Capitalism, a Vinaver Story

Par-dessus bord : portrait de cadres dans le vent

Par-dessus bord Vinaver Schiaretti

Par-dessus bord de Michel Vinaver
Mise en scène de la version intégrale par Christian Schiaretti
TNP Villeurbanne – 2008
© Christian Ganet

 

 

Si, après avoir longtemps occupé en solitaire le terrain de l’investigation théâtrale du monde de l’entreprise, Michel Vinaver se trouve aujourd’hui fortement entouré (notamment par les auteurs et autrices qui contribuent au présent numéro), il n’en conserve pas moins deux originalités fortes qui singularisent son propos. La première tient au fait qu’il demeure le seul à pouvoir, à savoir, parler de l’intérieur d’un monde qu’il décrit, outre son poste d’observateur (d’écrivain), depuis une position de partie prenante, d’acteur et plus exactement d’acteur haut placé dans l’organigramme de l’entreprise, avec la casquette du patron de grande entreprise (PDG de Gillette France) qu’il fut pendant vingt ans, ce qui donne à ses pièces une précision et une finesse de description inégalées, qu’il s’agisse de croquer des scènes de la vie de bureau ou d’évoquer les transformations macro-structurelles du management et leurs effets sur les façons de faire, de penser et d’être des différents acteurs du monde de l’entreprise. La seconde spécificité de l’écriture vinavérienne, corollaire possible de la première, tient à la difficulté de savoir si elle constitue toujours un discours critique sur le capitalisme, là où une Alexandra Badea, une Magali Mougel, un Philippe Malone ou un Falk Richter (entre autres), tout en reconnaissant parfois la fascination que peuvent exercer les nouveaux atours du capitalisme, dénoncent sans l’ombre d’un doute ses conséquences, et en particulier les ravages dans les vies professionnelles comme dans la sphère privée, sur les corps autant que sur les psychés des travailleurs que nous sommes tous, des nouvelles organisations du travail et en particulier des techniques de management qui se sont développées les trente dernières années – qu’elles misent sur la peur ou s’habillent des atours démocratiques d’une « participation » censément épanouissante, ou encore qu’elles passent par un subtil et scientifique mélange des deux.

Le sens du vent

 

Si dans certaines pièces (La Demande d’emploi ou plus tard L’Ordinaire), Vinaver lui aussi se livre indiscutablement à une vigoureuse critique de l’organisation capitaliste du travail, un examen attentif de Par-dessus bord invite à plus de circonspection. L’écart séparant le propos de cette pièce de celui de Pulvérisés, de Krach ou de Sous la glace ne donne donc pas seulement la mesure des évolutions du monde de l’entreprise ces quarante dernières années. Ce serait oublier que d’aucuns critiquaient les effets des nouvelles techniques de management dès les années 1970. Ce serait oublier aussi que cette pièce n’a pas été lue comme une ode au capitalisme à l’époque de sa publication[1] et encore moins à l’heure bien plus récente de la première (et savoureuse) mise en scène de l’intégralité de la pièce par Christian Schiaretti. Signe que l’horizon politique de la critique théâtrale a changé, la réception ne fut cependant pas la même lors de la création de la version courte par Planchon dans les années 1970 et en 2008. Au lieu d’un débat pour savoir si la pièce dénonce ou non ce qu’elle montre, la majorité des critiques a mis en avant la précision jubilatoire de la description autant que la subtilité nécessaire de la critique des transformations de l’entreprise post-68[2], personne ne reprenant la question posée jadis par Guy Dumur, et que je reformulerai ainsi : sous l’apparente oscillation entre le pour et le contre, Vinaver ne se situerait-il pas dans ce texte tout contre, au point d’être pour le capitalisme ?

C’est à la tâche de saisir la cause de cette réception, et donc à étudier précisément le discours de la pièce sur le capitalisme ou, pour le dire autrement, c’est à discuter la qualité politique supposée, aussi inédite que déroutante, dont on pare volontiers aujourd’hui Vinaver et quelques autres, et que l’on nomme ici ou là neutralité ou absence de point de vue, que je voudrais m’atteler ici. Pour ce faire, je suivrai particulièrement la trajectoire des figures du monde de l’entreprise qui occupent ici le devant de la scène : les patrons et les cadres, à mille lieues de l’image-d’Épinal-repoussoir du gras oppresseur à cigare que croquait à l’envi le théâtre militant d’alors, et que l’on retrouve encore dans certains textes contemporains, tel Flexible, hop, hop ! d’Emmanuel Darley, soucieux – au risque d’une certaine lourdeur, de celle qu’ont parfois ceux dont l’indignation se double de la rage d’être impuissants à changer si peu que ce soit ce qu’ils dénoncent – de montrer que l’exploitation et l’oppression ne sont pas devenues des puissances naturelles, incontrôlables et inévitables, et que ces mécanismes ne sont actifs que parce que des individus et des groupes sociaux les incarnent et les mettent en œuvre. Tout autre est le discours que tient Michel Vinaver – plus nuancé et fin, diront certains – moins critique, dirons-nous. Le contexte biographique et historique d’écriture est tout sauf anodin : écrite en 1969, la pièce est la première postérieure à la grande panne d’écriture qui a duré une dizaine d’années, décennie de jachère de la carrière d’écrivain de Vinaver donc, mais aussi de floraison de sa carrière de cadre jusqu’au point de sa transformation en patron. Le point est d’importance, PDB est la première pièce écrite par Vinaver après qu’il est devenu PDG de Gillette France. Or, du point de vue thématique, la pièce marque un tournant dans l’œuvre qui va, la décennie suivante, s’attacher sans relâche à représenter le monde du travail capitaliste et notamment celui de l’entreprise (La Demande d’emploi en 1971, Les Travaux et les jours en 1977, À la renverse en 1979, L’Ordinaire en 1981). Par ailleurs, PDB s’inscrit dans le contexte des années 1960, décennie tournant pour le monde de l’entreprise et le capitalisme, marquée par l’expansion des cadres[3] en tant que groupe social et par l’importation des techniques de management et de marketing venues d’outre-Atlantique[4], tournant aussi pour la pensée critique. Le vent des sixties et de Mai 68 souffle sur la pièce. Toute la question est de savoir en quel sens.

La fascination de l’Amérique

Luc Boltanski, Les Cadres


Tout se passe comme si, à partir du milieu des années 50, l’avant-garde novatrice (souvent liée au catholicisme social) du grand patronat, avait réinvesti […] dans les human relations, dans les « sciences humaines », dans les techniques de la « psychologie sociale » et de la « sociologie industrielle » importées des États-Unis, les espoirs placés autrefois dans le corporatisme. On voit ainsi se former un discours mixte où se mêlent les mots et les tournures empruntés au vocabulaire spiritualiste du personnalisme (communauté, personne, homme, liberté, dialogue), à celui de l’efficacité technique et à celui de la psychanalyse. La conversion aux « relations humaines » et aux « sciences humaines » […] a contribué pour une part importante à rendre possible la formation d’un appareil serré d’encadrement des cadres. […] L’engouement des patrons et des cadres ancien style, anxieux de rester dans la course, [a] apporté un public important : cette littérature leur apprenait tout ce qu’ils « devaient savoir » sur les cadres et leur parlait sans fin de leur « psychologie », de leurs « contradictions », de leurs « problèmes », de leurs « conflits », de leurs « affects », de leurs « phantasmes », de leur « désir », de leur « personnalité », de leur « identité », de leurs « motivations » ou de leurs « pulsions ». Une multiplicité de livres de recettes […] apprenaient au « chef » le « style de commandement idéal », lui disaient comment « former les hommes », « intégrer les cadres », « évaluer les postes », créer des « structures participatives », […] « construire des tests de personnalité », « apprécier les performances », « gérer par intégration et auto-contrôle » […], « gérer les conflits », « animer », « inciter », « communiquer », « personnaliser », « faire passer le message », « tester », « évaluer », ou encore, aspirés toujours plus loin par la psychologie des profondeurs, disaient comment s’y prendre pour « lever les inhibitions », « neutraliser les défenses », « débloquer les blocages », « canaliser l’agressivité », « négocier les analyseurs », « renvoyer les contre-transferts », susciter l’« insight », le « feedback », l’« introspection provoquée », manier « l’entretien non directif centré », le « follow-up », le « ilooking away », le « tutoring », le « shaping » ou les « programmes de renforcement ».

 

Luc Boltanski, Les Cadres, Paris, Minuit, 1982, p. 206-208.

