Intermittents et précaires

Significations et origines d’une relation

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Intermittence et intermittents :

Qui se mobilise ? Permanence et transformation des propriétés sociales et professionnelles des groupes mobilisés autour du régime de l’intermittence
Serge Proust

Les trois registres de la lutte des intermittents (2003-2014)
Jérémy Sinigaglia

Et ailleurs

Du même auteur :

Les intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique
thèse de sociologie, EHESS, 2015

L’émancipation dans la précarité
À propos de : Patrick Cingolani, Révolutions précaires

La Vie des idées, 2015

 

 

L’expression « Intermittents et précaires », auto-dénomination des Coordinations qui ont porté les luttes des intermittents de 2003-2006, aura été un des rapprochements verbaux marquants dans les débats sur la position sociale des artistes du spectacle au début du XXIe siècle. Cependant, comme l’ont remarqué beaucoup de sociologues, la précarité n’est pas exactement la notion la plus limpide qui soit, ni en langage militant, ni dans le lexique sociologique. Peut-être vaut-il mieux alors laisser de côté cette notion bancale de « précaires », pour pouvoir étudier les intermittents dans des termes sémantiquement moins volatiles. Cette solution prudente a donné de bons résultats[1]. Mais elle n’est pas la seule possible. En nous appuyant sur une recherche à propos des premiers investissements sociologiques et politiques de la notion de précarité, nous pouvons interroger l’origine du rapprochement audacieux opéré par les coordinations d’intermittents et de précaires : quand et comment se sont mises en place les conditions qui font qu’à travers toute la polysémie de ces deux termes, intermittence et précarité ont quelque chose (mais quoi ?) à voir l’une avec l’autre ? Mais d’abord, que sont les intermittents ?

Les intermittents, de la confusion quantitative
à la détermination par le conflit

 

On pourrait se dire pour commencer que le meilleur moyen de déterminer clairement ce que sont les intermittents, serait de se tourner vers les données statistiques. Cela tombe bien : « peu de secteurs disposent aujourd’hui d’un tel dispositif statistique, régulièrement actualisé, fondé sur d’aussi nombreuses sources », se félicitait en 2008 un Inspecteur Général des Finances auditionné par la Commission permanente sur l’emploi du Conseil National des Professions du Spectacle (CNPS)[2]. Cependant, le rapprochement entre les différentes sources qui peuvent prétendre représenter les intermittents aboutit à une polyphonie déconcertante.

Ainsi, en 2009, les personnes ayant déclaré au moins un Contrat à Durée Déterminée d’Usage[3] étaient, d’après la Caisse des congés spectacles, au nombre de 154 400[4]. C’est beaucoup moins que les 240 000 salariés ayant travaillé au moins une heure dans le secteur du spectacle en 2007 (et donc cotisé aux caisses de chômage au titre des annexes 8 et 10), enregistrés par Audiens, un organisme chargé de gérer la protection sociale des professionnels de l’audiovisuel, de la communication, de la presse et du spectacle[5]. Néanmoins, Pôle Emploi ne comptait en 2009 que 106 000 « intermittents du spectacle » ayant été indemnisés au moins une journée au titre des annexes 8 et 10 de la convention de l’Unédic[6]. Une autre source, l’AFDAS (Assurance Formation des Activités du Spectacle), recense les salariés des entreprises de l’audiovisuel et du spectacle vivant ayant bénéficié d’une formation : ils étaient près de 70 000 en 2008, dont seulement 16 671 intermittents[7].

Si l’on passe maintenant des sources administratives, dont certaines dépendent des démarches des intéressés pour faire valoir leurs droits, aux enquêtes statistiques menées par l’Insee, la confusion se densifie au lieu de se dissiper. En effet, au sein de l’Enquête emploi, les intermittents sont inclus dans le champ des professions du spectacle (où l’on trouve notamment les Artistes dramatiques et danseurs et les Assistants techniques de la réalisation des spectacles vivants et audiovisuels) ; ils étaient 166 000 en emploi en 2011[8]. Une autre grande enquête aboutit à un résultat un peu supérieur : selon le Recensement de la population de 2010, 190 500 personnes déclaraient exercer leur emploi principal dans le secteur du spectacle, que ce soit comme artiste ou comme technicien[9]. Mais parmi elles, seules 83 400 étaient enregistrées comme à la fois en emploi et sur des contrats temporaires (et donc potentiellement intermittents)[10], les autres se répartissant entre l’indépendance (hors du salariat, donc) et l’emploi stable.

