Comment penser l’image écologique dans le théâtre contemporain :
l’image élémentaire dans Some Things Happen All At Once
de Mike Brookes et Rosa Casado

L’un des principaux objectifs de ce texte[1] est d’étudier la manière dont le théâtre pourrait produire et/ou permettre de nouvelles formes de perception écologique. Dire cela n’implique pas que le théâtre soit un médium intrinsèquement écologique, ou plus écologique que d’autres médias comme le cinéma ou la peinture. Mais il importe d’explorer les expériences écologiques spécifiques que le théâtre est capable de transmettre, en particulier lorsqu’il se libère du fardeau de raconter des histoires pour s’autoriser à utiliser des propres modes spécifiques de signification. Je voudrais ici insister en particulier sur la dimension proprement spectaculaire du théâtre qui, comme nous le rappellent les étymologies des mots « theatron » et « spectateur », interpelle autant le regard que l’oreille. Autrement dit, je voudrais ici insister sur le potentiel écologique de l’opsis théâtral.

Pour ce faire, je voudrais reprendre et développer une notion que j’ai élaborée dans un essai sur l’œuvre de Philippe Quesne et le Vivarium Studio, celle d’« image écologique ». L’image écologique permet aux spectateurs de développer un « sentiment de connexion qui définit les systèmes écologiques »[2] en remplaçant l’intrigue et le récit par une « dramaturgie du bricolage qui met l’accent, de la façon la plus visible qui soit, sur la façon dont les images sont construites et composées sur scène ». Dans le travail de Quesne, par exemple, les dialogues sont réduits au minimum et les images produites sont fabriquées devant nous par les acteurs, qui créent des scénographies à petite échelle à partir d’appareils ménagers (L’Effet de Serge), mettent en scène le tableau de Brueghel La Chute d’Icare avec des acteurs habillés en astronautes (D’après nature) ou jouent le commencement du monde avec de fausses barbes et des costumes d’homme de Néandertal, debout devant une grille électrique portable qui simule plus ou moins bien le feu (Big Bang). Dans ces performances, l’image n’arrive pas préfabriquée, elle est un objet composite, un assemblage de matériaux et d’appareils disparates. C’est précisément cette composition de bric et de broc, donnée à voir en train de se faire, qui laisse au public le temps et l’espace de penser en termes de relations et de connexions. L’image est écologique au sens où rien n’existe en vase clos.

Je voudrais à présent convoquer l’appellation « image écologique » pour traiter d’un autre type d’images, qui contestent la pollution visuelle du monde – le « spam d’images » comme les appelle l’artiste Hito Steyerl – en façonnant des figures dotées d’un impact rétinien sur les corps des spectateurs[3]. Par la décharge matérielle qu’elles induisent, ces images écologiques provoquent des expériences incorporelles – des événements – qui révèlent la terre comme une entité à la fois terrestre et cosmique, comme un espace intime auquel nous sommes liés et qui échappe à toute mesure. « La terre, comme le rappellent Deleuze et Guattari, n’est pas un élément parmi d’autres, elle réunit tous les éléments dans une même étreinte, mais se sert de l’un ou de l’autre pour déterritorialiser le territoire »[4]. L’image écologique telle que je la conçois n’est pas quelque chose que nous pouvons décoder intellectuellement, à la manière du Barthes de La Rhétorique de l’image[5]. L’image écologique se situe davantage dans le sillage de ce que Barthes théorise dans ses travaux ultérieurs et notamment dans Camera Lucida[6], quand il parle des images qui nous poussent à penser de nouvelles pensées, à découvrir des perceptions potentiellement porteuses d’autres manières d’exister sur la terre. Pour citer la préface de John Sallis à l’étude de Michel Haar sur Martin Heidegger, The Song of the Earth, la terre n’est pas simplement un objet pour un chant, un simple thème. La terre est toujours déjà dans le chant, elle est son support matériel et incorporel. En réponse à la question : « le chant de la terre ne résonnerait-il pas aussi de la terre, doublant, voire refondant le chant que l’on chanterait, le refondant en réponse à un chant inouï de la terre ? », Sallis répond : « alors on aurait reconnu qu’un chant de la terre contient toujours quand on chante, une certaine terre du chant, la corporéité de sa sonorité à partir de sa propre voix. La terreur (das Erdige) du chant »[7].

L’image écologique ne représente pas nécessairement une nature vierge préservée ou troublée, comme on le voit aujourd’hui dans tant d’exemples d’art écologique cinématographique, photographique ou numérique. Il ne s’agit pas non plus forcément d’une image à valeur documentaire, qui utiliserait des graphiques et des chiffres scientifiques, tel le fameux graphique du réchauffement de la planète en forme de bâton de hockey. L’image écologique dont j’entends parler est plutôt celle qui nous met en contact avec la terre en troublant les frontières de notre soi-disant humanité. Dans le langage de Joe Kelleher, l’un des rares spécialistes du théâtre à avoir analysé et expérimenté ce que l’image fait dans le théâtre, l’image écologique « nous dérange » et « colle à nous »[8] sa viscosité comme une forme d’affirmation du fait que l’image, comme le chant, n’est pas une simple représentation de la terre, mais est, de la manière la plus vibrante qui soit, un produit de la terre, un fait terrestre.

Pour aider à cet effondrement des manières conventionnelles de voir (et de séparer) la nature et la culture, considérons que la terre ne constitue pas une simple ressource matérielle pour l’image, fournissant le celluloïd ou le silicium nécessaires à la fabrication des caméras, des appareils photo, des pellicules et des ordinateurs. La terre est dans l’image écologique, elle en est une partie constitutive, en raison de ses qualités esthétiques, de sa capacité à provoquer des perceptions et des affects que les artistes peuvent capter et transmettre sous forme d’expérience corporelle ou virtuelle. Pour le dire avec Deleuze et Guattari :

L’art conserve, et c’est la seule chose au monde qui se conserve (quid juris ?) […] L’air garde l’agitation, le souffle et la lumière qu’il avait tel jour de l’année dernière, et ne dépend plus de celui qui le respirait ce matin-là. Si l’art conserve, ce n’est pas à la manière de l’industrie, qui ajoute une substance pour faire durer la chose. La chose est dès le début devenue indépendante de son « modèle »[9].

L’image préserve la nature en tant que perception, qui n’appartient plus ni à l’artiste ni au matériau utilisé, mais à la terre elle-même, car l’art « est un monument (qui) ne commémore pas, ne célèbre pas quelque chose qui s’est passé, mais qui confie à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qui incarnent l’événement »[10]. En écrivant sur les images de Paul Cézanne de la montagne Sainte-Victoire, Deleuze et Guattari notent :

La sensation n’est pas la même chose que le matériau. […] Ce qui se conserve en droit n’est pas le matériau, qui constitue seulement la condition de fait, mais, tant que cette condition est remplie (tant que la toile, la couleur ou la pierre ne tombent pas en poussière), ce qui se conserve en soi, c’est le percept ou l’affect. […] La sensation ne se réalise pas dans le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l’affect. Toute la matière devient expressive. C’est l’affect qui est métallique, cristallin, pétrique, etc., et la sensation n’est pas colorée, elle est colorante, comme dit Cézanne[11].

Dans la mesure où les images sont l’expression d’une terre sensible et non de simples représentations, elles sont autant de véhicules qui permettent à la terre de s’étendre, de nous toucher d’une manière qui trouble toute distinction entre signes et être, entre artifice et vérité. C’est ce mélange d’expériences que le théoricien de l’image Vilém Flusser désigne lorsqu’il parle de la magie des images photographiques, ces « surfaces significatives » capables de remplacer les « événements figés » par des « états des choses » qui, à leur tour, « se traduisent en scènes »[12]. Il me semble que Flusser nous permet de concevoir que l’image écologique ne remplace pas les événements terrestres, mais constitue/devient un événement terrestre en soi, un catalyseur de perceptions, un phénomène qui « monde » ou même qui « terre ».

C’est dans cet esprit que je voudrais dans le présent article étudier d’une manière spécifique la façon dont l’image écologique peut prendre terre dans le théâtre et les pratiques performatives d’aujourd’hui. Dans un premier temps, je retracerai la généalogie de l’image écologique en regardant la façon dont elle a voyagé dans les différentes disciplines qui composent le champ contemporain des études visuelles (photographie, médias, cinéma). Ensuite, je tâcherai de proposer une définition spécifiquement théâtrale de l’image écologique, différente de l’approche que j’ai auparavant théorisée avec Bonnie Marranca et Elinor Fuchs, deux des principales chercheuses en théâtre à avoir prêté attention aux capacités écologiques de l’image. Enfin, je décrirai et analyserai comment ce qui j’appelle « l’image élémentaire » opère dans la performance Some Things Happen All At Once, par Mike Brookes et Rosa Casado. Si je me suis concentré sur ces praticiens, c’est que leur travail utilise explicitement la matérialité des corps humains et non-humains pour activer de nouvelles façons de penser la terre et le cosmos, de telle sorte que le récit ou l’histoire sont minimisés au profit d’un ensemble de signes vivants. J’essaierai, tout au long de cette analyse, de réfléchir avec l’image écologique plutôt que sur celle-ci. Autrement dit, je ne chercherai pas à déplier l’image pour tenter d’y trouver une signification écologique qui y serait cachée, mais tenterai plutôt d’utiliser les sensations que ces œuvres provoquent en moi pour lier ma pensée à la matière, à sa dépendance envers la terre.