Raconter l’histoire d’un tournant du capitalisme

 

PDB retrace ainsi un moment précis de l’histoire des entreprises, celui du passage du modèle familial de l’entreprise à la française à l’entreprise multinationale américaine. Toute la pièce raconte, dans un entrelacs typiquement vinavérien, la concomitance indissoluble de différentes crises qui, entreprise familiale oblige, mêlent le professionnel et le privé, selon un procédé dramaturgique qui exhausse la famille de capitaines d’industrie au rang des héros des tragédies antiques. Toutes ces crises portent sur l’évolution voire la révolution nécessaire de l’entreprise Ravoire et Dehaze, leader français de la vente de papier toilette, sous l’effet de la concurrence et plus précisément du « vent […] [qui] souffle d’Amérique »[5]. La première partie de la pièce narre le moment de la crise, la seconde la sortie de crise, une fois le tournant pris. La maison fait d’abord face à une double crise de la vente, du fait de l’arrivée d’un nouveau produit, techniquement supérieur au précédent : la ouate de cellulose, qui rend obsolète le bulle corde dans lequel l’entreprise est spécialisée. Plus cher, ce produit révolutionnaire modifie aussi la nature de la catégorie d’objets à laquelle il appartient : le papier toilette n’est plus, ne doit plus être, un « produit de première nécessité »[6], comme le considérait Ravoire père, plus encore, de ceux que l’on achète tête baissée, un peu honteux, il est – il peut être, il va être – un produit de désir et de plaisir assumés. Cette transformation technique de l’objet est donc tout autant une transformation psychologique du rapport à l’objet, et une transformation commerciale de la façon de le vendre : elle signe l’arrivée en fanfare du marketing venu d’Amérique. Ouate contre bulle corde, marketing contre produit, Amérique contre France, monde nouveau contre monde ancien. Il ne s’agit plus désormais de vendre un simple produit, mais de vendre le désir susceptible d’être attaché à lui. Cette révolution n’est pas sans conséquences en termes d’emplois : qui dit nouvelles techniques de vente, dit adaptabilité des anciens vendeurs et/ou remplacement par de nouveaux. La modernisation est en marche et, comme le dit Benoît, nouvellement nommé PDG :

En ce moment nous sommes en train de racler le fond. […] Et puis nous allons bondir, nous allons cesser de rester assis et adopter une attitude bondissante. […] Et ceux qui n’entreront pas dans la danse et bien ils resteront sur le quai. Ce n’est pas une menace c’est une constatation. Vous avez tous les qualités nécessaires pour vivre l’aventure à laquelle je destine l’entreprise. La seule question c’est : voulez-vous la vivre avec moi[7] ?

La crise est enfin une crise de succession familiale : inter-générationnelle (entre Dehaze père et fils), mais aussi intra-générationnelle, entre le fils légitime Olivier, qui incarne la filiation traditionnelle et la fidélité à la tradition française, et le fils illégitime Benoît, bientôt rebaptisé Ben, qui incarne le tournant américain : comme le formule sa femme, Margerie, américaine comme il se doit, le père « c’est toute la culture française [qu’elle] aime »[8] en tant qu’elle lui est radicalement étrangère, le « fils naturel »[9], c’est l’Amérique, « vrai son of a bitch »[10] et cependant-mais-aussi-de-ce-fait séduisant, « dans le coup, dans le vent »[11]… Quand le patriarche Dehaze tombe dans le coma, Olivier se présente au Conseil d’Administration de l’entreprise comme le successeur naturel non parce qu’il est l’héritier légitime mais parce qu’il est l’héritier symbolique. Il explique ainsi à Maître Rendu, ami et exécuteur testamentaire de son père :

Je me sens obligé de prendre la présidence et la direction générale […] pour assurer la continuité dans un esprit de fidélité à tout ce que papa a entrepris, que je sois légitime de naissance et Benoît pas, ça ne compte pas pour moi, mais il y a une autre légitimité qui réside dans la volonté de suite s’opposant à la volonté de rupture[12].

Le fils naturel s’oppose précisément à cette conservation de l’entreprise pensée comme « un monument »[13], mausolée pour la « momie »[14] du père, qu’il souhaite d’ailleurs très concrètement débrancher, non parce que ça coûte cher mais parce que cela coûte cher alors qu’il n’y a plus rien à l’intérieur de l’enveloppe corporelle[15]. Lui veut « repartir à zéro avec une mentalité de pionnier, vivre une aventure. Non pas au sens romantique ou anarchique du mot mais avec tout ce que cela comporte de […] don de soi […] tout change tout change très vite et joyeusement […]. [Lui, ça le] passionnerai[t] de [se] jeter dans cette aventure »[16]. C’est son discours et son business plan, très agressif et risqué, misant sur d’importants investissements et sur un planning de développement/remboursement sur sept ans, qui convainc Maître Rendu, certes ami de la famille mais par ailleurs banquier avisé, d’accorder le prêt à Ravoire et Dehaze. N’était-il pas inévitable que ce fils « naturel »[17] et non pas légitime, hérite, naturellement ? J’y reviendrai. L’entremêlement de ces crises est là pour attester que l’opposition de l’ancien et du nouveau se joue à tous les étages – géographique, économique, culturel, familial, psychique. Par-delà la sanglante et croustillante tragédie psychanalytico-commerciale, la pièce dresse le portrait d’un groupe socio-professionnel qui canalise les évolutions décrites : les cadres.

Qui a lu Les Cadres de Luc Boltanski ne peut qu’être frappé par la justesse de la description effectuée par Vinaver, dont le portrait de groupe semble illustrer la typologie des cadres établie par le sociologue. Pour autant, la description théâtrale ne vise pas l’exhaustivité, et met en lumière certaines réalités, en rejetant d’autres dans l’ombre – affaire de forme, bien sûr ; mais peut-être aussi affaire de point de vue. Dans PDB, la tension attachée à la figure des cadres n’est pas liée à un écartèlement entre différentes catégories de personnel – écartèlement constitutif de ce groupe social, incarnation de la « classe moyenne », institutionnalisé parce qu’il permettait « la construction [d’un] modèle ternaire de l’espace social »[18] contre l’ancien antagonisme de classe entre prolétariat et patronat. Cette catégorie socio-professionnelle a en effet été précisément inventée pour occuper la place entre le marteau et l’enclume, ou plutôt pour être à la fois ou tour à tour le marteau et l’enclume[19]. Dans la pièce, cette fonction est minorée, la tension se concentrant sur l’opposition de deux états d’être – immobilité et mouvement – incarnés par deux types de cadres, les anciens et les nouveaux, ces deux facteurs semblant expliquer à eux seuls la logique de hiérarchisation entre grands et petits cadres au sein de cette entreprise en mutation.

En haut de l’organigramme de l’entreprise familiale avant refonte : les cadres-patrons-héritiers que sont les fils Dehaze. Olivier est, au début de la pièce, « directeur général adjoint »[20] et Benoît « directeur commercial »[21] – poste plus tactique mais moins prestigieux. Certes, ils sont protégés dans une certaine mesure : parce qu’ils disposent d’un patrimoine, les vicissitudes de la vie matérielle leur seront épargnées quoi qu’il leur arrive dans leur vie de salarié. La rigueur de la loi du mouvement ne les épargne pourtant pas – faut-il y voir la preuve que le capitalisme est un système démocratique en ce que sa règle s’applique à tous, qu’ils soient nés puissants ou misérables ? C’est cette dure mais juste loi qui aboutit à ce qu’Olivier le conservateur cède la place à Benoît l’innovant. Plus bas, c’est la règle du plus nouveau plus beau qui s’applique avec force : d’un côté, les cadres anciens, qui se trouvent être aussi, souvent, des cadres « autodidactes »[22], entrés dans la carrière comme employés voire ouvriers, souvent dotés d’une origine sociale modeste, comme on dit pudiquement, et ayant acquis le statut de cadre « par promotion »[23] donc sur le tard, selon un système qui « redoubl[e] les sanctions et les gratifications matérielles par un ensemble de sanctions et de gratification symboliques » et qui « maintient les agents dans l’espoir d’une promotion et les dispose à la soumission et les incite à fournir des prestations qui ne sont pas toujours compensées par des gratifications (notamment salariales) de même intensité »[24]. Sans s’appesantir sur le rôle, pourtant considérable dans la carrière professionnelle des cadres, que jouent « les mécanismes de sélection sociale, qui s’enchaînent depuis l’école »[25] et même depuis le berceau, séparant à jamais ceux sur qui s’est penchée la fée du capital social et les autres, la pièce donne à voir nombre de ces cadres moyens tant par leur salaire que par leurs qualifications et par leur place dans l’organigramme.

