La dramaturgie comme recherche : écrire avec la scène (de l’histoire)

Retour sur le processus de création
de Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat

Pour ne pas conclure


 

 

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Répétition de la scène 25, Théâtre Nanterre-Amandiers, septembre 2015.
Dans la salle : Yvain Juillard (Député Possion Laville). Au micro, sur scène : Bogdan Zamfir (Kristoff Hémé).
© Élisabeth Carecchio

À travers ces exemples, on perçoit la variété des procédés d’écriture et des formes d’accompagnement dramaturgique développés à chaque étape d’écriture de Ça ira de Joël Pommerat. Au cœur de ce processus, la documentation a été un outil essentiel pour nourrir les imaginaires de l’auteur-metteur en scène et des acteur·rice·s, pour stimuler l’émergence de personnages et de situations, pour aider le développement d’écritures (textuelles, scéniques, improvisées et longuement mûries, de manière solitaire ou collective…).

Loin d’imposer une interprétation préétablie, la dramaturgie a pris la forme d’une enquête dont la parenté avec les démarches de certains chercheurs m’a semblé prégnante, et c’est sur ce point que j’aimerais conclure en continuant d’ouvrir la description analytique de ma pratique à une réflexion plus large sur les porosités méthodologiques et épistémologiques entre théâtre et sciences humaines et sociales. À sa façon, le processus de création de Ça ira a produit du savoir sur le passé et sur les mécanismes de l’engagement politique, et le spectacle continue à en communiquer, ce qui invite à penser la pratique théâtrale comme un lieu de recherche complémentaire à l’espace académique des chercheurs.

Ça ira ne produit aucun discours savant sur l’événement révolutionnaire mais le spectacle propose une reconstruction de l’événement, proche du reenactment, propice à la perception des multiples facteurs du processus révolutionnaire. Comme l’a souligné Guillaume Mazeau, le spectacle participe à la réflexion sur les manières :

d’articuler ensemble les sciences sociales, les arts et la politique et de proposer de nouvelles formes de narration du passé recourant autant à l’expérience sensible qu’à la compréhension de la langue écrite[1].

Dans la lignée des travaux de Guillaume Mazeau mais aussi de Sophie Wahnich, Ça ira peut être considéré comme un laboratoire de recherche sur les émotions révolutionnaires[2], recherche sensible sur laquelle Joël Pommerat a beaucoup insisté tout au long du processus de création.

Une grande partie des répétitions de Ça ira a consisté à problématiser l’histoire avec les moyens propres du théâtre, l’émotion n’en étant qu’un parmi d’autres. Les improvisations, abondamment préparées, documentées, et développées pendant plusieurs jours, nous ont notamment permis de remettre en question les enjeux de chaque situation historique, d’explorer plusieurs causalités, de mesurer l’impact d’un événement et ses possibles développements, d’interroger par l’expérience les positionnements et les réactions de ses participant·e·s, de retrouver certains de leurs états émotionnels. En fonction des propositions, des sensations des comédien·ne·s en scène, des hypothèses d’évolution de la situation, de la reformulation des arguments historiques assimilés, du rapport de force créé par la distribution, etc., une improvisation située le 13 juillet 1789 pouvait ainsi ne pas aboutir à la prise de la Bastille… mais nous apprendre tout de même de nombreuses choses sur les motivations et perceptions des acteurs de cet événement historique. De cette manière, il me semble que l’improvisation telle que l’a dirigée Joël Pommerat pour Ça ira se rapproche de la démarche contrefactuelle en histoire[3] : elle nous a permis d’échapper à la fascination du passé révolu et à la tentation de sa reconstitution au profit d’une découverte de l’imprévisibilité des événements historiques, incertitude théâtralement essentielle à la volonté de Joël Pommerat de « rendre le passé présent ». À travers l’improvisation, le passé cessait de n’être que du passé pour redevenir du « futur inaccompli », selon l’expression de Ricœur.

Le travail documentaire et dramaturgique nécessaire pour préparer ce type d’improvisation pourrait être comparé à la « description dense » pratiquée par les ethnographes et anthropologues. Les grands partis pris de Joël Pommerat et certains choix méthodologiques qui en ont découlé pourraient également être mis en parallèle avec la démarche de la « micro-histoire », qui consiste à se concentrer sur les pratiques, paroles et parcours d’individus souvent méconnus et non sur des structures ou des causalités globales. Rapidement mentionnées ici, ces proximités méthodologiques et épistémologiques entre théâtre, histoire et anthropologie, sont selon moi des éléments essentiels à prendre en compte pour approfondir l’analyse des écritures de plateau développées à partir de documents d’archive ou à partir d’essais théoriques. Reste également à préciser la portée politique et le régime de vérité de telles productions artistiques, leurs processus de création, comme tout protocole d’observation et de restitution en anthropologie, étant l’un des paramètres importants à étudier pour répondre à ces questions.

 

Mise en page et valorisation des archives
Armelle Talbot

 

Notes

[1] Marion Boudier, Guillaume Mazeau et Pauline Susini, « Représenter la Révolution au théâtre. Deux expériences entre histoire et fiction », Sociétés & Représentations, n° 43, 1|2017.

[2] Sophie Wahnich, Les Émotions, la Révolution française et le présent, Paris, CNRS, 2009 ; Guillaume Mazeau, « Émotions politiques : la Révolution française », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, vol. 2, Paris, Seuil, 2016.

[3] Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles, analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016.

 

Pour citer ce document

Marion Boudier, « La dramaturgie comme recherche : écrire avec la scène (de l’histoire). Retour sur le processus de création de Ça ira (1) Fin de Louis », thaêtre [en ligne], Chantier #2 : La Révolution selon Pommerat, mis en ligne le 9 juin 2017. url : https://www.thaetre.com/2017/05/02/la-dramaturgie-comme-recherche/

 

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La dramaturgie comme recherche