 

L’écologie des images dans les mondes de l’art aujourd’hui

 

À l’exception de l’historien de l’art Ernest Gombrich, qui a utilisé l’écologie comme concept pour comprendre la façon dont les images d’un artiste peuvent s’adapter au contexte historique dans lequel il crée, Susan Sontag est la première chercheuse à relier de façon directe et décisive l’écologie aux images[13]. Dans les dernières lignes de son texte de 1977, On Photography, publié pour la première fois sous la forme d’une série d’essais autonomes dans le New Yorker, Sontag termine par le plaidoyer provocateur suivant :

Les images sont plus réelles que nul ne l’aurait cru. Et du fait même que les ressources en sont inépuisables, que le gâchis de la consommation ne peut en venir à bout, il s’impose d’autant plus de leur appliquer une politique de sauvegarde. S’il peut exister une meilleure façon pour le monde réel d’englober celui de l’image, il y faudra une écologie appliquée non seulement aux choses réelles mais encore aux images[14].

La position de Sontag est complexe et déjoue les approches normatives de ce qu’une image écologique devrait représenter ou produire comme effet. Ainsi, elle ne s’intéresse pas aux photographies représentant la nature « endommagée », telles les images d’oiseaux morts aux entrailles pourries par des plastiques multicolores de l’île de Midway (Océan Pacifique) prises par Chris Jordan, ou les photographies aériennes de paysages épuisés par l’industrie d’Edward Burtynsky. Son objectif est plutôt de lutter contre ce que Michel Serres a plus récemment qualifié de « pollution de l’image »[15], toxicité douce qui bombarde nos rétines de publicités à consommer. Comme ses contemporains, Guy Debord et Jean Baudrillard, Sontag s’inquiète, à l’époque de la caméra Kodak Instamatic, de la manière dont les images spectacularisent le monde et menacent de déprécier l’expérience, en particulier l’expérience de la souffrance. Pour Sontag – en cela très proche de Debord –, le capitalisme et la photographie travaillent ensemble à produire une société dans laquelle l’image, par sa reproduction perpétuelle, finit par user la réalité et par « la transformer en ombre à son tour »[16] :

Une société capitaliste exige une culture assise sur les images. Elle doit fournir de la distraction en grosse quantité afin de stimuler la consommation et d’analgésier les blessures de classe, de race et de sexe. Et elle doit rassembler des informations innombrables, afin de mieux exploiter les ressources naturelles, d’accroître la productivité, de maintenir l’ordre, de faire la guerre, de donner du travail aux bureaucrates[17].

Face à l’essaim de simulations qui perturbent notre capacité de penser et de sentir, Sontag plaide donc pour un remède de type conservationniste. Il s’agit de protéger les images non pas au motif qu’elles seraient en voie d’extinction, mais au contraire du fait qu’elles sont surabondantes et menaçantes, comme certaines espèces non indigènes susceptibles d’envahir nos écosystèmes et d’échapper à tout contrôle. Certains critiques comme Andrew Ross[18] ont accusé Sontag de nier la capacité des images à changer la réalité. Pour autant, il faut noter que sa stratégie ne suppose en aucune façon la fin des images. Elle est consciente de leur statut pharmacologique, de leur capacité à constituer un bien environnemental autant qu’à être source de violence et de destruction. Pour elle, « l’appareil photo est à la fois l’antidote et le mal, un moyen de s’approprier le réel tout en le rendant caduc »[19]. Face à une telle ambivalence, Sontag semble simplement suggérer que nous pourrions avoir besoin de restreindre notre « boulimie »[20] pour les images, en prenant conscience qu’« un événement après une exposition répétée à des images devient moins réel »[21].

Bien que des organisations militantes telles que Greenpeace et Friends of the Earth aient largement utilisé les images dans leurs campagnes médiatiques durant les années 1970 et 1980, les idées de Sontag ont eu peu d’influence sur la pensée écologiste de cette période. L’écocritique était davantage dominée par les mots, le plus souvent ceux des poètes romantiques européens et des transcendantalistes américains. Les choses ont changé au début des années 1990, avec la publication en 1995 de The Chicago Gangster Theory of Life : Nature’s Debt to Society, de l’historien Andrew Ross. Ce texte a ouvert la voie au type d’érudition sur le cinéma et les médias « verts » que l’on retrouve actuellement dans les travaux de David Ingram (2004), Pat Brereton (2004), Sean Cubitt (2005), Adrian Ivakhiv (2013), Nadia Bozak (2012) ou encore John Parham (2015). La principale contribution de Ross à l’écologie de l’image tient au fait qu’il rend littérale la position de Sontag, qu’il critique vivement. Dans son influent essai Ecology of Images, écrit entre la Première Guerre du Golfe de 1991, le Sommet de la Terre à Rio de 1992 et la première attaque contre le World Trade Center de 1993, Ross donne un exemple concret de ce que peut signifier l’achat écologique d’images. Il montre comment les images télévisées de la guerre du Golfe, qu’il s’agisse des champs de pétrole en feu au Koweït, des nuages de pollution en suspension dans l’air encadrant des combats de chars d’assaut ou des déversements de pétrole dans les eaux bleues claires du Golfe Persique, ont contribué à cliver l’opinion publique américaine sur la question de l’environnement. Alors que les manifestants anti-guerre ont utilisé ces images troublantes pour dénoncer la guerre, marchant sur la capitale un ballon de Greenpeace à leur tête, le Pentagone a pu se présenter comme le héros du bien environnemental œuvrant à sauver une planète que Saddam Hussein était décidé à détruire. La complexité (et le cynisme) de la relation entre la pollution réelle dans le golfe du Koweït et l’impact social de cette pollution diffusée par les images, a conduit Ross à définir la Première Guerre du Golfe comme « la première guerre explicitement écologique de l’histoire moderne »[22].

Dans sa tentative de comprendre pleinement les relations entre la dégradation de l’environnement et les images, Ross établit une distinction utile entre ce qu’il appelle les « images de l’écologie » et une « écologie des images »[23]. Les premières renvoient à :

un genre d’image dans lequel l’environnement naturel figure très distinctement comme un élément narratif, généralement menacé et dans un état de dégradation avancé, mais aussi souvent dans un état de réparation, de reconstruction ou même en bonne santé[24].

Ces images de l’écologie esthétisent le monde naturel, là où l’écologie des images consiste à montrer la façon dont les aspects matériels de la production d’images – innovations technologiques, échange d’informations, canaux de distribution, coûts financiers et externalisation – opèrent ensemble comme un écosystème à part entière. Cela confère à cette écologie de l’image un impact politique et social plus large, et cette acception tout autant esthétique que matérialiste a ouvert la voie aux théoriciens de l’environnement, qui ont pris les images au sérieux dans un double sens. Certains critiques ont cherché à déballer le potentiel écologique des représentations de la nature faites par les médias grand public, tandis que d’autres, s’inspirant de la critique de Ross sur la pollution causée par Hollywood et les processus de production de Kodak, se sont davantage intéressés à la dégradation environnementale produite par les industries du divertissement.

L’approche écologique de Ross mérite d’être saluée. Non seulement il étudie les effets matériels de la production d’image, mais il refuse de céder au cynisme autant qu’à la valorisation de la rareté, tendance aussi discutable que dominante au sein des pensées écologiques. Pour Ross, les images ne doivent pas être abandonnées, elles doivent plutôt être examinées et analysées pour voir ce qu’elles sont capables de faire. Il est donc en désaccord avec l’éthique conservationniste de Sontag. Puisque les images sont performatives, le défi est de construire de meilleures façons de les produire et de les lire, c’est-à-dire avec des techniques plus respectueuses de l’environnement. Contrairement à Sontag qui suppose, comme Debord, que les spectateurs sont des récepteurs passifs, Ross considère que les spectateurs sont capables de donner un sens aux images selon leurs propres termes, et sont donc susceptibles de les détourner à leurs propres fins, de les lire à contre-courant. En d’autres termes, pour Ross, être spectateur consiste en une pratique active de décodage et de déchiffrement et, par conséquent, implique une capacité de résistance politique et peut mobiliser des actions. Cependant, malgré l’influence galvanisante de Ross sur le champ naissant de l’éco-cinéma et de l’éco-média, sa compréhension de l’image écologique comporte quelques aspects problématiques. En effet, pour Ross, une image n’est pas là pour « toucher » le spectateur, c’est une chose à lire, à déchiffrer et à décoder. En regardant une image, le spectateur reste à distance, en contrôle, un sujet magistral qui tient l’affect à distance. À cet égard, la version de Ross de l’écologie demeure anthropocentrique, prise dans les dualismes entre nature et culture qu’il semble rejeter dans sa critique de l’utilisation métaphorique de l’écologie que fait Sontag.

