Corps du roi, corps sauvages

Corps du roi, corps sauvages
À gauche : Oh Louis… de Robyn Orlin (2017) © Jérôme Séron
À droite : Les Indes galantes de Clément Cogitore et Bintou Dembélé (2019) © Little Shao

 

En 2019, la mise en scène par Philippe Brunet des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne a suscité une vive polémique[1] : était-il légitime de grimer des actrices par un maquillage cuivré ou des masques sombres pour donner à voir la couleur de peau foncée des Danaïdes ? Était-ce un geste théâtral acceptable ou raciste ? Au-delà de la qualification de ce geste (artifice théâtral ou blackface[2]), la violence des débats a rapidement posé la question de la valeur de la pièce d’Eschyle et plus largement des œuvres du passé, de ce qui fonde leur capacité à intéresser notre présent. Philippe Brunet se réclame en effet d’un théâtre « historiquement informé », cherchant à représenter les pièces du passé au plus près de leurs conditions de création. La démarche, d’abord inscrite dans une perspective archéologique visant à mieux comprendre les œuvres anciennes, change de sens dès lors qu’elle est adressée à un large public : elle suppose alors que ce qui plaisait hier peut plaire aussi aujourd’hui ; que la valeur des œuvres est indépendante du contexte historique ou de la relation au public. Dans cette perspective, le public est assigné à l’admiration : toute autre réaction est incompréhensible et ne peut relever que de l’inculture. Le surgissement d’un public critique, et même accusateur, met en cause la conception du théâtre et des lettres comme espaces de transmission d’un corpus de « classiques », « contemporains de tous les âges »[3], qu’il s’agirait de faire admirer à un public toujours renouvelé mais toujours semblable dans l’émotion qu’il ressent. L’accusation de racisme met en lumière l’ancrage historique des œuvres et de leur signification : elle affirme que les gestes théâtraux ont une histoire (porter un masque noir en 2019 n’a pas le même sens qu’en Grèce antique), que cette histoire modifie le sens des spectacles et des pièces, que le public est acteur de l’interprétation. Le conflit, on le voit, ne porte pas simplement sur la qualification d’un geste : il porte plus largement sur ce qui fait la valeur des œuvres, et sur qui peut légitimement dire cette valeur.

Dans cette perspective, la querelle des Suppliantes apparaît comme un épisode dans un débat de longue durée qui interroge les relations entre art et société. Dans un article de 1960 intitulé « Histoire et littérature. À propos de Racine »[4], Roland Barthes opposait déjà deux approches des œuvres du passé : la première, qu’il appelle la « critique », a pour objet la transmission et la perpétuation de la valeur des œuvres ; la seconde, l’approche historique, étudie les mécanismes de construction de cette valeur. Les tensions entre ces deux approches se sont aiguisées au fil des décennies. D’une part, les attaques subies par les arts, la culture et l’éducation au nom de l’exigence de rentabilité ont provoqué, en réaction, un renforcement de la revendication d’une valeur intrinsèque des œuvres d’art, y compris sur un mode militant (que l’on pense aux lectures publiques de La Princesse de Clèves par exemple[5]). Les théories de l’empathie ou de la fonction transitionnelle ont permis de donner des fondements nouveaux à cette valeur[6]. D’autre part, l’émergence parallèle des cultural studies (études de genre, lectures post-coloniales) dans le champ universitaire et de nouvelles vagues de revendications liées au genre et au contexte post-colonial dans le champ politique a fait des pratiques culturelles un terrain de débat et de combat politique : le déboulonnage de statues en est l’exemple le plus frappant[7].

Dans ce débat, le théâtre du XVIIe siècle occupe une place à part. Théâtre « classique », il incarne depuis longtemps l’idée d’une valeur intrinsèque des œuvres d’art, universelle et anhistorique. Spectacle « baroque », il est devenu ces dernières décennies un objet privilégié de mises en scène « historiquement informées » destinées à un large public. Joué à la bougie, selon une déclamation restituée scandée par une gestuelle d’époque, il est censé susciter l’admiration du public d’aujourd’hui comme de celui du XVIIe siècle[8]. La mise en scène du Bourgeois gentilhomme par Benjamin Lazar en 2005 est emblématique de cette démarche : la lumière chaude des bougies, la splendeur des maquillages et des costumes, l’association de la musique, de la danse et de la déclamation produisent un objet à la fois exotique et merveilleux. Ébloui par la forme du spectacle, le spectateur n’est pas éclairé sur son propos – et sur ce qu’il a pour nous d’étranger : rivalité de la monarchie française avec l’Empire ottoman, hantise de la mobilité sociale… L’inscription de la forme dans un passé exotique sert une déshistoricisation de la fable : le public est censé s’émouvoir unanimement de la beauté des classiques, aujourd’hui comme au XVIIe siècle. Christian Biet a magistralement dévoilé les implications d’une telle démarche :

Qu’est-ce alors que ce cœur individuel et collectif, qui constate combien il partage avec le XVIIe siècle un sentiment traversant le temps ? Une postulation formelle et finalement réactionnaire. Celle qui assume que la beauté est harmonieuse, non contradictoire et qu’elle n’a pas d’histoire. Ou, pire, celle que la véritable beauté, qui parle au cœur, renvoie à un XVIIe siècle regretté dont la mise en scène néo-baroque du XXIe siècle dévoile l’authentique valeur[9].

Il s’agit ici d’étudier une série de spectacles qui mettent en question cette revendication d’une « beauté sans histoire » à partir de corps qui la heurtent, justement parce qu’ils sont très fortement inscrits dans une actualité, un contexte social et historique, des rapports de pouvoir : le corps du roi et le corps de l’autre.

Au XVIIe siècle, sous les règnes de Louis XIII puis de Louis XIV, le corps du roi est un objet de représentation. Dans la représentation – qu’elle soit iconographique, littéraire ou spectaculaire –, le corps physique du monarque se mue en corps politique[10]. Les ballets de cour mettent en scène un roi danseur, exhibent sa vigueur et son adresse, et permettent une véritable parade de la cour, dans laquelle chacun donne sa force en spectacle et met en scène sa position par rapport au monarque[11]. Du Ballet de Cassandre (1651) aux Amants magnifiques de Molière (1670), Louis XIV danse dans vingt-sept ballets et y incarne des personnages variés, tantôt démon ou bohémienne, tantôt divinité. Sa force y devient un objet de plaisir et d’admiration pour les spectateurs[12]. Même lorsque le roi n’est pas présent sur scène, sa présence est fréquemment invoquée : il est au cœur des prologues des opéras de Quinault et Lully ou du dénouement du Tartuffe de Molière. Cette présence a agi comme un obstacle à la déshistoricisation et à la canonisation des œuvres concernées : les ballets de cour ont été longtemps oubliés, et ne sont que rarement portés à la scène ; depuis le XVIIIe siècle, les opéras de Quinault et Lully ont souvent été représentés sans leurs prologues. Quant au Tartuffe, l’intervention finale de l’exempt et son éloge de Louis XIV continuent de poser problème aux metteurs en scène, comme en témoigne par exemple les choix de Luc Bondy en 2014, qui a modifié le texte pour substituer à l’intervention du « Prince ennemi de la fraude » un « deus ex machina administratif »[13]. Le roi disparaît, remplacé par l’État.

Si le corps du roi résiste ainsi à l’appropriation, ce n’est pas seulement qu’il fait référence à une situation historique et sociale précise. C’est aussi que sa mise en spectacle est caractéristique d’un régime des arts qui n’est plus le nôtre, et qui articule étroitement esthétique et politique. Il heurte le régime esthétique des arts et la fiction de la séparation entre l’art et le pouvoir qui le fonde. Il est donc étonnant de le voir porté sur scène à deux reprises, dans deux spectacles créés en 2017 : Le Ballet royal de la Nuit de Francesca Lattuada et Sébastien Daucé[14] et Oh Louis… We move from the ballroom to hell while we have to tell ourselves stories at night so that we can sleep… de la chorégraphe Robyn Orlin[15]. En choisissant de mettre en scène ce corps qui résiste, les deux spectacles réfléchissent l’articulation entre esthétique et politique. Leurs démarches apparaissent comme a priori opposées : le premier revendique une forme de dépolitisation du divertissement ; le second s’inscrit au contraire dans la construction d’une posture d’artiste engagée. Les spectacles ont cependant en commun de travailler la résistance du corps du roi en convoquant un autre corps, ou plutôt un corps de l’autre, des incarnations de l’altérité. Ce faisant, tous deux mettent en scène un autre corps du roi, qui figure l’altérité du passé. Le corps du roi et le corps de l’autre sont ainsi travaillés pour manifester une distance, rendre visible le décrochage qui est le propre de toute démarche de recréation, et faire de l’écart et de l’appropriation le sujet même du spectacle. Dans Le Ballet royal de la Nuit, c’est un danseur à la peau noire, Sean Patrick Mombruno, qui incarne Louis XIV : les choix chorégraphiques comme les discours encadrant la réception du spectacle revendiquent la couleur de peau du danseur comme un élément déterminant de l’interprétation. Oh Louis… met lui aussi en scène le personnage de Louis XIV : le roi y est présenté comme un migrant venu d’Afrique sans papiers.

