Richter Matériau : du texte au plateau

Sur thaêtre

Focus Richter :

Voyage au cœur du système
Entretien avec Falk Richter

(Dé)jouer le capitalisme :
façons de produire, manières de représenter

Entretien avec Cyril Teste

Le voyage d’hiver de Paul Niemand
Stéphane Hervé

Et ailleurs

Liens :

Le site de Falk Richter
Le collectif MxM
Day-for-night | Cie Anne Monfort

 

 

Je travaille sur l’écriture de Falk Richter depuis 2000, en traduction comme en mise en scène. Depuis plus de dix ans, je reviens régulièrement à cette écriture pour la retraverser et la questionner au plateau. Ma première rencontre avec l’écriture de Richter s’est faite à la lecture de Dieu est un DJ que je souhaitais mettre en scène en France. J’ai alors décidé de traduire le texte, ainsi que Nothing hurts, qui constitue la pièce jumelle de la précédente (les deux pièces ont en effet été écrites à la même période et présentent nombre de textes en commun). J’ai ensuite traduit Tout. En une nuit et Sous la glace, également pour les mettre en scène. Peu à peu, j’ai commencé à traduire l’intégralité des textes de Richter, avec l’intuition que l’ensemble des pièces composait une œuvre à plusieurs entrées et qu’il était nécessaire d’en donner l’intégralité. Outre mes propres travaux, j’ai collaboré avec Cyril Teste sur Electronic City, avec Stanislas Nordey sur Das System, et enfin avec Falk Richter et Stanislas Nordey sur My Secret Garden. À l’époque de la création de Das System, j’ai traduit une grande partie du journal de Falk Richter et ces extraits ont été intégrés au montage de textes proposé par Stanislas Nordey. Les textes de Richter, par la grande place que leur auteur laisse à la transposition et à la création, proposent toujours au metteur en scène le défi d’inventer sa propre écriture.

Questions de traduction

 

La traduction de Falk Richter pose d’abord les questions inhérentes à toute traduction théâtrale, par exemple celle de l’accessibilité directe du texte pour le spectateur en l’absence de notes de bas de page. Ainsi, pour chaque texte, nous nous posons ensemble la question de la transposition ou non à la culture française. Dans Sous la glace, les employés placardisés sont conduits à voyager dans des villes de plus en plus petites : dans la version allemande, ils passent de New York et Tokyo à Fürstenfeldbruck et Husum ; Falk Richter et moi avons opté pour la transposition, et c’est dans des villes françaises, à Pontarlier et Dunkerque, que s’achève la descente aux enfers du candidat rétrogradé[1]. En revanche, dans Ivresse, qui accorde une large place à Angela Merkel et à sa place en Europe, nous avons gardé le contexte allemand, ici impossible à transposer, comme le montre l’extrait suivant :

je ne sais pas moi-même si tu es l’être en qui je dois maintenant, à l’instant, investir toutes mes ressources. c’est toi ? est-ce que mes ressources sont bien garanties, bien investies chez toi ? et qui me garantit cette sécurité ? angela merkel ? oh merde ! non ! elle ne peut pas disparaître de notre vie, on la voit vraiment partout vendre des chars en arabie saoudite, envoyer des gaz lacrymogènes dans les yeux de retraités de stuttgart, hisser ses amigos politiciens corrompus à des postes de président pour s’en débarrasser, cajoler les puissants de ce monde à davos, quelle ascension, la petite protégée de kohl, aujourd’hui mère de cette nation fictive qu’est l’europe, le nouveau führer de la démocratie financière, si on oubliait angela merkel juste un instant et si on se regardait dans les yeux et se souriait[2].

