« C’est quoi, ce travail ? »

Enjeux d’écriture

Questions à Jean-Charles Massera


 

 

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Pièce de Jean-Charles Massera

Sans titre
Photomontage de Jean-Charles Massera

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Et ailleurs

Textes de Jean-Charles Massera :

France guide de l’utilisateur, P.O.L, 1998.

Amour, gloire et CAC 40, P.O.L, 1999.

United Emmerdements of New Order précédé de United Problems of Coût de la Main-d’Œuvre, P.O.L, 2002.

Jean de La Ciotat. La légende, Verticales, 2007.

We Are L’Europe, Verticales, 2009.

Le Guide du démocrate, Nouvelles Éditions Lignes, 2010.

1993 – 2013. Stairway to d’autres supports (La Saga), Le Gac Press, 2014.

Liens :

Le site de Jean-Charles Massera
theatre-contemporain.net
France Culture

 

 

 

Quelle place occupe la question du travail dans ton œuvre et comment y est-elle arrivée ? Peux-tu décrire les univers et les figures du monde du travail qui peuplent tes textes ?

Il me semble qu’elle occupe la place qu’elle occupe dans l’existence occidentale contemporaine, pas plus, pas moins. Un des temps (un des espaces) qui occupe, habite, forme nos subjectivités. Si l’art a à voir avec la représentation, le questionnement de ce que nous sommes et fabriquons, ce à quoi nous participons aujourd’hui, la question du travail est incontournable, mais elle n’est évidemment pas la seule, elle est là parmi d’autres.

Les univers et les figures du monde du travail qui peuplent mes textes, sont ceux et celles de la fin des années 1990 et du début des années 2000, ceux et celles qui émergent après la chute de l’empire soviétique en Europe (le début de l’entrée dans la mondialisation des échanges et des informations telle que nous la connaissons aujourd’hui), mais mes pratiques artistiques se sont désormais éloignées du texte, ou du seul texte depuis cette époque-là (celle de France guide de l’utilisateur publié en 1998 et United Emmerdements of New Order précédé de United Problems of Coût de la Main-d’Œuvre en 2002). Les univers d’alors étaient ceux de la délocalisation et de l’instrumentalisation des corps et des subjectivités dans les emplois tertiaires, de la réduction de certains corps au travail à des images de marque… de l’aliénation du temps de soi à celui de l’employeur et de la croissance. Aujourd’hui, c’est dans les images qu’apparaît (parfois) la question du travail. Dans le documentaire Call Me DominiK sur la vie des téléopérateurs et téléopératrices en France et au Maroc, il s’agit plus de raconter l’effacement de soi dans certains métiers précaires, de montrer les corps marqués par ces nouvelles formes de travail. Dans l’installation vidéo Ad Valorem Ratio qui a été conçue pour l’exposition « Chercher le garçon » au MAC/VAL, il s’agit plus de voir comment les corps de cadres supérieurs masculins et féminins se comportent entre eux, occupent l’espace de l’entreprise, jouent leur fonction et la partition que les logiques qui les emploient attendent d’eux et partant de là, comment les subjectivités parviennent à ouvrir des espaces, des durées qu’elles peuvent s’approprier tout en exerçant les rôles et le pouvoir de leur fonction.

Du point de vue du processus de création, procèdes-tu à des recherches spécifiques (lectures d’ouvrages théoriques, constitution d’archives à partir de la presse et/ou travail d’enquête, avec ou sans entretiens) ? Si oui, quels usages en fais-tu dans le travail d’écriture ? Quel est le rapport entre documentation et fiction ?

J’ai beaucoup lu (ouvrages de sociologie ou d’anthropologie, entretiens avec des grands patrons prélevés dans les médias, etc.) pour mes livres. Pour mes travaux visuels et sonores, je procède plutôt par rencontres, m’appuie sur des témoignages de personnes travaillant dans les univers représentés. Je peux même remixer des extraits d’enregistrement d’assemblées générales d’actionnaires, de conférences dans des universités et autres business schools…). J’essaye d’extraire du non-dit de la documentation, de produire du possible « émancipatoire » on va dire, de la documentation.

Quels types d’expérimentations formelles appellent selon toi les nouvelles organisations du travail (travail sur la langue à partir de la phraséologie managériale, jeux d’échelle entre espace mondialisé et espace mental, travail sur l’accélération du temps et des rythmes) ?

Des expérimentations qui investissent les outils mêmes du management contemporain (type de discours, images, architectures extérieures et intérieures dans lesquels opèrent les corps au travail, etc.). Essayer de voir ce que l’on peut ouvrir (là où ça forme, conforme). Mais au-delà de ça, il y a tout simplement là ce qui constitue les nouvelles coordonnées de nos existences, les nouvelles conditions de celles-ci, ce sont donc dans (ou « sur ») ces espaces mentaux et physiques, ces rythmes et ces vitesses que nous devons opérer.

