Anthropo-scènes :
la mise en scène du climat et du chaos
dans le théâtre des idées mauvaises

 

© Una Chaudhuri

Far away de Caryl Churchill.
Mise en scène de Kate Hewitt.
Scénographie de Georgia Lowe.
Young Vic (Londres), 2014.
© Una Chaudhuri

Le « défilé de la mort » qui se déroule au milieu de la pièce de Caryl Churchill Far Away (2000) est déjà devenu une image iconique du théâtre contemporain. Encapsulation effrayante de la violence esthétisée du nouveau siècle, elle consiste en une « procession de prisonniers déchirés, battus, enchaînés, sur le chemin de l’exécution, chacun portant un chapeau »[1]. À propos du dernier élément incongru de ce spectacle – le chapeau –, la didascalie ajoute : « Les chapeaux sont encore plus énormes et grotesques que dans les scènes précédentes »[2], faisant référence à la représentation de deux personnages engagés dans la fabrication de chapeaux, qui se développe au fil des scènes. La première page du texte publié de la pièce comprend une note sur la taille du défilé : «  [pour] La Procession (Scène 2.5) : cinq c’est trop peu et vingt mieux que dix. Cent ? »[3] Cette note déplace en effet la responsabilité de décider de l’ampleur de l’horreur au cœur de la pièce sur les producteurs de la pièce, leur laissant le soin de déterminer dans quelle mesure la vision dystopique de la pièce s’étendra et quelle sera l’ampleur de l’accusation sociale. L’engagement sur la question de l’échelle est, comme je le montrerai ici, une caractéristique clé de la rencontre émergente entre la forme dramatique et les nouvelles réalités du changement climatique.

En incluant dans sa note la suggestion « Cent ? », Churchill semble faire signe vers le potentiel épique du théâtre, tel qu’illustré par les grands drames de la Grèce antique, les reconstitutions foisonnantes des cycles médiévaux ou encore les scènes modernistes surpeuplées de Reinhardt, Piscator et Brecht. Pourtant, le contexte de cette procession est une pièce de théâtre de petite ampleur : trois personnages qui parlent, quelques scènes brèves, calmes et intimes, et une durée totale de moins d’une heure. L’idée qu’une telle horreur puisse naître d’une structure aussi modeste devrait nous rappeler qu’une certaine forme d’incommensurabilité est en fait constitutive de la théâtralité, comme en témoigne le titre mémorable de l’étude classique de Bert States, Great Reckonings in Little Rooms. Ce titre évoque à la perfection le genre d’incommensurabilité qui était un idéal particulier du théâtre moderne d’Ibsen, Tchekhov, Pirandello et Pinter : le théâtre des grandes idées rapportées « à la maison », de la philosophie domestiquée et de la pensée située.

Le théâtre que je considère dans ce chapitre, Grasses of a Thousand Colors[4], la pièce la plus récente de Wallace Shawn, partage l’intérêt de Churchill pour un autre type d’incommensurabilité que celle qui caractérise le théâtre philosophique moderne des idées. La différence provient de certains nouveaux problèmes d’échelle auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, problèmes nés de réalités écologiques émergentes. Le contraste n’est plus tant entre les grandes idées et les gens ordinaires qu’entre les forces énormes et les gens ordinaires, entre ce que Timothy Morton appelle les « hyperobjets » et les systèmes de pensée humains qui tentent de les saisir[5]. L’hyperobjet le plus difficile auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est le réchauffement de la planète – appelé par euphémisme « changement climatique ». Une grande partie de la théorie éco-critique contemporaine est désormais consacrée à la façon dont cet hyperobjet façonne – ou déforme – la vie et la pensée contemporaines. Dans un article intitulé « Scale », Timothy Clark note :

un symptôme d’une crise d’échelle aujourd’hui largement répandue est un dérèglement des proportions linguistiques et intellectuelles dans la façon dont les gens parlent de l’environnement […]. Ainsi une phrase sur l’effondrement possible de la civilisation peut se terminer, non moins solennellement, par l’injonction de ne jamais remplir la bouilloire plus que nécessaire en faisant du thé. Dans de nombreux lieux de travail, une affiche représente la terre entière sous la forme d’un cadran thermostat géant, avec la légende absurde, mais intelligible « Vous contrôlez le changement climatique »[6].

La combinaison de l’absurdité et de l’intelligibilité dans les exemples de Clark reflète une caractéristique clé du discours écologique contemporain, « une généralisation déconcertante du politique qui peut transformer l’acte de remplir une bouilloire en un acte aussi public que le vote »[7]. Contrairement aux mobilisations politiques antérieures de l’expérience personnelle – on pense à l’un des premiers slogans féministes, « le personnel est politique » –, l’effondrement des sphères privée et publique n’est pas, dans le contexte écologique, une stratégie de responsabilisation. Comme le dit Morton :

Le style de pensée (et donc le style d’écriture) qu’exige cette tournure des événements est un style dans lequel les certitudes normales sont inversées, voire dissoutes. Mes impressions intimes ne sont plus « personnelles » en ce sens qu’elles ne sont « que les miennes » ou « subjectives seulement » : ce sont des empreintes d’hyperobjets […]. Ma situation, et la rhétorique de la situation dans ce cas, n’est pas un lieu d’auto-certitude défensive, mais précisément son contraire[8].

Les histoires – et les drames – qui émergent de ce lieu de certitudes inversées et de doutes de soi sont – nécessairement et logiquement – provisoires, incohérentes et déroutantes. Far Away de Churchill est un tel drame, tout comme Grasses of a Thousand Colors de Shawn. Les deux pièces, je tiens à le souligner, traitent du nouveau type d’incommensurabilité que nous impose notre situation écologico-logique, dont l’ampleur sans précédent est saisie par le terme « anthropocène ». Proposé en 2000 par Paul Crutzen, scientifique de l’atmosphère, lauréat du prix Nobel, et de plus en plus accepté au sein de la communauté scientifique et au-delà, le terme désigne une période géologique pendant laquelle les activités et le comportement humains façonnent les systèmes écologiques de la planète. Le terme « anthropocène » accomplit un exploit conceptuel : il désigne une seule espèce – la nôtre – comme force géophysique. Ce faisant, il nous met au défi de reconceptualiser nos définitions de l’humain, selon des lignes qui – comme je le verrai plus loin – impliquent d’abandonner la distinction traditionnelle entre histoire culturelle et histoire naturelle. Les pièces dont je discute ici relèvent ce défi, et toutes deux le font par une déformation délibérée du théâtre des idées traditionnel, créant une forme que j’appellerai « le théâtre des idées mauvaises ». Dans cette forme (dont je parlerai plus loin), la maîtrise spécifique du genre dramatique sur « la situation et la rhétorique de la situation » (pour reprendre l’expression de Morton), son intégration d’idées et d’affects dans des mondes culturels spécifiques, reproduits avec éclat sur scène, n’est pas utilisée comme dans le théâtre traditionnel des idées : pour stabiliser le sens. Dans ce théâtre, l’effet d’événements dramatiques se déroulant dans un lieu et à un moment sociohistorique reconnaissables est utilisé pour perturber le bon fonctionnement de chaque registre ou convention d’interprétation et pour « déloger » le spectateur de chaque endroit familier qu’il cherche à occuper.

