Collage

Europe Connexion


9.

Tu regardes le fond d’écran de ton ordinateur. Tu le regardes depuis une heure sans bouger. Ton portable sonne, tu décroches pas. T’as zappé trois rendez-vous déjà. Ton corps est lourd, t’as envie de rien. Dès que tu bouges ta tête tu vois des corps qui tombent : insectes, animaux, humains tout se mélange dans tes visions.
Aujourd’hui tu es au deuxième xanax et il n’est pas encore midi. Tu dois te lever mais ton dos reste collé à ta chaise. Des post-it pulsent sur ton écran en t’annonçant tes prochaines dead-line mais tu ne les calcules pas. Tu ne calcules plus rien. Même pas l’argent qui passe.
Ton chef vient vers toi. Il te pose un dossier entre les bras et il t’expose la stratégie à prendre dans une histoire d’attribution des marchés. Il parle, il parle, les mots dégoulinent de sa bouche et toi tu ne vois que des abeilles qui meurent. Alors tu te lèves, tu bafouilles une excuse, tu l’écartes de ta voie et tu sors.
T’as un déjeuner avec un assistant parlementaire calé depuis un mois. Si tu le rates tu seras vraiment hors jeu.
Il est là devant toi, il te regarde bizarrement, et toi tu regardes ton assiette. Dix minutes sans parler. Tu n’entends que le bruit de sa mâchoire et les couverts qui frappent la porcelaine. Tu ne peux pas manger et un titre de film se balade dans ta tête. Le poison de nos assiettes. T’avais beaucoup bossé à sa sortie pour annuler ses effets. Ça frappait fort dans votre politique et ça vous dérangeait. T’as réussi même à décaler sa diffusion à la télé. Il y avait un vote qui devrait passer avant que l’opinion publique se met à gueuler sous la panique. Et là, voilà, ce titre t’empêche de bouffer tes saint jacques poêlés aux asperges.

Tu regardes ton assistant parlementaire, tu veux lui parler, tu sais que tu dois lui parler, tu dois obtenir ce marché. Si tu le fais ton taux horaire va encore grimper. Tu vas pouvoir atteindre les 600, le summum, la gloire, la reconnaissance. Tu dois le convaincre de glisser à son député une initiative d’amendement. Des nouvelles normes européennes dans le domaine des pesticides. Le cahier des charges est là entre tes mains. Tout est fait sur mesure pour servir votre marque et éliminer toute concurrence. Si la directive passe, il n’y a que vos produits qui résistent. Tu as déjà fait ça. Tu sais le faire. C’est simple et ton assistant il est dans ta poche. Tu veux le faire mais ta bouche reste fermée et les abeilles commencent à tomber à nouveau. Tu vas aux toilettes pour avaler encore un xanax et tu fais passer ta tête sous l’eau. Ça te réveille un peu. Tu te regardes dans le miroir, t’es prêt.

Tu retournes devant ton mec. Tu lui tends ton dossier, tu ouvres ta bouche et ça sort :
– Barre toi. Reste pas là. Ça va t’abîmer. Dans dix ans tu vas te retrouver en maison de repos. J’étais comme toi. J’ai commencé comme assistant parlementaire, je suis devenu lobbyiste après. Et maintenant ? Je pète les plombs.
Le mec te regarde sidéré, tu te lèves et tu pars sans un mot.
C’est pas ça que tu voulais lui dire, mais c’est sorti comme ça tout simplement.

Tu ne peux pas retourner au boulot. Tu ne peux retourner nulle part. Chez toi ta femme va t’appliquer le même refrain à base de « je suis fière de toi » et aujourd’hui t’as pas le courage de l’entendre.Tu t’éloignes du quartier européen, tu prends un bus, le premier qui passe, et tu traces.Tu descends au terminus, dans un quartier où tu n’as jamais mis les pieds avant et tu entres dans le premier hôtel que tu vois, un deux étoiles un peu délabré, ça te rappelle tes vingt ans, ça te fait du bien.Tu te mets directement au lit, tu éteins ton portable qui a déjà l’écran rempli d’une liste interminable d’appels en absence et un xanax après tu t’endors.
Une nuit sans abeilles. Une nuit sans corps morts dans un silence total.
Le matin tu as la gueule de bois. T’as envie de disparaître. T’as envie de te foutre dans le premier avion et de partir loin, dans une île déserte au milieu des aborigènes. Traîner sur une plage et te nourrir des algues et des fourmis. Ton imaginaire colonial te joue des tours encore. Plus tu y penses plus t’as envie de tout balancer aux chiottes. Ton job, ta famille, tes crédits, plus rien à foutre. Juste s’échapper.
On frappe à ta porte. Tu ouvres. Ta femme. T’as oublié sans doute de désactiver l’option géolocalisation de ton portable et elle est là maintenant.
Elle pose sa main sur ton front. « Tu brûles. Il te faut du repos. »
Elle prend ton portable, elle compose le numéro de ton chef en te disant : « Fais le pour nous. On compte sur toi. On a besoin de ça. »
Le chef hurle. Tu l’écoutes sans parler et tu sais tout ce qu’il va te dire. T’es juste surpris quand tu entends que l’assistant parlementaire a compris le message malgré ton débrayage. Le projet est dans les tuyaux, aucun centime de perte, tu n’es qu’un grain de sable. Avec ou sans toi la machine tourne et soudainement ça te soulage.
Le chef te comprend et il te propose des vacances. Un mois, deux mois, tout ce dont t’as besoin pour revenir en force.
Ta femme te sourit. Elle te dit : « Tu le fais pour nous, tu le fais bien je suis fière de toi »

 

 

 

Extraits du recueil Je te regarde. Europe connexion. Extrêmophile
d’Alexandra Badea
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© 2015, L’ARCHE Éditeur
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