Le colloque-festival « Théâtre de femmes du XVIe au XVIIIe siècle : archive, édition, dramaturgie » s’inscrivait dans la continuité de trois décennies de recherche qui, dans le champ de la littérature d’Ancien Régime, ont conduit à la découverte ou redécouverte d’œuvres théâtrales écrites et publiées par des femmes. Parmi les étapes importantes de cette histoire récente de la recherche, citons la première anthologie du théâtre de femmes, Femmes dramaturges en France, 1650-1750, due à Perry Gethner et parue en 1993, ainsi que l’édition critique du Théâtre de femmes de l’Ancien Régime couvrant la longue période du XVIe au XVIIIe siècle, dirigée par Aurore Évain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn, et dont la publication s’est échelonnée de 2006 à 2016. Ces travaux ont ouvert à la voie à des rééditions de pièces écrites par des femmes, par des éditions scientifiques[1] ou de plus large diffusion[2], de sorte que ces œuvres longtemps oubliées peuvent être aujourd’hui découvertes par le grand public et intégrer les programmes scolaires.
Mais sans doute la meilleure manière de faire découvrir ce théâtre au public est-elle encore de le jouer : de ce point de vue, le monde de la scène n’est pas en reste, et depuis une vingtaine d’années les lectures et mises en scène se multiplient, à l’initiative de compagnies comme La Subversive, fondée par Aurore Évain en 2013[3]. Celle-ci compte aujourd’hui dans son répertoire plusieurs pièces écrites et produites par des autrices à la fin du XVIIe siècle : en 2015, Le Favori de Marie-Catherine Desjardins dite Madame de Villedieu (1665) ; en 2019, La Folle Enchère de Madame Ulrich (1690) ; en 2024, Laodamie de Catherine Bernard (1689). La compagnie La KestaKaboche, spécialisée dans les œuvres de femmes, intègre à un répertoire contemporain des pièces anciennes comme Les Amazones d’Anne-Marie du Boccage (1749), spectacle créé en 2020. Enfin, sans se spécialiser dans la mise en valeur du matrimoine théâtral, d’autres compagnies l’intègrent aujourd’hui à leur répertoire : il sera plus tard question de la compagnie Oghma et du collectif Les Herbes Folles qui, aux côtés de la compagnie La Subversive, ont fait vivre le théâtre de femmes pendant les trois journées du colloque-festival[4].
Le colloque s’est inscrit dans cette histoire de la construction, de la diffusion et de la légitimation du matrimoine théâtral, histoire qui engage les professionnel·les de la recherche et de l’enseignement aussi bien que de la scène. Parce que les œuvres dont il était question lors du colloque ont été écrites et pensées pour la scène, et n’acquièrent leur plein pouvoir de signification que dans leur actualisation devant un public, la forme inédite du « colloque-festival » s’est imposée : les organisatrices ont souhaité ouvrir l’université au monde du spectacle, et faire jouer le matrimoine théâtral à l’université, afin que ces œuvres n’y soient pas qu’un objet à étudier et analyser, mais retrouvent leur dimension foncièrement performative – celle d’une expérience vécue collectivement. L’idée d’un colloque-festival est liée à la conviction profonde que l’université, en se tournant vers de nouveaux objets et en mettant au jour de nouveaux corpus, pense son propre renouvellement : une université vivante, à l’image des arts qu’elle étudie.