Cette concentration stratégique sur le spectateur et son sens de la « situation » (et la remise en question de ce sens) font de la réaction de l’auditoire un facteur clé dans le processus d’élaboration du sens – à la fois expérientiel et discursif – du « théâtre des idées mauvaises ». Le soir où j’ai vu Grasses of a Thousand Colors, les réactions et le comportement du public ont formé un canal sémiotique exceptionnellement puissant, clairement initié et contrôlé par les choix du dramaturge/interprète (y compris, notamment, le choix de jouer le rôle principal lui-même). Cette réaction de l’auditoire vaut donc la peine d’être examinée en détail, tout comme son rôle dans la production d’un « théâtre délibéré d’idées mauvaises ». Lorsqu’un assez grand nombre de spectateurs sont partis pendant le premier entracte, j’ai remarqué que beaucoup d’entre eux étaient ceux-là mêmes qui avaient semblé les plus joyeux à l’idée d’assister à la pièce, ceux qui avaient répondu aux salutations chaleureuses de Shawn en ouverture par les manifestations amicales les plus bruyantes. Ils étaient venus voir l’acteur Wallace Shawn, l’acteur dont le visage espiègle et la silhouette d’elfe ont séduit le public de The Princess Bride, Clueless, Gossip Girl et de dizaines d’autres films et émissions de télévision dans lesquels il joue une version comique de l’homme banal. Et en effet, c’était le type qui nous parlait depuis la scène, brisant le quatrième mur pour nous accueillir et nous remercier d’avoir décidé de passer la soirée avec lui, même si (je le cite) il était sûr que nous avions mieux à faire. Le public joyeux n’a pas semblé percevoir, comme moi, une note de condescendance, voire de mépris, dans cette remarque, une suggestion à peine voilée que nous ne pouvions rien faire de mieux que d’écouter un homme aussi fascinant que lui. Et ils semblaient tout à fait ravis quand il a remarqué que nous (les membres du public) ressemblions à une boîte de délicieux chocolats qu’il aimerait manger, une remarque qui résonnait étrangement dans les oreilles de quiconque connaît la récurrence du thème de la nourriture dans les pièces de Shawn – des pièces remplies de personnages souffrant de troubles digestifs, de maux de ventre et sujets à de vives nausées. Dans cette pièce, comme nous allons le voir, le thème des problèmes alimentaires atteindrait des proportions épiques – ou épidémiques.

Même la première action étrange de Shawn – jeter la liasse de documents qu’il se proposait de nous lire – pouvait aussi bien être lue comme drôle et attachante que comme agressive et grossière :

Alors, commençons vite. C’est toujours bon d’être rapide, n’est-ce pas ? Et certains d’entre vous ont déjà l’air un peu fatigués, vous voyez – c’est certainement le cas – alors je pense que je vais jeter ces remarques introductives [il jette une énorme liasse de papiers dans une corbeille à papier] et me jeter à l’eau, pour utiliser la métaphore des toilettes. Mais je vais vous réciter mon épigraphe, parce que j’aime bien ça. C’est du comte d’Aurore. Quand je me suis enfin réveillé après un long sommeil peuplé de nombreux rêves, j’ai été surpris de découvrir que j’étais allongé sur un champ de bataille et que je tenais une épée. C’était juste après l’aube, l’air était froid, et le sol était humide de mon propre sang. Comme je me demandais quelles circonstances auraient pu m’amener ici, je regardai à travers la vaste étendue de la plaine sur laquelle je m’étendais, et il m’a semblé voir des herbes aux mille couleurs, dans lesquelles de nombreux lapins, dans un silence absolu, sautaient et couraient comme de petits chevaux[9].

Le paysage qui s’élève de cette épigraphe énigmatique, avec ses échelles perturbées – les lapins « comme de petits chevaux », son sol ensanglanté et le silence – est le paysage dans lequel la pièce nous conduira finalement, nous, ses spectateurs ; il est très éloigné de l’élégante scène intérieure où nous sommes reçus.

Les « fans de Wally » dans le public ont commencé à s’agiter lorsque Shawn, jouant Ben le protagoniste de la pièce, nous a présenté les conventions sociales du monde futur dans lequel il vit, aussi éloignées que possible de celles auxquelles l’acteur est associé dans sa carrière au cinéma et à la télévision. Il observa, souriant :

Quand j’étais petit, les parents ne se masturbaient jamais devant leurs enfants. D’ailleurs les enfants non plus ne se masturbaient jamais devant leurs parents ! Et Dieu sait que les enfants n’auraient jamais embrassé ou baisé leurs parents, ce qui aurait été tout à fait choquant. Ha ha ha ha[10].

Peu après, les fans commencèrent à échanger des regards perplexes, voire à froncer les sourcils, lorsqu’il a commenté « le fait que [de nos jours] les gens parlent de leurs pénis et vagins en public, à des dîners, dans des magazines et des journaux », ajoutant que « personnellement, je mentionne ma bite aussi souvent que je le fais parce que, pour être absolument franc, elle m’intéresse et, pour être parfaitement honnête, c’est la seule chose qui m’intéresse maintenant »[11].

Parmi ceux qui sont revenus après le premier entracte – ceux qui n’ont pas été intimidés par cette déconnexion entre le doux Wally qu’ils venaient voir et la personne plutôt inquiétante sur la scène –, un bon nombre ont été confrontés à une autre disjonction, plus dramatique et conséquente, dans le deuxième acte : un contraste saisissant entre la matière de la pièce, toujours plus fantastique et choquante, et son contexte culturel familier, évoqué sur un ton raffiné. Le premier acte nous avait déjà donné un aperçu du monde futur dystopique de la pièce, en nous disant, par exemple, que :

Dans ce qu’on appelait le « bon vieux temps », avant l’état actuel des choses, la vie était plus facile parce qu’il n’était pas nécessaire de s’inquiéter de ce que l’on mangeait. Tu pouvais manger ce que tu voulais. C’était du pur bonheur – bien que nous n’ayons pas apprécié ce que cela signifiait vraiment. Les gens mangeaient et digéraient les mêmes aliments toute leur vie. Ils mangeaient des crevettes quand ils étaient enfants, et quand ils étaient vieux, ils mangeaient encore des crevettes[12].