Les spectacles baroques, et notamment les ballets de cour et leurs avatars, les comédies-ballets et les opéras, ont fait un grand usage des corps étrangers. Africains, Égyptiens, Turcs y sont des figures exotiques, inscrites dans une esthétique de la surprise et de l’émerveillement[16]. En mettant en scène aujourd’hui des incarnations de l’altérité, ces spectacles rencontrent cependant inévitablement une autre tradition : celle de l’exhibition des corps exotisés et humiliés issue de l’histoire coloniale et esclavagiste[17]. Le spectacle d’un autre corps du roi noue alors un questionnement sur la mémoire – héritage colonial et canon classique – avec une réflexion sur l’articulation entre esthétique et politique. Ce nœud est particulièrement sensible dans un troisième spectacle qui, s’il ne met pas directement en scène le corps du roi, donne à voir des corps « sauvages » pour mieux représenter le pouvoir qui les a colonisés. Les Indes galantes de Rameau et Fuzelier mises en scène par Clément Cogitore et chorégraphiées par Bintou Dembélé à l’Opéra Bastille en 2019 jouent de la rencontre – entre les colons et les colonisés, entre des hommes et des femmes qui se désirent, entre les esthétiques apparemment opposées de l’opéra baroque et du hip-hop – pour mettre ces questions au travail, en faire jouer les articulations, et interroger ainsi le public sur ce qu’il est capable de partager, sur la communauté qu’il veut constituer.

 

Le Ballet royal de la Nuit
et « l’obscure clarté » du Roi Soleil

 

Le Ballet royal de la Nuit créé au Théâtre de Caen en 2017 constitue la première recréation complète du ballet dansé par Louis XIV en 1653. Au moment de sa création, ce ballet était chargé d’un discours politique fort : juste après les guerres civiles de la Fronde, il mettait en scène le jeune Louis XIV en Soleil levant, triomphant de la nuit et du chaos, et figurait la soumission de la noblesse au pouvoir royal[18]. Ce n’était pas un divertissement destiné à être repris, mais bien une mise en scène politique ancrée dans une actualité. La musique du ballet n’a d’ailleurs été que partiellement conservée, et l’on ne sait quasiment rien des chorégraphies. Recréer un tel spectacle pour un public du XXIe siècle était une gageure : qui peut encore saisir les allusions à l’actualité politique de la première moitié du XVIIe siècle ? Quel sens donner à l’éloge du monarque absolu qui fait l’objet central du ballet ? Une première recréation partielle de ce ballet avait déjà eu lieu, en 2000, pour le film Le Roi danse de Gérard Corbiau[19]. La fable permet ici d’éclairer le contexte du ballet. En donnant à voir et à entendre les réactions de la cour, le film éclaire et dramatise les enjeux politiques des chorégraphies.

Ce n’est pas le choix du spectacle de 2017, qui tient au contraire ces enjeux politiques à distance, pour produire un spectacle divertissant. Si la musique du spectacle se présente comme une « reconstitution vraisemblable » de ce qu’aurait pu être la musique de 1653, réalisée par le compositeur Sébastien Daucé avec l’aide du musicologue Thomas Lecomte[20], les costumes, les décors et les chorégraphies n’ont aucune prétention historique. Le livret du ballet, l’ordre et le thème des différentes entrées sont respectés, mais l’esthétique en est actualisée[21]. Le spectacle s’appuie sur les caractéristiques du ballet de cour – son esthétique du défilé, destinée à faire la revue des courtisans, sa construction par entrées successives dans lesquelles les danseurs exhibent leur force et leur adresse – pour convoquer les pratiques circassiennes, les modèles du défilé de mode et de la revue de cabaret. Les danses sont remplacées par des numéros de cirque réalisés par des acrobates et des jongleurs. Les costumes, loin de reproduire les costumes pourtant bien connus du ballet de 1653, évoquent un imaginaire contemporain. Ces choix esthétiques contribuent à élargir le public : ils sont pensés pour séduire une audience large et familiale.

Le choix du danseur Sean Patrick Mombruno pour incarner les différents rôles dansés par Louis XIV dans le ballet de 1653 s’inscrit dans la continuité de ces choix esthétiques. Mombruno est en effet un danseur et un modèle qui travaille à l’intersection de l’univers de la mode (avec des performances scéniques pour des défilés), du cabaret (il est l’assistant de Philippe Découflé pour la chorégraphie du spectacle du Crazy Horse Glamazones en 2013) et de l’opéra (il danse notamment dans Aïda de Verdi mis en scène par Charles Roubaud à l’Opéra de Marseille en 2008). Dans le spectacle de 2017, Mombruno n’incarne pas tant les différents rôles mentionnés par le livret (une Heure, un Jeu, le Soleil…) que le personnage du roi. L’une de ses entrées est d’ailleurs sur-titrée (dans le spectacle et dans le DVD) « la transe de Louis ». Alors que Louis XIV dansait parfois une figure dans un groupe (un Jeu dans un groupe de danseurs incarnant « Les plaisirs et les jeux » par exemple), Mombruno est toujours isolé et distingué. Son corps est construit comme un corps d’exception : il est le seul danseur parmi les chanteuses, chanteurs et artistes de cirque et les costumes qu’il porte le distinguent systématiquement des autres personnes présentes sur scène. Il est au centre des regards : ceux du public, mais aussi ceux des autres artistes présents sur scène. Chacune de ses apparitions constitue un spectacle dans le spectacle : le regard des autres acteurs désigne ce corps comme un objet d’admiration. Le personnage du jeune roi est ainsi placé au centre du spectacle, peut-être même plus fortement encore qu’en 1653.

Mais dans le même temps, cette figure royale est actualisée, déchargée de ses enjeux historiques et politiques. Le corps de Mombruno est à la fois désigné comme un corps d’exception – un corps royal – et comme un corps dépolitisé, objet d’un spectacle divertissant. Ses costumes ne font pas référence à ceux que portait Louis XIV en 1653. Si la couleur or est bien utilisée pour évoquer le Soleil, il porte aussi un kimono, ou des cuissardes rouges, et danse quasiment nu pendant une grande partie du spectacle. L’admiration qu’il suscite n’est pas associée à des manifestations de force ou de puissance. Seul danseur du spectacle, il ne danse pourtant quasiment jamais. Les démonstrations de force ou d’adresse sont entièrement reportées sur les circassiens. Le corps de Mombruno, lui, est donné en spectacle comme un objet passif. Sa seule performance de danseur est d’ailleurs désignée comme une « transe » : le terme tend à effacer l’art du danseur, sa prouesse technique, pour en faire l’objet d’une intervention extérieure, un corps passif et sans volonté. Les choix de costumes soulignent cette exhibition, en la rattachant à l’univers du cabaret et du spectacle burlesque : Mombruno entre en scène en culotte de cuir et cuissarde rouge (il incarne alors une Heure), puis est au centre d’une scène d’ « effeuillage » (lorsqu’il danse le rôle d’un Jeu) dans laquelle les acrobates viennent lui ôter successivement plusieurs kimonos et chemises jusqu’à le dénuder presque complètement ; à partir de là, il apparaît à plusieurs reprises quasiment nu au milieu d’un groupe de personnes vêtues qui l’admirent. La dépolitisation du corps du roi, son désancrage, passent ainsi à la fois par son intégration à une esthétique contemporaine inspirée du cabaret et par l’exhibition de son corps comme objet passif de l’admiration (et non sujet d’action et de pouvoir).