Bien sûr, comme le note le sociologue Olivier Pilmis, ces disparités abruptes entre les chiffres disponibles découlent de « la manière », différente d’une source à l’autre, « dont sont constituées les populations »[11]. En particulier, l’ambiguïté de la situation des intermittents relativement aux notions ordinaires d’emploi et de chômage fait que des différences de définition qui portent peu à conséquence dans les secteurs structurés par une franche dichotomie entre emploi salarié stable et chômage affolent ici les statistiques. Face à cette pluralité discordante, l’opération consistant à choisir une source statistique est particulièrement épineuse.

De plus, les nombres relatifs aux intermittents sont impliqués dans les conflits sociaux concernant ce groupe. Le mouvement le plus long et le plus intense, celui de 2003, avait éclaté en réponse à un accord entre « partenaires sociaux » qui prétendait, en durcissant les conditions d’éligibilité à l’indemnisation du chômage, purger le régime d’un « surnombre »[12] coûteux[13]. D’où des discussions sur les modes de calcul du coût[14] et du nombre des intermittents, qui se poursuivent même en dehors des périodes de forte mobilisation, et sont un des terrains de ce qui a récemment été appelé le « statactivisme »[15].

Par exemple, en octobre 2015, l’Association Française des Assistants Réalisateurs (AFAR) répliquait sur son site[16] contre une brochure de Pôle Emploi qui mettait au premier plan, non pas les propres données de cet organisme, mais les chiffres d’Audiens[17]. Selon cette dernière source, le nombre d’intermittents s’élevait en 2014 à 256 000 salariés, et était en augmentation. Telle quelle, la note se prêtait à des commentaires journalistiques axés sur le rapport entre la dynamique, supposée explosive, des effectifs des intermittents, et la surcharge des comptes de l’Unédic[18]. L’AFAR propose de « relativiser » ce chiffre en soulignant que seul un gros tiers de ceux qui y sont comptés perçoit une indemnisation. Plus modeste, ce nombre est moins propre à remplir la fonction d’épouvantail à alarmes sur les déficits. Ainsi, suscitées par la mise en cause du coût d’un régime d’indemnisation, les luttes autour de l’intermittence tendent à privilégier le nombre le plus directement lié à ce coût : celui des intermittents « coûteux », car indemnisés. Celui-ci ne devient pas pour autant le « vrai chiffre » des intermittents, mais plutôt un cœur de la question intermittente, par rapport auquel s’organise la complémentarité entre les autres données. Or cette question intermittente, telle qu’elle se révèle dans le conflit, pose la question des rapports entre intermittents et précaires.

Intermittents et précaires

Des intermittents aux précaires,
trois principes d’englobement

 

Une fois hiérarchisée la pluralité des évaluations statistiques de l’intermittence, reste à en déterminer les rapports avec la précarité et les précaires. De tels rapports sont affirmés de façon éclatante par le nom que se sont donné les organisations les plus actives dans la lutte contre la réforme de 2003 : Coordinations des intermittents et précaires. Les « précaires » représentent ici incontestablement un horizon de généralité, un « élargissement »[19] par rapport aux seuls « intermittents ». Mais cet élargissement est susceptible d’être entendu en des sens différents.

Une première façon d’englober les intermittents au sein d’une catégorie plus vaste de « précaires » se place sur le plan des statuts d’emploi, et repose sur l’opposition entre l’emploi stable et l’emploi dit « précaire », l’extrême mobilité des intermittents faisant de l’intermittence un cas emblématique d’une précarisation de l’emploi débordant du salariat populaire vers les travailleurs culturels. Pour la CGT comme pour la CFDT, interlocuteurs du Medef au sein des négociations entre partenaires sociaux, « l’horizon reste celui du CDI, de l’emploi stable »[20]. De ce point de vue, l’intermittence se fond dans la précarité du travail en général, et la politique appropriée serait sa résorption par la stabilisation des emplois. Autrement dit, les intermittents sont des précaires, et la lutte des salariés contre la précarité est l’horizon de généralité approprié pour comprendre le conflit autour de l’intermittence et déterminer la façon adéquate de défendre les intérêts des travailleurs : favoriser leur accès à des emplois stables.