Dans le premier acte, cependant, les conditions de ce monde futur ne semblaient être qu’une cause de tristesse et de nostalgie. En effet, Ben avait d’abord semblé être une figure d’ironie tragique lorsque nous avions appris qu’il était le scientifique à l’origine de la découverte qui s’était retournée contre les humains et qui était en train de mettre fin à la vie sur terre. Dans le deuxième acte, en revanche, le monde futur apparaît à la fois plus choquant et plus moralement accablant pour le protagoniste. L’acte deux nous présente la sexualité affamée de Ben, qui inclut – en particulier – une liaison passionnée et durable avec… un chat. L’intrigue de la bestialité n’est que la porte d’entrée vers un monde d’indulgence extraordinaire et de possibilités fantastiques.

Dans le deuxième acte, un étonnant morceau de bravoure (qui fait l’effet d’une agression) raconte la première rencontre amoureuse de Ben avec cette chatte, Blanche, qui sera finalement décapitée par Robyn, la maîtresse humaine de Ben, pour finalement voir sa tête repousser et faire partie d’un ménage à trois avec Ben et Robyn. La première rencontre de Ben avec le chat commence quand il sent :

la patte du chat blanc se déplace sur ma jambe. Jouant avec mes testicules avec humour et lentement, elle me regardait [avec] une expression soûle et somnolente qui vacillait sur son visage. Puis, d’une manière ou d’une autre, sa patte avait extrait mon membre de l’intérieur de mon pantalon, et mon pénis étonné était complètement enfermé dans un manteau chaud d’un confort indescriptible, tel que les voyageurs en rêvent pendant les nuits enneigées. Quand je me suis tourné vers elle, tout à coup, elle m’a regardé dans les yeux, me pénétrant si profondément et si pleinement que je me sentais à l’envers. Mon Dieu – enfin. Enfin, me suis-je dit, alors que du sperme chaud coulait de moi, coulant sur sa patte comme si cela ne s’arrêterait jamais. Il faut voir et connaître cela. Je pleurais de gratitude […][13].

Le discours est conçu pour produire des parts égales d’anxiété et d’hilarité dans l’auditoire, en les raillant pour qu’ils continuent à écouter s’ils osent. Le « délogement » psychologique du spectateur « situé » qui a commencé dans le premier acte se transforme maintenant en un véritable défi pour sa vision du monde, son sens de la réalité. Le genre d’incommensurabilité qui structure le théâtre des idées réaliste – reliant les « petits lieux clos » aux « grandes questions », les gens ordinaires aux vastes sujets philosophiques – est remplacé ici par une avalanche de déconnexions, allant de l’ontologique au générique : humains et animaux échappent à leurs catégories, et ce qui ressemblait à un récit biographique touchant devient soudain une scène de fantaisie effrayante et absurde.

Très vite, la physiologie du spectateur est également impliquée, parce que, peut-être encore plus choquante que le récit par Ben de la branlette experte que lui fait Blanche est son récit du banquet qui la précède, où lui et plusieurs chats sont assis autour d’une énorme table, et un serveur en uniforme lui apporte « une grande assiette blanche contenant trois souris, servies entières, dans une sauce onctueuse […] nichées dans un cercle de riz, bordées par une rangée de petits légumes »[14]. Il rapporte qu’ils ont fait cuire leurs souris saignantes et que « la viande était délicieuse – aigre, salée […]. Imitant les autres convives, j’ai gardé la tête pour la fin et je l’ai mangée en une bouchée. Toujours en imitant les autres, j’ai laissé tomber les queues dans l’un des nombreux petits seaux disposés sur la table »[15]. Ainsi, le choc produit par l’étrange sexualité de la scène s’accompagne d’un sentiment de répulsion soigneusement cultivée, de sorte que, lors du deuxième entracte au cours duquel des serveurs portant des masques de chat servaient des rafraîchissements, un autre contingent du public s’est enfui de façon définitive. Leur réaction était probablement semblable à celle que le critique du Telegraph avait avouée lors de la production de la pièce à Londres :

Je me sentais […] écœuré par les fans pervers et souvent bestiaux du dramaturge, et par l’obsession de cet homme de 65 ans pour son propre pénis, et je ne pouvais regarder mon propre chat dans les yeux sans rougir[16].

Un autre critique a récemment comparé l’expérience à celle d’« assister à Into the Woods joué au Hustler Club », ajoutant que le lien dans la pièce entre « la détresse gastrique et le sexe sans tabous évoque des images primaires de décadence – vomissements romains, “The Masque of the Red Death” – une sorte d’apocalypse qui retourne littéralement le corps à l’envers ».

Retourner le corps à l’envers s’avère être une préparation pour aborder et tolérer le nouveau territoire conceptuel vers lequel se dirige la pièce, la vision prévue dans l’épigraphe que Ben a partagée avec nous précédemment. Ceux d’entre nous qui sont revenus pour l’acte final ont assisté à quelque chose qui ressemblait à une démonstration de physique : un tracé rigoureux d’idées dramatiques qui met en jeu des réalités écologiques en des termes qui résonnent avec un nouveau discours écocritique qui émerge en réponse aux nouvelles réalités écologiques associées aux changements climatiques accélérés d’origine anthropique.

Ce nouveau discours est bien représenté dans un récent volume intitulé Prismatic Ecology : Ecotheory Beyond Green[17], qui présente le projet actuel de l’écothéorie d’échapper à sa captation historique par un pastoralisme bucolique et verdoyant, son dévouement à ce que Morton appelle « Nature (avec un n majuscule) », dont il décrit les conséquences historiques néfastes dans son livre Ecology Without Nature[18]. Chaque chapitre de Prismatic Ecology met en évidence le potentiel écologique associé à une couleur différente – rouge, rose, marron, noir, vert, beige, bleu, or et même « rayons X » (qui est la contribution de Morton) – et l’utilise comme un moyen d’étendre la pensée écologique à des domaines comme la morale, la sexualité, la race, l’affect et, comme Graham Harman le dit pour son chapitre sur l’or, « une écologie étendue allant de l’économie à la politique humaines, jusqu’à la physique et la cosmologie »[19].