 

L’effeuillage
Le Ballet royal de la Nuit
Direction musicale de Sébastien Daucé
Mise en scène et chorégraphie de Francesca Lattuada
Création le 8 novembre 2017 au Théâtre de Caen
Enregistré le 9 novembre 2017 au Théâtre de Caen

 

Dans ce dispositif, la couleur de peau du danseur joue un rôle déterminant : Sean Patrick Mombruno est en effet la seule personne noire présente sur la scène, et sa couleur de peau constitue un élément signifiant de la scénographie. Dans les nombreux entretiens qui ont accompagné la création du spectacle, la chorégraphe Francesca Lattuada affirme à plusieurs reprises que Mombruno incarne « l’obscure clarté qui tombe des étoiles »[22], interprétant ainsi la couleur de peau du danseur comme un trait distinctif qui en fait une sorte d’envers du Roi-Soleil. Rayonnant comme lui, il peut incarner la figure mythique. Mais son rayonnement est « obscur », sa clarté est celle des « étoiles » : sa couleur de peau le distingue du roi historique et lui permet d’incarner le mythe tout en contribuant au désancrage historique du spectacle. Donner un corps noir à Louis XIV serait ainsi une manière de mettre en scène le corps du roi tout en tenant à distance l’identification avec le roi historique. Le choix de citer Corneille affirme la valeur esthétique de cette prise de distance : Mombruno-Louis XIV est un « soleil noir », un oxymore qui, comme le vers de Corneille, doit provoquer une émotion esthétique détachée de tout contexte historique.

Ce dispositif esthétique s’appuie sur la construction du corps noir et de sa visibilité propre dans l’histoire coloniale : l’histoire qui a fait du corps noir le corps de l’autre par excellence. En mettant en scène la singularité du corps de Mombruno, corps d’exception, il prolonge, reconduit et amplifie cette construction. Pour distinguer le corps noir du roi, le désigner à l’admiration tout en le déchargeant de sa puissance historique et politique, en le désarmant, le spectacle mobilise un imaginaire colonial du corps noir comme corps sauvage et objet d’exhibition[23].

 

La transe de Louis
Le Ballet royal de la Nuit
Direction musicale de Sébastien Daucé
Mise en scène et chorégraphie de Francesca Lattuada
Création le 8 novembre 2017 au Théâtre de Caen
Enregistré le 9 novembre 2017 au Théâtre de Caen

 

L’entrée intitulée « La transe de Louis » est le seul solo du danseur, le seul moment où il donne à voir sa virtuosité, la puissance et l’adresse de son corps. J’ai déjà souligné combien l’emploi du terme « transe » contribuait à désamorcer cette démonstration de puissance en maintenant le corps du danseur dans une position d’objet passif. Les autres éléments du spectacle vont dans le même sens. Debout au milieu d’un cercle d’acteurs assis, Mombruno est quasiment nu, le torse orné d’un tatouage rouge. Il réalise des torsions et des soubresauts sur un rythme de plus en plus rapide. La nudité, le tatouage, les mouvements du corps convoquent un imaginaire du corps sauvage qui joue sur l’exotisation et l’érotisation du corps noir.

En dépolitisant le ballet de cour, le spectacle en modifie la forme, jusqu’à reconstruire un dispositif d’exhibition qui a lui aussi une histoire et des enjeux politiques : le dispositif d’exhibition du corps noir exotique et érotique hérité du passé colonial. Le roi, privé de sa force, coupé de son ancrage historique, offert au regard comme un objet à la fois radicalement différent et désirable, devient un sauvage. La forme qu’on a voulu désancrer, détacher du passé qui lui donnait sens, se trouve investie par une autre mémoire, une autre histoire, et du même coup par d’autres enjeux politiques – qui sont cependant demeurés largement inaperçus du public.

 

Oh Louis…
Le corps du roi retourné

 

Si Le Ballet royal de la Nuit construit le corps noir du roi comme un instrument de dépolitisation du divertissement, le spectacle Oh Louis… de la chorégraphe Robyn Orlin utilise au contraire le rapprochement entre le corps du roi et le corps de l’autre pour dévoiler ce que masque le divertissement, mettre au jour la violence qui rend possibles nos plaisirs. À partir du mythe national que constitue le personnage de Louis XIV, roi danseur et protecteur des arts, le spectacle interroge le passé esclavagiste de la France, dans une démarche de décolonisation des imaginaires. Au centre du spectacle, l’ancien danseur étoile de l’Opéra de Paris Benjamin Pech joue à la fois son propre rôle et celui du roi. Le corps du roi est donc à nouveau mis en scène comme un corps dansant et admirable. Le spectacle confronte ce corps à des corps autres : les corps blessés des esclaves, qui trouvent comme un écho dans les corps actuels des exilés qui cherchent à rejoindre l’Europe. Au contact de ces autres corps, le corps du roi évolue, jusqu’à devenir lui-même autre : une fois encore, le spectacle construit donc un autre corps du roi, mais ici la distance est utilisée pour interroger la violence qui fonde le pouvoir, et que la figure agréable du roi danseur occulte.

Au début du spectacle, Benjamin Pech en résume ainsi la fable : « je n’ai pas compris pourquoi elle [Robyn Orlin] voulait que je sois Louis XIV qui revient d’Afrique après 300 ans, ayant perdu son passeport. » La pièce se définit ainsi comme la mise en scène d’un retour : retour du roi passé dans le présent, retour d’Afrique aussi, et par conséquent retour d’un autre passé, celui de la colonisation et de l’esclavage, dans notre actualité. Ce motif du retour, à la fois irruption, retournement et réflexion, structure l’ensemble de la pièce. Celle-ci se construit en une succession de saynètes. Benjamin Pech s’adresse au public dans des monologues comiques, sur le mode du one-man-show. Il utilise son téléphone pour filmer ses interventions ou les réactions du public et les images sont projetées au fond de la scène. Ces passages s’inscrivent ainsi dans une esthétique du divertissement. Ils sont interrompus par des interventions du claveciniste Loris Barrucand qui contrastent fortement avec cette esthétique. Là où Pech interagit avec le public et cherche à le faire participer au spectacle, Barrucand déclame un texte de manière frontale et solennelle. Ce texte n’est pas immédiatement identifiable : on comprend d’abord qu’il relève du domaine juridique, puisqu’il est structuré en articles numérotés, puis le terme « esclaves » apparaît et l’on finit par reconnaître le « Code noir »[24]. La violence esclavagiste surgit ainsi dans le spectacle progressivement, par fragments, comme un souvenir traumatique que l’on peine à reconstituer et à identifier. À cette mémoire collective et occultée vient se superposer une autre mémoire, individuelle : c’est encore le claveciniste qui, en jouant un extrait du ballet La Belle au bois dormant de Tchaïkovski, fait surgir le souvenir des triomphes du danseur étoile, souvenirs relayés ensuite par la vidéo, puis par les images de ses blessures. Enfin, le monologue de Benjamin Pech est entrecoupé de passages dansés. La scénographie et la chorégraphie évoquent alors des images des exilés noyés en Méditerranée. La vidéo est là encore utilisée pour faire surgir la mémoire de l’esclavage. Le spectacle divertissant est ainsi progressivement submergé par le retour de la violence.

Au fil du spectacle, les pôles opposés que constituent le roi et l’esclave, le corps admirable et le corps blessé, se mêlent progressivement, et le retour se fait retournement. Le retour du passé apparaît d’emblée comme un facteur de trouble des identités. Pendant tout le spectacle, les deux hommes en scène hésitent sur la manière dont ils se nomment : Louis ou Benjamin ? Lully ou Loris ? La musique jouée au clavecin évoque le passé baroque, mais est l’œuvre d’un compositeur contemporain. Les reconnaissances sont ainsi rendues problématiques, jusqu’à transformer le roi en immigré sans-papier. Dans le passage du passé au présent, Louis a en effet perdu son passeport : le roi esclavagiste se retourne en son autre, ce nouvel esclave qu’est l’immigré clandestin. Le dénouement de la pièce construit l’image carnavalesque d’un monde à l’envers. Le roi recueille en mer les corps des migrants et les porte sur son trône avant d’aller lui-même se noyer.