Repenser le répertoire théâtral
La notion de répertoire théâtral, élégamment définie par Christian Biet comme « mémoire du passé et possible réitération du passé dans le futur »[5], a fait l’objet de publications récentes[6] qui interrogent précisément les conditions de cette « mémoire » collective. Selon quels principes les institutions et les acteur·rices de la scène font-il·elles entrer les auteur·rices dans le répertoire, ou au contraire, les en excluent ? Comme le rappelle Christian Biet, l’émergence d’un répertoire théâtral national au XVIIe siècle répond à un double besoin de contrôle : politique (de la part du pouvoir, qui surveille les textes à représenter) et économique (de la part des troupes, qui défendent ainsi leur privilège à faire représenter certaines pièces). C’est donc dans un contexte à la fois politique et économique bien différent du nôtre qu’a commencé à se constituer un répertoire de pièces dont, aujourd’hui, la légitimité à se voir toujours remises en scène fait figure d’évidence. Molière, Racine, Corneille : ces noms cautionnent un ensemble de pièces collectivement reçues comme « classiques, ou canoniques, ou classées comme patrimoniales, ou parfois si classiques, si canoniques, si patrimoniales, si officielles, si consacrées par le temps et l’institution, qu’elles apparaissent comme surannées, ennuyeuses, à éviter »[7].
Ce répertoire théâtral classique est, fondamentalement, un théâtre d’hommes. Car si certains genres littéraires ont conservé la mémoire des autrices – songeons à La Fayette ou à Sévigné, dont les œuvres sont depuis la fin du XVIIe siècle reconnues comme des modèles du genre du roman ou de la lettre –, force est de constater que ce n’est pas le cas du théâtre, dont le répertoire est foncièrement un patrimoine : au sens figuré, un « canon » en voie de muséification, et au sens littéral, un bien transmis par des hommes. Il y eut pourtant des femmes dramaturges, jouées et célébrées en leur temps, comme l’ont largement prouvé les travaux d’édition cités en introduction : la redécouverte des œuvres de femmes, et leur réapparition sur la scène du théâtre, est donc un enjeu majeur du renouvellement du répertoire théâtral. Exhumer les noms d’autrices et les titres d’œuvres oubliées, en établir les textes, examiner les conditions de production et de réception de ces œuvres, déterminer les raisons qui font que certaines pièces parfois primées – comme ont pu l’être les tragédies de Catherine Bernard – ne sont pas entrées au répertoire, produire enfin les études, les analyses de texte, les interprétations susceptibles de guider et d’éclairer le travail de futur·es metteur·ses en scène : telles sont les ambitions de la recherche aujourd’hui consacrée au théâtre de femmes de l’Ancien Régime.
Le colloque-festival s’est ainsi inscrit dans un moment de la recherche, où le monde universitaire s’emploie à corriger un long oubli des femmes. La dette à l’égard de la recherche anglo-saxonne est, de ce point de vue, immense, car c’est souvent outre-Atlantique que les premiers travaux consacrés aux autrices de l’Ancien Régime ont vu le jour[8]. Cette recherche est fondée sur le présupposé simple – aujourd’hui assez largement démontré – que les œuvres écrites et publiées par des femmes ont fait l’objet d’un processus d’invisibilisation précisément parce qu’elles ont été écrites et publiées par des femmes, et peut-être encore plus dans le genre théâtral que dans d’autres genres, du fait de la dimension « publique » attachée à la scène[9]. Le nom du colloque ne dit pas autre chose : le « théâtre de femmes » n’est pas un théâtre féminin, et le « matrimoine théâtral » n’est pas, en soi, un corpus. Qu’est-ce, alors ? N’en déplaise à ses détracteurs, le mot « matrimoine » n’est pas un néologisme : il existe en ancien français sous la forme « matremoine » et désigne « les biens de la mère »[10]. Mais s’il est l’équivalent morphologique de « patrimoine », le mot « matrimoine » n’en est plus aujourd’hui le pendant sémantique ; bien plutôt, il fait figure aujourd’hui de terme étendard – un étendard brandi notamment par la compagnie La Subversive qui affiche sur son site internet son engagement « Pour un matrimoine vivant ! »[11]. Parler du matrimoine théâtral aujourd’hui, ce n’est pas faire l’hypothèse de propriétés esthétiques ou poétiques communes aux œuvres de femmes, les singularisant vis-à-vis de la production masculine. Bien plutôt, il s’agit de prendre position en faveur de la réhabilitation des œuvres écrites par les femmes dramaturges, dans un geste de réparation d’une histoire littéraire genrée. Faire émerger un nouveau répertoire, qui transmette aussi la mémoire des femmes : de sorte qu’aux côtés des Molière, des Corneille et des Racine figurent un jour les noms de Marguerite de Navarre, Catherine Bernard ou encore Olympe de Gouges.