Une question que nous abordons toujours ensemble, Falk Richter et moi, est la place de l’anglais dans ses pièces, très différente pour le public français et pour le public allemand. Chez Richter, le passage à l’anglais dans l’écriture est souvent beaucoup moins porteur de signification qu’il ne le serait dans un texte français. Ainsi, dans Nothing hurts, nous avons choisi de traduire en français le monologue du DJ, en anglais dans la version originale, pour rendre le texte compréhensible au public français. Dans Ivresse en revanche, nous avons gardé le texte « I want » en anglais, tout d’abord car il nous semblait plus simple à comprendre, mais aussi car sa rythmique proche de la chanson rendait l’anglais plus opportun du point de vue musical, y compris dans la version française. Sous la glace, de ce point de vue, occupe une place particulière dans l’écriture de Richter et dans notre collaboration de traduction : l’anglais y est très présent du fait du jargon des consultants. Sous la glace ayant une inspiration documentaire, il me semblait important de prendre connaissance du vocabulaire technique des consultants en français afin de travailler sur la traduction. Il m’a également semblé utile de jouer avec le snobisme de l’utilisation de l’anglais, comme dans la phrase « Was mir fehlte war die letzte Curiosity, die Neugier » que j’ai traduite par : « Ce qui m’a manqué, c’est en fait le petit supplément de curiosité »[3]. Si « Curiosity » et « Neugier » sont synonymes et participent d’un effet délibéré de redondance, le « curiosité » français est très proche de l’anglais « curiosity » : je n’ai donc pas répété le terme, mais j’ai traduit « letzte » par « le petit supplément » qui donne une connotation ironique.

Une autre question de traduction est, bien sûr, chez Richter, l’invention des images. Le fait qu’il utilise un léger décalage par rapport au réel dans l’ensemble de son écriture et qu’il associe le concret et l’abstrait, l’humain et le non-humain, amène la traduction à effectuer les mêmes types de glissement, par exemple lorsque les hommes parlent de leur cerveau comme d’un ordinateur qui ne fonctionne plus[4], ou que l’on est « enfermé sous l’eau et congelé lentement » et non « englouti sous l’eau »[5].

En lien avec ces choix apparaît toujours la problématique de la rythmique et du son, des allitérations. Richter dit qu’il entend plus qu’il ne voit quand il écrit, et j’essaie d’adopter le même principe dans la traduction. Dans Sous la glace, par exemple, le long monologue de Karl Sonnenschein à la fin de la scène 11 propose une variation de plus en plus folle sur les tâches à accomplir :

Allez deux trois heures de squash, encore un peu de ski nautique et ensuite du base jump, comme ça on pourrait évaluer le debrief, ensuite une partie de bowling et puis encore du base jump, du inline skating extrême et puis redébrief, et re-partie de squash et remonter et redescendre la rivière à la nage, et puis re-week-end de rafting, et puis le listing du lendemain, et entre deux re-base jump[6]

L’allemand propose « noch mal » (littéralement « encore »), ce que j’ai traduit par « re -», certes plus familier et plus quotidien, mais qui permettait de créer et conserver le rythme effréné du texte.

Enfin, il faut souligner combien il est différent de traduire un texte et de traduire une œuvre. Le travail que je mène avec Richter depuis 2001 permet une pensée de l’ensemble de son œuvre. Du point de vue de la traduction, par exemple, il implique une cohérence de l’ensemble des traductions. Ainsi le terme « mon cœur se consume… lentement » (« Mein Herz brennt weg… langsam »), leitmotiv de Jeunesse blessée, se retrouve dans For the disconnected child. « Proches », scène que l’on retrouve dans Nothing hurts, Play Loud et For the disconnected child, peut s’y lire différemment suivant les contextes où elle s’inscrit. Une autre scène de For the disconnected child propose d’ailleurs une variation sur cette même scène lorsque Tatjana Winter dit :

Elle veut être proche de lui, proche autrement, vraiment proche, enfin pas juste proche mais vraiment effectivement proche, pourquoi il n’est pas capable d’accepter sa proximité, qu’en pensez-vous, pourquoi il ne veut pas être proche d’elle, pourquoi[7] ?

Cette récurrence de mêmes motifs donne l’impression joyeuse de travailler sur un cerveau en proie à des associations d’idées permanentes, a fortiori lorsqu’on fréquente l’ensemble de l’œuvre. Dans ses pièces, Richter crée lui-même des systèmes d’écho, des bribes de fiction que l’on retrouve quasiment mot pour mot d’une pièce à l’autre.

