlafen nicht et Junk Space de Kathrin Röggla », thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2015/12/20/wir-schlafen-nicht-et-junk-space-de-kathrin-roggla-emmanuel-behague/

 

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Pour une dramaturgie du dysfonctionnement

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