 

Par-dessus bord Vinaver Schiaretti

© Christian Ganet

 

Il y a parmi eux Passemar, entré dans l’entreprise comme « chef de section au service facturation »[26], et désormais, à la quarantaine, « chef du service administration des ventes »[27] et double fictif de l’auteur par la posture distanciée, légère et ironique avec laquelle il envisage le monde de l’entreprise en spectateur et en dramaturge bien plus qu’en acteur – avec une différence notable tout de même : là où Vinaver est PDG, Passemar se définit comme un « cadre moyen »[28]. Il y a aussi Lubin, vendeur (« représentant »[29]), petit cadre commercial ou encore Madame Bachevski, « directeur des achats »[30], Madame Alvarez, « directeur administratif »[31] et Cohen, « chef comptable »[32]. Tous ont progressivement gravi les échelons – jusqu’à atteindre la limite au-delà de laquelle seuls les cadres de formation, souvent passés par HEC[33] ou mieux encore, par la Mecque de la « Harvard Business School »[34] peuvent encore avancer. Aucun d’eux ne progressera dans la carrière : Lubin, à peine la cinquantaine, sera déclassé, Madame Bachevski, soixante et un ans[35], mise en retraite anticipée, le passage de Passemar dans la section marketing s’avèrera, à ses propres yeux, un « échec »[36]. Quant à Madame Alvarez, elle ne sera pas non plus promue – elle ne sera pas non plus licenciée, il est vrai. Et si Cohen, « promu directeur de l’informatique »[37], constitue un contre-exemple, il y laisse sa santé physique et mentale[38] à coups d’heures et de jours supplémentaires[39] : le rajeunissement professionnel est à ce prix pour ces « anciens »[40] irrémédiablement frappés d’obsolescence et non configurés pour passer de l’autre côté, celui des « jeunes cadres »[41], nouveaux et supérieurs, et plus diplômés, que leurs études ont dotés de compétences… et plus encore d’un capital social qui les rend plus adaptables et mobiles. Peyre, Saillant et Grangier incarnent les heureux élus de ce nouvel Eden, les trois « jeunes loups »[42] qu’observe Lubin, aussi apeuré que fasciné par la puissance de ces gagnants de la compétition générationnelle, redoreurs potentiels du blason de l’économie française et, espère-t-il, en bon employé ayant incorporé l’équation managériale intérêts de l’entreprise = intérêts des cadres dirigeants = intérêts de tous les salariés, redresseurs de son entreprise : « ils ont les dents longues à la dernière convention nationale des ventes on en parlait justement entre anciens on se disait […] que ça va un peu faire mal les Américains ne perdent rien pour attendre. »[43] S’ils agissent en meute pour défendre la grande famille qu’est l’entreprise Ravoire et Dehaze contre la concurrence étrangère, ils n’hésitent certes pas non plus, s’il le faut, à s’entredévorer, comme ils tueront les plus faibles, illustrant ou plutôt accréditant la dure loi de la jungle à laquelle obéit le monde de l’entreprise.

 

Par-dessus bord Vinaver Schiaretti

© Christian Ganet

La pièce abonde ainsi en prises de position feutrées, par exemple quand elle met en lumière les cas, pourtant statistiquement peu fréquents, de promotion possible en cas de mérite personnel. Ainsi de Claude Dutôt, « chef des ventes »[44] qui se morfond, incompris, sous le règne de Dehaze père, avant d’être découvert et mis en valeur par le nouveau PDG Benoît, qui lui permet de s’épanouir et par qui il se sent enfin reconnu à sa juste valeur et en phase avec les nouvelles valeurs de l’entreprise. À cette anomalie statistique près, qui justifie l’adage « quand on veut on peut »… et quand on le mérite on est récompensé à sa juste valeur, anciens et nouveaux cadres diffèrent, sans surprise, par l’idéologie et les valeurs qu’ils défendent – et c’est aussi selon son degré d’adhésion aux nouvelles valeurs que le salarié sera évalué. Ainsi André Saillant, « controller »[45] devenu chef du personnel, promeut à la fin de la pièce une nouvelle gestion des troupes : « Nous substituerons progressivement à la politique du moindre coût suivie depuis toujours par Ravoire et Dehaze une politique de hauts salaires et de copieux avantages afin d’obtenir une puissante motivation de l’ensemble du personnel »[46]… y compris chez certains réfractaires comme Cohen, « d’abord […] adversaire appréhensif et ensuite […] disciple inspiré et fanatique »[47], qu’il se vante d’avoir réussi à faire suivre un stage d’initiation chez IBM[48], entreprise – américaine comme il se doit – symbole du nouvel esprit d’entreprendre. Évidemment, ces deux camps, celui de l’ancien et celui du nouveau, celui de ceux qui gagnent et de ceux qui ont tendance à perdre, suscitent des critiques, formulées sans surprise par les perdants de l’évolution :

Lubin. […] je quitte la maison

Mme Lépine. C’est pas Dieu possible

Lubin. Oh vous savez mais ça vous porte quand même un coup mais c’est normal […] qu’est-ce que vous voulez si M. Lévêque était encore là pour voir comment on mène à l’abattoir ses anciens représentants parce que le bâtard en question s’est entouré d’une bande de fumiers des garçons qui tueraient leur propre mère si ça peut servir leur carrière mais quand ils ont entendu ma réponse

Mme Lépine. Qu’est-ce qu’ils vous ont proposé ?

Lubin. Un poste à l’usine comme magasinier

Mme Lépine. Vous n’avez pas accepté ? […] Avec votre femme de malade qu’est-ce que vous allez devenir[49] ?

Processus d’exclusion

Luc Boltanski, Les Cadres


Le déclin des cadres sans références, dans la seconde partie de leur vie professionnelle, a souvent pour point de départ un simple changement d’établissement à l’intérieur du groupe […]. Des processus lents d’éviction ont en effet eu tendance […] à se substituer aux procédures explicites de licenciement : la démoralisation, collectivement orchestrée, parfois jusqu’à l’effondrement de l’image de soi, a constitué le substitut institutionnel du licenciement, le moyen le plus économique, à la fois matériellement et symboliquement, de la « compression du personnel ». […] Les recettes […] pour se débarrasser d’un « collaborateur » encombrant ne sont pas en soi nouvelles et on pourrait en retrouver la trace dans les pratiques de la plupart des « institutions totalitaires » comme dit Goffman – ordres religieux ou partis politiques – qui, réclamant des agents une adhésion sans détours, peuvent utiliser l’énergie affective qu’ils ont investie dans l’institution pour les manipuler et les mener à leur perte. Mais c’est sans doute l’une des premières fois que ces recettes sont explicitement énoncées sous formes de principes d’action, dans un discours d’allure quasi technique qui n’aurait pas été tenable si les « sciences de l’organisation » et, plus généralement, les « sciences de l’homme » n’avaient apporté à ces technologies sociales une sorte de neutralité, de nécessité et de dignité propres à faire taire les réactions d’indignation éthique qu’elles auraient sans cela suscitées. […]. « Si le licenciement doit être retenu, il convient de le préparer de façon attentive, en s’inspirant des suggestions suivantes : a) Objectiver le problème […]. b) juger la performance mais non la dignité de l’homme […]. c) exercer une pression psychologique sur l’intéressé. Ceci peut être nécessaire à l’égard du cadre qui refuse de prendre conscience de son échec. »

 

Luc Boltanski, Les Cadres, Paris, Minuit, 1982, p. 427-429.

La pièce renseigne là le destin des cadres autodidactes qui, passée la quarantaine, font souvent l’objet de mesures d’éviction. Mais faut-il y voir une critique ? Précisons d’abord que Lubin n’est pas une figure unilatéralement positive à laquelle on pourrait s’attacher à l’excès. Il incarne l’ordre ancien y compris sur le plan social et politique, lui qui se désole que sa fille ait épousé un garçon de la « race »[50] juive[51] et n’apprécie guère non plus les « noirs »[52] et les « beatniks »[53]. Quant à son éthique professionnelle, on pourrait considérer qu’elle laisse à désirer : on l’a vu tâcher de vendre à Mme Lépine des stocks de papier toilette à n’importe quel prix, y compris en mentant copieusement sur la valeur de marché de son produit. Pourtant la pièce ne le juge pas pour cela. Au contraire, le doux Olivier lui-même loue en lui le fait que « c’est tout juste si sa cliente ne lui présente pas ses excuses après s’être fait proprement détrousser »[54]. Il ne saurait être question de morale ici, puisque le capitalisme est précisément amoral : on joue, et puis on gagne ou on perd. Lubin a joué, et cette fois il a perdu. C’est la vie. Madame Bachevski aussi est poussée vers la sortie, mais en douceur relative (elle perd son poste mais pas son emploi et son salaire baissera progressivement jusqu’au niveau de sa pension de retraite), au motif que :

Saillant. […] vient un âge où il est difficile

Grangier. Sinon impossible.

Saillant. De se recycler ce qui n’est pas du tout un reproche[55].

