« C’est difficile de tuer un fantôme… »
ou le théâtre à l’ombre de la catastrophe

Entretien réalisé par Bérénice Hamidi-Kim,
Patrick de Vos et Charlotte Durand
Tokyo, le 15 octobre 2015

 

Ayant vu certains de vos spectacles et pu découvrir à travers le workshop la manière dont vous entrez avec les acteurs dans le travail d’improvisation, nous voudrions vous poser des questions sur la façon dont vous travaillez la question du quotidien, et aussi du quotidien affecté par la catastrophe. Vous êtes à la fois auteur et metteur en scène : la première question concernera donc la place de l’écriture dans le processus de création. Vous nous avez dit durant le workshop que seuls 20 à 30 % du texte sont en général présents au début de la création d’un spectacle : comment cette part-là est-elle écrite, et comment le texte se construit-il aussi à partir du travail au plateau avec les acteurs ?

Je dirais d’abord que le texte écrit au début du travail n’est pas destiné à devenir le texte définitif. Je ne peux achever un texte sans l’éprouver par le travail de répétition avec les acteurs. J’écris toujours en imaginant ce que le texte va donner sur le plateau, quand il sera dit par tel ou tel acteur. J’ai en tête une idée assez générale de l’ensemble du spectacle, mais cela ne signifie pas que je peux tout anticiper. Je modifie donc beaucoup le texte au cours du travail. C’est surtout un travail de coupes, car parfois, dans certains textes, ce qui se joue sur scène rend le texte superflu après coup.

Comment s’est passé ce travail d’escamotage du texte dans Current Location ?

J’aurais du mal à donner un exemple concret pour ce spectacle. Mais en général, au fil des répétitions avec les acteurs, le texte se modifie. Quand je parviens à anticiper ce que va donner le texte sur scène, les coupes sont moins nombreuses. Cela dit, tout ce que j’ai écrit a sa nécessité, même ce qui ne reste pas ensuite dans le texte final, le texte intermédiaire peut faire fonction d’indication de jeu pour les acteurs ou de didascalie.

On peut distinguer différents cycles dans votre œuvre, par exemple celui sur le travail. Est-ce que pour vous Ground and Floor et Current Location forment aussi un cycle, lié à une même impulsion, et si oui était-ce présent dès le travail d’écriture ?

Oui, ces deux pièces sont nées après Fukushima, et il est évident que s’il n’y avait pas eu cet événement, je ne les aurais pas écrites. Elles forment un ensemble, parce qu’elles font partie d’un même contexte. On peut ajouter à ce cycle ma prochaine pièce, Time’s Journey Through a Room, que je vais créer en mars prochain. Il y est question du sentiment d’espoir né après la catastrophe. Si l’événement était une catastrophe, et le reste, il est aussi la seule condition pour que l’on puisse espérer que des choses qui doivent changer, changent… peut-être. Cet espoir est né, mais il a été éphémère. De fait, les changements profonds n’ont pas eu lieu, bien au contraire, on peut dire que les choses ont empiré. Parmi les espoirs, il y avait celui de repenser notre politique à l’égard du nucléaire. Depuis 2011, un premier réacteur a repris du service, puis un autre, et ces deux réacteurs sont tout près de là où j’ai déménagé. La pièce n’est pas encore créée, je n’ai qu’une idée assez vague de sa construction, mais au centre il y aura un couple, dont la femme est morte, on ne sait pas bien comment, pas forcément directement des suites immédiates de l’accident nucléaire, mais incontestablement, elle est morte dans l’atmosphère particulière de l’après-accident. Elle revient comme un fantôme, comme dans Ground and Floor. Pourquoi revient-elle ? C’est lié pour moi à ce sentiment d’espoir fort que la catastrophe avait éveillé en moi, elle est morte au moment où l’espoir était très fort, et ce fantôme veut vivre éternellement dans cet espoir. Mais c’est un sentiment que seuls les fantômes peuvent connaître désormais, ce sentiment n’est plus accessible au commun des mortels. Son mari/amant, lui, est sans cesse en train d’entendre la voix de ce fantôme qui lui parle d’espoir, et pour l’homme, qui lui-même se souvient des moments d’espoir qu’il a vécus, ces mots finissent par être une forme de persécution, ils lui causent une immense souffrance. Je ne sais pas encore comment ça se développera, mais l’homme va faire quelque chose, il va devoir agir contre cette situation insoutenable. Que va-t-il faire ? C’est difficile de tuer un fantôme… sans doute qu’il va tenter de trouver un autre amour. Mais oubliera-t-il l’espoir ?