Une tout autre manière d’englober les intermittents parmi les précaires repose quant à elle, non plus sur les structures statutaires de la population active, mais sur les transformations du capitalisme, et sur la position d’avant-garde que les travailleurs du spectacle y occuperaient. Il faut ici distinguer deux variantes.

Selon la première, les pratiques professionnelles des artistes du spectacle préfigurent un type de professionnel créatif flexible, qui deviendrait le cœur, et non plus la marge, du développement économique. Cette première version a au moins trois sources :

– une littérature managériale prophétisant depuis longtemps le dépassement du salariat stable[21] ;
– un projet de gouvernance européenne qui voit dans les « industries culturelles » un secteur de pointe pour accoutumer la force de travail européenne au travail flexible[22] ;
– une sociologie du travail artistique qui, en faisant de ce secteur le foyer des styles de vie professionnelle destinés à dominer dans un avenir proche, se positionne au centre de la sociologie du travail[23].

Dans les trois cas, les artistes du spectacle (et donc les intermittents) sont propulsés au cœur d’une nouvelle classe supérieure réputée professionnellement épanouie et librement mobile, bien qu’elle traverse les formes d’emploi que d’autres accusent d’être précaires.

Mais il existe aussi une version qui place au contraire les travailleurs du spectacle en position d’avant-garde d’une nouvelle classe dominée – et potentiellement subversive. En effet, selon des auteurs qui entreprennent de rénover le projet marxiste, les intermittents sont, parmi d’autres « cognitaires »[24], une force de travail centrale d’un capitalisme cognitif reposant sur l’inventivité des populations. Et comme les précaires, ils connaissent un rapport discontinu à l’emploi. Mais leur singularité aura été de bénéficier, du moins avant que la réforme de 2003 en altère profondément le sens[25], d’un régime d’indemnisation du chômage adapté à la fragmentation de leurs emplois. Dès lors, le régime de l’intermittence pouvait être vu comme un « attracteur » pour l’ensemble du « travail cognitif » qui « rime trop avec précarité »[26]. On pouvait donc considérer l’intermittence, à côté de propositions comme celle d’un « revenu de base inconditionnel »[27], comme le prototype « d’un au-delà de l’emploi progressiste »[28], capable d’initier une divergence par rapport à la trajectoire dystopique sur laquelle nos sociétés sont engagées.

Que ce soit dans la version capitaliste-optimiste, ou dans la version contestataire-utopique, le rapport entre intermittence et précarité est avant tout ici de l’ordre de la théorie économique. Mais un troisième type de généralité qui surgit à partir de l’intermittence vers les précaires à la faveur du conflit est celui de la répartition sociale de l’intérêt pour la cause des intermittents. Le sociologue Pierre-Michel Menger a proposé une caractérisation de la base sociale des partisans d’une extension de l’intermittence :

[Ils se trouveraient parmi] les professions intellectuelles qui ne sont parvenues à s’insérer qu’incomplètement sur le marché du travail pour y convertir leur capital de formation en emplois de vocation –chercheurs non-titulaires et enseignants vacataires, journalistes pigistes, traducteurs, maquettistes, rédacteurs de presse, « éditeurs » et correcteurs free-lance, designers, producteurs culturels, agents artistiques, intervenants en formation[29].

Autrement dit, il s’agirait essentiellement des franges les plus précaires et les moins intégrées des professions culturelles et intellectuelles. A. Corsani et M. Lazzarato décrivent de façon assez semblable l’espace de ressemblances et d’« affinités »[30] où l’intermittence se situe :

Les pratiques de travail et d’emploi du salarié-employeur telles que nous les avons observées lors de l’enquête, sont homogènes à celles d’autres professions « surabondantes » et « surdiplômées »[31] émergées à partir des années 1980 (graphistes, publicitaires, chercheurs, artistes, consultants, auteurs, stylistes et créateurs de mode, journalistes pigistes, etc.) ou plus anciennes qui se sont profondément transformées à partir de la même période (architectes, avocats, etc.)[32].

Selon ces deux évocations, l’intermittence a été prise pour point de mire utopique dans une aire sociale, qui se laisse à peu près recouvrir par le terme d’intellectuels précaires[33]. Celui-ci désigne le halo qui entoure plutôt qu’il n’englobe les intermittents, le régime de l’intermittence suscitant leur intérêt justement comme une alternative à la précarité – la leur propre et peut-être au-delà, celle de l’ensemble des précaires.