La critique affleure à propos du sort que subit ce personnage, plus sympathique que le précédent. Passemar, dont le discours revêt une importance particulière du fait de son statut de double intradiégétique de Vinaver, n’hésite-t-il pas à dire qu’elle a été « liquidée »[56] ? Le mot, évocateur d’une mort brutale, paraît sans discuter revêtir une charge critique forte de la part du personnage, mais nous verrons que le champ lexical peut inciter à doubler le sens de cette expression, car la liquidité renvoie aussi et peut-être surtout à la circulation, qualité importante dans cette pièce en cinq « mouvements »[57] qui célèbre résolument la fluidité contre la stase, le flux contre le stock. En outre, si Bachevski ou Lubin perdent, d’autres gagnent. Notamment Passemar, qui a pourtant refusé de jouer plus gros, et joue le jeu sur le bout des lèvres et des doigts, le regard ailleurs autant qu’ici. Sa trajectoire dément la dureté de la loi que lui explique Benoît : « si vous voulez des responsabilités il faut aussi en prendre le risque. […] dans une entreprise dynamique quand on ne grimpe pas on dégringole. »[58] Après son séjour infructueux dans le service des dieux du marketing, il réintègre son ancien poste sans dommage, et son mouvement de balancier ne l’empêche pas de retrouver son nid et le degré de stabilité nécessaire à des envols insouciants. Et, si le « spectre hideux qui s’appelle le chômage des cadres plus tout à fait jeunes »[59] est mentionné, c’est comme un nuage lointain incapable d’ombrager durablement l’horizon serein du paisible Passemar.

Critique de lancien régime du capitalisme…
et célébration de son nouvel esprit

 

Cest ici, une fois actées la précision et la justesse de la description sociologique, qu’il faut poser plus frontalement la question : PDB livre-t-elle une critique du capitalisme et, en particulier, du nouveau, puisqu’il en distingue deux modèles dans sa pièce ? C’est ici la comparaison avec Le Nouvel Esprit du capitalisme qui s’avère d’autant plus éclairante que l’équipe de Christian Schiaretti et la critique ont érigé cet ouvrage en véritable commentaire du texte de Vinaver[60], comme si le dramaturge et les sociologues disaient dans des formes différentes la même chose, alors que la proximité dans la description du passage d’un âge et d’un esprit du capitalisme à un autre n’empêche pas un écart majeur quant au point de vue adopté sur ces évolutions.

La gratuité que je revendique n’est pas du tout à mettre dans le sac de l’art pour l’art, mais dans quelque chose que j’appellerais la primauté de la forme. Comment cette primauté de la forme se négocie avec un contenu qui lui est politiquement opérant, c’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Je sais que mon écriture est politique dans sa matérialité même, pas dans ce qu’elle communique mais dans sa matérialité, c’est-à-dire dans sa composition, dans les mots comme ils s’agencent, comme ils se connectent[61]​.

L’argument bien connu de Vinaver, souvent repris par ses exégètes, est simple : son théâtre est politique par son souci exclusif pour la forme, et plus précisément pour une forme qui refuse la montée en généralité et se cantonne à la description à l’échelle micro, montrant à ras de réel les choses telles qu’elles sont, et dans la multiplicité de ce qu’elles sont selon les individus qui les vivent. Est-ce à dire que les mots s’agencent seuls, sans intentionnalité ? On pourrait tout aussi bien considérer que cette œuvre qui réfute toute intentionnalité procède a contrario de ce qu’elle revendique quand elle se double d’une auto-glose qui, loin d’ouvrir le champ des possibles herméneutiques, guide fortement le chemin du récepteur – pour mieux le détourner d’une lecture qui chercherait à en débusquer l’idéologie sous-jacente ? Alors que la critique universitaire met souvent en valeur le sens du paradoxe propre à cette œuvre, ce paradoxe-ci, dont l’examen permettrait de ne pas, de ne plus lire les pièces de cet auteur à l’aune de sa « déclaration de non-intention »[62], pour ne pas dire de son intention de ne pas déclarer, semble échapper au regard. Or, que se passe-t-il quand on cesse de jouer à « Jacques (ou Michel) a dit », que l’on ne se contente donc plus de répéter ce discours pour analyser cette œuvre mais qu’on analyse l’un et l’autre, l’œuvre et le discours, et l’œuvre comme discours ? On devient plus sensible aux tensions voire aux contradictions d’un auteur qui affirme : « J’aime l’entreprise. J’ai même une certaine tendresse à l’égard du système que, par ailleurs, je critique : c’est un système cruel, assassin, mais bien agencé à bien des égards. »[63] Et on comprend autrement, non pas comme un propos sur l’art, mais comme un propos sur le capitalisme, son affirmation selon laquelle PDB est « une description, pas une satire »[64].

L’embarras de la critique – universitaire comme journalistique – à interpréter la pièce tient peut-être au fait qu’elle décrit finement des évolutions qui paraissent à beaucoup choquantes, et dont le seul énoncé sonne pour des oreilles critiques de ces transformations comme une dénonciation. Mais il faut admettre que la dénonciation est un ingrédient largement ajouté par le récepteur, et que l’œuvre n’en contient que quelques pincées, pour deux raisons : parce que Vinaver décrit certes les effets négatifs des transformations sur les individus, mais aussi leurs effets positifs, et parce que nous allons voir qu’il ne les décrit pas comme des choix individuels et collectifs qui seraient le fait de certains groupes sociaux, autrement dit comme des phénomènes sociaux et historiques, mais comme des phénomènes naturels et inéluctables. Certes, la pièce comporte des éléments de critique de la rhétorique du patronat. Mais surtout au début, autour de la figure de l’ancien patronat paternaliste. Elle affleure nettement lors de la fête de l’entreprise, doucement ringarde, où Dehaze père, « suivant la tradition »[65], prononce un discours dans lequel il qualifie l’événement de

réunion de famille tant il est vrai que ceux qui travaillent quarante heures par semaine ensemble et œuvrent dans la perspective d’objectifs communs forment une authentique communauté j’en veux pour preuve votre présence qui n’était pas obligatoire et votre bonne humeur qui l’était encore moins[66].

Par-dessus-bord Vinaver Schiaretti 4

© Christian Ganet

Difficile de ne pas voir dans cette parole unilatérale une critique d’une fausse convivialité qui n’est que le masque de la domination patronale. Mais est-ce vraiment le capitalisme qui se trouve ici critiqué, ou l’ancien régime auquel s’arrime un certain capitalisme, sur le point d’être chassé par l’air frais, l’ère nouvelle du marketing, incarnation d’un nouvel esprit du capitalisme ? À l’autre bout de la pièce, l’image de la « grande famille » ressurgit, du côté du nouveau modèle précisément, quand Benoît accepte de vendre Ravoire et Dehaze au concurrent américain qu’il a passé tant de temps à combattre, après que celui-ci lui a promis que « Ravoire et Dehaze sur le plan opérationnel continuerait de façon autonome » [67] et que le personnel ne serait pas licencié, du moins pas « l’équipe de management »[68]. Certains ont pu lire, à travers le discours de Ralph Young, « senior vice-président de la United Paper Company de Minneapolis »[69], une critique de la standardisation à l’échelle planétaire que produit la logique de fusion propre au capitalisme financier qui s’annonce. « Vous entrez dans une grande famille United Paper Company est implantée dans soixante et un pays et partout le même esprit de famille the Youpico spirit comme nous disons l’esprit Youpico on reconnaît un homme Youpico n’importe où dans un aérodrome sur une plage il a le regard clair le maintien assuré »[70]. Ainsi, pour Simon Chemama, « cette extension d’une entreprise sur toute la surface du globe, accompagnée de la création d’un homme nouveau, ne peut manquer de rappeler les systèmes totalitaires »[71], et « l’homme Youpico […] peut évoquer, aussi bien que le soldat de l’impérialisme commercial américain, l’idéal nazi ou l’homme soviétique »[72]. Les derniers mots de Young paraissent alors terrifiants : « la société que nous achetons ça n’est pas les machines ni les bâtiments ni les produits it’s the people ce sont les gens c’est vous tous que nous voulions c’est vous que nous avons c’est vous tous Youpico Youpico ra ra Youpico Youpico ra ra »[73]. On peut avoir une interprétation plus circonspecte d’un changement qui n’apparaît ni si violent, ni si radical. De fait, le rachat de l’entreprise par les Américains signe-t-il l’aube d’un nouveau tournant ou n’est-il que l’aboutissement du mouvement initié non seulement par Benoît mais par Dehaze père lui-même, qui attendait précisément de son fils naturel qu’il insuffle le « renouveau »[74] nécessaire à la pérennité de l’entreprise ? Et surtout, comme le note Passemar, si on peut être « sceptique quand [on] enten[d] le vice-président de la United dire qu’avec la fusion rien ne va changer on dit ça mais on sait que tôt ou tard tout va changer »[75], est-ce « pour le meilleur ou pour le pire ? Qui le saurait ? »[76] C’est bien d’ailleurs ce que toute la pièce a suggéré jusque-là : que le changement est inéluctable et somme toute désirable, les choses étant ce qu’elles sont et les choses étant souvent pour le mieux, comme en témoigne le discours porté sur l’élément clé qui incarne le changement de capitalisme : le marketing, et plus encore la façon dont il s’articule au discours sur Mai 68. Il est indiscutable que l’ironie est là, comme en témoigne le morceau de bravoure de la pièce décrivant les différentes étapes de la transformation du management en même temps que celle du produit de première nécessité en produit désirable, de la discussion à bâtons rompus entre pairs sur ce que pourrait être le marketing à l’étude de marché, en passant par la phase de brainstorming, respectueux de l’inventivité des troupes autant que des « Tables de la Loi »[77] du marketing, sur le nom du nouveau produit phare de Ravoire et Dehaze répondant à la forestière appellation « Mousse et Bruyère » :

Jenny. Alors je vous demande qu’est-ce que c’est le marketing ?