L’œuvre tout aussi prismatique de Shawn intitulée Grasses of a Thousand Colors révèle également les registres écologiques de nombreuses préoccupations humaines, y compris celles, difficiles, que ses pièces ont toujours abordées : les privilèges de classe, la cruauté et la solitude. Comme dans ses pièces précédentes, le sexe est un thème majeur ici, mais la façon dont il est abordé dans cette pièce – et en particulier la façon dont il est lié à deux autres thèmes, à savoir la nourriture et les animaux – marque un développement significatif dans l’analyse dramatique et la critique continue de Shawn de l’humanisme libéral, qui avait évolué, dans sa pièce La Fièvre, vers une critique du néolibéralisme. Dans cette confrontation inébranlable avec les inégalités stupéfiantes du capitalisme tardif, le protagoniste est littéralement malade de sa participation à l’injustice systémique et brutale. Sa réaction viscérale à la réalité politique ouvre un nouvel espace pour la critique idéologique, un espace biopolitique issu de la reconnaissance de la nature animale des êtres humains, de la reconnaissance que nous sommes une forme de vie parmi des milliards d’autres, avec des limites et des vulnérabilités spécifiques à chaque espèce. Le protagoniste de la pièce demande :

Qu’est-ce qu’un être humain, d’après vous ? Il se trouve qu’un être humain est une petite créature qui se tortille sans protection, sans coquille, sans peau ou même sans fourrure, jetée sur la terre comme un œil qui a été arraché de son orbite, comme une huître écaillée qui essaie de ramper sur le sol[20].

La manière autoréflexive de Shawn d’encadrer ses critiques – en s’adressant à des personnages qui partagent sa propre conscience de classe raréfiée et celle de son public (dans The Designated Mourner, le protagoniste se réfère à son groupe social comme au dernier peuple du monde qui aura lu John Donne[21]) – est également présente dans Grasses of a Thousand Colors, avec une dimension explicitement écologique ajoutée ici au malaise des classes privilégiées.

Cet ajout révèle ce qui était implicite dans les pièces précédentes de Shawn, à savoir que son théâtre ne cherche pas seulement à s’insurger contre des élites privilégiées et autosatisfaites, mais aussi à trouver un mode de vie et une philosophie qui reconnaît à la fois les désirs tumultueux du corps et les aspirations esthétiques de l’âme. Cette quête a été clairement mise en scène dans My Dinner with Andre, où Wally s’assoit avec son ami et collaborateur Andre Gregory pour comprendre les principes de la bonne vie. Dans Grasses of a Thousand Colors, le thème du sexe est utilisé pour cadrer de manière spécifiquement écologique la même quête, en tirant les conséquences d’une réflexion que Shawn a écrite il y a quelques années dans un essai intitulé Writing about Sex :

Écrire sur le sexe est vraiment une variante de ce que Wordsworth a fait, c’est-à-dire une variante de l’écriture sur la nature, ou, comme nous l’appelons maintenant, l’environnement. Le sexe est l’environnement qui entre à l’intérieur, qui entre dans notre maison ou notre appartement et qui prend racine dans notre esprit. Il sort de la boue où les premières créatures ont nagé, et il apparaît dans notre cerveau sous forme de sentiments et de pensées[22].

L’idée que le sexe est la manière dont la nature pénètre et habite l’homme, que le sexe est « l’environnement qui vient à l’intérieur », est en accord avec les lectures contemporaines de Darwin qui situent sa théorie de la sélection sexuelle indépendamment de sa théorie de la sélection naturelle ; ces interprétations soulignent même la disjonction entre les deux forces évolutionnaires. Cette compréhension de l’évolution se trouve également sous le discours émergent connu sous le nom d’écologie queer, qui trouve, dans la « pensée écologique d’avant-garde », l’idée que le désir queer est « la force vitale quintessentielle, [qui] crée les couplages interespèces expérimentaux, co-adaptatifs, symbiotiques et non reproductifs qui deviennent l’évolution »[23]. L’évolution génère un torrent de formes de vie qui divergent ou se combinent de manière imprévisible, prospèrent ou ne prospèrent pas à cause d’une myriade de facteurs, n’observent aucune hiérarchie ou ordre et, comme la théorie queer, rejettent l’idée de normes et de « déviations » pathologiques. De ce point de vue, l’évolution n’est ni linéaire, ni progressive, ni intentionnelle. Elle est plutôt dégressive et transgressive.

Dans une chronique d’un invité de la PMLA en 2010, Morton décrit cette « écologie queer » comme une écologie où les frontières sont « floues et confondues à pratiquement tous les niveaux : entre espèces, entre vivants et non vivants, entre organisme et environnement »[24], et dans un important article du Theatre Journal intitulé « Queer Ecology/Contemporary Plays », Wendy Arons fait ressortir les liens entre Grasses of a Thousand Colors et le discours de l’écologie queer :

Shawn est aux prises avec […] le problème de savoir comment percer les mystères du non-humain, de lui donner un sens et d’établir une relation intime avec lui. Le langage indique ici clairement que ce qui est en jeu va au-delà de la réalisation du désir sexuel ; le sexe est plutôt le moyen par lequel Ben aborde ce qui semble être un état transcendant de connexion avec un « autre »[25].

Ma propre lecture de Grasses of a Thousand Colors s’appuie sur l’analyse que fait Arons de l’orientation queer-écologique de la pièce, en la situant par rapport à un trait particulier de notre époque, à savoir la prise de conscience culturelle croissante du changement climatique d’origine anthropique et du « bouleversement d’échelle » mentionné plus haut qu’il produit. Ces dérèglements sont à la fois spatiaux et temporels ; ils remettent en question les distinctions anciennes entre le local et le global, l’ici et l’ailleurs, le présent et l’avenir, et – plus conséquemment – l’humain et le non-humain.

Dans une série d’articles importants, l’historien Dipesh Chakrabarty a soutenu que les temporalités particulières impliquées dans le changement climatique ne remettent pas seulement en cause nos modes de vie, mais aussi nos habitudes disciplinaires les plus ancrées et nos cadres de production de connaissances en sciences humaines et sociales. Les défis sont particulièrement aigus en ce qui concerne les échelles de temps que ces disciplines supposent être pertinentes et leur conceptualisation de l’agentivité[26] humaine :

Les universitaires qui écrivent sur la crise actuelle du changement climatique disent quelque chose de très différent de ce que les historiens de l’environnement ont dit jusqu’à présent. En détruisant inopinément la distinction artificielle, mais consacrée de longue date, entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine, les climatologues postulent que l’être humain est devenu quelque chose de beaucoup plus grand que le simple agent biologique qu’il ou elle a toujours été. Les humains exercent maintenant une force géologique[27].