Ainsi, les intermittents sont susceptibles d’être placés dans des rapports d’englobement par rapport aux précaires (éventuellement euphémisés comme une avant-garde flexible) selon plusieurs principes, qui donnent toute sa résonance polysémique au slogan « intermittents et précaires ». La notion de précarité est, jusque dans ses oscillations entre plusieurs significations, particulièrement sollicitée lorsque l’intermittence entre en conflit. Des recherches ont montré ce que le rapprochement entre ces deux termes devait à certaines rencontres militantes[34], mais on peut également chercher dans le passé les raisons pour lesquelles précarité et intermittence se hantent l’une l’autre.

L’origine d’une relation :
le rapprochement manqué de la fin des années 1970

 

Une des dates les plus importantes dans l’histoire de l’intermittence est l’année 1979. En effet, cette année est celle où, en profitant d’une modification générale des règles d’indemnisation du chômage, la CGT Spectacles obtient que le seuil d’éligibilité pour les annexes 8 et 10 de la convention de l’Unédic descende de 1000 à 520 heures dans l’année. D’autres modifications des règles facilitent une indemnisation ponctuelle et récurrente, alors que les règles anciennes s’appliquaient essentiellement dans le cas d’artistes très demandés connaissant un brusque trou de carrière. Revendiquée par la CGT au nom de l’équité avec un régime général qui connaissait alors son point culminant en termes de droits[35], cette modification contenait un potentiel de transformation de la condition des salariés du spectacle que n’imaginaient pas les protagonistes de l’époque. Elle est célébrée par la CGT, mais ne polarise pas l’attention d’un monde du spectacle qui cherche encore son salut du côté du plein-emploi[36].

La relative discrétion de la naissance juridique du régime de l’intermittence qui est pourtant devenu l’enjeu des conflits des années 2000 contraste avec la cristallisation d’un problème public, la même année, autour de la législation sur les Contrats de travail à Durée Déterminée (CDD). En effet, pour apporter une « réponse juridique à la crise économique et au chômage »[37] qui commence à monter au cours des années 1970, le gouvernement de centre-droit recodifie en 1979 les CDD d’une façon qui en assouplit et en étend les conditions d’usage pour les employeurs. Au-delà de ses conséquences effectives sur les pratiques de gestion du personnel, cette loi a été un choc symbolique, en marquant l’interruption d’une tendance au renforcement des droits des salariés qui rendait attractif et crédible pour le plus grand nombre l’idéal d’une « société salariale »[38].

L’intérim, légalisé quant à lui en 1972, est de plus en plus utilisé par les entreprises, et suscite lui aussi de vives inquiétudes. Ces inquiétudes se cristallisent en une famille de mots : les travailleurs « précaires », la « précarité » de l’emploi et, déjà, la montée d’un « précariat ». Inquiet de cette inquiétude, le gouvernement commande à Pierre-Bernard Cousté, un député de la majorité de centre droit, un rapport sur « Le travail temporaire »[39] qui est livré en 1979[40]. L’intérêt de ce document est de montrer comment s’ébauche, dès le début de la crise de la société salariale, la formulation d’un problème social qui fait de l’intermittence le nom d’un dépassement de la précarité du travail précaire.

Que se passe-t-il du côté de l’emploi à la fin des années 1970 ? Le député Cousté commence par situer l’essor du travail temporaire dans une perspective économique : le développement d’« une nouvelle gestion rationnelle du personnel, fine, mobile, adaptable, centrée autour d’un noyau de salariés permanents ». Les entreprises ont besoin de flexibilité, et elles doivent externaliser les tâches qui ne sont pas centrales pour elles. Cette mutation est dans l’ordre des choses, et il serait économiquement destructeur de l’entraver. Cependant, le député pointe deux catégories d’acteurs qu’il accuse d’agir, dans ce contexte, d’une façon perturbante, c’est-à-dire en rupture avec ce que l’on pourrait attendre d’eux dans une société salariale et industrielle ordonnée et équitable.