Benoît. En roue libre ? […]

Jack. Naturellement

Peyre. C’est amener le consommateur vers le produit plutôt que de pousser le produit vers le consommateur

Battistini. C’est décider en fonction du souci de celui qui va acheter et détruire et jouir du produit qu’on lui destine

Dutôt. C’est reconnaître que le monde change en permanence et accepter de changer soi-même constamment

Benoît. Oui et faire le changement plutôt que le subir

Passemar. Le marketing ne serait-ce pas une déclaration de guerre à l’habitude ? la reconnaissance que tous les jours tout meurt et tout renaît ? […] C’est la création

Benoît. C’est la vie

Dutôt. Je crois que c’est le primat de l’imagination créatrice sur les autres modes de pensée

Battistini. C’est la dimension économique de l’humanisme moderne […] Pour moi le marketing est une méthode scientifique de détection et de conquête rentable du marché de l’entreprise […] Bon je vous rappelle les deux règles du jeu la première chacun dit ce qui lui passe par la tête il faut une complète liberté dans les associations d’idées la seconde pas de censure personne n’ironise abolition du rire et du sourire […]. Nous procèderons en deux étapes premier temps qu’est-ce que doit faire ou être ce nom ça nous mettra en condition deuxième temps on brainstormera sur le nom lui-même premier temps qui tire le premier ?

– Il faut un nom qui dise que ça essuie
– Qui contourne la fonction
– Mais la suggère
– Une association avec le torchage quand même
– L’âge d’innocence le jardin des délices
– Avant que la civilisation soit venue tout flétrir […]
– Une ambiance de nature
– Sauvage inviolée
– Quelque chose qui sent bon
– Et qui rassure c’est important
– Mais pas ridicule
– Ça aussi c’est important
– Une connotation de douceur serait souhaitable
– Mais en même temps de résistance quelque chose qui ne s’évanouit pas ne tombe pas en miettes ou en poussière […]
– Il faut que ça chante
– Et que ça frappe […]
– Ouvrant sur la plus grande richesse de prolongements affectifs
– Pas trop long
– Pas trop court […]

Battistini. Chacune des cent soixante-quatorze idées de noms qui sont sorties du brainstorm a été passée au crible […] M. Benoît penchait pour Algue et Varech […] Peyre ne jurait que par Nymphéas tandis que Claude Dutôt avait une préférence pour Blanchefleur […] Algue et Varech a provoqué une scission assez marquée parmi les sujets de notre échantillon pour les uns ce sont des associations les plus positives avec la grandeur sauvage et la pureté de la mer […] pour les autres c’est quelque chose de dégoûtant et de dégoulinant de gluant et de noir qui sent mauvais autrement dit les associations avec la matière fécale elle-même et dans ce qu’elle a de moins valorisant […] celui qui de loin est sorti en tête est Mousse et Bruyère nos craintes touchant sa longueur s’avèrent infondées tout autant que notre soupçon que cette expression véhicule des connotations de rugosité et de risque d’égratignure des parois de la cavité anale Mousse et bruyère a obtenu un score de trente-huit pour cent[78]

De la nécessité du flux
contre l’occlusion intestinale du système

 

La démultiplication des allusions scatologiques, alliée aux évocations bucoliques, champêtres et maritimes, est à l’évidence une marque de distance, et d’ironie. Mais est-ce pour autant le signe indubitable d’une critique de ce qui est décrit ? Peut-être, mais il faut alors distinguer plusieurs types de critique. Il est incontestable que Vinaver n’adhère pas pleinement à ce qu’il observe, on peut donc considérer qu’il porte un regard critique, mais au sens où il semble se moquer des travers de l’être humain, et où semble pointer sous la note moqueuse un arrière-goût de misanthropie. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait critique de l’évolution du monde de l’entreprise qu’incarne le marketing, d’abord parce que la prise de distance par rapport aux normes, fussent-elles celles du marketing, fait précisément partie de l’esprit marketing et qu’« une des forces [du] mode d’inculcation »[79] de « l’éthique »[80], de la « conception de l’homme » qui sont « propres à [telle ou telle] entreprise » :

réside, paradoxalement, dans la distance que les stagiaires sont invités à prendre avec le stage, ses hommes et ses méthodes et avec l’action que ce stage exerce sur eux. On ne peut plus, dans la France des années 80, traiter des jeunes cadres pour la plupart familiers des sciences de l’homme, ayant souvent, dans leur adolescence, participé à l’« esprit de Mai 68 », en se contentant d’appliquer les techniques qui, dans les années 50, servaient à réformer les contremaîtres. En laissant aux novices la liberté de nommer dans le langage même des sciences humaines (sociologie, psychanalyse, etc.) les manipulations dont ils font l’objet, […] on contribue à exorciser la violence symbolique qui s’exerce sur eux et, par-là, à la rendre efficace[81].

 

Par-dessus bord Vinaver Schiaretti

© Christian Ganet

Certes, la pièce, qui date de la fin des années 1960, atteste précocement cet écart, car l’utilisation de la prise de distance comme technique d’adhésion se développera plutôt dans la décennie suivante. Cette interprétation d’un Vinaver visionnaire mais non critique paraît plus juste que celle voyant dans la distance ironique la preuve d’un refus d’adhérer. De fait, dans la pièce, il ne dénonce pas les effets négatifs du marketing plus qu’il ne loue ses qualités que sont d’une part son efficacité pour faire vendre et d’autre part la positive transformation du management qui l’accompagne. Elle paraît aussi plus juste au regard du discours que l’auteur tient, aujourd’hui encore, sur le capitalisme de cette époque-là. Interrogé précisément sur ce point en 2009, Vinaver commence par opposer le jeu sur l’imaginaire à l’œuvre dans le marketing et celui dans l’acte artistique : « Une chose est l’imagination qui s’exerce dans la fabrication des campagnes de publicité, qui a une intention de résultat. Autre chose est l’imagination dans le processus artistique, qui est distinct de toute obligation de résultat. »[82] Mais c’est pour ensuite minorer cet écart entre marketing et création, et entre marketing et révolution. Le marketing, c’est le nouvel esprit du capitalisme tout autant que l’esprit de Mai 68, c’est l’imagination au pouvoir :

La pièce incorpore Mai 68 sans que ce soit véritablement le sujet. Un peu comme une absorption par les pores. […] L’idéologie visible de 68 était « l’imagination au pouvoir », mais aussi « mort à tous les pouvoirs » y compris le pouvoir du marketing qu’on voyait alors triompher. Il y a une ironie, invisible à l’époque mais qui apparaît aujourd’hui, dans la jonction entre l’idéologie de Mai 68 telle qu’elle s’exprimait dans les slogans, et l’idéologie capitaliste à ce moment-là, dans son nouvel essor. Comme si, finalement, c’était pareil. […] l’ironie c’est que dans le marketing la finalité s’exerce au nom d’une valeur de gratuité. On est à la pointe de l’ambivalence. Dans l’exaltation de la gratuité de l’action, de l’instant présent en dehors de toute espèce de résultat, on est très proche de l’acte artistique. Le marketing est proche de tout ce que 68 semble avoir libéré. Il y a là une ironie énorme. Comme si, dès qu’on voulait instaurer un régime où l’imagination serait au pouvoir, l’imagination n’était plus dans le site qui devait être le sien  : celui d’une résistance au pouvoir[83].