 

 

© Cie Chelfitsch

Current Location.
Texte et mise en scène de Toshiki Okada.
Création au Kanagawa Arts Theater (Japon) en 2012.
© Cie Chelfitsch

Ce personnage du fantôme incarne un peu l’idée d’une bifurcation dans la temporalité, il renvoie à un futur qui aurait pu être possible, mais qui n’a pas encore eu lieu et peut-être n’aura jamais lieu. Cette question a-t-elle évolué pour vous depuis Current Location ?

Jouer sur les temporalités, travailler l’étirement du temps en particulier, c’est une des choses que seul le théâtre permet. L’idée qui me poursuit est de voir et de montrer un temps mis à nu. Cela dit, cela ne m’empêche pas de créer aussi d’autres œuvres où la préoccupation est inexistante.

Nous voudrions revenir sur le passage au futur dans Current Location et Ground and Floor. Quel est l’enjeu pour vous de jouer ainsi sur la catastrophe comme temporalité qui se défait, mais aussi se refait, autrement ? Quel sens cela a-t-il de créer un futur fictif et, depuis cette fiction, de s’adresser au présent à sa communauté ? Et d’ailleurs, vous qui tournez beaucoup en Europe en tant que metteur en scène, vous adressez-vous prioritairement aux Japonais dans vos spectacles, ou à une audience japonaise et internationale ?

Je ne saurais pas vous dire pourquoi je crée des temporalités défaites. Mais je peux répondre à la deuxième question : dans ces deux pièces, j’avais la préoccupation très forte de m’adresser à la communauté japonaise. Je ne visais pas une dimension universelle. Ce qui n’empêche pas qu’elle l’ait peut-être, finalement, et qu’elle ait pris ainsi un sens moins contextuel et plus universel – la question de la catastrophe nucléaire nous concerne tous, de fait. Mais mon objectif était de créer une tension pour le public japonais. Je voulais leur tendre un miroir, qu’ils retrouvent une image d’eux-mêmes, au passé, mais aussi au futur, une possibilité d’action.

Il semble communément admis que votre œuvre a connu un tournant avec ces pièces, dans le traitement du langage. On lit beaucoup dans les analyses de votre œuvre que jusqu’alors, vous vous intéressiez surtout à la jeune génération tokyoïte et à son langage, et qu’ensuite il y a eu un élargissement, que la catastrophe vous a fait vous intéresser à d’autres générations, d’autres groupes sociaux, et que tout cela a fait surgir un autre langage. Il nous semble aussi que, dans ces deux pièces, la question du genre se trouve accrochée à cette question du langage, en lien avec le fait que la place des femmes au Japon s’était révélée au moment de la catastrophe. Estimez-vous que ces deux questions, le tournant dans la question du langage et la focalisation sur la question des femmes, sont liées dans ces deux pièces ?

J’ai toujours le souci de ne pas m’exprimer en tant qu’individu, mais d’être en connexion avec un groupe, une communauté, et il est vrai que cela se révèle dans l’emploi du langage. J’ai en effet d’abord écrit en connexion avec la jeune génération tokyoïte, puis avec ces deux œuvres, c’est vrai que je me suis attaché plus largement à la communauté de ceux qui ont vécu Fukushima. C’est un groupe beaucoup plus diffus… Current Location ne parle pas directement de Fukushima, mais en même temps, il est évident que c’est le thème sous-jacent, du fait du contexte, et quand je crée la pièce, je sais quelle sera cette attente de réception, et je l’anticipe. Mais je ne suis pas sûr que si je remontais le spectacle dans dix ans, ce sens serait compréhensible. D’ailleurs, quand nous avons joué le spectacle en Corée du Sud, certains spectateurs l’ont lu comme une réflexion sur la division avec la Corée du Nord ! Inversement, après la catastrophe, je jouais La Cerisaie et subitement il m’est apparu que la pièce de Tchekhov parlait dans une certaine mesure de cela, la fin d’un monde et le fait de devoir quitter sa maison…

Pouvez-vous nous dire comment selon vous la pièce travaille sur l’imperceptible, qui est au cœur du phénomène de l’irradiation, et comment cela modifie le travail théâtral sur le temps et sur l’espace ?