Pour Ross, l’image écologique « analogique » telle que la conçoit Sontag demeure fondée sur un système de valeurs hiérarchique qui se soucie peu de la nature. En effet, son appel à une écologie des images suppose que l’environnement est là simplement pour fournir des métaphores au travail culturel, et non comme une chose dotée d’une valeur propre. Mais les choses se compliquent si l’on conteste la logique dualiste qui, paradoxalement, est inhérente à l’argument de Ross lui-même. Car si, comme l’a souligné Guattari, la pensée écologique est tenue par une ligne transversale qui induit une série de connexions disjonctives entre environnement, esthétique et politique, alors le « culturel » ne s’oppose pas aussi facilement au « naturel »[25], comme Ross semble l’impliquer dans son rejet de la lecture écologique de l’image que fait Sontag. Au contraire, la culture contribue à constituer le naturel en produisant ce que Guattari pourrait appeler des « territoires existentiels »[26]. En d’autres termes, il ne s’agit pas de voir la critique que fait Sontag de la pollution de l’image comme une simple métaphore séparée de l’environnement naturel. Il convient plutôt de l’aborder comme une « métaphore littérale », pour reprendre l’expression de Mieke Bal, soit comme une analogie qui crée des comportements concrets et des systèmes de valeurs[27].

Lue à travers Guattari, l’image écologique de Sontag prend une signification très différente de celle que Ross lui attribue. Une surabondance d’images spectaculaires, même si celles-ci ne représentent pas la nature au sens direct ou littéral du terme, comme Ross le souhaite, a néanmoins un impact sur l’environnement. Cette surabondance produit une sensibilité, un « univers de valeur » où la terre est rendue comme une idée abstraite qui peut être exploitée et utilisée sans conséquence apparente. Les images ne se contentent donc pas de représenter ou de refléter la terre, elles servent activement à la créer – ou, en l’occurrence, à l’obscurcir. En plaidant pour une écologie des images, Sontag est donc loin de rejeter leur pouvoir environnemental. Elle soutient simplement que la signification écologique des images réside dans leur capacité ontologique à déterminer les attitudes envers la réalité. Contrairement à Ross qui se préoccupe toujours des propriétés épistémologiques des images et de la façon dont elles peuvent être lues, Sontag comprend que les images fournissent davantage que des informations sémiotiques. De manière ironique, si l’on songe à la critique que Ross fait de l’épistémologie idéaliste de Sontag, le pouvoir de l’image tel que le théorise cette dernière est bel et bien à analyser comme un matérialisme, puisqu’il tient au fait que l’image produit le réel en encadrant notre engagement dans le monde et en attribuant une valeur aux choses.

Mais si l’écologie de l’image de Sontag produit davantage d’effets environnementaux que ce que Ross est prêt à reconnaître, cela ne signifie pas qu’elle échappe à toute critique. En effet, lorsqu’on y regarde de plus près, Ross et Sontag, malgré toutes leurs différences, sont étonnamment proches dans leurs vues sur l’écologie en ce que tous deux semblent croire que le sujet humain est l’agent qui contrôle l’environnement, la créature qui, sous une forme ou une autre, a le pouvoir de guérir le monde en repensant la relation entre « nature » et culture. En fin de compte, pour l’un comme pour l’autre, la nature et la culture ne sont pas considérées comme des parties divergentes de la même substance dynamique, mais s’opposent à chacune de ces parties d’une manière qui reflète une vision constructiviste du monde social. Selon cette position, la nature – la terre – n’est pas dotée d’autonomie, il s’agit d’une production culturelle, fabriquée par les seuls humains. Les conceptions constructivistes de Ross et Sontag sur la nature manquent donc entièrement les aspects terrestres de l’image, ces affects et percepts qui restent opaques au sens et qui, pour cette raison, captent l’attention et le désir, comme l’a bien théorisé Deleuze. Pour lui, l’image est un type de matière vivante, une matérialité incorporelle qui s’échappe de l’écran de la toile et nous engage dans une relation sensée avec l’environnement. Contrairement à la sémiotique saussurienne, qui pose la représentation comme un système de signes abstraits et arbitraires permettant de déchiffrer et de lire des significations comme des artefacts culturels, une telle approche virtuelle et vitaliste soutient que « les images ont une force matérielle sans jamais pouvoir être réduites au statut d’objet »[28]. Dans cette économie de signes énergique, les images vibrent et vibrent de vie. Elles sont des opérateurs pragmatiques, des corps matériels qui ont un impact corporel et incorporel sur d’autres corps, transformant les perceptions de ce que signifie être humain, ouvrant les spectateurs à des devenirs terrestres.

Bien qu’il ne travaille pas explicitement sur l’environnement et l’écologie, la recherche de Steven Shaviro sur le corps cinématographique marque un moment important dans le développement d’une notion plus affective et terrestre de l’image écologique. Prenant ses distances avec les analyses de type psychanalytique et en particulier lacaniennes en vogue dans les études cinématographiques des années 1970-1980, Shaviro insiste :

L’appareil photographique n’invente pas, et ne représente même pas : il ne fait qu’enregistrer passivement. Mais cette passivité lui permet de pénétrer, ou d’être enveloppé par le flux du monde matériel… Regarder un film demeure une expérience obstinément concrète, immanente et pré-réfléchie : elle est dépourvue de profondeur et d’intériorité. S’asseoir dans le noir, regarder le jeu des images sur un écran… tout détachement de l’immédiateté de la sensation ou des vitesses et délais de la durée temporelle est radicalement impossible. Le cinéma m’invite, ou me force, à rester dans l’orbite des sens[29].

Pour Shaviro, les images ne sont pas basées sur le manque, elles possèdent une force affective qui défie la maîtrise du spectateur et annule toute possibilité de présence à soi :

Lorsque je regarde un film, les images excitent ma rétine 24 fois par seconde, à une vitesse suffisamment lente pour permettre l’impact et l’enregistrement des stimuli, mais trop rapide pour que je puisse les suivre consciemment. La perception est devenue inconsciente. Elle n’est ni spontanément active ni librement réceptive, mais radicalement passive, la souffrance d’une violence perpétrée contre l’œil. Les images elles-mêmes sont immatérielles, mais leur effet est d’autant plus physique et corporel. Elles sont continuellement imprimées sur la rétine et, comme Derrida l’a montré, l’empreinte ou la trace, qui constitue donc la perception, ne peut jamais être reprise dans la conscience de soi d’un présent vivant[30].

Selon cette conception, proche du « matérialisme incorporel » de l’image théorisé par Foucault[31], le spectateur ne peut, comme Ross cherche à le faire, décoder des significations qui existeraient au-delà de l’écran, dans un réel qui demeure somme toute une abstraction essentialisée. Comme le suggère Shaviro, le spectateur est rattrapé par un devenir non-humain, il est soumis à une autre forme de mimétisme qui le conduit à regarder au-delà du cogito. Dans ce processus de participation sympathique, le sujet regardant est captivé et distrait, rendu plus fluide et indéterminé. La mimesis et la contagion tendent à effacer les identités fixes et à brouiller les frontières entre l’intérieur et l’extérieur. Le spectateur est transporté et métamorphosé par le contact infectieux et viscéral des images[32].

Ce qui m’intéresse particulièrement est que Shaviro ne considère pas la « corporéité incorporelle » des images comme le simple effet du celluloïd ou des processus numériques. Les images contiennent toujours en elles une trace de la terre. Elles transduisent la sensation réelle, la relaient d’un domaine à l’autre, selon un mode de variation qui conteste l’idée que la représentation entraîne nécessairement la perte de la chose. Comme l’explique Shaviro :

On a beaucoup écrit sur l’objet perdu comme pilier du désir cinématographique. Au contraire : le problème pour le spectateur de cinéma n’est pas que l’objet soit perdu ou manquant, mais qu’il ne soit jamais tout à fait perdu, qu’il ne soit jamais assez distant ou absent… L’image n’est pas un symptôme de manque, mais un résidu étrange et excessif d’être qui subsiste quand tout devrait être absent[33].

Cette idée que les images possèdent une qualité terrestre est peut-être plus explicite encore dans le travail de la théoricienne du cinéma Laura Marks. Dans sa tentative de développer une esthétique terrestre de « l’enveloppement et du déploiement »[34], Marks explique qu’au cinéma les images que nous rencontrons sont fonction de leur relation avec deux plans antérieurs. D’une part, le plan de « l’univers des images », terrain opaque de l’expérience sensorielle elle-même, autrement dit tous les sons, les vues, les odeurs et les textures que nous percevons comme faisant partie de notre immersion corporelle dans le monde de la matière ; d’autre part, le « plan des informations », qui vise à donner forme au flux informe du monde des images et à sélectionner les images qui serviront à « codifier le tangible »[35]. Comme l’explique Marks, ce plan de l’information nous donne des images que nous lisons et déchiffrons en termes de codes sociaux pré-donnés, ce qui nous fait oublier la réalité de la terre dont ces images ont été initialement extraites :

Ce qui est sans précédent dans la culture contemporaine, c’est la domination de l’information en tant que plan qui façonne ce qu’il est possible de percevoir. C’est pourquoi nous passons tant de temps à ne pas regarder par la fenêtre, à ne pas renifler les odeurs fugitives ou à ne pas réveiller les souvenirs, mais à répondre aux images qui nous parviennent de la publicité, des affiches publiques, des sons d’alerte et des écrans de toutes sortes – des images qui ne demandent pas à être pleinement perçues, car ce sont des images qui se développent et s’indexent à partir des renseignements[36].