Les premiers accusés sont les employeurs. Cousté concède qu’ils se heurtent aux « rigidités de l’emploi », mais ne sont-ils pas « tentés de recourir au travail temporaire pour affaiblir les luttes sociales dans leur entreprise, sachant que l’individualisation des salariés, leur segmentation en statuts différents, est peu propice aux luttes collectives » ? N’opèrent-ils pas stratégiquement un « éclatement juridique de l’entreprise », préjudiciable aux intérêts des salariés ? À l’époque où écrit Cousté, ce soupçon est déjà partagé par tout un champ d’analyses économiques, juridiques ou sociologiques, produites aussi bien par des universitaires[41] que par des syndicalistes[42], qui dévoilent les atteintes profondes que les formes d’emploi « précaires » infligent aux droits des salariés. Le problème public du travail précaire est alors suffisamment important pour que le Parti Socialiste, en campagne pour les élections présidentielles de 1981, publie un ouvrage collectif sur ce sujet, en collaboration avec les principaux syndicats[43]. Pour répondre aux critiques de la précarisation du travail, Cousté tance les patrons qui, au risque de favoriser un fatalisme malsain parmi la main-d’œuvre, font le « calcul à courte vue » de se servir de l’emploi précaire pour déstabiliser les représentants syndicaux. Une première manière de rétablir l’équité serait, avance-t-il, d’inventer « des formes de représentation du personnel adaptées aux nouvelles formes d’organisation des entreprises ».

Mais Cousté désigne un second acteur dont le comportement dévie par rapport au bon ordre de la société salariale : des jeunes indisciplinés. En effet, en répercussion des décalages entre les aspirations suscitées par l’école et les médias d’une part, et la réalité des positions professionnelles disponibles de l’autre, on verrait se développer « de nouvelles formes de comportement à l’égard du monde industriel, de l’emploi fixe, de refus d’investir personnellement dans une vie professionnelle » :

Ces jeunes, qui ne représentent certes pas toute la jeunesse mais certainement une fraction importante, sont à la recherche de formules d’existence qui concilient le travail et le non-travail, une rémunération et la liberté de refuser ce qu’on leur propose ; [ils] peuvent trouver dans le Travail Temporaire une forme de réponse provisoire à leurs exigences.

Cousté met ici le pied dans un autre univers de discours, celui des innombrables alarmes lancées tout au long des années 1970 par différents experts, souvent proches d’instances de pilotage national ou international, à propos de l’attitude de la jeunesse vis-à-vis du travail. Chez des jeunes de plus en plus nombreux, cette attitude serait celle du refus du salariat stable. Averses à l’investissement dans une carrière, beaucoup de jeunes seraient désormais « instables »[44], effectuant de fréquents allers-retours entre un peu d’emploi salarié – volontiers précaire – et une panoplie de ressources alternatives, variable selon les commentateurs, et que l’on peut diviser en trois pôles : un pôle d’informalité traditionnelle (petits boulots plus ou moins déclarés, petite délinquance…), un pôle de petite production néo-artisanale ou agricole, suivant des inspirations écologiques ou spirituelles (poterie, bijouterie ou agriculture biologique[45]), et enfin un pôle artistique ou intellectuel, où l’on trouverait par exemple les vacations d’enseignement et de recherche, la figuration de cinéma ou de théâtre, la photographie de mode. Selon les textes plus ou moins compréhensifs qui fleurissent alors sur ce thème, ce dernier pôle joue à la fois un rôle de ressource et, avec le militantisme politique, de point de fuite pour les jeunes « instables », « précaires » ou « marginaux ». Comme si une partie de la jeunesse refusait le compromis salarial entre subordination et sécurité, et s’efforçait avant tout de conquérir un pouvoir sur soi, compris comme libre disposition de son temps.

Ces expériences, qui étaient en rapport étroit avec la contre-culture foisonnante de l’époque, demeurent aujourd’hui encore une référence pour ceux qui, assumant la dimension utopique de leur démarche, cherchent à discerner les signes de « révolutions précaires » à venir[46]. Du point de vue de Cousté, elles sont surtout un facteur supplémentaire de déstabilisation du monde du travail. Plus précisément, dans le débat français dont Cousté est ici le sténographe, « les précaires » se déclinent en deux espèces sociales : d’un côté, les travailleurs précarisés, victimes de la flexibilisation imposée par le patronat, et d’un autre côté, des jeunes instables, dont on peut dire aussi bien que la diffusion du travail précaire les arrange, et qu’ils précarisent par leurs mobilités fantasques la disposition régulière de la main-d’œuvre par les employeurs.