 

monfort-richter-sous-la-glace-maud-trictin

Sous la glace de Falk Richter
Mise en scène d’Anne Monfort
Mains d’Œuvres (Saint-Ouen) – 2007
© Maud Trictin

Textes matériaux

 

Les figures de Richter nous parviennent souvent par des « surfaces de texte » (Textflächen), comme il les appelle lui-même, qui ne sont pas forcément distribuées clairement à tel ou tel personnage. Ces surfaces de texte produisent un effet sur l’acteur, plus que l’acteur n’en fait quelque chose. Dans Trust qui évoque la chute et l’épuisement des corps – ce qui était assumé par les danseurs dans la mise en scène de Richter –, le texte intitulé « La quatrième génération », long, sans ponctuation, crée spontanément chez l’acteur un état d’épuisement de la parole, écho à la fatigue extrême des corps maintes fois évoquée dans le texte. La parole souvent monologale, complexe, montrant une pensée qui se déploie en direct, a une dimension performative pour l’acteur et exige l’implication forte, à chaque fois singulière, de son corps. Lorsque j’avais créé Nothing hurts[8], j’avais ainsi travaillé sur la mise en regard de la performance vocale des actrices (et de l’épuisement créé par leur parole) et de celle d’un acteur qui épluchait un très grand nombre d’oignons, lentement, puis finissait par les manger. L’extrême lenteur du processus et la violence physique qu’elle impliquait à partir d’un élément très concret (l’acteur se mettait peu à peu à pleurer), proposait un parallélisme entre l’épuisement de la parole et la fatigue de l’acteur.

D’ailleurs, Richter, auteur et metteur en scène, publie ses derniers textes, notamment Trust et Ivresse, sans nom de personnages, parfois avec des tirets qui indiquent les changements de locuteur, pour laisser la plus grande part possible à l’appropriation du texte par autrui. En effet, Richter écrit la plupart de ses pièces pour ses mises en scène, pour ses acteurs ou ses danseurs, et efface les traces du processus de création au moment de l’édition. Ainsi en a-t-il été notamment lors de l’édition de My Secret Garden, où, au moment d’éditer le texte français, Richter a décidé de supprimer du manuscrit les noms de Anne, Stan et Laurent, les trois acteurs qui avaient créé le spectacle ; la partition à trois est devenue une matière de texte unique, envisageable par le lecteur et le metteur en scène comme un monologue ou comme une matière pouvant être jouée par de nombreux acteurs, selon une répartition et donc un parti pris à inventer. Richter assume complètement cette dimension de l’écriture comme matériau : dans Et si je te le disais, cela ne changerait rien[9], la dernière création que j’ai mise en scène à partir de ses inédits, j’ai, avec son accord, créé une nouvelle pièce à partir de son journal et de pièces préexistantes. L’acte de mise en scène et celui d’écriture sont donc intimement liés. D’une pièce à l’autre, les thématiques se retrouvent, permettant des articulations fictionnelles ou réelles. Richter présente souvent des personnages de consultants, comme dans For the disconnected child ou Deux heures du matin, ou des acteurs qui, comme dans Protect me ou Never Forever, refusent de jouer une scène ou veulent absolument en jouer une autre.

Dans Et si je te le disais…, j’ai travaillé sur l’ensemble de l’œuvre à partir d’une même question que Richter a toujours traitée : l’articulation entre l’amour et l’économie. Dans la conception de ce spectacle, j’ai mis en regard des extraits du journal, des projets de pièces parfois inachevées, des notes de l’auteur, qui créaient un dispositif où chacun des quatre acteurs prenait parfois en charge le statut de l’auteur, non comme un narrateur, mais comme l’instance de création d’une œuvre en train de se faire. J’ai beaucoup échangé avec les acteurs, autour du grand classique allemand de Kleist, De l’élaboration de la pensée par la parole, qui est aux antipodes de notre classicisme français et du mot d’ordre « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». La langue allemande permet, encore plus que la langue française, l’idée d’un théâtre en train de se faire, et nous avons aimé travailler cette transposition, en jouant sur un système de montage à la fois scénique et textuel, où un mot amène une situation, dans un état de perpétuel présent. Il en résultait une forme où chacun des quatre acteurs pouvait être tour à tour un point d’identification pour le spectateur. Alternativement personnage principal, narrateur, ou personnage secondaire, il portait la parole ou « figurait » dans la fiction des autres. Une scène du montage peut illustrer ce phénomène de découpage et de passage d’un plan à l’autre : Julien et Claude finissent leur scène, entrecoupée d’un petit commentaire d’Anne, tandis que Katell amorce la scène suivante, dont elle est le personnage central.

Julien. Tiens-toi tranquille, maintenant, s’il te plaît, Papa !

Claude. Mais c’est ta mission historique, les faire disparaître maintenant, tu ne peux quand même pas ne rien faire d’autre que lire et ne pas agir.