Ma méthode d’improvisation permet, je crois, de révéler des choses cachées et de transmettre les idées de façon imperceptible. Je n’ai pas donné de consignes spéciales concernant la tension pendant les répétitions, c’est le texte qui a induit le travail gestuel des actrices, qui avaient déjà travaillé avec moi et connaissaient mes attentes sur la gestuelle. Quand on travaille sur les images mentales, seule une toute petite partie de ce qu’on a en tête sort, mais la partie immergée nourrit ce qui est dit et ce qui est fait, et ce qui passe au spectateur, ce sont les émotions et sensations de l’acteur face à ce qu’il regarde et fait. Si on ne transmet pas les images, on aura seulement les contours du geste et sa surface sans aucune épaisseur. Le spectateur perçoit si le geste est habité ou non. Je voudrais revenir d’ailleurs sur la question de l’évolution de mon travail sur le langage, que nous évoquions tout à l’heure, qui est liée à l’évolution de mon travail sur la gestuelle, et qui tient aussi à d’autres facteurs de plus longue haleine. C’est vrai que j’avais encore, en 2011, l’image de représentant de la jeune génération et donc, de son langage. Mais ce souci de représenter un groupe a changé pour moi, avec ma prise de conscience du fait que le théâtre est un art public. Je parle de manière très concrète du financement du théâtre. Jusqu’aux années 1980, le financement public n’existait pas, il a fait son apparition dans les années 1990, quand j’ai commencé, mais c’était très ténu. Mais progressivement, j’ai pu me tourner vers ces financements, et outre que cela m’a permis de vivre de mon travail, cela a fait évoluer mon travail sur le langage et sur la gestuelle parce que je me suis de plus en plus posé la question de la réception par le public. Au départ, pour moi, le langage était ce qui chorégraphie le corps du performeur. D’où un travail plutôt sur la rapidité de la gestuelle quand je travaillais sur les jeunes générations. Mais peu à peu, j’en suis venu à une idée différente, que ce n’est pas le langage qui chorégraphie le corps de l’acteur, que le destinataire du langage, ce sont surtout les spectateurs. Au début, je pensais que le théâtre était d’abord et surtout ce qui se produit sur la scène. Maintenant, je m’intéresse de plus en plus à ce qui se passe dans la tête des spectateurs, c’est là que je rejoins cette idée de public. C’est précisément parce que cette pensée me travaillait que Current Location est comme il est, avec un langage corporel beaucoup plus sobre et simplifié. Les acteurs sont moins en mouvement que dans d’autres pièces. Ce n’était pas une intention prédéfinie, je n’ai jamais dit à mes acteurs : « ne bougez pas ». C’est venu par la force des choses. Ce qui me préoccupait surtout, c’est la façon dont la fiction peut travailler la réalité. La fiction est quelque chose d’inventé et il m’a semblé qu’il y avait dans la fiction une force d’agression à l’égard de la réalité, qui m’est apparue comme une force positive. C’était la première fois que je pensais la chose en ces termes. Jusque là, ma question était de savoir comment on peut, au théâtre, parler du réel. Et puis, j’ai commencé à me dire que le théâtre ne doit pas seulement se donner pour tâche de décrire la réalité telle qu’elle est : après le tsunami, la société japonaise dans son ensemble, le gouvernement, mais aussi la société civile, a été dans l’incapacité d’imaginer une alternative. Je me suis dit que la fiction pouvait être une alternative, une menace, mais une menace positive, susceptible de faire changer cette société nocive qui refuse de se remettre en question. Le théâtre est aussi la capacité de créer de nouvelles configurations et de mettre en jeu ce type de tension. J’ai conçu cette pièce comme un miroir qui semble déformer, mais qui révèle en fait la manière dont nous réagissions à l’événement, qui montre la société japonaise telle qu’elle ne veut pas se voir, mais telle qu’elle est. On voit dans ce spectacle la façon dont une communauté va être anéantie sans que l’on comprenne comment et la façon dont les tensions au sein de cette communauté sont au travail. Tout le monde pouvait percevoir dans cette fiction qui, dans la communauté, allait tenir, et qui allait s’effondrer, et tout le monde pouvait sentir aussi que l’agent perturbateur, la cause de cette situation de déstabilisation, était l’irradiation. J’ai fait le choix de projeter cette question dans un univers fictionnel, presque merveilleux, avec l’idée que cela allait permettre de gagner en réalité.

La catastrophe a donc constitué un tournant dans votre œuvre. En quoi a-t-elle été un événement dans votre vie ?