Penser la forme d’un « colloque-festival »
Le projet du colloque-festival a pris naissance au sein du collectif des enseignant·es chercheur·ses littéraires de l’UMR 5317-IHRIM (Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités) dans le cadre initial du programme « L’Autorité de la pensée féminine à l’époque moderne », soutenu et financé par le Labex COMOD. Ce programme comportait plusieurs volets : un séminaire mensuel visant à interroger les places prises par les femmes à l’époque moderne dans les processus de publication (autrices, éditrices, imprimeuses, dédicataires, protectrices, lectrices….) ; trois colloques internationaux (« Précieuses », « Gender and the book trade », Marie de Gournay). Sa réalisation prévue au début de l’année 2020 a été entravée par la pandémie de Covid-19, le colloque « Précieuses », annulé, les deux autres colloques, reprogrammés ultérieurement. En revanche, le séminaire « Raconter la publication : la place des femmes », maintenu en distanciel, a rencontré un succès remarquable, notamment en rassemblant un grand nombre de mastérant·es issu·es de quatre sites de l’IHRIM (Lyon 2, Lyon 3, ENS, Saint-Étienne). Les communications qui y ont été présentées ont fait naître l’idée d’un colloque sur les femmes dramaturges confrontées à la représentation, à la publication et à la diffusion de leurs œuvres. La forme « colloque-festival » s’est rapidement imposée car elle permettait d’associer des présentations scientifiques à des ateliers pratiques visant à l’exploration concrète de plusieurs aspects du théâtre des périodes concernées (question des codes de jeu et de déclamation, questions de mise en scène), ainsi qu’à des représentations qui permettraient de faire connaître à un public large le corpus du théâtre féminin de la première modernité. Nous avons obtenu l’accord du Labex COMOD pour réorienter vers le financement du colloque-festival une partie du budget alloué au programme « Autorité de la pensée féminine ». La date optimale nous a paru être l’automne 2022 : il était ainsi possible de s’inscrire dans le cadre de la célébration du quadricentenaire de la naissance de Molière, avec l’accord des responsables de « Molière 2022 » pour l’établissement d’un partenariat. Mais la lourdeur de l’organisation d’une manifestation d’une telle ampleur (mobilisation de trois sites universitaires pour l’accueil de vingt intervenant·es, trois compagnies théâtrales, plusieurs ateliers), ainsi que la nécessité d’obtenir des compléments de financement (des universités, de la métropole de Lyon, des sociétés savantes), nous ont amenées à déplacer la date à l’automne 2023. Le temps supplémentaire ainsi accordé à la préparation a permis d’intégrer les étudiant·es aux diverses activités du colloque-festival (ateliers pratiques, déclamation, accueil des participant·es) et de mobiliser un large public au-delà de la sphère universitaire. Les compagnies théâtrales qui ont participé à l’événement ont ainsi bénéficié de cette expérience de déplacement, voire d’élargissement de leur public.
Jouer et faire jouer à l’université
La journée d’ouverture du colloque-festival, le 15 novembre 2023 à l’Université Jean Moulin Lyon 3, a mis à l’honneur l’œuvre dramatique de Marguerite de Navarre. Un panel de communications était en effet consacré à l’autrice, qui réunissait Scott Francis (University of Pennsylvania, USA), Dariusz Krawcyk (Université de Varsovie, Pologne) et Nancy Frelick (University of British Columbia, Canada)[12]. Pour les non-spécialistes du XVIe siècle, ces communications constituaient une toute première introduction au théâtre de Marguerite de Navarre, dont le nom est encore pour beaucoup attaché à sa production narrative.