Julien. Papa tiens-toi tranquille maintenant, ou je te laisse crever dans ta merde tout de suite.

Claude. Crever dans ma merde, crever dans ma merde, tu te fais toi-même crever dans ta merde, crève donc dans ta merde.

Julien. Ta gueule ! Maman est morte et si tu ne te tiens pas tranquille tu ne vas pas tarder à mourir aussi !

Katell. À moins que ?

Anne. Ne me dis pas maman, d’abord je n’aime pas ça, en plus.

Claude. Bon maintenant on pourrait jouer une autre scène, je trouve toujours que c’est la plus horrible du spectacle.

Katell. Mais je l’ai je l’ai j’ai non ?

Claude. Allez on arrête, et le passage où ma propre merde… on ne le fait pas… ou alors… je peux dire un poème.

Katell. Mais est-ce qu’on a encore le temps ? je ne sais pas[10].

La scène de Claude et Julien est extraite de Protect me, la phrase d’Anne, de Trust et le monologue de Katell, ici amorcé par deux petites phrases et qui se poursuit ensuite, provient de Peace. Le système de montage permet de passer d’un plan à l’autre, d’un personnage à l’autre : les répliques se répondent, tout en ouvrant sur autre chose.

Parallèlement, le montage de textes permettait une mise en regard de réflexions théoriques sur la contamination de l’économie dans nos rapports amoureux et de scènes qui étaient comme autant d’illustrations de ce phénomène, dans différentes situations et différents contextes – sociaux, familiaux, professionnels. En témoignent ces textes au début du spectacle, constitués des notes de Richter lorsqu’il travaillait sur Trust :

Julien. Et même si ces êtres en quête ne se font pas confiance car leur expérience leur dit de ne pas se reposer sur les autres, et leur expérience leur dit que parmi tous ceux auxquels ils se heurtent ou dont ils s’approchent prudemment, ils vont toujours rencontrer des êtres qui ne s’intéresseront pas du tout à eux, ne bougeront pas, auront un comportement que personne ne comprend et qui ne correspond à aucun mot ou concept connu, ils savent que la proximité de l’autre est la seule possibilité d’échapper à cette époque et cet espace sans lien, sans force mais dès qu’ils se lient à un autre être et qu’ils tentent pendant un moment de se déplacer ensemble dans l’espace, ils se désintéressent de tout, ou leur force se brise, ils ne respectent aucun accord, et dans le silence, ils découvrent tout d’un coup une langue et disent des phrases comme

Anne. Merde, je me suis tellement ennuyée avec toi tu ne peux pas imaginer.

Claude. Ah bon

Anne. Tu vois ce morceau gris de sac en plastique là-bas derrière ?

Claude. Où ?

Anne. Là, sur ce bout de terre, à côté de la voiture, ce lambeau de plastique gris

Claude. Non, où ça

Anne. Environ 500 mètres derrière juste à côté derrière le grand bâtiment du supermarché

Claude. Non je ne peux pas voir c’est bien trop loin

Anne. Oui, c’est ce que tu as été pour moi, les dernières années

Julien. Quand ils sont face à l’autre, rien n’est comme ils l’imaginaient.

Ils constituent des groupes quand ils veulent remplir une mission, mais ces groupes éclatent dès que la mission est achevée. Quand la mission est achevée, ils cherchent une nouvelle mission. Quand arrive une nouvelle mission, ils se constituent à nouveau en groupes et travaillent à cette mission. Quand la mission est achevée, ces nouveaux groupes se séparent à leur tour[11].

Le dispositif scénique, relevant plus de l’installation que du décor, était un laboratoire qui se proposait de reconstituer le « milieu naturel » de l’être humain en 2015, composé de gazon artificiel, de fauteuils de psy, de nature sous cloche – qu’il s’agisse de feuilles mortes ou de poissons vivants. Le spectacle se proposait comme une expérience, un voyage à travers l’œuvre de Richter vue par le prisme de relations amoureuses contaminées par la sphère économique, et mettant en application sur le plan scénique certaines notes de Richter, telles : « Des histoires planent au-dessus des êtres en quête », « les réseaux d’alliance changent, se reconfigurent »[12]. Ces histoires s’incarnaient parfois, disparaissant aussi furtivement qu’elles étaient arrivées, comme des souvenirs d’une époque révolue, des bribes, des questionnements d’un monde vacillant : quels sont nos rituels ? aller chez le psy ? quelles sont nos tentatives ? chercher à avoir confiance en l’autre sans y parvenir ? à quoi ressemble une famille ? et un couple ? Ni acteurs ni personnages, mais dans l’interstice entre les deux, les quatre figures, incarnées par Katell Daunis, Claude Guyonnet, Julien Romelard et Anne Sée, s’observaient, s’étudiaient, testaient les différents modes de comportement humain, n’osaient pas s’appuyer les uns sur les autres, pour finalement réinventer ce que pourrait être une communauté…