 

La noyade
Oh Louis… de Robyn Orlin
Avec Benjamin Pech et Loris Barrucand
Création le 5 décembre 2017 au CNDC d’Angers

 

Ce motif du retournement qui structure le drame est aussi à l’œuvre sur le corps même du comédien. Le corps de Louis-Benjamin est un corps retourné, renversé, cul par-dessus tête. Il est souvent couché, les jambes en l’air ; il met ses mains dans ses chaussures et danse avec ses bras comme avec des jambes. Ce renversement participe d’une forme de décalage burlesque. Le corps du roi est présenté comme un corps grotesque : Benjamin Pech ouvre le spectacle en mangeant bruyamment une orange, puis cherche le contact physique avec les spectatrices, avant de mimer sur scène une relation sexuelle. Le renversement prend appui sur l’érotisation traditionnelle du corps du roi, pour en produire une version dégradée, burlesque et comique.

 

Corps admirable, corps blessé
Oh Louis… de Robyn Orlin
Avec Benjamin Pech et Loris Barrucand
Création le 5 décembre 2017 au CNDC d’Angers

 

L’exhibition sur un écran au fond de la scène d’une radio de la hanche de Benjamin Pech retourne son corps comme un gant pour en montrer l’intérieur, dans un procédé proprement carnavalesque. Or cet intérieur est justement celui d’un corps blessé, brisé par la violence de la danse. Le corps présent sur scène réalise ainsi la fusion du corps admirable et du corps blessé, dévoile la violence à l’intérieur même de ce qui suscitait l’admiration. Ce retournement du corps du danseur est aussi un retournement du corps du roi. Dans la noyade finale, le corps du roi finit par figurer les corps violentés qui fondent son pouvoir, sans pour autant les exhiber. À la fin du spectacle, Benjamin-Louis apparaît dans un costume mêlant le wax et l’or d’une couverture de survie devenue manteau royal (photo). Le spectacle produit ainsi un corps hybride qui dévoile la violence du pouvoir tout en incarnant le fantasme d’une possible réparation, en réunissant dans un même corps symbolique les corps violentés et le corps admirable. We move from the ballroom to hell while we have to tell ourselves stories at night so that we can sleep : nous quittons la salle de bal pour l’enfer, et nous devons nous raconter des histoires pour pouvoir dormir la nuit. Ces « histoires » désignent aussi bien le roman national, le mythe du roi danseur et protecteur des arts que le spectacle renverse pour en dévoiler l’envers, que l’utopie d’une réparation, le rêve final d’un corps politique hybride qui fait du spectacle un de ces contes « pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance »[25] malgré la violence du monde.

La danse, qui réunit Benjamin Pech et Louis XIV, fonctionne comme une figure : elle représente la conversion de la violence dans un spectacle admirable, suscitant plaisir et adhésion. Le spectacle construit un parallèle entre les règles de la danse classique, ses cinq positions présentées par Louis-Benjamin au début du spectacle, et les règles édictées par le Code Noir et déclamées par Loris-Lully : deux « codes » inventés par la monarchie louis-quatorzienne et dont nous sommes les héritiers, deux « classiques » qui demeurent d’actualité, deux structures de pouvoir qui brisent les corps. Cette identification de la danse classique au pouvoir colonial est un motif ancien du travail de Robyn Orlin[26]. Dans Daddy, I’ve seen this piece six times before and I still don’t know why they are hurting each other (1999), une danseuse noire en tutu blanc interprète un solo du Lac des cygnes sur un ring. Dans sa mise en scène de L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de Haendel à l’Opéra de Paris (2007), elle a cherché à mettre au jour les structures de pouvoir qui régissent l’institution et à interroger la place des danseurs aujourd’hui. Dans Oh Louis…, la danse devient la figure d’un pouvoir violent et désincarné, qui produit dans un même mouvement le corps admirable et les corps blessés et qui occulte sa propre violence par la production d’un divertissement agréable. Le spectacle incite ainsi les spectateurs à s’interroger sur leur propre plaisir : qu’ont-ils admiré lorsqu’ils applaudissaient les prouesses du danseur étoile ? Comment ont-ils pu prendre plaisir à cette violence qui brisait un corps sous leurs yeux ? Quels sont les enjeux du plaisir qu’ils prennent au one-man-show de Benjamin Pech, à l’évocation de Louis XIV ? Au fil du spectacle, et au fur et à mesure que la violence fait retour, le plaisir se mue en irritation.

La séquence des oranges qui ouvre le spectacle annonce cette dynamique : Pech y explique au public comment manger une orange « comme en Afrique » et fournit une démonstration marquée par le plaisir et la sensualité. Ce plaisir, qu’il propose au public de partager en distribuant les fruits dans la salle, devient cependant de plus en plus équivoque, au fur et à mesure que l’orange est mise en relation avec le pillage colonial et que sa consommation est érotisée. À l’issue de la séquence, le danseur affirme le caractère « irritant » des oranges et encadre la réception du spectacle à venir : « au fur et à mesure du spectacle, il y a une irritation qui va s’installer et qui va devenir de plus en plus désagréable. » Si le personnage de Louis XIV se trouve en quelque sorte rédimé par le travail de retournement de son corps qui culmine dans son sacrifice final, c’est finalement le spectateur qui se trouve accusé de prendre plaisir à la violence du pouvoir.

Dans Oh Louis…, le corps du roi n’est donc pas tant construit comme un corps autre – un corps visant à tenir à distance l’incarnation du pouvoir – que comme un corps hybride : un corps qui refuse l’essentialisation des identités, met en lumière le fonctionnement dialectique du pouvoir et dessine l’utopie d’une réparation possible, d’un corps réconcilié échappant à la violence de l’oppression. La construction progressive de ce corps hybride au fil du spectacle, par des séries de retours et de retournements, produit un déplacement du regard du spectateur, qui est amené à mettre en question ses propres manières de voir : à discerner les corps violentés dans le corps admirable, à découvrir son propre désir de roi au fondement de l’admiration qu’il ressent pour le corps du roi et ainsi à interroger les implications politiques de ses plaisirs. C’est la restitution de la dimension politique du corps du roi propre aux ballets du XVIIe siècle qui permet au spectacle de trouver son actualité dans une réflexion sur les mécanismes du plaisir et du pouvoir.

 

Les corps sauvages des Indes galantes

 

Il n’y a pas de roi dans Les Indes galantes, l’opéra-ballet de Rameau et Fuzelier créé à Paris en 1735 et mis en scène par Clément Cogitore et Bintou Dembélé à l’Opéra Bastille en 2019. Quand le spectacle a été créé au début du XVIIIe siècle, cela faisait longtemps déjà que le corps du roi n’était plus présent sur scène. La forme de l’opéra-ballet hérite cependant de l’esthétique du ballet de cour : elle réunit des arts divers (la musique, la danse, le récit, les décors et les machines) pour produire l’émerveillement du public, au service de l’adhésion au pouvoir. Elle est étroitement liée à la glorification de la monarchie française. Le livret des Indes galantes publie ainsi la domination de la France, nation galante par excellence, sur le monde, et plus particulièrement sur ses récentes colonies d’Amérique[27]. La représentation du pouvoir passe alors par la mise en scène non plus du corps du roi, mais de corps sauvages : les corps conquis des colonisés. Comment figurer ces corps sauvages dans un spectacle en 2019 ? Comme le spectacle de Robyn Orlin, la mise en scène de Clément Cogitore et de Bintou Dembélé utilise l’hybridation pour interroger les rapports de pouvoir et les enjeux de l’émerveillement du public, voire pour dessiner les contours d’une communauté délivrée de l’oppression.

Le livret des Indes galantes est composé d’un prologue et de quatre entrées, développant chacune une fable autonome. C’est le prologue qui donne sa cohérence à l’ensemble : la guerre (Bellone) ayant détourné la jeunesse d’Europe des plaisirs de l’amour, Cupidon va conquérir « les plus éloignés rivages » pour y faire triompher la galanterie. La conquête amoureuse y devient une image des conquêtes militaires :

Traversez les plus vastes mers ;
Volez, Amours ;
Portez vos armes et vos fers
Sur les plus éloignés rivages.