Ce panel de communications s’est vu rythmer par des intermèdes théâtraux pris en charge par les étudiant·es de l’Université Jean Moulin Lyon 3. En ouverture et en clôture des trois communications, au son d’une petite mélodie au clavecin transportant l’assistance dans une temporalité passée, les étudiant·es en partie costumé·es se sont avancé·es dans les escaliers de l’amphithéâtre. Familiarisé·es avec les principes de la prononciation restituée du XVIe siècle, grâce au travail pédagogique mené en amont par leur enseignante Isabelle Garnier et le spécialiste de la déclamation Olivier Bettens, les étudiant·es ont mis en voix plusieurs extraits de la farce Le Malade, dont la représentation était programmée le soir-même. Ces moments déclamés avaient pour vocation non seulement de faire entendre les textes commentés par les trois chercheur·ses, mais encore de tisser un lien vivant entre l’espace du colloque et celui de la scène, par un dispositif de cadre à la fois temporel – les intermèdes ponctuant les communications – et spatial – les étudiant·es dialoguant de part et d’autre de l’espace occupé par le public. Plaçant le public au centre, les étudiant·es-performeur·ses transformaient de facto le public universitaire en un public de théâtre, amorçant une mutation qui devait se prolonger le soir-même.
À 19 h avait lieu, dans l’amphithéâtre de l’IUT, une représentation du Malade dans une mise en scène de Charles Di Meglio, avec la compagnie Oghma. À cette occasion, l’espace de travail universitaire se métamorphosait en espace de jeu : devant un fond noir déployé pour dissimuler le tableau, le pupitre était chargé de figurer le lit du malade. L’éclairage, dirigé vers les comédien·nes, laissait dans l’obscurité un public composé d’universitaires mais aussi de spectateur·rices fidèles à la compagnie Oghma. L’installation, minimaliste, permettait d’apprécier l’efficacité des procédés dramaturgiques de la farce, spectacle qui réside notamment dans le jeu des corps – en l’occurrence, les mimiques outrancières du malade, les gestes mesurés de la sage « chamberiere » le rappelant à la foi, et autres inventions dramaturgiques de Charles Di Meglio (ainsi du médecin examinant les urines du malade et portant le flacon à sa bouche, ce qui constitue un hors-texte imaginé par le dramaturge). C’est donc sur le pouvoir comique toujours intact des farces de Marguerite de Navarre que s’est conclue la première journée du colloque.
Le Malade de Marguerite de Navarre
Mise en scène Charles Di Meglio, Cie Oghma
Université Jean Moulin Lyon 3, IUT – novembre 2023
Avec Romaric Olarte (le Malade), Charles Di Meglio (le Médecin),
Elsa Dupuy (la Chambrière) et Saraé Durest (la Femme)
© Émile Zeizig
Le lendemain, 16 novembre, l’ensemble des participant·es au colloque était accueilli sur le campus de l’ENS de Lyon. Si cette journée était à nouveau l’occasion de faire se rencontrer l’université et le monde du spectacle, il s’agissait cette fois d’inviter les chercheur·ses à monter sur scène. L’après-midi de cette deuxième journée était en effet consacrée à une série d’ateliers, parmi lesquels deux ateliers pratiques ; guidés respectivement par Olivier Bettens et Charles Di Meglio, les participant·es au colloque ont ainsi pu s’initier aux principes de la déclamation et du jeu baroque[13].