La science du changement climatique propose un nouveau type d’agentivité pour les humains : l’agentivité géologique. Mais c’est un type d’agentivité qui fonctionne à une échelle qui non seulement défie l’imagination, mais qui défie aussi les méthodes d’enquête humaniste, qui reposent si fortement sur l’expérience individuelle :

Nous écrivons sur le passé à travers la médiation de l’expérience des humains du passé. Nous pouvons envoyer des humains, ou même des yeux artificiels, dans l’espace, les pôles, le sommet de l’Everest, sur Mars et sur la Lune et expérimenter par procuration ce qui n’est pas directement à notre disposition. Nous pouvons aussi – à travers l’art et la fiction – étendre notre compréhension à ceux qui, à l’avenir, pourraient subir l’impact de la force géophysique qu’est l’être humain. Mais nous ne pouvons jamais nous percevoir comme une force géophysique, même si nous savons maintenant que c’est l’un des modes de notre existence collective[28].

La clôture de toute élucidation que pose Chakrabarty est prématurée. La nouvelle écologie présentée dans des ouvrages comme Prismatic Ecologies et Grasses of a Thousand Colors tente précisément de nous apprendre à « nous percevoir comme une force géophysique ». Telle est, en un mot, la tâche de l’éco-art contemporain : déplacer l’homme non seulement par rapport aux paysages et aux espèces – comme le faisait l’ancienne écologie –, mais aussi par rapport aux échelles de temps géologiques et aux forces géophysiques. Le changement climatique pose de formidables obstacles à la représentation, mais, du même coup, il offre également aux arts des possibilités et de nouvelles orientations pour combler le fossé ouvert par les défis intellectuels – voire cognitifs – que posent les phénomènes du changement climatique. Le fait que ce projet soit déjà bien engagé est visible par exemple dans un volume comme le récent Making the Geologic Now, dont les collaborateurs « se situent eux-mêmes en tant que phénomènes matériels émergents » qui « situent délibérément leur travail esthétique et leur pensée expérimentale dans la géologie en tant que condition de notre époque actuelle »[29]. Les dizaines de projets et d’œuvres d’art présentés dans ce volume témoignent du fait que le changement climatique nous oblige aujourd’hui à reformuler la définition de l’humain pour y inclure, pour la première fois, une dimension géophysique, ce qui se reflète aussi fortement dans l’émergence du terme que je me suis approprié et que j’ai déformé dans le titre du présent chapitre : l’anthroposcène.

L’ajout d’une dimension géophysique configure potentiellement l’humain au-delà de la biographie, de la psychologie, et de la sociologie. Ou plutôt, elle déplace ces registres de signification dans un champ temporel élargi, remontant à une histoire profonde et à un avenir lointain. La nouvelle version du « nous » suggérée par la reclassification de l’humanité en force géophysique, dit Chakrabarty, indique une nouvelle construction de la figure de l’humain qui devrait déplacer ou compléter les constructions antérieures, y compris l’individu universaliste et souverain des Lumières, ainsi que le sujet fragmenté de la théorie postmoderne et postcoloniale :

La science du réchauffement climatique anthropique, écrit-il, a doublé la figure de l’homme – [maintenant] nous devons penser aux deux figures de l’homme simultanément : l’humain-homme et le non-humain-homme[30].

Ce concept nouvellement doublé – et productivement perturbé – de l’humanité l’identifie comme divisée contre elle-même, produisant involontairement des effets catastrophiques qui modifient le monde, sans aucune idée de la manière de les gérer.

Parmi les défis de cette reconfiguration, il y a celui d’utiliser cette nouvelle version de l’humanité pour atténuer, voire désavouer, l’anthropocentrisme historique de notre espèce, au lieu de l’élever à un tout autre niveau d’arrogance, même sous couvert d’auto-accusation. Pour que la double figure de l’humain contribue à déplacer le paradigme écologique ruineux et anthropocentré dans lequel nous avons été piégés, l’« anthro » dans « anthropocène » doit être compris comme un avertissement inquiétant, et non comme une affirmation triomphante. C’est là que le caractère situé, personnalisé et incarné du théâtre peut apporter une contribution significative : il peut modéliser – comme le font Far Away et Grasses of a Thousand Colors – les tentations et les dangers d’oublier que les individus et les groupes sont, pour reprendre la phrase évocatrice de Morton, les « empreintes des hyperobjets »[31]. Il peut révéler les mécanismes par lesquels cet oubli s’accomplit si régulièrement, et accomplir les habitudes de l’esprit qui nous ont menés au bord de la catastrophe. En somme, il peut dramatiser les mauvaises idées qui nous ont amenés ici.

Le « théâtre des idées mauvaises », mon terme pour la stratégie dramatique illustrée par les pièces de Churchill et Shawn, est évidemment redevable à Martin Puchner et à son récent ouvrage The Drama of Ideas[32], qui retrace l’histoire d’un théâtre philosophique moderne jouant diversement la proposition, formulée dans les dialogues de Platon, d’un théâtre des idées incarnées et situées, un théâtre comme laboratoire philosophique de la rencontre mutuelle des corps, des personnes et des situations. Les pièces que j’examine ici développent leurs perspectives écologiques en déformant délibérément cette tradition confiante, produisant une inversion abjecte où les êtres humains et leurs structures sociales se révèlent être un terreau propice aux erreurs écologiques.

Far Away est presque une démonstration du théâtre des idées mauvaises : ses deux premiers actes associent différents plaisirs de l’intrigue à différentes sortes de tromperie, impliquant le public dans un processus de mauvaise pensée systématique. Dans le premier acte, nous écoutons – et comprenons – comment une femme tisse un épais tissu de mensonges à partir des questions honnêtes d’un enfant. L’enfant a vu quelque chose d’effrayant, quelque chose qui implique un membre de la famille et qui implique aussi un camion plein de figures blotties, des coups, du sang. La femme explique tous les détails horribles, rationalise toute cruauté, affirme l’existence d’un but plus élevé, d’un bien plus grand, qui justifie le mal qui est fait. Il s’agit d’une démonstration glaçante du pouvoir disciplinaire des idées mauvaises et des arguments spécieux. Dans le deuxième acte, l’enfant est maintenant une jeune femme et son interlocuteur un jeune homme. Tout en créant des chapeaux sophistiqués qui – nous l’apprenons progressivement – seront portés par des prisonniers lors d’une procession mortuaire publique, les deux parlent de tout sauf de ce fait. À l’instar du premier acte, le deuxième acte est donc une démonstration effrayante de la façon de penser systématiquement mal.