Les quatre entrées déclinent ce thème en mettant en scène des intrigues galantes dans des territoires exotiques : la Turquie, le Pérou, la Perse et la Louisiane. Depuis les années 1660, la monarchie française a construit la galanterie comme une idéologie nationale[28]. En 1697, l’un des premiers opéras-ballets, L’Europe galante de Campra et Houdar de la Motte, mettait déjà en scène le triomphe de la galanterie dans toute l’Europe pour mieux proclamer la supériorité de la monarchie française sur les puissances rivales, l’Italie, l’Espagne et l’Empire ottoman. Les Indes galantes reprend le même schéma, mais cette fois-ci, les peuples choisis pour figurer dans les différentes entrées sont autant d’allusions à l’actualité de la colonisation : en 1735, Maurepas envoie une expédition au Pérou tandis qu’en Amérique du Nord, la France étend ses possessions jusqu’en Iowa. Les Indes galantes présente une image heureuse et optimiste de cette colonisation en cours. La violence guerrière y est représentée sous les traits de la conquête amoureuse, et la domination française s’en trouve légitimée par le plaisir qu’elle procure. Dans la dernière entrée, intitulée « Entrée des Sauvages », un couple de jeunes Indiens d’Amérique voit ses amours contrariées par l’intervention de deux officiers européens, un Français et un Espagnol, tous deux épris de la jeune fille. Mais le Français, touché par la tendresse des Indiens, finit par protéger leur amour. Que la domination française semble douce ! Cet hymne à la colonisation passe aussi par les choix musicaux. Pour la « danse du calumet de la paix » qui clôt l’« Entrée des Sauvages », Rameau affirme s’être inspiré de danses d’Indiens de Louisiane présentées quelques années plus tôt à la Comédie Italienne. Quelle que soit la réalité de cette inspiration, la musique construit une vision exotique du « sauvage »[29] qui contribue à affirmer l’altérité des colonisés.

La tradition critique et scénique a contribué à exacerber ce contraste entre glorification nationale et représentation de l’autre. Depuis la « Querelle des Bouffons », qui opposa au XVIIIe siècle les partisans de la musique française et ceux de la musique italienne, Rameau est en effet devenu l’emblème d’une musique « nationale ». Il figure les origines à la fois de l’opéra à la française et de l’institution chargée de le transmettre, l’Académie royale de musique, devenue Opéra de Paris. Redécouvert par les musicologues dans la première moitié du XXe siècle, dans un moment où les tensions en Europe exacerbent les revendications nationales, il incarne alors à nouveau le « génie français » en musique[30]. Lorsque Les Indes galantes est ressuscité par Maurice Lehmann à l’Opéra de Paris en 1952, l’opéra-ballet se trouve investi de cet héritage et valorisé à la fois comme une œuvre nationale et comme une œuvre originelle. Son discours politique premier est occulté par une mise en scène qui en fait un grand divertissement, proche du music-hall. Dans la dernière entrée, les sauvages sont incarnés par des chanteurs barbouillés de noir et couverts de plumes : cette vision exotique de l’autre s’inscrit dans un imaginaire colonial actualisé, nourri des exhibitions et des spectacles de cabaret[31].

C’est cette même « Entrée des Sauvages » qui est à l’origine du spectacle de 2019. Tout commence en effet en 2017, avec un court-métrage réalisé par Clément Cogitore pour la 3e scène de l’Opéra de Paris, qui ne représente que l’air final de cette dernière entrée : un chant de réconciliation, dans lequel colons et colonisés chantent ensemble les plaisirs de la paix[32]. Le court-métrage ne mentionne jamais ni le terme de « sauvages » ni la fable impérialiste de l’entrée. Mais il travaille sur les corps sauvages en confrontant la musique de Rameau à des corps qui lui sont apparemment étrangers : les corps dansants de krumpeurs. La force du court-métrage tient à la rencontre de deux univers étrangers, au contraste et à l’harmonie paradoxale qu’elle produit : d’un côté, la musique de Rameau, perçue comme un patrimoine fortement institutionnalisé et même élitiste ; de l’autre, une danse issue de la rue (le texte qui accompagne la vidéo insiste sur son lien avec les émeutes des quartiers noirs américains) et des corps qui évoquent « la banlieue » et « les quartiers »[33]. La puissance mise en œuvre dans la danse, sa violence, fait résonner la musique autrement : elle la rend plus largement audible, en en soulignant le rythme et la parenté avec des musiques actuelles ; elle propose aussi une lecture ironique de son discours de paix (« Forêts paisibles… ») en rendant visible la violence des rapports de pouvoir qui imposent et sous-tendent cette paix. En même temps, l’occultation du mot « sauvages » – puisque le titre de l’entrée n’est jamais mentionné dans les textes qui accompagnent la vidéo – est significative du risque de la démarche : s’agit-il de désigner les danseurs et les danseuses de krump comme de nouveaux sauvages ? De les exhiber sur la scène de l’opéra et de jouer de leur exotisme pour attirer le public ? Dans le court-métrage, ce risque de l’exhibition est conjuré par les choix de cadrage, qui plongent le spectateur au cœur du cercle des danseurs[34]. Mais le passage de la vidéo à la scène, et de l’extrait au spectacle complet – avec la restitution de la fable colonialiste que cela implique – pose le problème d’une manière nouvelle.

Pour créer Les Indes galantes, Clément Cogitore s’est adjoint la chorégraphe Bintou Dembélé, issue de la culture hip-hop. Le spectacle est nourri du travail de Dembélé sur la mémoire coloniale. En 2014, avec Z.H., elle évoquait les zoos humains et explorait les traces du passé colonial dans les corps. Dans Les Indes galantes, elle parvient à éviter le risque de l’exhibition et de l’exotisation en travaillant sur les groupes et les rencontres. Les corps des danseuses et danseurs issus de l’univers des danses urbaines, hip hop, flex, voguing, ne sont jamais distingués des corps des choristes et des chanteuses et chanteurs. Les costumes, la répartition des corps dans l’espace, et même les gestes, empêchent l’établissement de frontières et l’enfermement identitaire. Les chanteuses et les chanteurs d’opéra dansent. Les danseuses et les danseurs se mêlent au chœur. La couleur de peau ne fonctionne jamais comme un point de repère, pas plus que la tenue vestimentaire. Les costumes et les rôles circulent, les assignations sont systématiquement déjouées. Tout cela se fait le plus simplement du monde, et semble évident, mais révèle une vigilance constante. Pour rendre cette circulation possible, il a en effet fallu travailler aussi en amont sur le statut des danseuses et danseurs au sein même de l’Opéra de Paris. Tout ne se joue pas sur scène : il fallait conquérir leur place au sein de l’institution, à égalité avec les autres intervenants du spectacle. Dembélé et Cogitore ont ainsi obtenu l’organisation d’une formation[35], qui a permis aux danseuses et aux danseurs de s’approprier le fonctionnement de l’Opéra, de maîtriser leur intervention dans le spectacle et ses suites, d’investir aussi les lieux. Surtout, ces heures de formation leur ont ouvert le droit au statut d’intermittent du spectacle, statut inaccessible pour beaucoup de praticiens des danses de rue, qui travaillent en dehors des circuits institutionnels. Avec ce statut, il s’agissait de leur donner la maîtrise de leur temps et de leur permettre de s’impliquer pleinement dans la création. Pour défaire l’étrangeté et les rapports de domination sur scène, il a donc d’abord fallu les réduire hors-scène, en libérant les danseuses et les danseurs des contraintes qui pesaient sur eux, en leur donnant le loisir d’investir l’opéra, au sens le plus concret du terme (passer du temps dans les bâtiments) comme au sens abstrait (s’approprier l’œuvre).