Le soir, l’ensemble des participant·es aux côtés d’un public élargi était invité à assister, dans le théâtre Kantor de l’ENS de Lyon, à une « conférence-spectacle » inédite autour de La Folle Enchère (1691) de Madame Ulrich. Cette pièce appartient depuis 2019 au répertoire de la compagnie La Subversive, mais n’a pas été jouée dans son intégralité lors du colloque. Le choix a en effet été fait de réunir sur scène les comédien·nes de la compagnie et trois chercheuses, Justine Mangeant, Lola Marcault et Michèle Rosellini. Si l’espace était cette fois celui d’un théâtre, le théâtre se muait partiellement en salle de conférence, les chercheuses exposant pour le public les enjeux et les singularités de la pièce et de son autrice[14]. Conçue « sur le mode d’un puzzle »[15], cette conférence-spectacle voyait ainsi le discours universitaire annoncé, interrompu ou encore illustré par des saynètes et des lectures prises en charge par les comédien·nes. Apparaissait sur scène ce qui d’ordinaire ne s’y voit pas : l’invisible travail d’élucidation et d’interprétation des œuvres théâtrales, qui rend possible leur représentation sur scène. Comme l’écrivait Christian Biet, « le savoir historique, s’il peut être utile pour s’emparer d’un texte ancien, n’a pas nécessairement à être directement performé ou représenté lorsqu’il s’agit de mettre en scène ici et maintenant le corpus dont on s’est emparé »[16]. Ce jour-là au contraire, les conférencières montaient sur scène, et le savoir entrait en représentation. La raison en est peut-être que les questions de genre ne sont pas des questions comme les autres mais se posent d’une manière particulière à l’université : celle-ci est contrainte de parler d’elle-même, de son rôle dans l’invisibilisation des autrices et plus largement des femmes dans l’histoire des arts, de son rôle encore en tant qu’institution qui emploie des femmes et tente aujourd’hui de garantir – mais ne garantit pas encore – leur égal traitement face aux hommes. Or, sur scène se trouvaient non pas trois chercheurs, mais trois chercheuses : c’est aussi depuis une position de femme, au sein d’un milieu où les femmes ont dû conquérir leur légitimité, que l’on est amenée à s’interroger sur le statut des autrices dans l’histoire des arts. Mettre la recherche sur scène, c’est rappeler que les savoirs universitaires, en dépit de leur aspiration à l’objectivité, prennent leur origine dans des individus politiquement et socialement situés.

Conférence-spectacle autour de La Folle Enchère de Madame Ulrich
Une création originale d’Aurore Évain et la Cie La Subversive
Avec la participation de Justine Mangeant, Lola Marcault et Michèle Rosellini
Théâtre Kantor, ENS de Lyon – novembre 2023
© Émile Zeizig
La troisième et dernière journée du colloque, vendredi 17 novembre, avait lieu dans le Grand Amphithéâtre de l’Université Lumière Lyon 2. Dans un bel effet de cadre avec la première journée, qui mettait à l’honneur le XVIe siècle et Marguerite de Navarre, c’était désormais une autrice du XVIIe siècle – qui plus est lyonnaise –, Françoise Pascal, qu’il s’agissait de faire découvrir au public. Bien des participant·es n’avaient en effet guère entendu parler de cette autrice avant la communication de Theresa Varney Kennedy, consacrée à la tragicomédie Agathonphile martyr[17] – certain·es en avaient toutefois découvert le texte la veille, dans l’atelier animé par Olivier Bettens. À l’issue du panel des communications, la surprise d’une mise en voix des dernières répliques de la tragicomédie a fait entendre ce texte à l’ensemble du public : dispersé·es dans l’hémicycle, des étudiant·es (inscrit·es au séminaire d’Edwige Keller-Rahbé, à l’Université Lumière Lyon 2) se sont levé·es pour interpréter la scène de conversion collective qui clôture la pièce. Le public universitaire devenait à nouveau public de théâtre, et pouvait même se sentir invité dans la pièce à communier avec les personnages.
