« C’est la cohabitation humain/non-humain qui m’intéresse »

© Martin Argyroglo

La Mélancolie des dragons
Créations aux Wiener Festwochen (Vienne) en 2008
© Martin Argyroglo

 

 

Entretien réalisé par Frédérique Aït-Touati
et Flore Garcin-Marrou

 

Qu’il s’agisse de l’importance des phasmes dans ton imaginaire et ta formation ou du nom de ta compagnie, Vivarium Studio, il semble que l’étude de la vie sous toutes ses formes soit centrale dans ton parcours d’artiste et de metteur en scène. Pourrais-tu revenir sur ce choix de nom, et sur ce qu’il représente pour toi comme identité artistique ? Comment théâtre et observation du vivant s’articulent-ils selon toi ?

C’est vrai que la comparaison de l’étude au théâtre d’autres corps que le sien, d’autres mots que les siens pour un spectateur, est une situation assez fascinante. Elle prend racine pour moi – pour utiliser un vocabulaire végétal – dans l’enfance, dans l’observation de mondes plus petits, d’insectes, de bêtes, de jouets miniatures. C’est une enfance traversée de petits mondes que tu inventes, que tu contrôles, que tu essaies d’organiser. Le niveau zéro, c’est le Playmobil© ou le petit soldat (ils ne sont pas du vivant, mais tu les organises) – ces jeux qui permettent de reconstituer le monde en petit –, ce qui a été un grand plaisir chez moi. Puis tu découvres l’insecte qui passe par hasard, dans ton champ de vision, sur ton terrain de jeu, puis des animaux plus gros, des serpents, des salamandres, des chats : des animaux que tu peux faire entrer chez toi, apprivoiser, qui tiennent dans l’espace urbain. Pas de gros animaux, pas des crocodiles, des singes, mais disons jusqu’au chat… Avant de les observer, il faut s’en occuper, leur donner à manger. C’est incroyable à quel point cela cadre les enfants. Ce sont les instituteurs qui te donnent tes premiers phasmes, ton hamster. C’est le tour de garde du chinchilla de l’école. Tu apprends à t’en occuper, mais évidemment tu observes, dans les moments d’ennui, comment ces animaux bougent chez toi, dans des boîtes, des bocaux, des aquariums. Ça a toujours été important pour moi. Puis je me suis retrouvé à faire du théâtre, par hasard. Je ne me destinais pas à faire du théâtre et de la scénographie, je m’imaginais plutôt faire des films d’animation pour articuler des mondes, bouger des objets, un peu comme du théâtre d’objets… En tout cas, un art pour lequel j’avais l’impression qu’on pouvait travailler seul, indépendamment du groupe et de la technique. Donc quand je me suis retrouvé à faire ce métier de théâtre, il a fallu inventer une écologie de la compagnie. Faire avec ce que j’avais : des amis, des matériaux que j’avais chez moi, ou dans des magasins à cinq minutes, des objets familiers, des disques. Du circuit court, en somme. L’hommage à ce monde issu de mon enfance, c’était d’appeler la compagnie vivarium studio. C’était le début de l’aventure. Ce nom, c’est un acte et un pacte passé entre moi et le futur spectateur qui est bien au-delà du titre du spectacle (encore que le premier spectacle s’appelait La Démangeaison des ailes). La relation du théâtre au monde de l’observation est peut-être le seul fil conducteur de toutes mes pièces, même quand j’ai emmené des gens hors de la boîte noire du théâtre. Je n’ai pas encore fait l’expérience d’un spectacle déambulatoire où le spectateur serait livré à lui-même. Je travaille sur le fait de contraindre le regard. D’ailleurs, il y a peu d’expériences qui vont dans ce sens : même chez Rimini Protokoll, on est complètement guidés. Puisqu’il faut se donner des règles du jeu, c’est celle-ci : le vivarium. Ensuite, cela signifie de pouvoir se permettre d’observer autant des humains qui évoluent dans ces mondes, que des matériaux, des sons, parfois des animaux (il y a eu un chien). La source, c’est ce truc d’enfance – sans qu’il y ait de nostalgie dans ce que je dis : ma vie était remplie de vivariums, de terrariums en tous sens. Quand tu as des animaux chez toi, il faut essayer de les préserver : faire en sorte qu’ils ne meurent pas tout de suite. C’est une panique d’avoir des bêtes. S’occuper des autres. Changer le papier journal du cochon d’Inde. Pour les phasmes, courir à Vincennes chercher le bon lierre ou la bonne ronce. Ce sont des missions, de grandes responsabilités.

Au-delà de cette origine puisée dans l’enfance, qu’en as-tu fait ? Pourrait-on dire que ton travail consiste à concevoir un théâtre qui s’étend au-delà de l’humain ?

Au-delà du prétexte des fables, des thématiques, des univers de paysage, de la neige au marécage, on essaie de faire en sorte que le spectateur se dise qu’il peut composer son monde, qu’il aurait pu agencer autrement les éléments que je mets sur scène. C’est ce sentiment d’empathie entre le spectateur et ce qui se passe sur scène, d’adhésion entre ce qui fait la représentation et le public qui m’intéresse : non seulement l’émotion esthétique que produit le monde plastique, la bienveillance entre les humains, mais aussi le rapport aux matériaux qui crée de l’empathie. Je cherche à créer la situation qui déclenche le théâtre, et qui fait dire parfois à un spectateur : « Ah, j’aimerais bien marcher dans la neige ! J’irais bien caresser une taupe ! Écouter de la musique classique au Swamp club ! J’irais bien manger une pizza chez Serge ! » Quand ça marche, le spectateur vit une sorte d’envol vers la scène, brisant le quatrième mur, il se projette, y compris dans un insecte. Une envie d’y être. Castellucci dit le contraire : il se voit comme le dieu qui pénètre le quatrième mur. Moi, je pense plutôt que c’est le spectateur qui fait un envol vers la scène, alors qu’on est assis. C’est la personne qui est assise qui voyage le plus, qui se projette. Comme on se projette dans l’insecte quand on l’observe. Tu te reconnais dans le mouvement d’un phasme, dans la situation délicate d’une fourmi qui n’arrive pas à traverser un cours d’eau. Tu as cette sorte de compassion, de l’insecte à l’humain qui habite les espaces. Je n’ai pas encore fait un spectacle sans humains. Un jour, il faudra voir comment agiter un monde d’objets, cela pourrait venir naturellement. Cela relèverait du plaisir que l’on a quand on observe, en otage, depuis un fauteuil.