Dans le spectacle, les interventions des danseuses et des danseurs représentent ce même mouvement de conquête de l’espace et de la liberté. La première entrée de l’opéra, intitulée « Le Turc généreux » se termine par une danse que le livret attribue à des « esclaves africains » : c’est la première incursion dans le livret d’une exhibition exotique et colonialiste. Cette entrée met en scène un trio de personnages – le couple de jeunes Français, Émilie et Valère, et le pacha turc Osman – communiant dans les valeurs de la galanterie. Émilie aime Valère, qu’elle allait épouser lorsqu’elle a été enlevée et réduite en esclavage. Son maître, Osman, est tombé amoureux d’elle. Elle refuse les avances du pacha et pleure son amant disparu, lorsque celui-ci survient, lui aussi réduit en esclavage. Lorsqu’Osman découvre les amants réunis, il les surprend par son attitude généreuse : loin de profiter de son pouvoir pour éliminer son rival et obtenir Émilie, il libère les amants et les renvoie dans leur pays chargés de présents. Le livret explique ce comportement peu conforme à ce que le public attend d’un personnage de pacha turc en racontant le passé d’Osman. Autrefois lui-même réduit en esclavage, il a été libéré par Valère. Le héros français constitue ainsi un modèle d’éthique galante capable de s’imposer même au seigneur turc. Sa domination morale lui permet d’échapper à l’esclavage et de soumettre son propre maître à ses désirs. La générosité du Turc se traduit par une série de dons : non seulement il rend Émilie à son amant, mais il couvre ce dernier de présents « portés par des esclaves africains ». Ces esclaves doivent être présents sur scène et danser une gavotte sur « l’air pour les esclaves africains » à la fin de l’entrée.

Dans le spectacle créé à Bastille, rien ne permet de reconnaître ces « esclaves africains » : les danseuses et danseurs entrent en scène en même temps que Valère (incarné par Mathias Vidal) et dans le même costume que lui. Naufragés et réduits en esclavage avec lui, ils sont libérés et repartent avec lui, sur le même navire. L’image du navire et le thème du retour servent de support à une scénographie qui interroge ce qui nous revient du passé. L’épave surgit d’un large trou au centre de la scène, tirée par un treuil. De ce « trou de l’histoire »[36] émerge un groupe de naufragés esclaves, aussitôt enveloppés de couvertures de survie. L’image est riche d’interprétations possibles : la cale, la traversée, font signe vers le passé esclavagiste ; les corps naufragés et les couvertures de survie évoquent les images de l’actualité et la crise de l’accueil des migrants.

L’« air pour les esclaves africains » donne finalement lieu à une danse des couvertures de survie qui fait écho à la fin de Oh Louis… et qui construit l’émerveillement à partir de l’image même de la souffrance. Là où Les Indes galantes cherchait à émerveiller les spectateurs par le spectacle du pouvoir – le cortège des esclaves chargés des présents –, le spectacle de 2019 nous émerveille par l’image de corps blessés reprenant possession d’eux-mêmes et retrouvant dans un même mouvement leur liberté et leur beauté. Au spectacle exotique des corps colonisés, il substitue le récit d’une conquête progressive de l’espace, du mouvement, de la liberté et de la puissance.

Cette prise de pouvoir aboutit à la fin de la dernière entrée, l’« Entrée des Sauvages », au moment de la « danse du calumet de la paix ». Les corps empêchés des danseurs se redressent et conquièrent la scène. Tandis que la cantatrice Sabine Devieilhe et les chœurs entonnent « Forêts paisibles… », les danseurs se lancent dans une battle et exhibent leur puissance et leur virtuosité. Le cercle s’élargit, s’ouvre, la danse envahit le plateau. Lorenzo Da Silva Dasse tournoie jusqu’à s’envoler. Marion Gallet arrive au centre du cercle pliée en deux, à quatre pattes, le corps contorsionné par on ne sait quelle violence, et semble conquérir chacun de ses mouvements, jusqu’à se redresser, à relever la tête et les bras, à arracher des cris à sa bouche. Les bras et les poings se lèvent, confondant les gestes caractéristiques du hip-hop et ceux de la lutte. Au fil de l’opéra, les corps désignés comme sauvages ou exotiques par le livret sont ainsi construits par le spectacle comme des corps puissants, admirables, des corps de rois. Cette évolution nous est donnée à voir comme une libération violente, explosive, l’enjeu d’une lutte. Là où Les Indes galantes du XVIIIe siècle proposait au spectateur l’image agréable d’une colonisation heureuse, Les Indes galantes de 2019 donne à voir l’image merveilleuse d’une libération violente.

 

« Danse du grand calumet de la paix »
Les Indes galantes
Mise en scène de Clément Cogitore
Chorégraphie de Bintou Dembélé
Direction musicale de Leonardo García Alarcón
Création à l’Opéra Bastille en septembre 2019

 

Ce récit d’une libération est aussi celui d’une rencontre. Dès la première entrée, le corps du chanteur qui incarne le seigneur français, Valère, et celui du danseur esclave et naufragé entrent dans un dialogue qui redéfinit leur relation, construit et donne en spectacle une forme de solidarité. À la fin de la danse des couvertures de survie (« l’air pour les esclaves africains »), le personnage de Valère, incarné par Mathias Vidal, commence à chanter : « Hâtez-vous de vous embarquer… » et l’un des danseurs, Lorenzo Da Silva Dasse, tombe brutalement. C’est à ce corps effondré que s’adresse Vidal, qui semble le soulever par la force de sa voix. S’engage alors un échange entre le corps de Lorenzo Da Silva Dasse, corps blessé qu’il s’agit de relever, de soutenir et de porter, et le chant de Mathias Vidal, relayé par les gestes d’un second danseur, Salomon Mpondo Dicka. Le jeune homme tombe, est relevé, chancelle, tournoie, est rattrapé, porté, reposé, fait quelques pas puis tombe à nouveau, tandis que Vidal l’appelle : « Volez, hâtez-vous de vous embarquer. » La danse charge ainsi le chant d’une tension nouvelle : il ne s’agit pas du dénouement heureux de l’intrigue qui a précédé, mais d’un appel urgent, vital et presque douloureux, pour ramener à la vie et au mouvement le corps brisé. Dans ce passage, la rencontre du corps du danseur et de la voix du soliste nous est donnée à voir comme le moyen même de la libération : c’est la rencontre qui relève le corps effondré, qui répare la blessure, qui fait avancer.

Cette première rencontre est relayée dans la deuxième entrée par un nouveau duo entre la cantatrice Sabine Devieilhe et le danseur Cal Hunt. L’entrée des Incas reprend la métaphore amoureuse de la conquête coloniale introduite par le prologue et la traduit en fable. La princesse Inca Phani aime le général espagnol Carlos et repousse les avances du prêtre du Soleil Huascar. Après un dialogue avec Carlos dans lequel elle accepte de l’épouser, elle se trouve seule et chante :

Viens, hymen, viens m’unir au vainqueur que j’adore !
Forme tes nœuds, enchaîne-moi !
Dans ces tendres instants où ma flamme t’implore,
L’amour même n’est pas plus aimable que toi.

L’hymen, ses nœuds et ses chaînes, figurent ici la domination coloniale et la représentent comme « aimable » et désirable. Mais sur la scène de l’Opéra Bastille, Phani n’est pas seule : un danseur (Cal Hunt) accompagne en silence son chant et entre en dialogue avec elle.

 

« Viens, hymen »
Sabine Devieilhe (soprano) et Cal Hunt (danseur)
Les Indes galantes
Mise en scène de Clément Cogitore
Chorégraphie de Bintou Dembélé
Direction musicale de Leonardo García Alarcón
Création à l’Opéra Bastille en septembre 2019

 

Là encore, la voix de la cantatrice semble porter le corps du danseur, qui répond à ses moindres inflexions. Le chant de désir de Phani ne semble plus tant adressé à Carlos qu’à ce corps dansant, désigné ainsi comme un corps à la fois puissant et désirable. Le pouvoir érotisé que le livret attribuait au colon est déplacé vers un autre corps, un corps étranger. Cal Hunt n’incarne ici aucun personnage, et sa tenue comme ses gestes le désignent comme un danseur hip-hop. Il est étranger à la fable comme à l’univers de l’opéra. Dans cette rencontre, le corps de l’autre se substitue au corps du colon comme objet d’admiration et de désir. Son étrangeté même s’efface dans une forme d’hybridation : lorsqu’il glisse et tournoie, monté sur ses pointes, on ne voit plus en Cal Hunt qu’un danseur virtuose. La rencontre de la cantatrice et du danseur nous est présentée comme une parenthèse extérieure à la fable des Incas, et qui constitue une étape dans un autre drame : celui qui sert de fil conducteur au spectacle, et qui met en scène la rencontre libératrice de deux mondes.