Alors que les « nouvelles attitudes » des jeunes vis-à-vis du travail suscitent surtout chez les experts des réflexions d’ordre répressif, par exemple en stigmatisant le rapport opportuniste des jeunes artistes aux indemnités chômage[47], ou en préconisant de réduire la diffusion des diplômes (réputés source de désengagement professionnel de la jeunesse), le député Cousté propose de tirer parti des changements en cours pour reformuler un compromis entre progrès économique et justice sociale. Il estime que l’on pourrait dépasser à la fois le caractère perturbant de l’aversion d’une partie des jeunes envers une vie de salarié dans la société industrielle, et l’injustice provoquée par les usages patronaux des emplois précaires, par « une nouvelle politique de la mobilité ». Celle-ci consisterait à « assurer une protection sociale aux Travailleurs temporaires, c’est-à-dire à imaginer un statut de la mobilité ». Car, explique le député, anticipant un argument qui sera brandi dix ans plus tard par une fraction radicale des mouvements de chômeurs[48], « [d]ans une société où la rigidité est le lot commun et la mobilité l’exception, accepter d’être mobile, pour un salarié, est une qualification en soi ». Or, alors que, « [p]ar essence, les travailleurs temporaires sont amenés à connaître des périodes de non-emploi entre deux missions », le système d’indemnisation chômage est mal adapté à leurs cycles courts d’emploi-chômage. Cousté propose donc « la rediscussion par les partenaires sociaux des conditions d’ouverture des droits à l’indemnisation des travailleurs temporaires », mais aussi, plus précisément, « la mise en place effective dans toutes les ASSEDIC d’un carnet d’intermittent qui facilite les réinscriptions à la fin de chaque mission ».

On comprend bien que l’homonymie avec le régime des salariés du spectacle est ici involontaire, voire anachronique. Mais l’usage du même mot attire l’attention sur un paradoxe : 1979 voit se mettre en place sur le plan juridique, pour les salariés du spectacle, un régime dont les implications ne sont pas encore soupçonnées, tandis qu’un réformateur envisage des droits pour les salariés mobiles dans des termes qui, rapidement exclus du réalisme gouvernemental, anticipent ceux de débats récurrents à propos de la précarité, qui se sont fortement liés à la question intermittente lors du mouvement de 2003. Un droit sans théorie a ainsi croisé, sans la rencontrer, une pensée réformatrice sans effectivité juridique.

 

***

 

Nous avons vu que la quantification de la catégorie d’intermittents se détermine par rapport à une question intermittente qui se formule lors de conflits. Ces mêmes conflits font entrer l’intermittence en relation avec la précarité, selon plusieurs principes d’englobement qui reflètent différents aspects du conflit. Enfin, en nous plongeant dans les débats vieux de bientôt quarante ans autour de la régulation des emplois précaires, nous avons vu que deux formes de déstabilisation y étaient mises en avant : la destruction patronale de la sécurité statutaire des salariés et la recherche de liberté d’une partie de la jeunesse. 1979, année où sont mises en place les dispositions qui ont donné son originalité à l’intermittence du spectacle, est aussi un temps où étaient explorées des hypothèses de réformes qui ont depuis été renvoyées à la radicalité politique. Cependant, il suffit aujourd’hui d’évoquer le développement du statut d’auto-entrepreneur[49], celui de l’économie digitale[50], ou encore la situation durablement dégradée d’une large frange des travailleurs universitaires[51], pour comprendre que les enjeux d’équité et de redéfinition du progrès social qui ont été soulevés sans trouver de résolution à la fin des années 1970, n’ont pas fini de revenir nous hanter. Au sein de cette question des alternatives non-dystopiques au salariat stable, il y a de bonnes raisons pour que l’intermittence demeure, en fusionnant parfois avec les utopies du « commun »[52], une des grandes références des projets politiques de dépassement de la précarité.

 

Cet article est tiré d’une communication présentée lors d’une journée d’études intitulée « L’intermittence : un régime, des travailleurs, des débats, des luttes », organisée le 13 mars 2015 à l’ENSATT avec le soutien du laboratoire Passages XX-XXI (EA4160), Université Lyon 2.

 

 

Notes

[1] Olivier Pilmis, L’Intermittence au travail. Une sociologie des marchés de la pige et de l’art dramatique, Paris, Économica, coll. Études sociologiques, 2013.

[2] Commission permanente sur l’emploi du CNPS, Rapport annuel 2008-2009.

[3] Ou CDDU. Ce sont ces types de Contrats à Durée Déterminée spécifiques au secteur du spectacle, créés par le législateur dans les années 1980, qui se distinguent des autres CDD en ce que l’employeur est autorisé à les renouveler durablement sans que cela entraîne une requalification en Contrat à Durée Indéterminée.