Elle a changé ma vie, radicalement. J’avais toujours vécu à Yokohama, et en juillet 2011, je me suis déplacé vers le Sud, avec ma femme et mes enfants. C’était une décision familiale et je suis persuadé encore aujourd’hui que c’était le bon choix, même si, sur le coup, on a pu me reprocher un geste jugé impulsif, aussi parce que j’étais déjà un peu connu et que certains craignaient un effet d’entraînement. En revanche, à l’étranger, en Europe ou aux États-Unis, les réactions étaient très compréhensives, voire approbatrices. On avait du mal à acheter des denrées dans les magasins, le lait par exemple : les produits laitiers, en provenance pour l’essentiel des zones contaminées, ne circulaient plus. Ma femme était tombée dans une légère dépression, car, se méfiant de la contamination, elle ne pouvait plus rien acheter, et elle avait peur pour nos enfants. Cette peur était doublée d’une culpabilité, parce que circulait l’idée qu’il fallait continuer à acheter les produits contaminés sous peine de déclencher une deuxième catastrophe, économique cette fois, pour les producteurs des régions sinistrées à la fois par le tsunami et par la contamination. Ma femme était enserrée par cette double injonction contradictoire. Personnellement, j’avais le devoir de faire cesser cette souffrance. Cet éloignement a provoqué des fissures aussi, c’est certain. Ma mère, par exemple, n’a pas compris. À un moment, je me suis vraiment senti écartelé, car j’avais pris le large, mais je revenais travailler à Tokyo avec des gens qui n’avaient pas fait ce choix de partir, et pendant longtemps il m’a été difficile de trouver la bonne façon de travailler avec eux, car moi, j’avais la possibilité professionnelle de m’éloigner, tandis qu’eux ne l’avaient pas. Current Location, créé un an après la catastrophe, porte la trace de ces difficultés, et logiquement, la réaction du public a été assez forte. C’était l’enjeu du travail, et la tension était là, palpable dans la salle. Les spectateurs se reconnaissaient et n’appréciaient pas forcément le miroir qui leur était tendu. Cela ne m’a pas libéré de toutes mes tensions personnelles, mais j’ai toujours pensé que c’était bien de faire ce spectacle. Parmi les spectateurs, je ne pense pas qu’il y avait des gens touchés directement par la catastrophe, au sens où ils auraient vécu jusque là dans des zones sinistrées, mais tous avaient vécu le tremblement de terre, au moins.

Et comment s’est passé le travail avec les actrices, qui avaient fait le choix de rester vivre à Tokyo ?

Le travail de répétition a été pour moi d’une très grande tension. Les actrices, mais aussi toute l’équipe technique avaient fait le choix de rester, ou plutôt n’avaient pas eu d’autre choix que de rester. Cela s’explique aussi par le fait que j’étais le seul à avoir des enfants en bas âge. Sans cela, sans doute que je n’aurais pas réagi de la même manière.  Nous avons vraiment essayé de séparer les deux aspects : nos conditions de vie respectives, et la fiction que l’on travaillait ensemble. Cela dit, le dénouement de la pièce lui-même porte la trace de cette différence des réactions face à l’événement. Certains spectateurs et critiques ont compris que le mot d’ordre était de partir, mais ce n’est pas le cas. Ce qui est compliqué aussi, c’est que nous n’avons tout simplement pas tous la même compréhension de la dangerosité de la situation. Fukushima m’a vraiment éclairé sur le fait qu’il n’y a jamais une seule vérité subjective.

À Tokyo, on doute du danger et il est à long terme, tandis qu’à Fukushima, il est déjà là, et ne fait aucun doute. Est-ce du choix de ceux qui sont restés sur place, dans la région sinistrée, que vous avez voulu parler avec Ground and Floor 

Oui. À titre personnel, je pense que tout le monde devrait évacuer la zone, mais certains ne le font pas et je n’ai pas à les juger. Beaucoup de paramètres sont à prendre en considération : par exemple, la question des morts et des vivants. Que faire quand la fidélité aux morts, qui implique de rester là où sont leurs tombes, entre en concurrence avec la fidélité aux vivants qui commande de partir ? Ce n’est pas seulement un problème économique, ce serait trop simple. L’âme humaine vit aussi dans des relations, difficiles à percevoir, relatives par exemple au passé, à la vie dans un lieu, et tout un concentré de l’âme humaine est là. Mes deux parents, même s’ils vivaient à Yokohama, sont tous deux originaires de Fukushima, dans la montagne, assez loin de la centrale, donc. On dit que dans cette région, la contamination est moindre que certains endroits de Tokyo, à cause des vents. En janvier 2012, mon père est décédé. Je suis allé à Fukushima dans le village natal de mon père, pour y déposer ses restes dans une tombe. Ma femme et mes enfants ne sont pas venus parce que c’était à Fukushima. J’ai dû respecter cette décision, qui est aussi liée à des représentations mentales qui résistent aux arguments scientifiques, comme celui sur le fait qu’une zone proche de l’accident peut être plus saine qu’une zone bien plus éloignée. Cela m’a beaucoup peiné, mais c’était comme ça.

 

Pour citer ce document

Toshiki Okada, « « C’est difficile de tuer un fantôme… » ou le théâtre à l’ombre de la catastrophe », entretien réalisé par Bérénice Hamidi-Kim, Patrick de Vos et Charlotte Durand, thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/06/02/cest-difficile-de-tuer-un-fantome/

 

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