Ce drame trouve son point d’aboutissement dans la chaconne finale de l’« Entrée des Sauvages ». Sur l’air « Forêts paisibles », danseurs, danseuses, chanteuse, chanteur et chœur se mêlent pour former un même cercle, une même communauté hybride et traversée de tensions, un même corps en mouvement. La voix prend une dimension physique : elle est traitée comme un flow, un courant qui fait se mouvoir les corps. Les corps qui dansent s’inscrivent dans la musique : les pieds qui frappent le sol, les corps qui tombent, la hype (les cris d’encouragement du public) se mêlent aux notes de l’orchestre. À la fin de l’air, le public à son tour fait irruption dans la musique par ses applaudissements et ses cris, tant est grand son désir de participer, lui aussi, à la communauté qui s’est ainsi dessinée sur scène. Les corps sauvages se sont retournés en corps admirables. De l’hybridation du corps du roi et des corps sauvages, le spectacle fait naître un corps collectif divers, puissant, libre et désirable.

***

Les représentations du pouvoir monarchique jouent un rôle important dans l’imaginaire national : elles appartiennent au canon transmis par les institutions culturelles et sont reprises par l’industrie du divertissement. Que se passe-t-il quand un portrait de Louis XIV est offert à notre admiration ? Quand on recrée des fêtes de cour, dans une exposition ou dans un divertissement de luxe[37] ? Quand on remet sur scène un ballet de cour dans lequel Louis XIV a dansé ou un opéra-ballet qui représente la gloire de la monarchie française ? Dans la période qu’on a appelée le « Grand-siècle », les arts participent de la représentation du pouvoir. Ils manifestent sa magnificence, et transforment la violence du pouvoir en source de plaisir et d’admiration. Ce n’est pas une simple affaire de « discours ». C’est la forme même de ces œuvres qui les charge d’enjeux politiques. Que faire aujourd’hui de ce passé, et comment le proposer encore comme objet d’émerveillement ? La question dépasse le champ des spectacles pour se poser à toute démarche de transmission, qu’elle relève des politiques patrimoniales, de l’enseignement ou de la création.

Le Ballet royal de la Nuit, parce qu’il met directement en scène Louis XIV, la pose de manière particulièrement aiguë. Le spectacle de 2017 fait le pari du désancrage historique pour produire un divertissement inscrit dans une esthétique du XXIesiècle. Dans cette démarche, il utilise le corps noir comme un signe d’altérité, la marque d’une prise de distance avec le passé monarchique, mais reconduit ainsi un imaginaire colonial. L’entreprise de dépolitisation des formes semble ainsi se heurter à une irréductible historicité de nos manières de voir. Oh Louis… et Les Indes galantes, au contraire, font du retour du passé le sujet même des spectacles, et réfléchissent ainsi (au double sens de refléter et de donner à penser) la démarche d’appropriation du patrimoine qui est la leur. Dans cette perspective, le corps noir du roi, comme le corps admirable du sauvage, ne sont pas des inversions polémiques de l’imaginaire canonique. Il ne s’agit pas de présenter un anti-Louis XIV ou de prendre le parti du « sauvage » contre le colon, mais de produire des hybridations qui déjouent les tentatives de reconnaissance identitaires. Ces corps hybrides incarnent les tensions et les contradictions de notre héritage, en investissent les espaces de jeu. Ils figurent des corps politiques possibles et nous les proposent comme objets de désir. Par-delà l’anachronisme, ces appropriations nous font percevoir et expérimenter l’imbrication de l’esthétique et du politique qui caractérise les œuvres du Grand-siècle : tout en travaillant la pertinence des œuvres du passé pour notre présent, elles en éclairent le fonctionnement historique.

 

 

Notes

[1] Sur cette polémique, voir Bérénice Hamidi-Kim, « Pour une liberté de création partagée par tous », AOC, 3 mai 2019.

[2] Sur cette qualification, voir Sylvie Chalaye, « Eschyle à la Sorbonne : pourquoi condamner le blackface », Africultures, 18 avril 2019, et Marie-Hélène Delavaud-Roux, « Eschyle censuré », Connaissance hellénique, 28 juin 2019.

[3] C’est la définition que Sainte-Beuve donne de l’auteur classique : celui « qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges » (« Qu’est-ce qu’un classique ? », dans Causeries du Lundi, Paris, Garnier, 1851-1868, t. III, p. 42).

[4] Roland Barthes, « Histoire et littérature : à propos de Racine », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 15ᵉ année, n° 3, 1960, p. 524-537.

[5] Voir Alain Cantillon, « ‘‘Y a l’autre qu’a rien fait’’ (Qu’est-il arrivé à La Princesse de Clèves ?) », Penser/Rêver, n° 20, automne 2011, p. 153-166, et Marine Roussillon, « La langue classique, une langue parlée ? Dire La Princesse de Clèves au XXIe siècle », Elseneur, dossier « L’oralité dans le roman (XVIe et XVIIe siècles) », Caen, Presses Universitaires de Caen, n° 32, 2017.

[6] Je pense ici aux travaux de Martha Nussbaum et d’Hélène Merlin-Kajman. Pour une analyse critique de la « critique empathique » qui s’est développée depuis le début des années 2000, sous l’influence notamment des sciences cognitives, voir le dossier « Autopsie des émotions » d’Acta fabula, vol. 15, n° 4, avril 2014.

[7] Voir Silyane Larcher, « Déboulonné, ce passé que je ne saurais voir ! », Le blog de Silvyane Larcher, 31 mai 2020 ; Guillaume Mazeau et Mathilde Larrère, « Déboulonnages : l’histoire et l’espace public en partage », Regards, 19 juin 2020.

[8] Sur les démarches de la scène baroque, leur diversité et les tentatives de dépasser les problèmes soulevés ici par un geste de création à partir du répertoire baroque, voir Céline Candiard et Julia Gros de Gasquet (dir.), Scènes baroques d’aujourd’hui, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2019.

[9] Christian Biet, « Du national-classicisme au baroco-baroque », Littératures classiques, n° 77, automne 2011, p. 245-259.

[10] On connaît la théorie des deux corps du roi développée par Ernst Kantorowicz : The King’s Two Bodies: A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, Princeton University Press, 1957. Sur le rôle de la représentation dans la construction du pouvoir royal, voir Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981.

[11] Sur le genre du ballet de cour et ses enjeux esthétiques et politiques, voir Margaret McGowan, L’Art du ballet de cour en France (1581-1643), Paris, Éditions du CNRS, 1963 ; Philippe Hourcade, Mascarades et ballets au Grand Siècle, Paris, Desjonquères/Centre National de la Danse, 2002 ; Marie-Françoise Christout, Le Ballet de cour de Louis XIV. 1643-1672. Mises en scène, Paris, Picard/Centre National de la danse, nouvelle édition, 2005 ; Marie-Claude Canova-Green, Ballets pour Louis XIV, Toulouse, Société de Littératures classiques, 1997 et Ballets pour Louis XIII. Danse et politique à la cour de France (1610-1643), Toulouse, Société de Littératures classiques, 2010 ; Marie-Claude Canova-Green et Claudine Nédelec, Ballets pour Louis XIII. Danse et jeux de transgression (1622-1638), Toulouse, Société de Littératures classiques, 2012, et Mark Franko, Dance as text : Ideologies of the Baroque Body, Oxford, Oxford University Press, 2015.

[12] Sur cette conversion de la force en plaisir et en adhésion, voir mes articles : « Amour chevaleresque, amour galant et discours politiques de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchantée (1664) », Littératures classiques, n° 69, automne 2009, p. 65-78, et « Roi danseur, roi guerrier : force et galanterie dans le Divertissement royal », dans Laura Naudeix (dir), Molière à la cour : Les Amants magnifiques en 1670, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020.

[13] Selon l’expression utilisée dans le programme de la pièce. Voir mon article, « Tartuffe : le retour », publié sur Politiques du Grand-siècle, 11 avril 2016.

[14] Le Ballet royal de la Nuit d’après Isaac de Benserade, direction musicale de Sébastien Daucé, mise en scène et chorégraphie de Francesca Lattuada, création le 8 novembre 2017 au Théâtre de Caen.

[15] Oh Louis… We move from the ballroom to hell while we have to tell ourselves stories at night so that we can sleep…, un projet de Robyn Orlin avec le danseur Benjamin Pech et le claveciniste Loris Barrucand, création le 5 décembre 2017 au CNDC (Centre National de Danse Contemporaine) d’Angers.