 

monfort-richter-et-si-je-te-le-disais-charlene-strock

Et si je te le disais, cela ne changerait rien
Mise en scène d’Anne Monfort
Granit-Scène Nationale de Belfort – 2014
© Charlène Strock

Jeu et je

 

Il est difficile de parler de personnages, ou de situations proprement dites chez Richter : il s’agit bien plutôt d’acteurs qui passent par des figures, empruntent des situations, préexistantes ou non, les abandonnent, les retrouvent, poursuivent des histoires qu’ils ont amorcées. Cette forme est certes un miroir de notre monde contemporain, hyperconnecté, où différents plans de réalité coexistent dans le quotidien de chacun, particulièrement chez des personnages accros à internet et en perpétuel déplacement pour leur travail. Un personnage de My Secret Garden dit : « Une vie, c’est juste trop peu, […] et j’ai encore quelques autres vies. »[13]

Mais cette forme est aussi une proposition scénique très concrète, qui permet à l’acteur d’emprunter un personnage, sans avoir à l’assumer tout au long de la pièce. Les textes de Richter proposent cet espace ludique pour l’acteur comme pour le metteur en scène où des situations, des rapports de jeu, des personnages sont proposés, mais dans une discontinuité qui crée la possibilité de travailler sur la fiction et sur la réalité.

Cette forme a amené Hans-Thies Lehmann à parler de « néo-dramatique »[14] pour qualifier l’écriture de Falk Richter. Les personnages existent, il y a une fable, mais déstructurée, que les acteurs adoptent et abandonnent, revenant à l’ici et maintenant du plateau. Si Richter a auparavant écrit des textes avec des personnages (Sous la glace notamment), dans la plupart des créations récentes, en particulier celles qui se créent en collaboration avec des acteurs et des danseurs, les interprètes portent leurs propres prénoms, et entrent dans des fictions d’emprunt, comme dans des costumes qu’ils adoptent le temps d’une scène.

De même que les acteurs/personnages sont perpétuellement à la frontière de la fiction et de la réalité, empruntent au passé et au présent, leur parole s’inscrit dans le présent tout en étant constamment référencée, truffée d’allusions, mais aussi d’effets de contamination, qu’il s’agisse du jargon des consultants de Sous la glace, ou de références cinématographiques, comme dans Tout. En une nuit, très inspiré de Twin Peaks, dans Nothing hurts où Bibiana, la fille, cherche sa carte bleue en perdant tout son sang, citation assumée de Sailor et Lula, ou encore dans « Proche », scène qu’on retrouve sous différentes formes dans Nothing hurts et Play Loud, et qui est une variation sur My Own Private Idaho. Dans d’autres pièces, Richter cite des auteurs ou des grands classiques : la trame de l’opéra Eugène Onéguine se mêle à celle de For the disconnected child, le Faust de Goethe s’invite dans Never Forever, une partie de My Secret Garden est un extrait du Lenz de Büchner qui s’entremêle à l’écriture de Richter. En ce qui concerne la traduction, Richter me demande souvent, dans ces cas-là, de certes traduire avec exactitude l’écriture de l’auteur « invité » mais de l’entrelacer le plus possible avec son écriture. C’était le cas par exemple dans cet extrait de My Secret Garden :

Il était là, haletant, le corps le corps penché en avant, la bouche et les yeux grand ouverts il pensait qu’il lui faudrait aspirer la tempête tout embrasser il s’étendit, et, couché par terre, s’enfouit dans l’univers, cette jouissance lui faisait mal il mit son walkman sur la tête sweet dreams are made of this[15]

Il existe plusieurs traductions du Lenz de Büchner ; pour l’extrait correspondant, la très belle traduction de Jean-Pierre Lefebvre propose :

Il s’immobilisait, suffoquant et le corps ployé vers l’avant, la bouche et les yeux grands ouverts, pensant qu’il allait aspirer en lui la bourrasque, tout étreindre en lui-même, puis s’étendait, et son corps recouvrait la terre, s’enfouissait dans l’univers, et c’était une jouissance qui lui faisait mal[16]

Outre le fait que Richter ne cite pas Büchner au mot près mais l’intègre dans son écriture, le changement de contexte amène à ne pas utiliser les mêmes temps verbaux en français (le passé simple plutôt que l’imparfait puisque dans My Secret Garden, il s’agit clairement d’un moment identifié et précis), à choisir un vocabulaire plus concret et moins poétique afin de rendre possible l’entrelacs des écritures voulu par l’auteur.