Contre les « images de l’information » qui cherchent à contrôler et à modifier les comportements et les valeurs uniquement humaines, Marks plaide pour des images qui nous ramènent dans l’« univers de l’image » plus vaste et non-humain, des représentations qui permettent au perceptible de se déployer à partir d’une terre toujours énigmatique :

D’où viennent les images, ces choses que nous percevons avec nos sens ? De l’univers, infini et inconnaissable en soi. Henri Bergson appelle l’univers l’ensemble infini de toutes les images ; Deleuze l’appelle le plan de l’immanence et de la matière en mouvement. Je l’appellerai l’univers des images, et parfois… la Terre[37].

S’inspirant de l’œuvre du philosophe Mario Perniola[38], Marks affirme que les images qui rétablissent une connexion avec la terre produisent non pas des vérités ou des façons correctes de voir, mais des énigmes, « un point sur le plan de l’immanence qui ne peut se déployer une fois pour toutes », et qui, pour cette raison, « échappe au contrôle de quiconque »[39]. Dans ses tentatives de déploiement d’énigmes, Marks en appelle à une pratique et une théorie de l’imaginaire qui affirmeraient la réalité de notre être terrestre et qui, en même temps, développeraient une écopolitique déterritorialisée, permettant de renverser les sociétés de contrôle autoritaires et centrées sur l’homme :

Étant donnée l’omniprésence des régimes d’information, la meilleure des stratégies consiste à cultiver les énigmes. Une énigme, pourrait-on dire, retrace son parcours historique dans le cycle de l’univers des images, de l’information, de l’image, vers la Terre, pour se déployer d’une nouvelle manière ou rester latente. Ce mouvement d’enveloppement est une façon de comprendre ce que Nietzsche appelle l’éternel retour. Tout ce qui est passé revient à un état de virtualité qui peut se déployer à nouveau, non pour confirmer l’état existant des choses, mais pour le déstabiliser […][40].

La dimension écologique de la théorie de l’image élaborée par Marks devient encore plus évidente lorsqu’elle est lue avec l’étude d’Adrian J. Ivakhiv Ecologies of the Moving Image : Cinema, Affect, Nature[41]. Cette vision de l’écologie se fonde sur l’idée que le monde est constitué de processus relationnels, événements socio-sémiotiques et matériels, rencontres et interactions qui produisent et reproduisent le monde à chaque instant[42]. Ivakhiv tient compte de la façon dont le choc sensoriel de l’image à l’écran combiné aux aspects narratifs de l’expérience cinématographique peut avoir un impact sur le monde social lui-même, créant de nouvelles façons de vivre sur terre. L’importante contribution d’Ivakhiv à l’image écologique tient à son affirmation que le cinéma pourrait produire un nouveau type de pédagogie. Il ne s’agit pas d’une pédagogie normative de transmission de l’information par l’image, mais plutôt une pédagogie de l’image, qui tient à la capacité des images en mouvement à nous mettre en contact avec le mouvement dynamique du cosmos. Pour Ivakhiv, en « nous rapprochant du dynamisme du monde »[43], l’image cinématographique révèle un lien intime entre perception et ontologie, et ouvre le spectateur au fait que le sujet humain fait partie du monde du vivant :

Les écologies perceptuelles sont les interrelations qui surgissent dans la zone entre les choses, l’espace que Maurice Merleau-Ponty décrit comme le chiasme charnu et interpénétrant de soi et du monde. Ce sont des espaces de « contagion, de contamination et d’inspiration », comme l’ont dit Connolly et Bennet, où la force et l’affect circulent « à travers les corps et dans le prochain et les rougeurs de la peau »[44].

Dans la perspective d’Ivakhiv, le cinéma et le monde sont engagés dans une série d’échanges qui « reflètent et représentent la réalité », mais aussi « l’ombrent, l’étendent, la remodèlent et la transforment »[45]. En créant des images qui résonnent longtemps après la dissolution de la rencontre initiale, le cinéma fait partie d’une terre vivante, porteuse de signes, qui déconstruit l’exceptionnalisme de la culture humaine. Comme l’affirme Ivakhiv, « l’univers, du mouvement d’un électron ou d’une particule subatomique aux actes sensoriels d’une amibe et au-dessus »[46], participe à un processus d’échanges dans lequel les corps communiquent et s’influencent entre eux selon un principe de transformation réciproque[47]. La valeur écologique d’une telle ontologie tient à la façon dont elle rachète le sujet humain en l’ouvrant à un extérieur qui n’est plus pensé selon les distinctions grossières entre nature et culture, activité et passivité, soi et autre :

La traque du monde par le cinéma a créé de nombreux mondes qui nous traquent si et quand nous le permettons, et puisque le « nous » qui se soumet à ces mondes du cinéma est changé par eux, ni nous ni le cinéma ne restent les mêmes. La rédemption est, en ce sens, un projet commun pour des sujets en devenir dans un cosmos partagé et interactif, processuel et biomorphique. Nous qui nous ouvrons éco-philosophiquement aux meilleurs potentiels d’un cinéma éco-philosophique, nous serons peut-être les plus traqués par la terre et le cosmos[48].

Si je ne partage pas son idée d’une rédemption par le cinéma, il me semble néanmoins qu’Ivakhiv offre la théorie la plus féconde que les études visuelles aient produites du potentiel écologique des images. Selon cette analyse, les images ne constituent pas une matière inerte dont nous pouvons nous servir, ce sont des catalyseurs actifs qui transforment tous ceux qui les regardent et, ce faisant, décentrent l’attention du sujet humain, qui n’est plus considéré comme la créature la mieux équipée pour produire des signes. L’image écologique telle que l’élabore Ivakhiv me semble ainsi constituer un apport incontournable pour les études théâtrales et les performance studies, où les travaux les plus sophistiqués sur le regard environnemental se sont concentrés sur une sorte de théorie des systèmes où l’image théâtrale est considérée comme un objet qui, bien que toujours en relation avec les autres corps, demeure néanmoins pensé comme une entité distincte.

 

L’image écologique dans le théâtre contemporain :
au-delà de Marranca et de Fuchs

 

Dans leurs écrits sur Gertrude Stein, Robert Wilson et le Wooster Group, Bonnie Marranca[49] et Elinor Fuchs[50] proposent une forme de théâtre écologique qui rejette la narration pour ce qu’elles nomment le « paysage » et/ou « la pastorale ». Pour Marranca, si l’esthétique du paysage est déjà apparente dans l’œuvre du dramaturge symboliste Maurice Maeterlinck et dans les drames statiques de Tchekhov, c’est dans les textes modernistes et décentrés de Gertrude Stein qu’elle trouve sa première et plus rigoureuse application :

Stein a commencé à définir sa conception de la pièce comme un paysage dans un livre radicalement original sur la nature. Cette conception spatiale de la dramaturgie élabore le nouveau sens moderne d’un champ dramatique en tant qu’espace de représentation, avec ses multiples centres d’intérêt et d’activité simultanés, qui remplacent le décor fixe et temporel traditionnel du drame du XIXe siècle. L’effet est une sorte de carte conceptuelle dans laquelle l’activité de la pensée crée une expérience[51].

Contrairement au drame conventionnel avec personnages, psychologie et intrigues téléologiques, le « jeu du paysage » est une forme de performance où rien ne se joue réellement en termes d’histoire ou d’intrigue. La perception multi-focalisée prend le pas sur l’identification à un personnage fictif. Pour Marranca, ce changement de perception confère au « jeu du paysage » une éthique « biocentrique » dans laquelle l’accent humaniste du drame est remis en question :

Le monde des mots de Stein est biocentrique, englobant avec équanimité la vie de toutes les espèces dans un présent continu d’espace et de temps sans limites. Elle a toujours essayé de trouver le mot exact pour l’air, le ciel, la lumière et les gens et de décrire précisément leur climat d’existence. Ses pièces de théâtre sont site specific, et elle-même est une une voix située[52].

Le « jeu du paysage » n’est pas simplement construit comme le champ de composition d’une toile cubiste[53], c’est une œuvre façonnée à partir de l’expérience réellement vécue par Stein. Pour Marks et Shaviro, Stein a façonné son théâtre à partir de l’histoire humaine, mais aussi de sa proximité avec la terre. L’accent mis sur l’aspect « scanner » constitue un élément essentiel de la méthode de composition de Stein. Comme le souligne Marranca, dans le travail de Stein l’œil l’emporte sur l’oreille et la perception visuelle sur la compréhension linguistique. L’image se trouve donc au cœur du jeu du paysage :

Stein ne se souciait pas de créer un drame, mais une image. Dans son monde, voir n’a rien à voir avec se souvenir, c’est pourquoi elle a voulu nier la mémoire et intensifier le présent, un sens continu de devenir dans l’espace. Cette affirmation de l’espace et du processus ontologique souligne la pensée phénoménologique que Stein a apportée au théâtre, en mettant l’accent sur l’observation et la description, et la perception d’une activité plutôt que sa définition[54].

Ces analyses de Marranca et Fuchs sur le paysage, qui s’appliquent selon elles, au-delà de Stein, à une grande part de la performance et du théâtre postdramatique contemporains, mettent en lumière le même souci que celui pointé par Ivakhiv à travers la notion d’image écologique. Il est dans les deux cas question d’un théâtre où la psychologie, domaine de l’humain, cède la place à la matérialité des choses, et où la perception que le spectateur a des images en mouvement dans l’espace produit des formes de pensée biocentrique ou écologique :

La nouvelle pastorale théâtrale s’appuie sur une faculté perceptive semblable à celle développée par l’écologie, une conscience des systèmes qui s’éloigne fortement de l’éthique de l’individualisme compétitif pour s’orienter vers une vision de l’ensemble, quel que soit le contexte dans lequel il est défini. En ce sens, nous devenons des écologistes du théâtre[55].