[16] Voir Mariette Cuénin-Liber, « L’Afrique dans les ballets de cour de Benserade », dans L’Afrique au XVIIe siècle. Mythes et réalités. Actes du VIIecolloque du CIR17, Tübingen, Gunter Narr, 2003, p. 319-332, et Marie-Claude Canova-Green, « Figures de la galanterie dans Le Sicilien ou l’Amour peintre », Littératures classiques, n° 58, printemps 2005, p. 89-103.

[17] Voir Sylvie Chalaye, Du Noir au Nègre. L’Image du Noir au théâtre (1550-1960), Paris, L’Harmattan, 1998.

[18] Le livret du ballet peut être consulté sur le site Gallica : Isaac de Benserade, Ballet royal de la Nuit, divisé en quatre parties, ou quatre veilles : et dansé par Sa Majesté, le 23 février 1653, Paris, Ballard, 1653. Il a été édité avec les dessins de costumes et les partitions qui ont été conservées dans Michael Burden et Jennifer Thorp (dir.), Ballet de la Nuit : Rothschild B1/16/6, Hillsdale (New York), Pendragon Press, Wendy Hilton Dance & Music Series, n° 15, 2009.

[19] Voir notamment l’extrait accessible sur YouTube. C’est Reinhard Goebel qui propose ici une reconstitution de la musique du ballet, tandis que Béatrice Massin crée la chorégraphie.

[20] Sur cette recréation du ballet, voir Judith Leblanc et Marine Roussillon, « Recréer le Ballet royal de la Nuit. Entretien avec Sébastien Daucé et Thomas Lecomte », dans Marine Roussillon (dir.), Récits et imaginaires des fêtes de cour, Revue d’Histoire du Théâtre, n° 282, avril-juin 2019, p. 101-116.

[21] Sur la relation entre restauration et actualisation dans les recréations de ballet de cour, voir Claudine Nédelec et Marine Roussillon, « Restaurer les ballets de cour ? », dans Merveilles de la cour, 5 juin 2019.

[22] Voir par exemple « Conversation entre Francesca Lattuada, Sébastien Daucé et Judith le Blanc : le sacre de la Nuit. Regards croisés sur la résurrection du Ballet royal de la Nuit », dans Théâtre/Public, dossier « La scène lyrique, échos et regards » (coord. Judith le Blanc), n° 228, avril-juin 2018.

[23] Sur cet imaginaire, voir Anne Lafont, L’Art et la race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Dijon, Les Presses du réel, 2019.

[24] « Code noir » est le terme utilisé a posteriori pour désigner un ensemble de textes de lois promulgués à partir de 1685 relatifs aux colonies françaises et à la pratique de l’esclavage, et notamment l’Ordonnance ou édit de mars 1685 sur les esclaves des îles de l’Amérique.

[25] C’est ainsi que George Sand désigne son roman, La Petite Fadette, écrit au lendemain de la sanglante répression de la révolution de 1848 et dédié à son ami emprisonné le révolutionnaire Armand Barbès.

[26] Voir Olivier Hespel, Robyn Orlin fantaisiste rebelle, Toulouse, Éditions de l’attribut, 2007.

[27] On peut lire le livret des Indes galantes en ligne sur la plateforme OperaGlass.

[28] Sur la portée politique de la galanterie, voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008 et La Galanterie, une mythologie française, Paris, Seuil, 2019.

[29] Voir Bertrand Porot, « Les Sauvages de Rameau : tours et détours d’un ‘‘tube’’. Transcription, arrangement, variations… », Les Cahiers du CERHIC, 8 mai 2015.

[30] Voir Michel Noiray, « Rameau au Palais Garnier avant le renouveau du ‘‘baroque’’ (1908-1980) », Revue de la BNF, dossier « Éditer, penser, interpréter Rameau », n°46, 2014|1, p. 41-49.

[31] On trouve sur le site Gallica de nombreuses photographies des Indes galantes dans la mise en scène de Maurice Lehmann, réalisées par Roger Pic à l’occasion de la reprise de cette création de 1952 en 1961.

[32]Sur ce court-métrage, voir mon article : « Sauvages ? Sur une version krump des Indes galantes de Rameau », publié sur Politiques du Grand-siècle, 9 mars 2019.

[33] Sur le krump, voir Nach, « Je parle KRUMP », dans Pénélope Dechaufour (dir.), Afropéa. Un territoire culturel à inventer, Africultures, n° 99-100, 3-4|2014, p. 242-249.

[34] Rémi Astruc souligne l’ambiguïté de la représentation des corps noirs dans le court-métrage dans l’article qu’il a publié dans le présent chantier, « Représenter la horde primitive. Retour sur le court-métrage de Clément Cogitore, Les Indes galantes ».

[35] Il s’agit de la formation « DÉTER ! Développer ses compétences professionnelles d’interprète de la danse » organisée par « La Belle Ouvrage » et commanditée par la compagnie Rualité de Bintou Dembélé, avec l’AFDAS, le Centre de la danse Pierre-Doussaint – Les Mureaux, l’Opéra de Paris, le Centre National de la Danse et la Maison de la musique de Nanterre : 23 jours de formation rémunérés de janvier à octobre 2019.

[36] J’emprunte cette expression à The America Play de Suzan Lori Parks (1993), dont l’action est construite autour du « great hole of history », le grand trou de l’histoire. Dans la pièce de Lori Parks, ce « grand trou » désigne un parc d’attraction offrant des spectacles de reconstitutions historiques. Le personnage principal, employé de cimetière et sosie d’Abraham Lincoln, construit une réplique de ce « trou de l’histoire » et y incarne Abraham Lincoln dans des reconstitutions de son assassinat. Le « grand trou de l’histoire » figure de manière métaphorique l’occultation de l’histoire des Noirs Américains dans l’histoire nationale des États-Unis. Il matérialise sur scène l’occultation des violences du passé et constitue un lieu d’où ce passé peut ressurgir : dans la deuxième partie de la pièce, la femme et le fils du héros vont dans le trou pour déterrer son cercueil ; il surgit alors, bien vivant, et refuse d’être à nouveau enterré.

[37] Entre autres exemples : l’exposition « Fêtes et divertissements à la cour » du Château de Versailles (du 29 novembre 2016 au 26 mars 2017), les « Fêtes galantes » organisées chaque année par Versailles sous forme de spectacle, ou bien les fêtes organisées, toujours à Versailles, par Carlos Ghosn (à la suite de l’enquête ouverte en février 2019 par le parquet de Nanterre sur l’une de ces fêtes donnée en 2016, une vidéo d’une autre fête donnée en 2014 circula en mai 2019 et exacerba le scandale, tandis que Ghosn affrontait la justice japonaise pour fraude fiscale). Sur cette question de l’émerveillement, voir mon introduction au dossier Récits et imaginaires des fêtes de cour de la Revue d’Histoire du Théâtre, déjà cité.

 

 

L’autrice

Marine Roussillon est maîtresse de conférences en littérature française à l’Université d’Artois, membre de « Textes et Cultures » (UR4028) et membre associée du Groupe de Recherches Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire (GRIHL). Ses recherches portent sur les usages politiques des lettres et des arts au XVIIe siècle, en particulier dans les divertissements de la cour. Son livre, Don Quichotte à Versailles. L’imaginaire médiéval du Grand-siècle, paraîtra en janvier 2022. Elle vient de publier un numéro de Littératures classiques sur le théâtre à machines intitulé Scènes de machines : effets et pouvoirs et a coordonné un numéro de la Revue d’Histoire du Théâtre consacré aux « Récits et imaginaires des fêtes de cour ». Elle dirige la publication de la bibliothèque numérique des divertissements de cour Merveilles de la cour. Son carnet de recherches, Politiques du Grand siècle, accueille des réflexions sur les appropriations contemporaines des spectacles du XVIIe siècle.

 

Pour citer ce document

Marine Roussillon, « Corps du roi, corps sauvages », thaêtre [en ligne], Chantier #6 : Baroque is burning ! (coord. Marine Roussillon et Pénélope Dechaufour), mis en ligne le 7 janvier 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/01/07/corps-du-roi-corps-sauvages/

 

À télécharger

Corps du roi, corps sauvages

 

 

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