Le fruit de toutes ces idées mauvaises, de toutes ces pensées brisées, est le sujet de l’étonnant dernier acte de la pièce, qui dépeint un monde en guerre contre lui-même, où tout a été « recruté » :

Ce n’est pas tant les oiseaux qui m’effrayaient que le temps, c’était le temps, le temps ici est du côté des Japonais. […] Les rats saignent de la bouche et des oreilles, ce qui est bien, tout comme les filles sur le bord de la route. C’était fatigant là-bas, parce que tout a été recruté, il y avait des tas de corps et si on s’arrêtait pour regarder on voyait qu’il y en avait un tué par le café ou un tué par les épingles, ils étaient tués par l’héroïne, l’essence, les tronçonneuses, la laque, la javel, les gants, il y avait une odeur de fumée là où on brûlait l’herbe inutile. Les Boliviens travaillent avec gravité, c’est un secret pour ne pas affoler les gens. Mais on va encore plus loin avec le bruit, et il y a des milliers de morts par la lumière à Madagascar. Qui va mobiliser l’obscurité et le silence ? C’est ce que je me suis demandé dans la nuit[33].

Le langage de la guerre et du meurtre dans ce passage, si crucial pour son évocation d’une apocalypse écologique, ne doit pas occulter une autre caractéristique, plus potentiellement créative, du monde représenté ici : le franchissement des espèces et même des frontières matérielles, qui se traduit par de nouvelles alliances – en plus d’inimitiés pas si nouvelles – et un rapport implicitement collaboratif à la vie terrestre. Ce récit résonne avec des discours philosophiques récents comme la « Théorie de l’acteur-réseau » de Bruno Latour et le « matérialisme vibrant » de Jane Bennett, qui offrent aux écothéoristes des moyens d’affiner et d’accroître notre compréhension et notre prise en compte du non-humain. Chacun d’entre eux nous aide à réfléchir plus profondément au genre de possibilités que la pièce de Churchill offre : comment le fait d’attribuer une agentivité – ou plutôt de reconnaître une agentivité – à des objets, à la matière, à des forces climatiques, et d’imaginer un contexte dans lequel ils entrent en collision et collaborent, permet de revoir la conception anthropocentrique de l’humanité et d’esquisser cette nouvelle figure « double » de l’humain – l’humain-non-humain et l’humain-humain – que l’anthropocène (selon Chakrabarty) nous invite à imaginer et à prendre en charge.

À y regarder de plus près, ce monde n’est pas aussi « éloigné » de notre présent qu’il semblait l’être à première vue. La transformation des ressources de la Terre en armes est un projet ancien qui est entré dans sa phase la plus meurtrière avec le premier essai de bombe nucléaire en 1945 et qui se poursuit aujourd’hui dans la recherche d’armes chimiques toujours plus meurtrières. Quant à la façon dont le monde de Churchill reflète les perturbations écologiques d’aujourd’hui, les mots d’un récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat des Nations Unies pourraient être une description du monde de la pièce : « un monde naturel en proie à la tourmente, où les plantes et les animaux colonisent de nouvelles régions pour échapper à la hausse des températures »[34]. La partie la plus alarmante du rapport porte sur le sujet même qui est au cœur de la pièce de Shawn : les pénuries alimentaires mondiales.

Dans Grasses of a Thousand Colors, l’association qu’accomplit Shawn entre la nourriture et la maladie n’est pas une simple métaphore de la maladie des consommateurs privilégiés du capitalisme tardif. C’est aussi une histoire d’ingérence scientifique, irresponsable et arrogante dans le monde naturel. En situant sa pièce dans un monde où la plus grande découverte scientifique a détruit la chaîne alimentaire, Shawn a littéralisé le lien entre les idées mauvaises et la crise écologique. C’est également un lien qui est illustré dans le rapport du GIEC mentionné ci-dessus :

Si le rapport s’avère exact quant aux effets du changement climatique sur les cultures, la demande alimentaire mondiale devra peut-être être satisfaite – si elle peut l’être – par la mise en production de nouvelles terres. Cela pourrait entraîner l’abattage de vastes étendues de forêts, ce qui ne ferait qu’accélérer les changements climatiques en émettant des quantités considérables de dioxyde de carbone dans l’air à la suite de la destruction des arbres[35].

Les trop familiers « Catch-22s » du changement climatique prennent une forme cauchemardesque dans Grasses of a Thousand Colors, dont le protagoniste, Ben, est devenu fabuleusement riche en résolvant le problème des pénuries alimentaires mondiales et en trouvant « des moyens de créer de la nourriture là où il n’y en avait pas »[36]. Il pratique une terrifiante bio-ingénierie sur des animaux pour qu’ils puissent se nourrir d’animaux morts, de sorte que, par exemple, « les vaches qui ne pouvaient autrefois vivre que d’herbe puissent vivre aussi bien de rats et de renards »[37]. Cette grande percée scientifique, comme tant d’autres, s’est retournée contre nous, et l’espèce humaine, comme d’autres espèces, devient allergique à de plus en plus de types de nourriture :

Et en moins d’une semaine, tout le monde dans la ville utilisait un nouveau vocabulaire : « problèmes alimentaires », « problèmes de nourriture ». Eh bien, l’affreux fait est que le problème n’était plus seulement lié à la nourriture – oui, la nourriture avait changé, mais nous avions changé nous-mêmes, nous aussi, et de la pire façon. Les choses qui étaient là pour être mangées avaient couru dans une direction, et notre pauvre appareil digestif avait couru dans une autre, alors ce que nous mangions le lundi commençait à nous tuer le dimanche, et personne ne savait comment arrêter les changements ou même les ralentir[38].

Les allergies sont imprévisibles, mais finalement certaines, et les décès sont atroces. Les riches, comme Ben, mangent une « substance semblable à de la boue » fabriquée sur mesure, mais même cette substance n’offre qu’un répit temporaire avant les effets fatals de cette catastrophe biologique d’origine humaine – scientifiquement conçue, de fait.

Le développement scientifique spécifique que Shawn a choisi pour sa dystopie a une référence dans le monde réel : l’épidémie d’ESB – ou « maladie de la vache folle » – qui a ravagé le cheptel britannique au début du siècle et s’est propagée par la pratique consistant à donner de la farine d’os et d’autres parties du corps aux vaches, transformant efficacement les herbivores non seulement en carnivores, mais aussi en cannibales. Dans Grasses of a Thousand Colors, la bio-ingénierie à l’origine d’événements comme la crise de l’ESB est expliquée comme « le travail de notre génération »[39] :

Vous savez, pour dire les choses simplement, on pourrait dire qu’en tant que membres fondateurs de la génération des progressistes et des réparateurs, nous avons bien sûr toujours aimé bricoler et réparer les choses, mais en même temps, vous savez, ça va sans dire, on se souciait du monde[40].