Autoportrait © Jean-Charles Massera

Autoportrait © Jean-Charles Massera

L’auteur est un travailleur (pas) comme les autres : vis-tu de ton (ou de tes) art(s) ? Et considères-tu que tu es partie prenante des évolutions que tu décris, ou au contraire que tu es en position d’observateur extérieur, protégé de ces mécanismes ?

Depuis 1996, exception faite de deux ou trois années où j’ai dû faire appel à des soutiens familiaux ou à l’aide de ma conjointe, j’arrive plus ou moins à vivre de mon travail artistique et de ses prestations liées (conférences, tables rondes, etc.), avec parfois quelques compléments de type workshop, traductions ou heures d’enseignement ici ou là. Et ce, sans avoir demandé ni obtenu beaucoup de bourses ou autres aides à la création. Entre les droits d’auteur liés au théâtre (bon, ça ne représente que trois années sur toute mon existence professionnelle, mais quand même…), les commandes d’œuvres pour la radio (même si là, ça semble définitivement terminé), le champ de l’art contemporain, les festivals ou d’autres structures culturelles ou associatives, j’y arrive à peu près. Mais d’une certaine manière, il m’a fallu m’inventer une économie personnalisée en négociant autant que possible le tarif de mes interventions, mes productions… donc une pratique assez individuelle et proche du libéralisme… D’un point de vue fiscal, je suis d’ailleurs assimilé aux professions libérales. C’est le prix (de la honte ?) à payer quand on ne peut pas bénéficier d’un statut tel que celui de l’intermittence ou du salariat. Je suis donc un travailleur libéral précaire exposé en permanence au risque du gain zéro qui parfois dure pendant plusieurs mois (pendant lesquels je continue de travailler quand j’ai encore un solde supérieur à mon autorisation de découvert). Et l’absence de retraite ou autres avantages sociaux fait que je suis obligé de rester en état d’inconscience permanent, de rassurer ma banque continuellement quand elle commence à s’inquiéter de l’état de mon découvert sur mon compte privé et encore plus sur celui de mon compte professionnel, de faire parfois quelques concessions de sens pour gagner ma vie et assurer celle de ma famille, de préférer soudain tout arrêter pour ne faire que des traductions ou chercher des heures d’enseignement, d’envisager parfois de définitivement renoncer à mon travail artistique parce qu’il n’est plus soutenu, diffusé, encouragé, acheté, produit, monté, exposé. En même temps, cette précarité est liée au fait que seule la subvention peut participer à ma survie et à celle de mon travail, dans la mesure où ce qui s’inscrit de ma production dans l’économie (les livres, les quelques chansons que j’ai écrites par exemple) n’est absolument pas viable. Et cela renvoie au peu de personnes qu’un travail comme le mien touche, donc à ce qu’il a de vain, voire d’inutile ou d’inintéressant. D’ailleurs, si l’art avait une quelconque incidence sur la marche du monde, cela se saurait… La dimension critique et proposant des manières d’être au monde et à l’autre, des pratiques de vie différentes ne touche que quelques convaincu(e)s, quelques semblables… parqué(e)s et encadré(e)s avec plus ou moins de respect, de bienveillance ou de mépris par les sociétés qui nous abritent. Du coup, étant dans une économie bricolée, subventionnée, hors marché (même les rares fois où j’ai vendu une « œuvre » à une collection publique), j’ai plutôt l’impression de jouer au monde du travail, de ne pas avoir un vrai job, d’être en état d’adolescence permanente, quelqu’un à qui on laisse plus ou moins le temps de s’amuser sans avoir trop à se soucier du moment où il devra entrer dans la vie active 🙂 Il est évident que l’auteur, l’artiste non intermittent n’est pas un travailleur comme un autre.

Par conséquent, je ne peux prétendre (avoir le sentiment d’) appartenir au monde du travail, à celui « des évolutions que je décris », mais cela ne me donne pas pour autant le sentiment d’être protégé des « mécanismes » que je décris… L’arrogance des logiques du capitalisme ignorant ce qui ne produit pas de richesses, la violence des mécanismes des marchés qui ne laissent presque plus de place à des productions autres que celles qui sont formatées pour les logiques des marchés, le sentiment d’être dévalorisé, de ne rien représenter, etc. Ça, je le vis au quotidien, évidemment. Tout comme je vis au quotidien la domination masculine, la ségrégation sexuelle et raciale, et toutes les autres formes de domination que je travaille, tente d’infléchir dans les projections aussi rêvées que peu partagées ou que j’essaye tout simplement de représenter de manière critique. Comme toute personne plus ou moins consciente et responsable, j’essaye, dans la petite sphère professionnelle et sociale où j’opère, de mettre au mieux en pratique ce dont je rêve à une échelle plus large et plus partagée, mais ça ne bouleverse pas grand-chose, évidemment. Mais disons que j’ai plus l’impression de travailler dans le sens dont je rêve dans un geste quotidien que dans un geste artistique.

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