Si Vinaver pointe cette ironie, on ne saurait pour autant dire qu’il critique le nouvel esprit du capitalisme. Certes, PDB a pointé avant tout autre la capacité prodigieuse du nouveau capitalisme à récupérer le discours critique formulé à son encontre, en particulier celui formulé dans les termes de la « critique artiste »[84] dénonciatrice de l’égoïsme et de la misère non seulement matérielle mais psychique et esthétique que produisait le capitalisme ancienne manière mais aussi – surtout – les modes de vie qui lui étaient associés – autrement dit, la société bourgeoise conformiste et conservatrice. Tout au contraire, le nouvel esprit du capitalisme saura attirer à lui ceux qui critiquaient l’ordre ancien. Cette faculté d’absorption de la contestation s’incarne dans la trajectoire du personnage d’Alex, le gendre de Lubin qui, à l’origine agent de contestation du capitalisme, prônant la vie de bohême au son du free jazz, se voit in fine adoubé par Benoît comme « excellent homme de marketing »[85], non parce qu’il aurait viré de bord idéologique, mais précisément parce qu’« il a toujours l’air de s’en foutre »[86], tout en ayant la cruciale capacité de « senti[r] le vent »[87] et de se laisser porter par lui vers des horizons nouveaux, libres, lucratifs autant qu’érotiques. Car dans la pièce, le marketing est et demeure bien du côté du désir, et de l’imaginaire. D’ailleurs, Benoît se définit à la fois comme un « pionnier » et comme un « rêveur ». Lui, le fils naturel de Dehaze, fruit de ses amours secrètes avec une secrétaire qui « a donné [à son père] le seul frisson authentique de son existence »[88], homme issu du désir, vend du désir, accomplissant ainsi son destin. Il n’est pas – seulement – un réaliste à l’esprit étroit et un « méchant », un salaud, c’est aussi un visionnaire, à sa façon un révolutionnaire. Car le capitalisme nouveau est une révolution, économique, mais aussi culturelle et mentale, nous dit la pièce. En témoigne le discours sur la sexualité mais aussi et surtout sur le travail à l’œuvre dans la pièce.

PDB ne fait aucune mention de la critique du travail comme aliénation. Aucun des personnages ne manie ce discours. Il est vrai, et ceci contribue à expliquer cela sans doute, que les ouvriers et employés font uniquement office de figurants dans la pièce et, si leur sort – peu enviable – est fugacement évoqué[89], on ne les entend donc pas, sauf sous forme d’un chœur anonyme[90], commentant d’en bas, avec la distance acide des spectateurs impuissants, les faits et gestes des « grands » de ce monde, de leur monde, lors de la fête du personnel de l’entreprise. Or quel discours tiennent ceux que l’on entend dans la pièce ? Essentiellement un discours sur le travail comme épanouissement et dépassement de soi, et ce à tous les échelons représentés. Évidemment, c’est l’un des « grands » cadres, Saillant, qui tient ce discours, typique du nouvel esprit du capitalisme, investissant le travail d’une puissante charge affective voire libidinale :

après ce jaillissement [du discours des « créatifs »] je me sens dans une situation embarrassante n’ayant à parler que de la terne administration, puisque là est ma partie mais j’y vois des choses à faire à commencer par un changement dans le concept même d’administration bientôt nous ne contrôlerons plus l’activité de la société par rapport aux résultats passés mais par rapport à nos projections de ce que doit être l’avenir[91].

De même, il promeut une nouvelle gestion du personnel au motif que « les gens travaillent moins pour l’argent qu’on ne le croit ils cherchent dans leur travail le moyen de s’accomplir de sortir de leur ennui de briller à leurs propres yeux et aux yeux des autres ils travaillent pour avoir le sentiment de participer au succès de l’être collectif auquel ils se sentent appartenir »[92]. Mais le « petit » vendeur Lubin lui aussi aime son métier, plus que cela, il est son métier, au point qu’il préfère quitter son emploi et risquer le chômage plutôt que de conserver un emploi en changeant de métier, comme il l’explique à Madame Lépine : « je suis né vendeur il me faut la route l’espace le contact avec la clientèle le goût de la victoire chaque fois que j’enlève une commande. »[93] Son travail, c’est lui, il n’a pas un travail de vendeur, il est vendeur. Pour les personnages de PDB, le travail définit non seulement la personne, mais son lien au monde. Ainsi, Passemar revient sur son entrée dans l’entreprise en insistant sur la dimension socialisante du travail qui lui permettait de « mêler sa vie à la vie réelle »[94] : « je n’étais plus en marge de la société, je faisais partie de quelque chose qui me dépassait, je prenais des décisions, j’étais dans l’action »[95]. Et cette appartenance n’a pour prix aucune aliénation, elle n’entrave nullement le « dedans dehors » que continue à pratiquer sereinement Passemar/Vinaver. Son travail de cadre lui permet même d’être écrivain, non seulement parce qu’il le met à l’abri des vicissitudes économiques, mais parce qu’il nourrit son imaginaire : « Quand on est cadre si on veut remplir correctement ses fonctions il faut y mettre son imagination et c’est la même qu’on utilise en écrivant alors il y en a pas toujours assez mais ça vaut mieux que d’être un artiste en marge de la société qui parle d’un monde qu’il ne connaît pas. »[97]

En outre, le changement est loin d’être décrié dans la pièce par les personnages : « vous avez ouvert la fenêtre. On respire »[98] s’exclame Passemar. Si le contexte d’énonciation prête à entendre les propos avec une certaine distance, ce personnage est tout sauf dépourvu de quant à soi. Et son discours à son confident le public, s’il est moins enthousiaste sur les évolutions, n’est pas pour autant radicalement critique : il évoque ainsi son projet de faire le récit de l’« absorption d’une entreprise moyenne, dans laquelle je suis moi-même un cadre moyen, par une puissante société américaine. Est-ce un bien est-ce un mal, je ne sais pas, j’aimerais y voir plus clair. »[99] Un dialogue entre Madame Bachevski, Passemar et Cohen fait état du même constat d’un caractère inéluctable mais non nécessairement dommageable d’une évolution dont ils sont pourtant loin d’être les grands gagnants :

Passemar. Tout compte fait […]

Cohen. Cette invasion américaine

Passemar. Ça n’aura pas été un mal

Cohen. Pour nous autres

Mme Bachevski. Ça nous aura secoué les puces

Passemar. Tiré de notre confort

Mme Bachevski. On reprend du poil de la bête […]

Cohen. On vivait un peu repliés sur nous-mêmes […]

Passemar. On sent qu’il se passe quelque chose

Mme Bachevski. L’enthousiasme

Passemar. Rien n’est plus contagieux[100]

Ces images – la fenêtre ouverte sur le monde avec le vent qui s’y engouffre, le dépliement opposé au repli sur soi – sont cruciales pour interroger la dimension critique de l’œuvre : Dehaze père énonce sur le mode du constat que « nous vivons dans un monde en profonde transformation et [que] pour survivre et pour vaincre il faut que nous-mêmes nous nous transformions […] chaque fois que le vent changera s’il le faut nous changerons le vent actuellement souffle d’Amérique c’est un vent desséchant violent qui cherche à nous rompre mais nous sommes roseau plutôt que chêne et si un bref instant nous avons plié c’est pour mieux nous redresser »[101]. PDB présente les évolutions du capitalisme du même mouvement comme désirables, et comme inéluctables. Il convient à ce titre d’interroger d’autres images et champs lexicaux récurrents dans la pièce. L’appareil digestif et le processus de digestion ressortissent d’une vis comica scatologique, qui témoigne de la référence revendiquée à Aristophane, et établissent un lien entre le social et l’organique. Tout au long de la pièce est travaillé un faisceau d’oppositions, entre deux pôles appréhendés de façon indifférenciée sur plusieurs plans – social, culturel, psychique et naturel. Le premier, centré sur l’orifice du « haut », la bouche, c’est le pôle de l’ancien, de la constipation mais aussi, sur le plan psychanalytique, du moi (voire du surmoi), de la rétention anale et de la névrose (les « conscients coupables »[102] dotés de forts « réflexes psychiques de défiance »[103], diagnostiqués en même temps que ciblés par les publicitaires soucieux de leur faire acheter le papier Mousse et Bruyère, et par les psycho-sociologues qui mettent les sciences sociales au service de l’entreprise, tendance là aussi tout à fait exacte que pointe Vinaver, et qu’incarne dans la pièce Reszanyi). C’est aussi, sur le plan économique, le capitalisme industriel « à la papa », fondé sur le stockage des marchandises. Ce côté est également associé dans la pièce au conservatisme social. Le confesseur de Ravoire père, le dominicain Motte, au nom évocateur, fustige ainsi la pilule, « excrément de notre civilisation »[104], et loue l’action de De Gaulle, patriarche politique, et celle du patriarche religieux, le pape, venu « donn[er] un coup d’arrêt à cette diarrhée »[105] qu’est Mai 68.