[4] Marie Gouyon et Frédérique Patureau, « Tendances de l’emploi dans le spectacle », DEPS Culture Chiffres, 2014, p. 3.

[5] Commission permanente sur l’emploi du CNPS, Rapport annuel 2008-2009, p. 36. Le même organisme recensait 90 000 permanents.

[6] Marie Gouyon et Frédérique Patureau, « Tendances de l’emploi dans le spectacle », art. cité, p. 5. Après un étiage à 98 000 en 2006, le nombre d’intermittents indemnisés retrouvait ainsi en 2009 son niveau de 2003.

[7] Commission permanente sur l’emploi du CNPS, Rapport annuel 2008-2009, p. 42.

[8] Marie Gouyon et Frédérique Patureau, Vingt ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles (1991-2011), Paris, Département des études, de la prospective et des statistiques, coll. Culture chiffres, 2014, p. 19.

[9] Marie Gouyon et Frédérique Patureau, « Tendances de l’emploi dans le spectacle », art. cité, p. 2.

[10] Nos calculs sont faits à partir de DEPS, Chiffres Clés 2014, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2014, p. 26-27.

[11] Olivier Pilmis, L’Organisation de marchés incertains. Sociologie économique des mondes de la pige et de l’art dramatique, Doctorat de sociologie, EHESS, 2008, p. 39.

[12] Utilisé par le sociologue Pierre-Michel Menger (Les Intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception, Paris, EHESS, 2005, p. 44), ce terme, qui réactive la hantise séculaire des lettrés surnuméraires, symbolise l’une des composantes de l’humeur publique hostile aux revendications des intermittents.

[13] Cependant, la recherche collective menée par les intermittents mobilisés montre que « la réforme n’entraîne pas les économies attendues et par lesquelles on l’avait justifiée » (Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 12).

[14] Le principe même de calculer la différence entre les cotisations et les indemnités à propos des annexes d’un régime paritaire (et non assurantiel) est contesté (voir Mathieu Grégoire, « Un quart de siècle de précarisation et d’explosion des déficits ? Retour sur une théorie discutable à propos des intermittents du spectacle (1980‐2003) », Les Documents de travail de l’Institut Européen du Salariat, n° 3, 2010, p. 8).

[15] Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux (dir.), Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Paris, La Découverte, 2014.

[16] AFAR, « L’emploi intermittent en 2014 : de la mauvaise interprétation du nombre d’intermittents », 6 octobre 2015.

[17] Pôle Emploi, « L’emploi intermittent dans le spectacle au cours de l’année 2014 », Statistiques et indicateurs, n° 15.032, septembre 2015.

[18] « Hausse du nombre d’intermittents en 2014 », lefigaro.fr, 5 octobre 2015.

[19] Jérémy Sinigaglia, Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradoxale, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2012, p. 109-125.

[20] Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, op. cit., p. 25-26.

[21] William Bridges, La Conquête du travail. Au-delà des transitions, Paris, Village Mondial, 1995 [1994].

[22] Livret vert : libérer le potentiel des industries culturelles et créatives, Bruxelles, Commission Européenne, 2010, p. 3.

[23] Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, 2002.

[24] C’est-à-dire les membres du prolétariat cognitif des précaires qualifiés, voire de tous les précaires pour ceux qui pensent que la précarisation est coextensive à l’intellectualisation du travail. Voir Yann Moulier-Boutang, Le Capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

[25] Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, op. cit., chapitre IV.

[26] Yann Moulier-Boutang, Le Capitalisme cognitif, op. cit., p. 225-226.

[27] Andrea Fumagalli, La Vie mise au travail. Nouvelles formes du capitalisme cognitif, Paris, Eterotopia, 2015, p. 84-97.

[28] Mathieu Grégoire, Les Intermittents du spectacle. Enjeux d’un siècle de luttes, Paris, La Dispute, 2013, p. 178.

[29] Pierre-Michel Menger, Les Intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception, op. cit., p. 219.

[30] Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, op. cit., p. 21.

[31] Les expressions entre guillemets renvoient à Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2006.

[32] Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, op. cit., p. 118.

[33] Anne et Marine Rambach, Les Intellos précaires, Paris, Fayard, 2001.