Cependant, pour Ivakhiv, Fuchs et Marranca ne se soucient pas assez de la dimension phénoménologique de l’écologie, et sa propre notion d’image écologique présente l’avantage de mettre l’accent sur des formes spécifiques de matérialité incorporelle qui rayonnent à partir d’objets présents sur scène, de sorte que le spectateur n’est pas simplement un œil qui balaie, mais un œil qui est balayé. En d’autres termes, le spectateur de théâtre selon Fuchs et Marranca reste trop éloigné de la scène et ne peut donc pas s’engager dans un devenir actif qui permettrait non seulement au monde, mais au sujet humain d’être reconfiguré et transformé dans et par un acte de regard sensible. La question devient dès lors de savoir comment transposer les idées d’Ivakhiv du cinéma à la scène. Quels changements sont nécessaires pour rester fidèle à la charge écologique de l’image théâtrale ? Car, je le redis, le cinéma n’est pas le seul art susceptible d’aligner les images en mouvement sur l’ontogenèse du cosmos. Le théâtre le fait aussi, mais d’une manière très différente des modèles narratifs de cinéma auxquels Ivakhiv refuse étrangement de renoncer. Ma thèse est que l’image écologique théâtrale tire précisément son pouvoir de la troublante ellipse que le théâtre révèle lorsqu’il met les choses en évidence. En insérant un vide, une opacité visible, si l’on veut, entre matière et imagination, le théâtre induit un mode de perception particulièrement intense, fondé sur l’immédiateté, où le corps humain et des entités non corporelles se mélangent et se transforment en un temps et un espace réels. En utilisant le mot immédiateté, je ne suggère pas que le théâtre manque de médiation, au contraire. Le théâtre place toujours le spectateur dans une position intermédiaire, un lieu où la présence matérielle du médium, sa capacité intrinsèque à « montrer », fait perdre à l’objet sa discrétion et attire le spectateur dans une « zone de contact » où les corps se touchent, se mêlent et se contaminent. Comme l’a affirmé Samuel Weber, le théâtre est un art suspensif qui expose toujours le présent et remplace la fermeture par l’ouverture, précisément parce que les images qu’il produit refusent d’être autre chose que des images[56].

Dans ce qui suit, je voudrais me concentrer davantage sur la théâtralité de l’image écologique, sur la manière dont le cadre théâtral, lorsqu’il abandonne la narration, produit une sorte de décalage ou d’oscillation temporelle en contradiction avec le temps historique du spectateur. Dans cette lecture post-artaudienne du médium théâtral, les signes théâtraux sont iconiques et indexés, au sens que Charles S. Pierce donne à ces termes. Pour le sémiologue, les signes iconiques et indiciels n’établissent pas simplement une relation de représentation entre signe et objet, comme le fait le symbole. Au contraire, ils contiennent quelque chose de la qualité originelle de l’objet lui-même, une trace physique de sa matérialité[57]. Au théâtre, on est constamment conscient que les corps – humains et non-humains – sont à la fois eux-mêmes et non eux-mêmes. En tant que signes corporels, ils rayonnent et se réfèrent, en même temps.

La manière spécifique dont le théâtre « s’autoréférentialise »[58], pour reprendre le terme d’Erika Fischer Lichte, permet de considérer l’image écologique comme un dispositif théâtral. Car si le cinéma et la peinture peuvent aussi s’auto-référentialiser en mettant en valeur leurs propres qualités matérielles, à la manière des films de Bill Viola et Michael Snow ou des toiles de Bacon et Rothko, ils le font d’une manière qui se rapproche, mais ne reproduit pas le dispositif théâtral, qui seul produit une « doublure » spatio-temporelle. L’objet représenté dans le film et la peinture sont toujours, dans une certaine mesure, absents, même si le pigment de la peinture et la bande de celluloïd proviennent de la terre, leurs tentatives d’autoréférentialisation sont donc d’un ordre différent. Dans ces médias, la distance entre l’objet de la représentation et le matériel utilisé pour soutenir cette représentation est plus grande. Ainsi, lorsque Bill Viola ou Michael Snow attirent l’attention sur l’icône et les qualités indicatrices du film en montrant, par exemple, la planéité de l’écran ou la présence de marques sur l’acétate, le spectateur a tendance à perdre de vue, momentanément, ce que cela signifie. Il en va de même pour la peinture : prendre conscience de l’épaisseur matérielle de la peinture dans les toiles de Bacon, c’est oublier la figure représentée par cette peinture. Dans le déplacement de la rétine, le clignement d’un œil, l’objet représenté – le symbole – tombe hors de vue. Le philosophe et critique d’art J. M. Bernstein montre bien la façon dont l’autoréférentialisme opère en peinture, lorsqu’il commente à propos de Matisse : « La réalisation de cette autoréférentialité exigera de Matisse un double mouvement : une désincarnation progressive de l’image combinée à une matérialisation croissante de la surface picturale dans son ensemble »[59]. Au théâtre, en revanche, le matériau et le symbole sont en oscillation permanente, l’un ne recule pas pour que l’autre passe au premier plan. Au contraire, l’icône, l’index et le symbole partagent le même temps et le même espace, et sont en dialogue quasi permanent. Pointer cette différence n’implique pas que le cinéma et la peinture soient des formes d’art dématérialisées, dénuées de la capacité de laisser une impression virtuelle sur les corps. Il s’agit simplement de souligner la spécificité du mode d’autoréférence du théâtre. Si l’on veut saisir le potentiel écologique du médium théâtral, il importe de prêter attention à la capacité unique de cet art à construire des images où le corporel et l’incorporel, la sensation et le sens sont si proches dans leur transmission qu’ils sont presque indissociables. Au théâtre, le symbole est toujours hanté par la trace de la chose qu’il représente, le corps que l’on regarde se trouve donc toujours à deux endroits en même temps, sa présence est toujours syncopée.

Je voudrais à présent proposer cinq caractéristiques de l’image écologique, qui ne se veulent ni exhaustives, ni prescriptives, ni définitives. Elles sont à comprendre comme une tentative d’ouvrir à une manière de penser les images écologiques théâtrales qui mette l’accent sur le pouvoir incorporel de l’affect visuel et sur l’explosion de la matière sur la rétine, par différence avec des approches fondées sur le langage, la narration et la rhétorique. Je souhaite ainsi amorcer un dialogue avec d’autres chercheurs et artistes, dont les conceptions de l’image écologique sont différentes des miennes en termes de classe, de sexe et de race, et de définition de ce que l’écologie est ou devrait être – comme l’a montré Maaike Bleeker, il n’y a pas une seule façon de comprendre le rôle de la visualisation au théâtre, une position est toujours hantée par d’autres, qu’elles aient été actualisées ou non[60].

Tout d’abord, une image écologique telle que je la conçois est une image qui, avant tout, met en avant sa propre matérialité et se désigne elle-même comme une chose. Le désir – ou l’espoir – de cette iconicité indicielle produit, comme le voulait Artaud, une série d’échanges énergétiques entre la scène et le public. Si je ne pense pas que les images écologiques doivent nécessairement être des images de la « nature », elles doivent en revanche être des images de la matière, des compositions qui affirment leur dépendance à l’égard de la terre. Dans le même ordre d’idées, et c’est sa seconde caractéristique, la fonction de l’image écologique n’est pas simplement de fournir des informations sur les questions environnementales. Son rôle est plutôt de produire des formes sensorielles de perception écologique qui encouragent les spectateurs à développer des modes de pensée plus connectés et expansifs. En cela, ces images contestent la tendance esthétique du théâtre dramatique à isoler l’histoire de l’histoire naturelle et à perpétuer une vision de l’être humain comme agent capable d’exister indépendamment de la matérialité de son environnement. Cet intérêt pour la perception explique pourquoi il importe de mettre l’accent sur la matérialité de l’image plutôt que sur toute fonction narrative qu’elle pourrait remplir ou transmettre. Troisièmement, l’image écologique est une image qui se manifeste dans son propre acte d’apparition ou de mise en scène. C’est-à-dire que les images écologiques donnent aux spectateurs le temps de réfléchir à ce qu’ils voient et à la façon dont ils voient ce qu’ils voient. Le public peut ainsi suivre des rythmes différents de perception, se laisser distraire et laisser son attention dériver. Contrairement aux images spectaculaires qui cherchent à cacher leur tentative de capter et de coloniser l’attention du spectateur, les images écologiques sont des images « cool », pour reprendre le langage de Marshall McLuhan, elles offrent un espace à l’imagination et permettent de faire naître des associations entre des matériaux disparates et des formations hétérogènes[61]. Quatrièmement, l’image écologique doit être une image politique, autrement dit une image scénique dans laquelle l’écologie est présentée comme le produit de la politique, de l’économie et de l’histoire, autrement dit comme la résultante de structures du pouvoir. Comme le note Félix Guattari dans Les Trois Écologies :

L’écologie devrait cesser d’être liée à l’image d’une petite minorité d’amoureux de la nature ou de spécialistes attitrés. Elle met en cause l’ensemble de la subjectivité et des formations de pouvoir capitalistiques, lesquelles ne sont nullement assurées de continuer de l’emporter comme ce fut le cas durant la dernière décennie[62].