Agathonphile martyr de Françoise Pascal
Lecture par les étudiantes de l’Université Lumière Lyon 2
Grand Amphithéâtre, Université Lumière Lyon 2
© Émile Zeizig
S’en est suivie, après son introduction par Edwige Keller-Rahbé, la représentation d’une autre pièce de Françoise Pascal, la comédie L’Amoureux extravagant (1657) mise en scène par le collectif Les Herbes Folles. La représentation dans le cadre universitaire n’était pas sans contraintes pour les comédien·nes, qui d’ordinaire tirent au sort le personnage qu’il·elles jouent avant chaque représentation. La nécessité de s’adapter au temps et à l’espace très particuliers du colloque empêchait l’organisation d’un tel tirage au sort, aussi les comédien·nes se sont-il·elles présenté·es classiquement investi·es de leur rôle et vêtu·es de leurs costumes. L’espace apportait cependant quelque chose d’inédit à la dramaturgie comique : ainsi le vaste bureau situé sur l’estrade devenait, pour le personnage de l’amoureux extravagant, un promontoire sur lequel il peinait à se hisser, gêné qu’il était par un costume trop rigide et une épée trop lourde. Le Grand Amphithéâtre est en outre traversé d’escaliers conduisant à des portes débouchant toutes sur une même galerie circulaire : les comédien·nes ont largement tiré parti de cette coulisse originale, s’élançant au milieu du public pour quitter la salle par une porte, et ressurgir sur scène par une autre. Le public était d’autant plus immergé dans l’intrigue comique qu’il lui semblait faire partie du même espace ludique que les comédien·nes, l’espace d’une grande ruse organisée pour tromper l’extravagant héros et le faire renoncer à celle qu’il convoite. Le nom de Françoise Pascal, jusque-là inconnu de la plupart des participant·es au colloque, s’est donc vu remis à l’honneur par cette représentation hautement comique, dernier temps d’une belle série de performances qui ont fait revivre un peu du théâtre de femmes de l’Ancien Régime.
Penser la suite
L’Amoureux extravagant de Françoise Pascal
Collectif Les Herbes Folles
Grand Amphithéâtre, Université Lumière Lyon 2
© Émile Zeizig
Une telle expérience, riche en avancées scientifiques comme en découvertes esthétiques, incite les organisatrices à pérenniser le principe du colloque-festival « Théâtre de femmes » à Lyon. La localisation y est propice, avec la valorisation qu’apporteraient à notre manifestation les « Journées du Matrimoine », qui deviennent, année après année, un événement culturel majeur de l’automne en région Rhône-Alpes-Auvergne. Historiquement, la ville de Lyon est un lieu sensible de l’histoire des femmes dramaturges, non seulement par le nombre d’imprimeurs lyonnais engagés dans la publication de pièces écrites par des femmes, mais surtout par la notoriété de Françoise Pascal, « fille lyonnaise », la première femme dont l’œuvre dramatique ait été jouée par des troupes professionnelles. Toutefois, il serait difficile de mobiliser assez de force pour programmer régulièrement un tel événement, serait-ce tous les deux ans. Des formes plus légères sont à l’étude, notamment la réduction de la manifestation à sa partie « festival », peut-être adossée à une seule journée d’étude monographique, par exemple sur l’œuvre de Françoise Pascal. Encore faudrait-il trouver un financement adéquat, le cachet des comédien·nes et les frais de déplacement et de transport des compagnies théâtrales étant bien plus élevés que le défraiement des universitaires. Une piste s’esquisse en direction de la Région, qui prévoit dans son budget une rubrique consacrée aux festivals de spectacle vivant. Mais les conditions sont rudes : le festival doit être annuel et il ne peut recevoir une subvention qu’à partir de sa troisième édition. Il nous semble plus réaliste, et plus conforme à notre mission d’enseignant·es chercheur·ses, de sensibiliser les départements littéraires des universités et les centres de recherche lyonnais sur le bénéfice pédagogique, pour la valorisation des œuvres du passé (particulièrement du corpus des autrices), de l’implication des étudiant·es dans la pratique théâtrale à tous les niveaux : interprétation et mise en ligne des textes, organisation des représentations, captation, comptes rendus. C’est aussi pour nous, spécialistes de ce corpus, la plus sûre garantie de sa reviviscence. Dans cette perspective, nous pouvons nous réjouir que l’initiative que nous avons prise de faire « rejouer le matrimoine » ait essaimée dans d’autres lieux : la Compagnie Oghma vient ainsi de re-jouer Le Malade à l’Université de Lorraine (Metz), le 4 décembre au soir, dans le cadre du colloque « Actualités du théâtre français de la Renaissance », organisé par Sandrine Berregard, Marie Bouhaïk-Gironès, Céline Fournial, Nina Hugot.