D’un point de vue scénique, ces citations jouent sur une forme d’inconscient collectif ou de références plus ou moins actives pour l’acteur comme pour le spectateur. Lorsque j’avais mis en scène Nothing hurts, nous nous étions inspirés de la figure de la femme accidentée de Sailor et Lula en reproduisant l’image mais en accélérant les mouvements à l’extrême. Dans ma mise en scène d’Ivresse avec les élèves de l’EDT 91[17], nous avions tenté de dire les mots de Virginia Woolf, cités à la fin de la pièce, exactement dans la même énergie que les mots de Richter, laissant ainsi le décalage musical s’opérer de lui-même.

À travers ces citations qui s’invitent dans l’écriture de Richter se traduit l’idée que nous vivons perpétuellement à la frontière de la réalité et de la fiction, et que le langage d’aujourd’hui est parasité, contaminé par des phrases déjà dites, déjà écrites. Never Forever, l’une des dernières pièces de Richter, formule cette quête en filigrane :

je te demande parce que je cherche moi-même une langue pour ces choses, je ne sais pas exactement comment décrire cela, mais tellement de textes et de sentiments ont traversé ton corps toutes ces années[18]

Il s’agit bien sûr d’une référence aux acteurs qui transmettent les mots d’autrui, mais aussi d’une vision plus large de l’identité contemporaine, surchargée de citations, d’informations et de slogans.

Ce sont donc ces acteurs et cet ici et maintenant qui constituent le fil directeur des textes de Richter, ce qui provoque des changements d’espace-temps, variation plus mentale que réaliste… Dans ces formes où l’espace comme le temps sont mouvants, le seul espace stable est le lieu de la représentation, le seul temps stable, l’ici et maintenant du spectacle : le sujet est à la fois seul et isolé, toujours réassigné à sa présence. Les textes de Richter créent souvent, dans le travail de jeu, une immédiateté qui s’impose dès la lecture, dans la rencontre entre le texte et l’acteur. Le travail de répétitions vise à retrouver la dimension directe de cette parole.

J’ai toujours été touchée par le fait que Richter ne s’exclut pas du système qu’il critique. Le « je », qui apparaissait déjà au détour d’une phrase d’Electronic city (« joué par moi »[19]), devient un personnage récurrent d’une pièce à l’autre : My Secret Garden, dont le moteur d’écriture a été le journal, met en scène un auteur ; Ivresse présente également un auteur qui commence la pièce par :

J’aimerais tellement écrire
sans sujet
sans direction[20]

Parallèlement à l’écriture de ses pièces, Richter tient un journal d’écriture, où il fait acte de ses questionnements, de ses incertitudes, et les deux axes de travail, celui du journal et celui des pièces, tendent à se rejoindre. Avec les acteurs, il me semble toujours important d’explorer cette dimension autofictionnelle, et ce, de plusieurs façons. Dans Et si je te le disais, cela ne changerait rien, chacun des quatre acteurs était tour à tour narrateur du spectacle. La forme alternait entre une parole théorique et narrative, et des scènes proprement dites qui étaient comme autant d’illustrations des réflexions de l’auteur sur l’écriture ou sur le monde. Je me suis employée à rejoindre ces instances plutôt qu’à les distinguer, à y chercher le même endroit de jeu. Outre ces déconstructions de la théâtralité, ces « Aussteiger »[21] comme on dirait en allemand, ces variations proposent une construction de la forme à vue, où la pièce laisse place aux succès comme aux échecs de l’écriture. J’avais ainsi notamment intégré un extrait du journal de Trust, qui proposait un temps d’arrêt dans la mécanique de la pièce, une interruption où les quatre acteurs restaient en suspens, dans une forme de non-jeu, avant qu’au rythme du texte dit par Anne Sée, ils ne se remettent peu à peu à vivre une situation qui pouvait ressembler, mais de très loin, à celle évoquée par le texte.