Le ton nonchalant de ce récit, la suffisance et le manque de conscience de soi véhiculés par l’expression « ça va sans dire », révèlent un rapport routinier, désinvolte et vide au fait de « se soucier du monde ». Il s’agit de présomption, d’orgueil et de suffisance (le bricolage et la réparation des choses ressemblent aux passe-temps d’un écolier) déguisés en science éthique. Tel est le théâtre de la pensée mauvaise, et dans la longue durée décrite dans la pièce de Shawn, le déroulement de ces corrections et améliorations scientifiques semble avoir atteint un point d’échec indéniable. Ben, cependant, loin de percevoir la logique négative qu’il a traversée, interprète son échec d’une manière qui ne fait qu’épaissir l’intrigue des idées mauvaises :

Et bien sûr […] vous pouvez facilement aller lire l’un des nombreux livres fascinants qui sont sortis récemment, écrits par certains membres de la nouvelle génération, la génération des non-progressistes et des ne réparons rien – des livres qui tenteront de vous montrer d’une manière extrêmement passionnée, quelque peu incohérente peut-être, que toutes les choses que notre génération a faites, vous voyez – en combinaison avec environ sept cent cinquante millions d’autres facteurs, y compris le temps, les changements de lumière, les chemins des météores à travers la Voie Lactée, et l’évolution des amibes, euglènes, et divers groupes de paramécies – que toutes ces choses que notre génération a faites ont en fait causé les problèmes que nous avons aujourd’hui ! Ha ha ha ! Aha ha ha ha[41].

Il est révélateur que les éclats de rire hystériques de Ben suivent sa litanie de causes alternatives possibles – alternatives à sa propre culpabilité. C’est l’hystérie d’une personne habituée à l’auto-justification et qui refuse de reconnaître à quel point son raisonnement est corrompu.

Alors que la pièce de Churchill reliait l’éco-catastrophe à la pensée mauvaise en tant que caractéristique habituelle de la vie sociale, celle de Shawn suggère une rupture des mécanismes fondamentaux du théâtre des idées, en particulier de sa foi dans le dialogue et de sa dépendance à celui-ci. Les personnages de Shawn se parlent rarement. Au lieu de cela, et étrangement, ils nous disent ce qu’ils se sont dit. Il ne s’agit pas d’un monologue, mais d’un langage de dialogue raté, d’un dialogue abandonné, implicitement discrédité en tant que détenteur d’un intérêt dramatique ou porteur d’une vérité dramatique.

Les longs discours de Ben, parfois ponctués par des concerts de rires effrayants, ne correspondent pas du tout aux horreurs apocalyptiques de son monde. Ce décalage – qui a fait fuir plusieurs de mes compagnons de salle pendant le second entracte – est en fait un développement stylistique volontaire, un dépassement délibéré de la forme et du contenu scandaleux de ses premières pièces : « Je savais que sous la façade hystérique et primitive de mon œuvre se trouvait un petit auteur calme dans un fauteuil en attente d’explosion. »[42] Dans Grasses of a Thousand Colors, ce petit écrivain calme se regarde sans passion, et regarde sa classe, son espèce.

Si les crises écologiques du changement climatique exigent une nouvelle auto-justification de notre espèce, le personnage de Shawn présente la rencontre de l’humain avec lui-même sur le mode biologique, en chemin vers une compréhension de soi géophysique. Les derniers moments de la pièce introduisent une sorte de matérialisme philosophique qui rappelle, mais aussi infléchit, la vision finale de Churchill dans Far Away, suggérant une continuité plus rassurante que menaçante entre les sphères humaine et non-humaine. Ben nous dit que, de plus en plus malade, Blanche est apparue une dernière fois pour expliquer que « si les vomissements et la souffrance étaient terribles, la mort en soi était un processus trivial », ajoutant que « la plupart des choses ne sont pas en vie et ne l’ont jamais été »[43]. Le point de vue surprenant de Blanche est enraciné dans une sorte de matérialisme philosophique (un matérialisme un peu moins « vibrant » et un peu plus morbide que celui théorisé par Bennett). Elle note que « ce n’est pas particulièrement tragique d’être une chaise ou un rocher, et de toute évidence, l’étincelle de vie qui jaillit parfois s’éteint inévitablement, et ce n’est pas un problème, et cela n’appelle pas une réponse hystérique »[44].

Ce recadrage inattendu et atypique de l’histoire humaine du point de vue de « la plupart des choses » – atypique, sans doute, pour le protagoniste auto-centré de Shawn, comme pour la classe privilégiée qu’il représente – n’en demeure pas moins logiquement issu du théâtre des idées mauvaises par lequel nous avons vu son isolement et sa souffrance grandir. Les derniers instants de la pièce révèlent que les choses ont toujours été assez différentes de ce que Ben pensait qu’elles étaient : par exemple, Blanche la chatte a toujours été Cerise sa femme, et sa maîtresse Robyn le sait. Quant à Ben : « J’ai commencé à mettre deux et deux ensemble et j’ai vu qu’on s’était peut-être un peu moqué de moi pendant la majeure partie de ma vie. »[45]

La plaisanterie, bien sûr, nous vise tous, lecteurs et spectateurs de la pièce, mais aussi les membres de la classe sociale de Ben, ses camarades progressistes et améliorateurs, et enfin les membres de son espèce. La plaisanterie se révèle au fur et à mesure que nous faisons le point sur notre situation actuelle, sur ce qui nous entoure et sur ce qui nous rend malades et nous tue. Le dernier regard de Ben sur une façon différente de cadrer l’histoire humaine, par rapport au non-humain, rappelle la fin de Far Away et de son monde de matière vibrante – mais aussi mortelle. Elle rappelle aussi la fin d’une autre pièce de Churchill, sur une autre découverte scientifique – le clonage – qui refuse aussi résolument le tragique en faveur du biologique et du point de vue matériel. Dans A Number, un homme a une série de rencontres angoissantes avec son fils et les clones de ce fils. La situation produit colère, chagrin d’amour, dévastation. Le dernier clone à apparaître, cependant, surprend tout le monde avec son point de vue sur la question : « Je trouve cela drôle, dit-il. Je trouve cela délicieux. »[46] Dans le spectacle que j’ai vu, la réaction de soulagement du public à cette admission était palpable. Après les échanges angoissés entre le père et les fils tout au long de la pièce, le clone heureux était plus qu’une bouffée d’air frais, il était un tout nouveau système météorologique : « Nous avons quatre-vingt-dix-neuf pour cent des mêmes gènes que n’importe quelle autre personne », dit-il doucement ; « Nous avons quatre-vingt-dix pour cent des mêmes gènes qu’un chimpanzé. Nous avons trente pour cent des mêmes gènes qu’une laitue. Ça ne te remonte pas le moral ? J’adore la laitue. Cela me donne un sentiment d’appartenance. »[47]

La crise écologique de notre temps – qui résulte en partie d’une histoire d’idées mauvaises et de réflexion interrompue – exige que nous réfléchissions et repensions les conditions d’appartenance, pour notre espèce et pour les autres, à cette planète.