Enfin, l’image écologique gagne beaucoup à être construite comme une « énigme », soit une image dont le sens refuse d’être compris et épuisé et dont le déploiement infini génère une pensée et un sentiment écologiques par la transmission d’un excès de vision. Face à l’image écologique, l’œil se trouve tout à la fois fasciné et déconcerté, rendu fou par une surface ou un éclat qu’il ne peut pénétrer, et qu’il est contraint, selon Joe Kelleher, de souffrir.

Dans tous les cas, l’image écologique renvoie le spectateur au corps et inverse son regard. En sa présence, le spectateur est défait, rendu passif et « regardé » par un monde matériel qu’il est incapable de comprendre. L’image écologique, dans son immédiateté ou sa proximité étrange, induit une expérience d’effilochement. Le sujet ne coïncide en rien avec l’objet, au contraire, l’objet dérange le spectateur et lui offre le spectacle de ce que l’on pourrait appeler un « vide solide ». Dans cette révélation de l’énigme, ce moment où l’apparence se révèle comme une limite, l’image retombe en elle-même et reste à distance, résistante au désir scopique du spectateur, qui est un désir de maîtrise et d’appropriation. L’image écologique est toujours une image « a-proximative », proche, mais lointaine, ici et ailleurs. Et c’est précisément dans cette réticence, dans cet effacement du clivage sujet-objet, que l’image écologique a, je crois, le potentiel de produire de nouvelles et de meilleures façons d’être au monde, d’être sur terre. En nous présentant des images d’objets que nous sommes incapables de connaître ou de dominer, l’image écologique encourage une relation différente avec le monde, dans laquelle la paranoïa de la connaissance absolue est remplacée par le respect d’une hétérogénéité et d’une altérité irréductibles de la terre. Dans ce changement, l’image écologique utilise volontiers l’ellipse pour suggérer qu’exister sur terre ne saurait plus signifier la gérer ou moins encore la posséder, et qu’il s’agit de participer à l’aventure vertigineuse de la matière et de trouver un devenir commun entre matière et humains.

Bien que les cinq caractéristiques que j’ai provisoirement proposées ici soient toutes à l’œuvre dans l’image écologique sous une forme ou une autre, elles ne sont pas toutes également réparties. Certaines images mettent l’accent sur le cosmos davantage que sur le social. Cependant, le point important à retenir est qu’aucun aspect ne domine. L’image écologique utilise l’énigme de la matière pour produire des connexions transversales et des assemblages hétérogènes dans lesquels l’homme et les acteurs « plus qu’humains » travaillent ensemble à produire un monde nouveau. Dans cette mesure, l’image écologique offre une critique implicite de la volonté de la modernité capitaliste de mobiliser le monde de la matière pour poursuivre ses propres fins destructrices. La pensée que propose l’image écologique est proche, dans une certaine mesure, de la « pensée faible » théorisée par Gianni Vattimo[63], qui ne cherche pas à contrôler ou à pénétrer l’image, mais préfère penser avec elle, se laisser entraîner dans sa charge rayonnante et s’ouvrir à l’impression qu’elle produit. Une telle réflexion exige donc des formes alternatives d’analyse de la performance, dont l’objectif n’est plus tant de pénétrer le secret de l’énigme que de suivre les chemins que le mystère spécifique et toujours résistant de l’image écologique ouvre et révèle. Dans sa forme la plus simple, l’image écologique est un catalyseur qui transforme l’activité du spectateur en une sorte de voyage. Regarder devient une aventure – du latin advenire, qui signifie le devenir perpétuel – au sens où le spectateur, bien qu’assis et physiquement immobile, se trouve modifié par un mouvement.

Pour conclure, je voudrais donner un exemple de la manière dont peut fonctionner cette aventure que permet l’image écologique en m’inspirant de ma propre expérience incarnée de spectateur. Elle n’est pas à considérer comme paradigmatique, et les images décrites ne sont pas un canon ou un répertoire qu’il faudrait privilégier. Il s’agit de simples exemples d’utilisation de la matérialité de l’image à des fins écologiques, d’images qui à des titres divers méritent le titre d’image écologique, un concept qui a pour but de s’unifier et de se défaire tout ensemble. Avant de détailler cet exemple, je souhaite apporter une dernière précision : en écrivant au sujet de la performance ci-dessous, j’ai eu le souci, d’une part, de fournir une description suffisante pour que le lecteur puisse se faire une idée de la façon dont elle fonctionne en tant que tout, du début à la fin, et d’autre part, de me concentrer sur des moments privilégiés où la puissance affective des performances se cristallise en un instant particulièrement intense. Conformément à l’idée que Deleuze donne de l’image-mouvement, cette « matière signalétique comporte des traits de modulation de toute sorte, sensoriels (visuels et sonores), kinésiques, intensifs, affectifs, rythmiques, tonaux (oraux et écrits) »[64]. L’œil n’est pas un organe visuel isolé, la rétine respire, danse et écoute, il s’agit d’un organe à la fois réel et virtuel, synesthésique.

 

L’image élémentaire :
Some Things Happen All At Once

 

Some Things Happen All At Once © Rafael Gavalle

Some Things Happen All At Once
© Rafael Gavalle

Some Things Happen All At Once (2008-9) de Mike Brookes et Rosa Casado ne s’intéresse nullement à la narration ou à la psychologie. L’être humain, s’il n’est pas complètement évacué de la scène, n’est plus l’objet exclusif de l’attention, la chose qui compte. Ce à quoi nous sommes confrontés, comme dans les sculptures entropiques de Robert Smithson (Partially Buried Woodshed, Spiral Jetty), est le drame de la matière vivante, un théâtre où les spectateurs sont enveloppés dans un événement spatio-temporel et où les objets participent d’une dramaturgie élémentaire des états. Il s’agit d’une performance durable, structurée autour d’une image clé. Au centre d’un espace obscurci (l’œuvre a été installée dans des galeries d’art à Burgos et Madrid, et à l’intérieur d’une cathédrale à Hanovre), 200 arbres de glace sont placés autour d’un village miniature – de glace lui aussi – d’environ 40 maisons. La « scène », d’une longueur totale de 3,5 mètres, est traversée par des fils électriques reliés à une arche de lampes qui éclairent l’espace et dont la minuterie rouge clignote. Les fils sont également reliés à un système de refroidissement spécialement conçu et alimenté par un vélo sur lequel les spectateurs peuvent pédaler afin de générer l’énergie nécessaire pour empêcher la glace de fondre. Les spectateurs sont libres d’aller et venir comme bon leur semble, de se promener autour de l’installation en observant les plis et les bulles d’air que fait la glace lorsqu’elle passe de l’état solide à l’état liquide. Le spectacle dure environ 80 minutes et se termine lorsque toute la glace a fondu et que l’espace illuminé est rempli d’eau. Tout au long du spectacle, de petits haut-parleurs placés dans la forêt glacée transmettent le bruit du craquement de la glace et des impacts sur le sol, pendant que les « arbres » passent de la verticale à l’horizontale, avant de perdre leur forme et de se dissoudre complètement. Le tout produit un sentiment de perte et peut-être même d’impuissance, en tout cas de fragilité. Dans cette performance, les spectateurs ont un rôle d’agent perturbateur. Car c’est leur présence, et en particulier leur souffle, qui produit ce qu’Erika Fischer-Lichte appelle « la boucle de rétroaction toujours changeante de la performance »[65]. Cependant, dans Some Things Happen All At Once, la boucle de rétroaction n’est pas un processus qui se déroule uniquement entre spectateurs et interprètes, selon une lecture résolument anthropocentrique des énergies qui circulent au théâtre. Au contraire, les spectateurs sont des corps énergétiques dont la chaleur s’échappe et transforme l’atmosphère de l’espace physique qu’ils occupent. Some Things Happen All At Once révèle combien le théâtre est un transducteur d’énergie. Plus il y a de spectateurs dans l’espace, plus la glace fond rapidement. Il y a donc ici une sorte de tragédie, une tragédie de la matière, pour ainsi dire, une agonistique de métamorphose et de mutation qui problématise toute tentative de gestion et de quantification de l’environnement à des fins humaines (empreinte carbone, quotas de ressources, etc.).

Les aspects écologiques de la performance sont soulignés par Rosa Casado via un texte donné à entendre aux spectateurs, qui cite les idées du penseur utopiste Buckminster Fuller et celles du vulgarisateur scientifique Philip Ball pour discuter les implications du maintien de la vie sur ce que Fuller a appelé le « vaisseau spatial Terre »[66]. En écoutant les paroles de Casado et en regardant la glace fondre sous nos yeux, nous nous rappelons que l’énergie n’est pas une chose que l’on peut remplacer ou ajouter, et que sa fonction est plutôt de se transformer et de se déplacer, dans un processus continu d’oscillation. Dans Some Things Happen All At Once, l’utopisme problématique de Fuller, en particulier son optimisme excessif à l’égard de la technologie, se trouve contrebalancé par l’entropie des images elles-mêmes. Au fur et à mesure que les maisons se liquéfient et se fissurent, le caractère aléatoire, le chaos et la violence des systèmes de la terre deviennent de plus en plus évidents. La technologie, ici, n’est pas un système transcendant de compétences et de capacités qui nous permettrait de conjurer le destin de la planète, au contraire, elle nous révèle notre fragilité.