Et maintenant j’ai encore loupé le déclencheur. Je voulais écrire un dialogue, pour Katell et Julien[22], ils se touchent doucement, il n’y a pas la moindre ironie, pas la moindre agressivité dans leurs paroles, leur voix n’est teintée d’aucune hypocrisie, d’aucun manque de sincérité, d’aucun mensonge, d’aucune affectation, ils pensent tout ce qu’ils disent, ils ont peur, un tout petit peu peur, mais ils surmontent cette peur, ils se regardent et ils se parlent et rien dans leurs paroles n’est de la stratégie, de la tactique, du mensonge. Ils n’ont pas de défiance envers l’autre. Que diraient ces deux êtres ? Partons du principe que ce sont deux jeunes gens, partons du principe qu’ils rentrent à la maison, partons du principe qu’ils ont loué ensemble un appartement dans une ville comme disons oui, allez, disons Berlin Friedrichshain, et c’est vendredi soir, c’est, disons, allez, oui, c’est vendredi soir 21h et ils se retrouvent dans leur appartement commun à Berlin Friedrichshain et Julien est déjà assis dans la cuisine à fumer une cigarette ou non, il boit juste un verre d’eau et regarde par la fenêtre dans la cour la façade d’en face qui n’a pas été rénovée depuis 1973, il regarde les derniers rayons du soleil couchant et son corps s’emplit de calme, de détente et pendant un moment la radio se tait et la lumière du couloir commence à étrangement ronronner, et à vaciller un moment, et il entend la clé tourner dans la serrure et Katell, son amie, entrer dans l’appartement, déposer un sac et deux sachets plastiques dans le couloir, refermer la porte et respirer brièvement, elle ne vient pas directement à lui comme d’habitude, elle reste dans le couloir, une seconde, deux secondes, bizarre, Julien écoute Katell qui reste dans le couloir et qui ne bouge pas, qui ne fait que respirer, trois secondes, quatre secondes, qu’est-ce qui s’est passé, pourquoi elle ne vient pas vers lui, cinq secondes, il veut se lever mais il attend encore un moment et qu’est-ce qui se passe maintenant, qu’est-ce qui se passe maintenant ? La porte s’ouvre à nouveau et se referme, la lumière ronronne, la radio recommence à jouer sa musique couvrant le ronronnement de la lumière, tout est comme avant, pas de Katell. C’était le dernier jour où ils se sont vus. Et ils ne se sont pas revus ce jour-là. Elle l’a entendu, elle l’a senti, c’est tout. Elle a tout laissé en plan et n’est pas revenue, il ne l’a pas revue et il n’a pas compris pourquoi, elle ne l’a jamais rappelé, jamais laissé de message, c’est tout, pas plus. Faux. Cette histoire devrait se poursuivre autrement[23].

« Cette histoire devrait se poursuivre autrement. » Tout est là. Dans la possibilité qu’offre l’écriture de Richter de poursuivre, se réapproprier, réinventer.

 

 

[1] Falk Richter, Unter Eis. Sous la glace, trad. Anne Monfort, Toulouse, Théâtre de la Digue/Presses Universitaires du Mirail, coll. Nouvelles scènes allemand, 2006, p. 77.

[2] Falk Richter, Ivresse, trad. Anne Monfort, L’Arche, 2013, p. 46.

[3] Falk Richter, Unter Eis, op. cit., p. 58-59.

[4] Cette image est particulièrement récurrente dans Electronic City.

[5] Falk Richter, My Secret Garden, trad. Anne Monfort, Paris, L’Arche, 2012, p. 12.

[6] Falk Richter, Unter Eis, op. cit., p. 105. Voir p. 104 pour la version originale : « Na, los, zwei, drei Stunden Squash, anschließend noch n bisschen Wasserski und Parashute Gliding, dabei können wir doch noch ganz schön den Debrief auswerten, anschließend noch ne Runde Bowlen und dann nochmal Parashute Gliding und noch ne Runde Extrem Inline Skating und dann nochmal den Debrief auswerten und noch ne Runde Squash und noch einmal den Fluss rauf- und runterschwimmen und dann noch n Rafting-Wochenende dranhängen und dann schon mal die Listen für den nächsten Tag durchgehen und immer wieder Parashute Gliding… »

[7] Falk Richter, For the disconnected child, trad. Anne Monfort, 2013, inédit.