De l’autre côté, orifice du bas, précisément, l’écoulement, le flux des marchandises et du désir qu’elles véhiculent, le côté du nouveau capitalisme, mais aussi de l’esprit de Mai, du Ça libéré. La même image du transit intestinal est utilisée par le psycho-sociologue Reszanyi pour décrire la séquence révolutionnaire contemporaine de la révolution interne à Ravoire et Dehaze :

les événements de mai soixante-huit sont sortis comme une immense défécation collective à laquelle il a été pris collectivement plaisir puis le 30 du mois le Père a parlé et la collectivité brusquement figée de honte a régressé dans ses attitudes antérieures[106]

C’est également parce que leurs produits s’écoulent en flot continu, sans stock et sans difficulté, que Madame Lépine vante les concurrents américains de Ravoire et Dehaze, comme elle l’explique à un Lubin désespéré : « pourquoi est-ce que j’irais me stocker dans un produit dont la demande baisse tous les jours quand je peux vendre celui-ci qui part comme des petits pains […] ? […] Ils sont même tombés en rupture de stock »[107] – ou encore, plus explicite : « leur marchandise, elle entre, elle sort. »[108] Ce qui est décrit là, c’est un des aspects de la transformation du capitalisme : le passage d’un principe de stock de la production à celui de la gestion à flux tendu. Et l’image digestive aboutit nécessairement à prendre le parti du flux, sous peine d’occlusion intestinale. Elle naturalise le social. Le vent, les matières fécales, l’eau, les objets et les désirs poussent, ils doivent s’évacuer. Et la seule chasse d’eau, la seule purge possible et salutaire, c’est le nouveau capitalisme lui-même qui la permet. La langue vinavérienne contribue aussi à conférer ce caractère imparable à la marche du monde, par le travail sur la syntaxe et la ponctuation limitée au maximum qui tout à coup fait ressortir l’aspérité d’une correction. Ainsi de cette phrase prononcée par Passemar : « par un enchaînement qui sans être fatal – non justement parce que ça aurait pu tourner autrement et aujourd’hui encore tout n’est pas joué – mais les événements se succèdent et s’articulent les uns aux autres dans un sens tel que l’on débouche sur la fusion »[109]. Il y a toujours de l’inassimilable, un grain de sable syntaxique. Mais le vent souffle et l’emporte. Ainsi, si le capitalisme est le meilleur système, c’est en tant qu’il est tout à la fois naturel et « utopique » :

Le capitalisme se régénère constamment, en jetant, en se libérant de ses propres déchets, en faisant sa toilette. Il va aux toilettes et en sort en meilleure forme. Il a inventé des formes d’auto-régénération. Les entreprises meurent aussi. Pourquoi ? Parce que d’autres les poussent dehors. Une entreprise puissante s’engourdit et devient victime de jeunes ayant l’énergie que l’autre a perdue. Ce système a à voir avec le système excrémentiel. Mais il est plus dynamique qu’un organisme vivant. L’éjection, la déjection font partie du cycle de la vie. […] Et [le capitalisme] rajeunit sans cesse. Microsoft a damé le pion à IBM, Google dame le pion à Microsoft. C’est une chaîne sans fin, qui montre l’éternelle jeunesse du système. La décrépitude est toujours en cours, mais s’accompagne de croissance. Les mythologies traditionnelles comportaient des cycles d’éternel retour, donc des moments de régénération et de succession. Aujourd’hui, la succession semble se faire sans arrêt[110].

Toutefois, on peut considérer que Vinaver critique bel et bien un certain capitalisme, ou plutôt deux, celui à l’ancienne (et le conservatisme politique et social qui lui était associé) d’avant les années 1960 et aussi, tout près de nous, le capitalisme financier des années 2000[111]. En revanche, l’âge intermédiaire du capitalisme, celui du capitalisme libertaire et aventurier des sixties qu’incarnent tout autant la révolution marketing et la révolution sexuelle, prend aujourd’hui encore dans les yeux de Vinaver la forme d’une parenthèse enchantée, séquence heureuse et glorieuse, héroïque même :

Par-dessus bord raconte un moment particulier de l’histoire du capitalisme : la découverte d’une réponse aux besoins limités par la stimulation de désirs, qui, eux, sont illimités. Le marché est donc beaucoup plus large que ce que l’on pensait. Naît alors le marketing – la création de richesses par l’appel à l’imaginaire. Ce moment-là, je l’ai toujours associé à l’épopée homérique. L’Iliade chante l’absence de limites à la fureur et au plaisir de la guerre. Même si l’on meurt beaucoup, il n’y a pas la peur de la mort. C’est un peu pareil dans Par-dessus bord. Il y a une espèce d’enivrement de l’action. L’opération de délestage, de rejet des acteurs du système, n’est pas ressentie comme douloureuse. C’est un moment du capitalisme qu’on peut appeler héroïque. Avec enivrement, ce système découvre sa capacité à progresser, à faire émerger les désirs comme force économique[112].

Ce que Vinaver semble regretter dans les évolutions récentes du capitalisme, c’est, plus encore que les dérives du capitalisme financier, son caractère précisément moins triomphant, le fait qu’« il n’y a plus cette jubilation. Il s’est stratifié et sédimenté. Il y a des spécialistes. On sait faire, on n’est plus dans ce tissu affectif, cette émotion, cette vibration. On est dans la délocalisation. Il n’y a plus d’attachement, ni géographique, ni affectif, plus de rapport physique avec la production. On travaille à distance. Ce qui se faisait à côté de moi se fait désormais à l’autre bout du monde. Il n’y a plus de sentiment »[113]. Lire Par-dessus bord comme une critique du capitalisme en tant que tel ou même de ses évolutions postérieures aux années 1970 suppose donc, j’espère l’avoir montré, d’en forcer le sens, et de dénaturer cette description fine et amusée d’un phénomène à la puissance aussi séduisante qu’inéluctable, pour en faire une dénonciation – opération de conversion sans nul doute nécessaire à qui veut aimer cette œuvre sans se sentir du mauvais côté du manche idéologique. Il reste aussi à prendre la mesure de l’écart entre ce discours et celui que tiennent les autres auteurs qui s’attellent à décrire l’entreprise d’aujourd’hui, qui s’observe précisément dans la façon de brosser le portrait des cadres. De Top Dogs d’Urs Widmer ou Push up de Roland Schimmelpfennig à Pulvérisés d’Alexandra Badea ou L’Entretien de Philippe Malone en passant par les œuvres de Falk Richter, comme dans l’immense majorité de ce corpus désormais considérablement élargi, ces personnages paient au prix fort, celui de leur intégrité psychique, physique et langagière, d’avoir incorporé les valeurs et le discours de l’entreprise, aidé à opprimer les ouvriers et eux-mêmes… Êtres désaxés, corps cabossés et neurones engourdis par l’épuisement et le cycle infernal excitants/calmants nécessaire pour tenir, ils ne sont plus capables que d’affects, de gestes et de mots épileptiques, sont réduits à une langue hoquetante et bégayante, manifestation visible d’un accès à jamais bloqué à leur intériorité de sujet, sauf sur le mode du jaillissement pulsionnel et du passage à l’acte, ils ne savent pas qui ils sont ni ce qu’ils désirent. Noir, très noir est le tableau qu’ils dressent du monde de l’entreprise, aux antipodes du joyeux et truculent feu d’artifice que peignait Vinaver, plus encore dans la version chamarrée de Christian Schiaretti. Sur un point cependant, un point non négligeable, les visions convergent : l’idée que la situation actuelle est, sinon une force naturelle, du moins un état de fait inéluctable. Cela, on peut le regretter, d’autant qu’il est des initiatives, dans le monde du travail d’aujourd’hui, qui viennent contredire l’idée que cette vision d’horreur serait la seule réalité possible et même existante. Elles ne sont pas nombreuses, il est vrai. Est-ce à dire qu’elles comptent pour rien ?

 

[1] Cet embarras date de la mise en scène de la version courte de la pièce par Planchon au TNP. Ainsi, dans l’émission Le Masque et la Plume du 23 juin 1974, « pour le présentateur, Par-dessus bord, qui se jouait alors à l’Odéon, est une pièce sociale, anti-libérale, qui opère une “dénonciation de ces techniques modernes. Et du capitalisme.” Mais Guy Dumur, journaliste au Nouvel Observateur, n’est pas du même avis : “On ne sait pas très bien de quel côté est Vinaver, car s’il est progressiste on ne voit pas bien comment il peut défendre cette entreprise familiale, qui d’ailleurs est présentée au début de façon assez ridicule […], et quand l’entreprise s’américanise au contraire ça devient gai […], c’est le plus capable qui s’empare de l’affaire et tout le monde a l’air très heureux à la fin, et très prospère.” Alfred Simon, du Point, tente alors de synthétiser : “Ça reflète les contradictions de Vinaver lui-même, auteur dramatique de gauche et employé qui gagne sa vie dans une compagnie de cet ordre-là. Il se met au fond lui-même en question. Et puis il y a la fameuse ambiguïté brechtienne…”. » Simon Chemama, Le Théâtre de l’immanence. Du poétique au politique dans l’œuvre de Michel Vinaver, thèse de doctorat en études théâtrales sous la direction de Catherine Naugrette, et de Marie Shaw, Université Paris 3/Rutgers University, soutenue le 8 décembre 2012, note 1145, p. 354.

