Abc du management

W.

 

Whack your boss.

Whack your boss est le nom d’un jeu vidéo dont le principe est assez sommaire puisqu’il consiste à trouver tous les moyens possibles – et de plus en plus nombreux au fil des versions – pour tuer son patron sur son lieu de travail (écran et clavier d’ordinateur, agrafeuse, coupe-papier, bonbonne à eau, tiroir…). Jouant d’un graphisme épuré qui permet de renforcer le contraste entre la sobriété du noir et blanc et les effets sanguinolents qui accompagnent chaque mise à mort, le jeu se présente de façon semi-ironique comme un outil de gestion de la colère (anger management) aux vertus hautement cathartiques :

A Public Service :

Finally, a place to manage your anger without harming a soul.

The Challenge :

Find all twenty three items with which to whack the boss. With every click feel your anger and tension disappear !

Disclaimer :

If you are experiencing serious homicidal thoughts, we encourage you to bring them immediately to your overpaid Human Resource person[1].

Si les actes de violence abondent dans les pièces tournées vers le monde du travail, le « patronicide » y semble finalement assez peu pratiqué, et c’est contre eux-mêmes (et parfois contre leurs collègues) que tendent à se porter le plus souvent les forces agressives des travailleurs, mettant en œuvre une diversité de modes opératoires qui, elle, en revanche, n’a rien à envier à la richesse des options proposées par le jeu vidéo : défenestration (Après la pluie[2], Krach et S&P[3]), pendaison (Made in China[4]), tir à la carabine (Au pays des[5]), tailladage des veines (L’Usine[6]), immolation (Dans la joie et la bonne humeur[7]), émasculation (Erwin Motor, Dévotion[8])… Comme le constate le médecin du travail au sujet de la vague de suicides qui frappe son usine dans Permafrost : « La violence, les gens la retournent contre eux-mêmes. Alors qu’ils devraient d’abord […] la retourner contre nous. »[9]

Il est tout de même quelques notables exceptions. Dans Gagarin Way de Gregory Burke, deux ouvriers travaillant dans la même usine ont fomenté un projet d’enlèvement et d’assassinat d’un membre de la Direction Générale, geste qui se présente d’emblée comme éminemment politique – il est question à son sujet de « propagande par les actes »[10] – et dont ils voudraient qu’il réveille les masses et parvienne à les inciter à la lutte (« Là où l’apathie est maximale, il faut choquer au maximum. […] Te tuer, c’est le dernier recours. […] Moi j’aurais choisi le syndicalisme. »[11]).

Si le projet sera bien mené jusqu’à son terme, son aura symbolique et ses pouvoirs d’agitation sont rapidement remis en cause, d’autant que ses concepteurs, Gary et Eddie, paraissent bien peu maîtres de la situation : qu’il s’agisse de l’irruption d’un témoin compromettant dont ils ne parviennent pas à faire leur allié, de leurs propres dissensions sur les buts de leur action ou de leur désœuvrement face à l’identité d’une victime qu’ils espéraient japonaise ou américaine à fin d’exemplarité et dont ils découvrent qu’elle est tout aussi écossaise qu’eux, les facteurs de déstabilisation s’accumulent et montrent de façon de plus en plus cruelle la vacuité de l’opération. Tandis qu’Eddie manifeste son nihilisme avec un aplomb croissant et semble n’avoir initié le projet que par goût des sensations fortes, Gary, ancien délégué syndical et militant de la vieille École, s’afflige de voir son geste vidé de la portée révolutionnaire qu’il croyait pouvoir lui donner. La confrontation avec le consultant kidnappé, Frank Van de Hoy, ne laisse d’aviver son désenchantement :

Gary, à Frank. Pourquoi tu ne veux pas défendre ce que tu fais ?

Frank. Je n’ai pas besoin de défendre ce que je fais. (Petit temps.) Ce que je fais se défend de soi-même. Ça a toujours été, ce sera toujours. […]
Mais… si vous voulez quelqu’un de plus facile à tuer ? (Petit temps.) Si vous voulez que je vous dise que j’ai exploité et dépouillé d’honnêtes travailleurs ? Que j’ai causé ma part de souffrance ? Détruit l’environnement ? Parfait. Je l’ai fait. Comme tout le monde. Vous voulez de l’arrogance ? De la cupidité ? De la stupidité ? Regardez autour de vous. Pas besoin de se justifier quand il y a la même chose partout. (Temps. À Gary.) C’est pour ça que vous êtes battu. Je n’ai rien à justifier. (Petit temps.) Et je vais vous dire encore une chose, mon pote… et ça, je le sais. (Petit temps.) Vous n’êtes pas une menace… vous n’êtes même pas une alternative, putain. (Petit temps.) Je ne manquerai à personne. J’ai cinquante-six ans, merde. Je suis fini. (Petit temps.) J’en ai ma claque de parcourir le monde. J’ai vu assez d’aéroports. J’ai payé assez de putes. (Petit temps.) Finissez-en. J’en ai ras le cul de cette merde.

Eddie. Oui, moi aussi, putain.

Gary, à Frank. Mais si tu ne veux pas te justifier… (Temps. À Eddie.) On peut pas le tuer… […]
Ça n’aurait pas de sens.

Eddie, à Gary. De toute façon, ça veut dire que dalle. Putain, t’as rien écouté ou quoi ?

Gary. Ça ne peut pas ne pas avoir de sens.

Eddie, à Gary. Écoute… c’est pas parce qu’il correspond pas à ton idée préconçue d’immonde requin sans scrupule que j’ai pas le droit de prendre mon pied[12].