[8] Nothing hurts de Falk Richter, mise en scène d’Anne Monfort, création au Granit-Scène Nationale de Belfort, février 2008.

[9] Et si je te le disais, cela ne changerait rien d’après Falk Richter, mise en scène d’Anne Monfort, création au Granit-Scène Nationale de Belfort, février 2014. Le texte de Et si je te le disais, cela ne changerait rien n’est pas publié.

[10] Et si je te le disais, cela ne changerait rien, 2014, inédit.

[11] Ibid.

[12] Falk Richter, Journal de Trust, trad. Anne Monfort, 2009, inédit.

[13] Falk Richter, My Secret Garden, op. cit., p. 58.

[14] Voir notamment Hans-Thies Lehmann, « On pouvait vivre ainsi. Pouvait-on vraiment ? », postface de Falk Richter, Ivresse, op. cit., p. 137-147.

[15] Falk Richter, My Secret Garden, op. cit., p. 23. Voir Falk Richter, My Secret Garden, Frankfurt/Main, S. Fischer Verlarg, 2012 : « Er stand keuchend, den Leib vor sich gebogen, Augen und Mund weit offen, er meinte, er müsse den Sturm in sich ziehen, alles in sich fassen, er dehnte sich aus und lag über der Erde, er wühlte sich ins All hinein, es war eine Lust, die ihm weh tat, er setzte sich seinen Walkman auf den Kopf sweet dreams are made of this… »

[16] Georg Büchner, Lenz, Paris, Seuil, coll. Points, 2007, p. 22. Voir Georg Büchner, Lenz, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1998 : « er stand, keuchend, den Leib vorwärts gebogen, Augen und Mund weit offen, er meinte, er müsse den Sturm in sich ziehen, Alles in sich fassen, er dehnte sich aus und lag über der Erde, er wühlte sich in das All hinein, es war eine Lust, die ihm wehe tat… »

[17] Ivresse de Falk Richter, mise en scène d’Anne Monfort, création à l’Agora-Scène Nationale d’Évry en décembre 2012.

[18] Falk Richter, Never Forever, trad. Anne Monfort, à paraître chez L’Arche en janvier 2016.

[19] Falk Richter, Electronic City, trad. Anne Monfort, Paris, L’Arche, 2008, p. 74 : « Une équipe de télé est à ses côtés, des gens très sympas, le réalisateur, un homme extrêmement sympa, gentil, séduisant, joué par moi, il s’occupe beaucoup d’elle, semble vraiment intéressé par elle, il prend du temps pour elle, il l’écoute. »

[20] Falk Richter, Ivresse, op. cit., p. 11.

[21] Le terme s’utilise quand l’acteur « sort » de la situation scénique pour la commenter en son propre nom, ou s’inscrire dans un régime de réalité commun aux spectateurs (par distinction avec l’aparté où il reste dans la fiction).

[22] De même que Richter intègre les noms de ses interprètes, j’ai ici inséré les noms de Julien Romelard et Katell Daunis, les acteurs avec qui la pièce s’est créée.

[23] Falk Richter, Journal de Trust, op. cit.

 

 

L’auteur


Titulaire d’un doctorat en études germaniques et ancienne élève de l’ENS LSH, Anne Monfort est metteure et traductrice. De 2007 à 2011, elle est artiste associée au Granit-Scène nationale de Belfort et crée des formes qui interrogent l’articulation entre l’intime et le politique (Laure, d’après Colette Peignot, Next Door, Si c’était à refaire, Notre politique de l’amour et Les fantômes ne pleurent pas). Elle travaille désormais sur des commandes d’écriture à des auteurs en lien avec des thématiques spécifiques. Elle crée ainsi Quelqu’un dehors moi nulle part de Sonia Willi (2012), puis retrouve Falk Richter pour la création et la conception de Et si je te le disais, cela ne changerait rien (2014). En 2015-2016, elle conçoit et met en scène No(s) révolution(s) écrit par Mickael de Oliveira et Ulrike Syha.

Pour citer ce document


Anne Monfort, « Richter Matériau : du texte au plateau », thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2015/12/21/richter-materiau-du-texte-au-plateau-anne-monfort/

À télécharger


Richter Matériau

Les commentaires sont clos.