Une lecture écocritique conventionnelle de la performance placerait sans doute sa politique et son éthique dans une logique de conservation et de durabilité. La bicyclette, les images de la fonte des glaces et les idées de Fuller sur la prolongation de notre séjour à bord du « vaisseau spatial Terre » sont autant d’éco-tropes standard de la pensée environnementale dominante, que l’on retrouve dans les images écologiques élaborées par des artistes comme Stan’s Café, Julie’s Bicycle, Olafur Eliasson ou Cape Fairwell. Ces images évoquent les changements climatiques anthropiques ou induits par l’homme, la fonte des glaciers, l’élévation du niveau de la mer, les inondations, etc. Cependant, l’éthique écologique de la performance ne réside pas seulement ni nécessairement dans la critique, implicite ou non, de la consommation d’énergie. Elle peut tenir à la matérialité de l’image, à la façon dont elle se transforme et se fond, produisant une exaltation et une joie liées à la mutabilité et la transformation. Ce type de performance n’est pas une métaphore, mais une métonymie, et non seulement la partie représente le tout, mais le signifiant est plein, autoréférentiel, une matière vivante. Il y a quelque chose de séduisant à regarder la forêt de glace craquer et se briser, un plaisir à observer les « arbres » frapper le sol de manière aléatoire et inattendue, à écouter leur bruit résonner dans la pièce comme une petite symphonie atonale. Il y a aussi d’autres plaisirs, ceux de la surface et de l’éclat : l’image presque érotique qui se replie dans la rétine lorsque la glace perd de sa solidité et s’écoule lentement, déliquescente. Un sentiment d’intimité s’établit entre le spectateur et la matérialité qui rayonne vers l’extérieur de l’image regardée. Nous sommes entraînés dans le refrain du mouvement, dans le jeu de l’entropie, dans le drame de l’irréversibilité. Le temps n’est plus ici ni linéaire, ni cyclique, ni causal, il est inattendu, événementiel, chaotique, une ellipse d’où émerge quelque chose de nouveau, de différent. La performance opère à un certain niveau cellulaire prélinguistique, et induit un type de connaissance intuitive et corporelle qui affirme le besoin de devenir autre que ce que l’on est supposé, ou fait être. La glace dans Some Things Happen All At Once opère comme un catalyseur matériel de ce qui pourrait autrement être considéré comme une forme un peu trop abstraite de pensée écologique. De la même manière que la glace a été soumise à un processus de transformation, la pensée écologique émerge de la performance, à travers son déroulement. La performance permet de poser la pensée comme un processus « plus qu’humain », quelque chose d’impersonnel qui nous atteint, et non quelque chose que nous créons et contrôlons de l’intérieur. C’est le travail d’un esprit désincarné, res cogitans, et c’est dans cette ouverture vers l’extérieur, dans cette sensibilité à la matière, que réside l’éthique écologique de la performance, c’est-à-dire notre capacité à affirmer les processus entropiques de la matière agentique.

Dans une interview à Alison Sky, publiée trois mois seulement après sa mort en 1973, Robert Smithson plaide pour une approche alternative de l’entropie – sujet qui l’avait obsédé tout au long de sa courte carrière. Pour Smithson, l’entropie est un type de désordre qui nous lie à l’irréversibilité du temps, au fait que « Humpty Dumpty ne peut être reconstitué »[67], c’est une force cosmique qui montre que toute matière cherche à revenir à un état d’équilibre dans lequel l’énergie ou la chaleur sont équitablement réparties. Chaque activité consommant de l’énergie, pour maintenir le monde tel qu’il est actuellement, l’entropie doit devenir néguentropie[68], soit une organisation croissante du système, sous peine d’effondrement. La difficulté de ce désir de garder les choses telles qu’elles sont, nous rappelle Smithson, tient au fait que chaque fois qu’on fait un acte pour combattre l’entropie, une partie de l’énergie utilisée s’échappe invariablement. Il y a toujours une certaine quantité de gaspillage ou d’excès dans toute activité. Malgré ses discours sur l’efficacité et la durabilité, une société à forte dépendance énergétique comme celle du Royaume-Uni est nécessairement engagée dans l’entropie, puisque notre dépendance aux combustibles fossiles produit une quantité excessive de déchets. Nos efforts pour maintenir le niveau de vie dans le Nord globalisé se traduisent par une double contrainte tragique : plus nous cherchons à nier le changement, plus nous devenons entropiques. La réponse de Smithson n’est pas de chercher une limite à l’action, à l’instar de la plupart des conservationnistes. Il exhorte plutôt les architectes et les économistes à travailler avec la matière entropique, à affirmer « l’inattendu et à l’intégrer dans la communauté »[69]. L’argument de Smithson en faveur de l’entropie repose sur une forme de matérialisme immanent qui réalise que toute tentative de planifier et de gérer l’avenir est vouée à l’échec. C’est parce que l’entropie est imprévisible ; elle défait la rationalité et l’idéalisme. La matière bouge à sa façon et s’organise d’elle-même, ce qui, pour Smithson, aboutit à l’idée absurde que « planification et hasard tendent à se confondre »[70]. Il illustre son propos par un exemple qui, à une échelle beaucoup plus grande que Some Things Happen All At Once, prend aussi pour matière de base les flux d’eau :

J’aimerais mentionner une autre erreur qui est essentiellement une erreur d’ingénierie, celle de la mer de Salton, […] le plus grand lac de la Californie… Il y a eu une tentative désespérée de détourner la rivière Colorado. Le fleuve Colorado inondait et détruisait la région. On a tenté d’empêcher l’inondation du fleuve Colorado en construisant (illégalement) un canal au Mexique. Ce canal a commencé dans le delta du Colorado, puis il a été redirigé vers Mexicali, mais la rivière a inondé ce canal qui a débordé et s’est jeté dans la vallée, située sous le niveau de la mer[71].

Some Things Happen All At Once © Ovidio Aldegunde

Arbres de glace de l’installation Some Things Happen All At Once
© Ovidio Aldegunde

La prise de conscience de Smithson que la matière ne peut être contrôlée offre une mise en garde à un moment où les géo-ingénieurs et les éco-modernistes se préparent à terraformer notre propre planète dans l’espoir futile de maintenir le monde tel qu’il est[72]. Il n’y a aucun moyen de prévoir la direction que prendra la matière. La meilleure chose à faire est peut-être d’affirmer l’irréversibilité de l’entropie et d’explorer les possibilités de vivre avec le changement plutôt que de tenter de l’arrêter ou de l’endiguer. Il me semble que Some Things Happen All At Once occupe un territoire similaire, où l’éthique écologique s’ouvre à un processus de dés-humanisation, de fusion des distinctions, d’indiscernabilité entre des choses supposées séparées. Il n’y a aucun désir de la part de Brookes et de Casado de plaider explicitement pour une éthique écologique. L’éthique émerge plutôt de la confrontation du public avec la matérialité des images scéniques composées pour nous. C’est une conception de la pédagogie environnementale très différente de celle actuellement mise en œuvre par les hommes politiques comme par la plupart des artistes activistes. Dans Some Things Happen All At Once Once, la pédagogie n’est pas fondée sur le discours, les statistiques ou la rhétorique apocalyptique, elle est liée à des images qui apparaissent et disparaissent à mesure que la performance se déroule. En d’autres termes, dans le spectacle, l’entropie n’est pas représentée comme une image, mais les images que nous voyons sont entropiques. Brookes et Casado nous offrent ainsi une façon résolument matérialiste de concevoir le théâtre comme un médium écologique enraciné dans l’entropie, comme un art où la perte et la dépense sont affirmées plutôt que niées. Une telle éthique théâtrale de l’image écologique n’implique évidemment pas de tolérer la destruction de la terre par la modernité capitaliste. Il s’agit plutôt d’un mode de pensée qui conteste la vision mécaniste et inerte de la matière propre au capitalisme. Au lieu de considérer la terre comme une ressource que les humains peuvent exploiter à des fins rentables, les images élémentaires de Brookes et Casado nous permettent de voir la planète comme ce dont nous dépendons pour tout. L’exploiter sans pitié, c’est nous aliéner nous-mêmes, c’est annuler toute possibilité de faire une expérience éthique et politique.

Pour finir de manière un peu provocatrice, et en prenant mes distances par rapport aux modes de pensée environnementale qui s’approchent parfois dangereusement des modèles néolibéraux de rareté et d’austérité, je voudrais préciser que le « tout » dont je parle ici ne concerne pas seulement les besoins de survie de l’organisme (manger, boire, chauffer, etc.). Plus important encore, il s’agit d’un plaidoyer en faveur de l’exploitation de ces énergies soi-disant excessives et improductives qui ne servent à rien du tout. En m’inspirant de l’interprétation écologique d’Allan Stoekel[73] de la notion de « dépense radicale » du dissident surréaliste George Bataille, où la consommation est plus importante que l’épargne, je veux suggérer que ces plaisirs excessifs et inutiles que l’on appelle art et théâtre sont vitaux pour notre existence future sur terre. Investir dans une telle « inutilité » pourrait être la chose la plus utile que nous puissions faire. Aucun secret n’a été révélé dans Some Things Happen All At Once, aucun message n’a été communiqué. Une série d’images déliquescentes génèrent de la pensée, une pensée inattendue, à partir de la qualité vibratoire de la matière, et embrassent leur statut de signifiants terrestres avant de se fondre en tout.