La pièce est d’une noirceur sans issue et l’explosion strictement pulsionnelle qui la conclut sans la dénouer annihile l’hypothèse de toute conversion politique de la violence, de même qu’elle laisse peu d’espoir sur ses éventuels effets de contagion. Le sacrifice voulu allégorique d’« une huile parmi les huiles »[13] achoppe ici sur les contours planétaires de l’exploitation capitaliste et sur le réseau compact de complicités qui participe à son bon fonctionnement.

On retrouve semblable noirceur dans L’Usine de Magnus Dahlström où un ouvrier, John, se convainc que l’un de ses collègues, Rolf, n’est autre que le consultant qui fut sollicité quelques années plus tôt par la direction pour « rationaliser la production »[14] :

John. C’est vrai, ce que disaient les rumeurs… Hagström revient pour se venger. Il se cache quelque part parmi les ouvriers… Un dissimulateur qui poursuit tous ceux qu’il peut atteindre… Alors tu es sorti de l’hôpital, tu as trouvé ce boulot merdique et tu joues les humbles et les silencieux… et en dessous il y a la haine qui bouillonne… […]
D’abord tu anéantis les bases économiques de toute une ville… et maintenant tu reviens poursuivre ton travail de destruction… les uns après les autres ⎯ c’est comme ça que tu l’imagines ? Des accidents et des suicides que personne ne trouvera suspects… mais c’est toi qui es derrière… […]
L’homme qui est responsable du chômage. L’homme qui est responsable de la réorganisation. De la restructuration ; de la détérioration des conditions de travail. L’homme qui a fait taire les représentants des salariés ou qui les a fait virer. L’homme qui avait l’oreille de la direction. […]

Sven. Je peux te dire que j’ai vu Hagström à deux reprises, et il ne ressemblait pas du tout à ce bossu attardé.

John. Je te dis que c’est bel et bien lui. J’ai entendu quand il le disait. Il avouait ; il racontait l’accident ; il disait qu’il avait tué Sirpa. Il a assassiné le mari de Gisela. Il a assassiné mon père. […]
Une éruption de maladies au niveau social : c’est lui le responsable.

Sven. Tu es fou. C’est l’alcool qui a tué ton père. Le mari de Gisela s’est jeté du pont. Sirpa s’est ouvert les veines. Personne ne les a assassinés. […]
Tout ça est complètement grotesque. Tu veux dire que Hagström aurait changé de tête et qu’il serait revenu sous cet aspect-là pour faire ce boulot merdique pendant deux ans, tout ça dans le but de tuer les autres ouvriers les uns après les autres ? […]

John. N’oublie pas que Hagström a été gravement brûlé. Il ne ressemble plus à ce qu’il était avant l’accident. Et Rolf , qui sait d’où il sort ? (Pas de réponse.) Personne. C’est lui[15].

Au croisement de la pensée magique et de la psychose hallucinatoire, la fiction de l’« ange exterminateur »[16] a le mérite de donner corps et visage au pouvoir sans sujet auquel les travailleurs sont soumis au gré des plans de licenciement qui rythment la vie de l’usine depuis plusieurs années, décidant arbitrairement du sort de chacun à la façon d’un fatum aux voies impénétrables. Unifiant sous une même cause explicative l’ensemble opaque des bouleversements, économiques et personnels, auxquels ils sont constamment confrontés, cette fiction permet ainsi de donner sens au chaos, d’identifier le responsable de tous leurs maux et de rendre imaginable l’éradication de l’un comme des autres.

Aussi le délire de John parvient-il à emporter l’adhésion de plusieurs de ses collègues et ouvre sur un déchaînement de violence collective : bouc émissaire érigé en figure de surpuissance, le personnage claudicant et presque muet de Rolf est mis à tabac, jusqu’à ce que mort s’en suive, et soude – momentanément – le groupe autour d’un ennemi enfin identifiable, avant que tous ne reprennent le travail, productivité oblige.

Que les hommes tombent n’empêche donc aucunement le Système de fonctionner, et c’est bien le double régime de l’aporie et de l’exaspération qui semble très souvent prévaloir, là où la possibilité même de la lutte semble d’emblée écartée pour laisser place à des communautés d’impuissance et aux parcours d’individus esseulés qui ne trouvent à s’échapper d’eux-mêmes et des autres que par des voies suicidaires, criminelles ou « simplement » médicamenteuses.

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Never without my slide #10

 

[1] url : http://www.whackyourboss.com/

[2] Sergi Belbel, Après la pluie, trad. Jean-Jacques Préau, Paris, Éditions Théâtrales, 1997.

[3] Philippe Malone, Krach suivi de S&P, Le Perreux sur Marne, Quartett Éditions, 2013.

[4] Thierry Debroux, Made in China, Carnières-Morlanwelz, Lansman Éditeur, coll. Théâtre à vif, 2010.

[5] Sylvain Levey, Au pays des, dans Comme des mouches, pièces politiques, Paris, Éditions Théâtrales, 2011.

[6] Magnus Dahlström, L’Usine, trad. Terje Sinding, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2001.

[7] Sylvain Levey, Dans la joie et la bonne humeur (ou Comment Bruno a cultivé un helicobacter pylori), dans Comme des mouches, pièces politiques, Paris, Éditions Théâtrales, 2011.

[8] Magali Mougel, Erwin motor, dévotion, Saint-Gély-du-Fesc, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2012.

[9] Manuel Antonio Pereira, Permafrost, Saint-Gély-du-Fesc, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2010, p. 21.

[10] Gregory Burke, Gagarin Way, trad. Dominique Hollier, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2002, p. 52.

[11] Ibid., p. 102.

[12] Ibid., p. 111-112.

[13] Ibid., p. 46.

[14] Magnus Dahlström, L’Usine, op. cit., p. 35.

[15] Ibid., p. 71-79.

[16] Ibid., p. 72.