Notes
[1] Voir notamment le tome IV des Œuvres complètes de Marguerite de Navarre, dirigé par Geneviève Hasenohr et Olivier Millet, consacré à son théâtre.
[2] Citons : Françoise Pascal, Le Vieillard amoureux, éd. Aurore Évain, Paris, Éditions Talents Hauts, coll. Les Plumées, [1664] 2020 ; Olympe de Gouges, Zamore et Mirza, éd. Romane Yao, Paris, Magnard, [1788] 2020. Il faut mentionner également les progrès de l’édition numérique : un certain nombre de textes écrits par des femmes sont aujourd’hui disponibles en ligne sur Wikisource grâce aux travaux d’associations comme Le deuxième texte.
[3] Voir notamment deux publications de la revue thaêtre : Aurore Évain, « Jouer La Folle Enchère de Madame Ulrich », entretien réalisé par Caroline Mogenet, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 13 mai 2024 et « Les tubes du matrimoine », entretien réalisé par Corinne François-Denève, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.
[4] Voir : Charles Di Meglio, « Jouer Le Malade de Marguerite de Navarre », entretien réalisé par Caroline Mogenet, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 4 juin 2024 ; Collectif Les Herbes Folles, « Jouer L’Amoureux extravagant de Françoise Pascal », entretien réalisé par Caroline Mogenet, Justine Mangeant et Victoire Colas, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 2 septembre 2024.
[5] Christian Biet, « Introduction », Littératures classiques, La question du répertoire au théâtre, n° 95, 2018|1.
[6] Outre le numéro de Littératures classiques cité ci-dessus, voir la revue Théâtre/Public, n° 225, juin 2017, ainsi que Sylvaine Guyot et Jeffrey S. Ravel (dir.), Databases, Revenues, & Repertory: The French Stage Online, 1680-1793 / Données, recettes & répertoire: La scène en ligne (1680-1793) [en ligne], MIT Press, 2020.
[7] Christian Biet, « Introduction », art. cité. Voir également Christian Biet, « Représenter les “classiques” au théâtre ou la difficile manducation des morts à la fin du XXe siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 107, 2007|2.
[8] Nous avons évoqué les travaux pionniers de Perry Gethner et Henriette Goldwynn concernant le théâtre ; nous songeons également, du côté des études sur la fiction, à Bruce A. Morrissette, Joan E. DeJean ou encore Faith E. Beasley.
[9] Nous renvoyons aux actes du colloque, à paraître dans la revue en ligne Pratiques et formes littéraires 16-18.
[10] Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du 9e au 15e siècle, disponible en ligne dans le Grand Corpus des dictionnaires du IXe au XXe siècle, Paris, Classiques Garnier.
[11] Voir le site internet de la compagnie La Subversive.
[12] Scott Francis, « Ironie dramatique et didactisme dans le théâtre de Marguerite de Navarre », Dariusz Krawcyk, « La Comédie de Mont-de-Marsan et les pièces non-bibliques de Marguerite de Navarre : un théâtre de femme unique en son temps », et Nancy Frelick, , « Marguerite de Navarre dramaturge : quelques remarques sur la dimension performative des comédies bibliques », articles à paraître dans la revue en ligne Pratiques et formes littéraires 16-18.
[13] Voir : « Mettre les universitaires au travail sur les autrices d’Ancien Régime : éditer, déclamer, performer ».
[14] Voir : « Conférence-spectacle : l’expérience des conférencières ».
[15] Aurore Évain, entretien avec Caroline Mogenet, 30 novembre 2023, Théâtre Municipal Berthelot.
[16] Christian Biet, « Introduction », art. cité.
[17] Voir Theresa Varney Kennedy, « Françoise Pascal, fille lyonnaise, et son Agathonphile martyr, tragi-comédie (1655) », à paraître dans la revue en ligne Pratiques et formes littéraires 16-18.