[2] Voir notamment Fabienne Pascaud, « La grande déculottée », Télérama, n° 3037, 25 mars 2008 ; Gilles Costaz, « Une fourmilière en effervescence », Les Échos, 23 mars 2008 ; René Solis, « Vinaver à l’abordage », Libération, 28 mars 2008.

[3] Voir Luc Boltanski, Les Cadres, Paris, Minuit, 1982.

[4] Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1999.

[5] Michel Vinaver, Par-dessus Bord, dans Michel Vinaver, Par-dessus Bord, version intégrale suivie de son adaptation japonaise, Oriza Hirata, La Hauteur à laquelle volent les oiseaux, Paris, L’Arche, 2009, p. 32.

[6] Ibid., p. 24.

[7] Ibid., p. 95.

[8] Ibid., p. 40.

[9] Ibid., p. 34.

[10] Ibid., p. 40.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 62.

[13] Ibid., p. 69.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 69-70.

[17] Ibid., p. 34.

[18] Luc Boltanski, Les Cadres, op. cit., p. 65.

[19] Ibid., p. 67.

[20] PDB, op. cit., p. 13.

[21] Ibid.

[22] Luc Boltanski, Les Cadres, op. cit., p. 33 et p. 409.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Ibid., p. 417.

[26] PDB, op. cit., p. 18.

[27] Ibid., p. 13.

[28] Ibid., p. 33.

[29] Ibid., p. 13.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] Ibid., p. 23.

[34] Ibid., p. 97.

[35] Ibid., p. 161.

[36] Ibid., p. 163.

[37] Ibid., p. 184.

[38] Ibid.

[39] Ibid., p .154.

[40] Ibid., p. 135.

[41] Ibid., p. 135.

[42] Ibid., p. 132.

[43] Ibid.

[44] Ibid., p. 13.

[45] Ibid.

[46] Ibid., p. 159.

[47] Ibid.

[48] Ibid.

[49] Ibid., p. 166-167.

[50] Ibid., p. 118.

[51] Il dit ainsi à propos de son futur gendre : « c’est un beau gars on dirait pas que c’est un juif ». Ibid., p. 134.

[52] Ibid., p. 93.

[53] Ibid.

[54] Ibid., p. 48.

[55] Ibid., p. 161.

[56] Ibid., p. 162.

[57] PDB est composé de cinq « mouvements », référence symphonique évocatrice de l’ampleur orchestrale de la pièce, mais aussi écho dans la construction dramaturgique de l’idée distillée en gouttes aussi discrètes que pénétrantes selon laquelle le capitalisme est bon en tant qu’il est art du mouvement.

[58] Ibid., p. 108.

[59] Ibid., p. 35.

[60] Plusieurs événements ont ainsi réuni le dramaturge et le sociologue :
« Le capitalisme et la représentation », conversation entre Michel Vinaver et Luc Boltanski animée par Catherine Naugrette, dans le cadre du symposium « Le coût et la gratuité », Université d’été internationale de l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Paris 3, Venise, 6-10 juin 2011.
« Le capitalisme, une révolution culturelle », rencontre à Sciences Po Paris animée par Gérald Garutti, 11 juin 2008.
– « Les mutations du capitalisme : 1ère partie – Les transformations de l’entreprise », dans Dominique Rousset, L’Économie en questions, France Culture, 9 juin 2008.

[61] Michel Vinaver, « Le capitalisme et la représentation », op. cit.

[62] Armelle Talbot, « Le Système Vinaver », Théâtre/Public, n° 203, États de la scène actuelle 2009-2011, 2012, p. 32-41.

[63] Michel Vinaver, cité par Laurance N’Kaoua, « Michel Vinaver ou la double vie d’un PDG », Les Échos, 28 juillet 2011.

[64] Michel Vinaver, « Fulgurances », Dossier pédagogique,  mise en scène de Par-dessus bord par Christian Schiaretti, Cahier du TNP 8, 2008, p. 13.

[65] PDB, op. cit., p. 31.

[66] Ibid.

[67] Ibid., p. 187.

[68] Ibid.

[69] Ibid.

[70] Ibid., p. 187-188.

[71] Simon Chemama, Le Théâtre de l’immanence, op. cit., p. 407.

[72] Ibid.

[73] Ibid.

[74] PDB, op. cit., p. 50.

[75] Ibid., p. 191-192.

[76] Ibid., p. 192.

[77] Ibid., p. 105.

[78] Ibid., p. 104-105, p. 111-112 et p. 130-132.

[79] Luc Boltanski, Les Cadres, op. cit., p. 440.

[80] Ibid.

[81] Ibid., p. 440-441.

[82] Michel Vinaver et Gérald Garutti, « Mai 68. De la libération à l’aliénation », Dossier pédagogique, op. cit., p. 38.

[83] Ibid.

[84] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit., p. 83-84 pour la définition de la critique artiste, et p. 288-289 pour sa récupération par le nouveau capitalisme.

[85] PDB, op. cit., p. 172.

[86] Ibid.

[87] Ibid.

[88] Ibid., p. 68.

[89] De fait, contrairement aux cadres, pas de promotion interne pour eux, comme en témoigne la trajectoire de Colas qui, « entré comme manutentionnaire » et « bientôt […] emballeur », l’est resté depuis et fêtera toujours au même poste ses trente-cinq années de maison. Ibid., p. 32.

[90] Ibid., p. 26-30.

[91] Ibid., p. 159.

[92] Ibid., p. 159-160.

[93] Ibid., p. 166-167.

[94] Ibid., p. 18.

[95] Ibid.

[96] « Oui, s’il fallait quatre syllabes pour me définir, ce serait sans doute ces quatre-là (dedans/dehors). Aussi bien dans mon parcours, dans ma vie, que dans ma pratique d’écriture. J’ai toujours été dans un chemin non évident entre un engagement politique et rester en dehors des luttes de l’actualité. Pareil dans l’art, je ne me suis jamais senti prêt à adhérer à un mouvement, une esthétique dans le domaine du théâtre. Dedans, dehors, comment on fait. Et ce n’est pas forcément le signe d’un malaise. Ça peut être une façon de naviguer dans la vie sans prendre les coups frontalement. Si malaise il y a, c’est quand je me posais la question : est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose de lâche, qui n’est pas clair, net. Mais la réponse à tout ça : je ne peux pas, c’est constitutif, je ne peux pas adhérer, et n’adhérant pas je me retrouve à godiller. Mais le paradoxe : en godillant, j’ai l’impression de ne pas avoir varié d’une certaine ligne. » Michel Vinaver, « Conversation avec Michel Vinaver », entretien filmé avec Géraldine Mercier, 17 avril 2009, réalisé par Daniel Brunier, non édité, cité par Simon Chemama, Le Théâtre de l’immanence, op. cit.

[97] PDB, op. cit., p. 19.

[98] Ibid., p. 107.

[99] Ibid., p. 33.

[100] Ibid., p. 39.

[101] Ibid., p. 32.

[102] Ibid., p. 144.

[103] Ibid., p. 125.

[104] Ibid., p. 41.

[105] Ibid., p. 42.

[106] Ibid., p. 122.

[107] Ibid., p. 132.

[108] Ibid., p. 83.

[109] Ibid., p. 33.

[110] Michel Vinaver et Gérald Garutti, « Un capitalisme héroïque et euphorique  », Dossier pédagogique, op. cit., p. 31.

[111] Ibid., p. 32 : « M. V. Avec une croissance zéro, le capitalisme ne peut survivre. La croissance est dans son essence. / G.  G. C’est le système du “toujours plus”. / M. V. Oui, toujours plus, sinon je sombre. Cela ne s’explique pas au niveau d’une rapacité. C’est inscrit dans les gènes mêmes du système. »

[112] Ibid.

[113] Ibid.

 

 

L’auteur


Bérénice Hamidi-Kim est maîtresse de conférences en études théâtrales au département d’Arts de la Scène, de l’Image et de l’Écran de l’Université Lyon 2. Parmi ses publications : Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989, préface de Luc Boltanski, Montpellier, L’Entretemps, 2013 ; « Le Spectateur émancipé ou la mort du théâtre critique », dans Adnen Jdey (dir.), Politiques de l’image. Autour des travaux de Jacques Rancière, Bruxelles, La Lettre Volée, 2013, p. 133-150 ; « La Mauvaise âme de Ma Chambre froide », Frictions, n° 19, Paris, printemps-été 2012, p. 60-64 ; avec Armelle Talbot, L’Usine en pièces. Du travail ouvrier au travail théâtral, Théâtre/Public, n° 196, juin 2010.

 

Pour citer ce document


Bérénice Hamidi-Kim, « Capitalism, A Vinaver story. Par-dessus bord : portrait de cadres dans le vent », thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2016/01/09/capitalism-a-vinaver-story-berenice-hamidi-kim/

 

À télécharger


Capitalism, a Vinaver Story

Les commentaires sont clos.