 

Traduit par Bérénice Hamidi-Kim.

 

Notes

[1] Ce texte est une version plus longue d’un essai, « How Does Theatre Think Through Ecology », paru originellement dans Maaike Bleeker et al. (dir.), Thinking Through Theatre and Performance, Londres, Methuen, 2019, p. 257-269.

[2] Carl Lavery, « The Ecology of the Image : The Environmental Politics of Philippe Quesne and Vivarium Studio », French Cultural Studies, vol. 24, n° 3, 2013, p. 275. Pour en lire plus sur l’esthétique « do-it-yourself » (« DIY ») dans le théâtre de Philippe Quesne, voir Chloé Déchery, « Amateurism and the ‘DIY’ Aesthetic : Grand Magasin and Philippe Quesne », dans Clare Finburgh et Carl Lavery (dir.), Contemporary French Theatre and Performance, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2013, p. 122-134.

[3] Hito Steyerl, The Wretched of the Screen, Berlin, Sternberg Press, 2012, p. 161. Pour en savoir plus sur l’image spam, voir Joe Kelleher, The Illuminated Theatre : Studies on the Suffering of Images, Londres, Routledge, 2015, p. 8.

[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 81.

[5] Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », Communication, n ° 4, 1964, p. 40-51.

[6] Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard, 1980.

[7] John Sallis, « Foreword », dans Michel Haar, The Song of the Earth : Heidegger and the Grounds of the History of Being, trad. angl. Reginald Lilly, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 1993, p. 11-13. Voir Michel Haar, Le Chant de la terre. Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, Paris, L’Herne, 1985.

[8] Joe Kelleher, The Illuminated Theatre, Studies on the Suffering of Images, op. cit., p. 2.

[9] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 195.

[10] Ibid., p. 212.

[11] Ibid., p. 199.

[12] Vilèm Flusser, Towards a Philosophy of Photography, trad. angl. Anthony Matthews, Londres, Reaktion, [1983] 2000, p. 9.

[13] Ernst Gombrich, The Uses of Images : Studies in Social Function of Art and Visual Communication, Londres, Phaidon, 1999, p. 48.

[14] Susan Sontag, Sur la photographie, trad. Philippe Blanchard avec la collaboration de l’auteur, Paris, Christian Bourgois, [1993] 2008, p. 243-244.

[15] Michel Serres, Malfeasance : Appropriation Through Pollution ?, trad. angl. Anne-Marie Feenberg-Dibon, Stanford, Stanford University Press, 2011, p. 41. Voir Michel Serres, Le Mal propre. Polluer pour s’approprier ?, Paris, Éditions Le Pommier, 2008.

[16] Susan Sontag, Sur la photographie, op. cit., p. 243.

[17] Ibid., p. 241-242.

[18] Andrew Ross, The Chicago Gangster Theory of Life : Nature’s Debt to Society, Londres/New-York, Verso, 1994.

[19] Susan Sontag, Sur la photographie, op. cit., p. 243.

[20] Ibid., p. 15.

[21] Ibid., p. 20.

[22] Andrew Ross, The Chicago Gangster Theory of Life, op. cit., p. 160.

[23] Ibid., p.171.

[24] Ibid.

[25] Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 2008, p. 34.

[26] Ibid., p. 50.

[27] Mieke Bal, Of What One Cannot Speak : Doris Salcedo’s Political Art, Chicago, The University of Chicago Press, 2010, p. 52.

[28] Derek McCormack, Refrains for Moving Bodies : Experience and Experiment in Affective Spaces, Durham, Duke University Press, 2013, p. 145.

[29] Steven Shaviro, The Cinematic Body, Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1993, p. 31.

[30] Ibid., p. 50.

[31] Michel Foucault, « Theatrum Philosophicum », trad. angl. Donald F. Bouchard et Sherry Simon, dans Timothy Murray (dir.), Mimesis, Masochism, and Mime : The Politics of Theatricality in Contemporary French Thought, Ann Arborn, University of Michigan Press, 1997, p. 218. Voir Michel Foucault, « Theatrum Philosophicum », dans Dits et écrits II. 1970-1975, Paris, Gallimard, 1994.

[32] Steven Shaviro, The Cinematic Body, op. cit., p. 52.

[33] Ibid., p. 16.

[34] Laura Marks, « Information, Secrets and Enigmas : an enfolding-unfolding aesthetics for cinema », Screen, vol. 50, n° 1, 1er mars 2009, p. 87.

[35] Ibid., p. 88.

[36] Ibid.

[37] Ibid.

[38] Mario Perniola, Enigmas : The Egyptian Moment in Society and Art, trad. angl. C. Woodall, Londres, Verso, 1995, p. 6-21.

[39] Laura Marks, « Information, Secrets and Enigmas », art. cité, p. 97.

[40] Ibid., p. 98.

[41] Adrian J. Ivakhiv, Ecologies of the Moving Image : Cinema, Affect, Nature, Waterloo, Wilfred Laurier University Press, 2013.

[42] Ibid., p. 8.

[43] Ibid., p. 25

[44] Ibid., p. 35-36.

[45] Ibid., p. 8.

[46] Ibid., p. 44.

[47] Ibid.

[48] Ibid., p. 340.

[49] Bonnie Marranca, Ecologies of Theater : Essays at the Century Turning, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996.

[50] Elinor Fuchs, The Death of Character : Perspectives on Theater After Modernism, Bloomington, Indiana University Press, 2006.

[51] Bonnie Marranca, Ecologies of Theater, op. cit., p. 6-7.

[52] Ibid., p. 11.

[53] Ibid., p. 12.

[54] Ibid., p. 8.

[55] Elinor Fuchs, The Death of Character, op. cit., p. 107.

[56] Voir Samuel Weber, Theatricality as Medium, New York, Fordham University Press, 2004, p. 1-30. Emmanuel Alloa montre que les images photographiques ou les images peintes peuvent aussi le faire en produisant ce qu’il appelle un « espace » entre un type d’intervalle qui établit une relation. Mais selon moi, le théâtre produit une forme de suspension plus intense. Voir Emmanuel Alloa, « Introduction », dans Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Dijon, Les Presses du réel, 2011, p. 18-19.

[57] Voir Mieke Bal, A Mieke Bal Reader, Chicago, University of Chicago Press, 2006, p. 295.

[58] Erika Fischer Lichte, The Transformative Power of Performance : a New Aesthetics, trad. angl. Saskya Iris Jain, Londres, Routledge, 2008, p. 141.

[59] Jay Bernstein, « In Praise of Pure Violence (Matisse’s War) », dans Diarmaid Costello et Dominic Willsdon (dir.), The Life and Death of Images, Londres, Tate Publishing, 2008, p. 49.

[60] Maaike Bleeker, Visuality in Theatre : The Locus of Looking, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. 1-19.

[61] Marshall McLuhan, Understanding Media : The Extensions of Man, Boston, MIT Press, 1994, p. 22-32.

[62] Félix Guattari, Les Trois Écologies, op. cit., p. 48.

[63] Gianni Vattimo, « Dialectics, Difference, Weak Thought », dans Gianni Vattimo et Pier Rovatti (dir.), Weak Thought, trad. angl. Peter Carravetta, New York, SUNY, 2012, p. 39-52. Pour en lire plus sur la pensée faible, l’écologie et le théâtre, voir Carl Lavery, «  Performance and Ecology : What Can Theatre Do ? », Green Letters : Studies in Ecocriticism, vol. 20, n ° 3, 2016, p. 229-236.

[64] Gilles Deleuze, Cinema 2 : L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 43-44.

[65] Erika Fischer Lichte, The Transformative Power of Performance, op. cit., p. 39.

[66] Voir le texte pour Some Things Happen All At Once (non-publié).

[67] Robert Smithson, Robert Smithson : The Collected Writings, écrits édités par Jack Flam, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 301.

[68] La néguentropie désigne la quantité d’énergie qui doit être pompée dans un système pour le maintenir à l’équilibre. De manière peut-être contre-intuitive, le négatif est positif.

[69] Robert Smithson, The Collected Writings, op. cit., p. 305.

[70] Ibid.

[71] Ibid.

[72] Voir Oliver Morton, The Planet Remade : How Geoengineering Could Change the World, Londres, Granta, 2015.

[73] Alan Stoekel, Bataille’s Peak : Energy, Religion and Postsustainability, Minneapolis, University of Minneapolis Press, 2007.

 

L’auteur

Carl Lavery est professeur détudes théâtrales à lUniversité  de Glasgow. Il a beaucoup publié sur les rapports entre théâtre et écologie. Parmi ses récentes publications : Carl Lavery, Marielle Pelissero et David Pinder (dir.), « On Drifting », Performance Research, vol. 23, n° 7, 2018.

 

Pour citer ce document

Carl Lavery, « Comment penser l’image écologique dans le théâtre contemporain : l’image élémentaire dans Some Things Happen All At Once de Mike Brookes et Rosa Casado », trad. Bérénice Hamidi-Kim, thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/03/29/comment-penser-limage-ecologique/

 

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