Notre prise de conscience naissante de l’âge de l’anthropocène amplifie de manière considérable les comptes que nous devons maintenant faire dans nos petites salles closes. Les pièces de théâtre dont j’ai parlé entreprennent des recalibrations d’échelle à travers le théâtre des idées, déformant ses surfaces familières pour révéler les « empreintes d’hyperobjets » tout autour de nous et en nous. Les paysages qui émergent de ces pièces témoignent d’une nouvelle imagination – anthropo-scénique – qui s’exprime à plusieurs échelles et nous rappelle, comme le dit Shawn dans un de ses essais, que « nous ne sommes pas ce que nous semblons. Nous sommes plus que ce que nous semblons »[48].

 

 

 

Texte traduit par
Frédérique Aït-Touati.

Version originale :
Una Chaudhuri, « Anthropo-scenes : Staging Climate Chaos in the Drama of Bad Ideas »,
dans Siân Adiseshiah et Louise LePage (dir.), Twenty-First Century Drama : What Happens Now,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016.

Les textes cités ont été directement traduits en français
sans se référer aux éventuelles traductions existantes.

 

 

Notes

[1] Caryl Churchill, Far Away, New York, Theatre Communications Group, 2001, p. 30.

[2] Ibid., p. 30.

[3] Ibid., p. 8.

[4] Wallace Shawn, Grasses of a Thousand Colors, New York, Theatre Communications Group, 2009, première américaine en 2013.

[5] Timothy Morton, Hyperobjets : Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013, p. 5.

[6] Timothy Clark, « Scale », dans Tom CohenTelemorphosis : Theory in the Era of Climate Change, vol. 1, Ann Arbor (Michigan), Open Humanities Press, 2012.

[7] Ibid.

[8] Timothy Morton, Hyperobjets, op. cit., p. 5.

[9] Wallace Shawn, Grasses of a Thousand Colors, op. cit., p. 8.

[10] Ibid., p. 23.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 20.

[13] Ibid., p. 35.

[14] Ibid., p. 34.

[15] Ibid., p. 35.

[16] Charles Spencer, « Grasses of a Thousand Colours at the Royal Court »Telegraph, 19 Mai 2009.

[17] Jeffrey Jerome Cohen (dir.), Prismatic Ecologies : Ecotheory Beyond Green, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013.

[18] Timothy Morton, Ecology Without Nature, Cambridge, MA : Président et Fellows du Harvard College, 2007, p. 162.

[19] Jeffrey Jerome Cohen, « Prismatic Ecologies : Ecotheory Beyond Green »In the Middle, 9 novembre 2011.

[20] Wallace ShawnGrasses of a Thousand Colors, op. cit., p. 67.

[21] Wallace Shawn, The Designated Mourner, New York, Farrar, 1996, p. 50.

[22] Wallace Shawn, « Writing about Sex », American Theatre, vol. 25, n° 4, 2008, p. 80.

[23] Catriona Mortimer-Sandilands et Bruce Erickson, Queer Ecologies : Sexe, nature, politique, désir, Bloomington, Indiana University Press, 2010, p. 39.

[24] Timothy Morton, « Guest Column : Queer Ecology », PMLA : Publications of the Modern Language Association of America, vol. 125, n° 2, mars 2010, p. 275-276.

[25] Wendy Arons, « Queer Ecology/Contemporary Plays », Theatre Journal, vol. 64, n° 4, déc. 2012, p. 573.

[26] Nous choisissons de traduire « agency » par « agentivité », terme qui est de plus en plus couramment utilisé en sciences sociales dans ce contexte. L’autre traduction possible est « puissance d’agir », renvoyant davantage à un usage en philosophie classique, chez Spinoza notamment. [NdT]

[27] Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : For Thesis », Critical Inquity, vol. 35, n° 2, hiver 2009, p. 206.

[28] Dipesh Chakrabarty, « Postcolonial Studies and the Challenge of Climate Change », New Literary History, vol. 43, n° 1, hiver 2012, p. 12.

[29] Elizabeth Ellsworth et Jamie Kruse (dir.), Making the Geologic Now : Responses to Material Conditions of Contemporary Life, New York, Punctum Books, 2013, p. 9.

[30] Dipesh Chakrabarty, « Postcolonial Studies and the Challenge of Climate Change », art. cité, p. 2.

[31] Timothy Morton, Hyperobjets, op. cit., p. 5.

[32] Martin Puchner, The Drama of Ideas : Platonic Provocations in Theater and Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2010.

[33] Caryl Churchill, Far Away, op. cit., p. 43-44.

[34] Justin Gillis, « Climate Change Seen Posing Risk to Food Supplies »New York Times, 1er novembre 2013.

[35] Ibid.

[36] Wallace Shawn, Grasses of a Thousand Colors, op. cit., p. 11.

[37] Ibid.

[38] Ibid., p. 70.

[39] Ibid., p. 11.

[40] Ibid.

[41] Ibid., p. 13.

[42] Wallace Shawn et André Gregory, My Dinner with Andre [scénario], New York, Grove Press, 1981, p. 13.

[43] Wallace Shawn, Grasses of a Thousand Colors, op. cit., p. 88.

[44] Ibid., p. 88.

[45] Ibid., p. 85.

[46] Caryl Churchill, A Number, New York, Theatre Communications Group, 2003, p. 60.

[47] Ibid., p. 62.

[48] Wallace Shawn, « Why I Call Myself a Socialist », TomDispatch.com : A Regular Antidote to the Mainstream Media, 3 février 2011 (nous soulignons).

 

L’auteur

Una Chaudhuri est professeure de littérature, d’art dramatique et d’études environnementales à l’Université de New York et directrice du Graduate Program in Experimental Humanities and Social Engagement. Elle est une pionnière dans les domaines de l’éco-théâtre et des études animales. Ses publications récentes incluent Animal Acts : Performing Species Today (co-édité avec Holly Hughes, University of Michigan Press, 2014), The Ecocide Project : Research Theatre and Climate Change (en collaboration avec Shonni Enelow, Palgrave Macmillan, 2014) et The Stage Lives of Animals : Zooësis and Performance (Routledge, 2016). Chaudhuri participe à des projets créatifs collaboratifs, dont l’intervention multiplateforme Dear Climate et CLIMATE LENS.

 

Pour citer ce document

Una Chaudhuri, « Anthropo-scènes : la mise en scène du climat et du chaos dans le théâtre des idées mauvaises », trad. Frédérique Aït-Touati, thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/06/01/anthropo-scenes/

 

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