[34] Jérémy Sinigaglia, Artistes, intermittents, précaires en lutte, op. cit., p. 68-70.

[35] Christine Daniel et Carole Tuchszirer, L’État face aux chômeurs : l’indemnisation du chômage de 1884 à nos jours, Paris, Flammarion, 1999.

[36] Dans tout ce paragraphe, nous résumons Mathieu Grégoire, Un siècle d’intermittence et de salariat. Corporation, emploi et socialisation : sociologie historique de trois horizons d’émancipation des artistes du spectacle, Doctorat de sociologie, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2009, p. 268 et suiv.

[37] Françoise Dauty et Marie-Laure Morin, « Entre le travail et l’emploi : la polyvalence des contrats à durée déterminée », Travail et Emploi, n° 52, 1992, p. 22.

[38] Au sens magistralement déployé par Robert Castel. Voir Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1999 [1995].

[39] Autre nom de l’intérim.

[40] Le Travail temporaire, rapport de M. P.-B. Cousté, député du Rhône, Parlementaire en mission, à M. le Premier Ministre, Paris, Imprimerie Nationale, juin 1979. Par la suite, les citations sans références renvoient toutes à ce document.

[41] Voir par exemple Gérard Lyon-Caen, « Plasticité du capital et nouvelles formes d’embauche », Droit social, n° 9-10, septembre-octobre 1979, p. 9.

[42] Fédération générale Services-Livre, dans CFDT, Les Dégâts du progrès. Les travailleurs face au changement technique, Paris, Seuil, 1977.

[43] Jean-Paul Bachy, Pierre Bérégovoy, Michel Coffineau et Véronique Neiertz (dir.), Travail précaire, Paris, Club du livre socialiste, 1981.

[44] Les Jeunes face aux conditions et au milieu de travail, Genève, Bureau international du travail, 1977.

[45] Voir Bernard Lacroix, L’Utopie communautaire. Histoire sociale d’une révolte, Paris, PUF, 1981.

[46] Patrick Cingolani, Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2014.

[47] Comme le fait en 1981 la sociologue Dominique Schnapper avec le concept de « chômage inversé » (L’Épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1994 [1981]).

[48] Thierry Baudouin, Jean-Noël Chopart, Michèle Collin et Laurent Guilloteau, Mouvements de chômeurs et de précaires en France, la revendication d’un revenu garanti, Rapports pour la MIRE, Paris, 1989.

[49] Ce statut est en continuité avec une politique de promotion de l’entrepreneuriat individuel qui date également de la fin des années 1970. Voir Sarah Abdelnour, « L’auto-entrepreneuriat : une gestion individuelle du sous-emploi », La Nouvelle Revue du Travail, n° 5, 2014.

[50] Dominique Cardon et Antonio Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Paris, Éditions de l’INA, 2015.

[51] Voir Christophe Grangé, La Destruction de l’université française, Paris, La Fabrique, 2015.

[52] Hakim Bourfouka, « Manifeste pour un Commun Intermittent », Multitudes, vol. 45, no 2, 2011.

 

L’auteur

Cyprien Tasset est docteur en sociologie. Sa thèse, menée à l’EHESS sous la direction de Luc Boltanski, s’intitule Les Intellectuels précaires. Genèses et réalités d’une figure critique. Un aperçu de la dimension historique de cette recherche se trouve dans : « Comment juguler la production de prolétaires intellectuels ? Les discours réformateurs contre la surproduction universitaire (XIXe-XXIe siècles) », dans Yamina Bettahar et Marie-Jeanne Choffel-Mailfert (dir.), Les Universités au risque de l’histoire. Principes, configurations, modèles, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2014, p. 183-213. On retrouve les « intellectuels précaires » dans « Le recours à la quantification dans deux projets concurrents de regroupement social », dans Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux (dir.), Statactivisme, Paris, La Découverte, 2014, p. 117-132. Enfin, avec Thomas Amossé et Mathieu Grégoire, il a publié « Libres ou prolétarisés ? Les travailleurs intellectuels précaires en Île-de-France », rapport n° 82 du Centre d’Études de l’Emploi, 2013.

 

Pour citer ce document

Cyprien Tasset, « Intermittents et précaires. Significations et origines d’une relation », thaêtre [en ligne], mis en ligne le 15 novembre 2016. url : https://www.thaetre.com/2016/11/15/intermittents-et-precaires-cyprien-tasset/

 

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Intermittents et précaires

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