 

© Martin Argyroglo 

Big Bang
Création au Gymnase du Lycée Aubanel (Avignon) en 2010
© Martin Argyroglo

Au début de Big Bang, c’était un théâtre larvaire, de gros vers de terre…

Oui, la première image de Big Bang est une immense boulette de papier froissé qu’on révèle très vite comme manipulée par un humain qui est caché dessous. Les acteurs étaient emballés dans des boulettes de plastique et des tas de fourrures, mais on avait le jeu entre le costume et l’humain qui créait l’humour. Ces boulettes auraient pu être sublimées par des moteurs, des choses plus sacrées – au lieu de révéler la bêtise du costume.

Mais n’est-ce pas cette bêtise qui révèle à proprement parler le théâtre ?

Il est vrai que le rapport à la technologie, à des moteurs, m’intéresse peu. Cette grosse boulette qui arrivait sur la scène accompagnée d’infrabasses a été pensée avec une grande naïveté, comme un costume aussi bête qu’une cape chez Shakespeare et non selon les modalités d’un concepteur de haute technologie. Je cite la parure, le camouflage pour citer très fortement le théâtre. Je ne contourne pas l’acte ancestral : il y avait déjà des représentations en Grèce ancienne d’hommes recouverts de mousse et de feuilles qui agitaient des matériaux.

Quand tu parles de la possibilité d’arriver à faire un jour un théâtre sans humain, à quoi cela ressemblerait-il ? L’hypothèse d’un théâtre sans acteur pourrait être le théâtre microbien d’Hicham Berrada, à savoir un théâtre de réactions chimiques dans un aquarium… Mais est-on encore au théâtre dans ce dispositif chimique et microbien ? Dans cette hypothèse d’un théâtre sans acteur, n’y a-t-il pas toujours la présence d’un acteur qui brille au moins par son absence ?

C’est la cohabitation humain/non humain qui m’intéresse. Il y a toujours la place dans la structure narrative pour un tuyau d’eau qui joue tout seul, de la fumée qui sort d’un trou. Dans Swamp club, il y a un tuyau d’eau qui joue seul au début du spectacle, parce que ça goutte… Avant qu’il y ait le premier corps qui rentre, de l’eau a coulé dans un tuyau qui a fait du bruit dans le marécage et qui a été mise en relation avec des lumières qui s’éclairent dans la grotte. Il y a aussi des moments dans les partitions où ça vit. Le moment est furtif dans La Mélancolie des dragons : les humains sont attirés derrière les formes noires et il est proposé d’appréhender à ce moment-là ce que pourrait être un théâtre sans humain. Mais on ne s’y arrête pas, on traverse l’hypothèse. Je n’aime pas m’arrêter. Une fois que le spectateur a décodé une situation, je m’y intéresse moins et je passe à autre chose. Moi-même, je suis passé à autre chose dans mon laboratoire de chimiste-metteur en scène : je vois que l’expérience marche, je passe à une autre. Quand je m’éternise, je me sens trop rempli de sacré et l’image peut commencer à trop produire. L’image n’a de sens que si on prend le temps de la décoder, de la mettre en place, de la détruire. On la prend en amont, on la voit, on la fait, on la pratique, puis on la démonte. Il y a ces quatre temps.

© Martin Argyroglo 

Swamp Club
Création aux Wiener Festwochen (Vienne) en 2013
© Martin Argyroglo

On voit cette expérience dans La Nuit des taupes : quand les taupes entrent, elles mettent vingt minutes à casser leur boîte théâtrale. Cette boîte ne va pas être la pièce principale de la nuit des taupes. Après, on la range sur le côté. L’œil du spectateur est amené à considérer que cet élément a été évacué. Puis on passe à autre chose et on va ailleurs dans le paysage. De la même manière, lorsque la voiture est en panne, on la pousse sur le côté et on relibère un morceau de forêt. On est dans des décors uniques qui n’arrêtent pas de bouger par intervention humaine ; il n’y a jamais de magie ni de machinerie. Une tortue va rarement bouger seule le décor de son aquarium. Ça va être toujours du travail de bouger les éléments, de les réagencer : cela fait partie de la poésie du faire de se réorganiser son monde. On est ému, on commence à sourire quand les acteurs ont fait le bon agencement, jouant avec une temporalité, des objets, un espace : là se crée l’émotion. Malgré eux.

On parle ici beaucoup de la boîte théâtrale – crever les boîtes, orienter son regard parmi les boîtes… Qu’en est-il du plein air ? As-tu aussi fait du théâtre de plein air ? Tes séries de photos ? Envisagerais-tu de monter un spectacle avec une action en plein air ? Un théâtre de verdure ? Une présence physique d’une vraie nature et pas d’une nature reconstituée telle que la mousse pour la neige de La Mélancolie des dragons ?

Oui, ça a eu lieu en Bourgogne en 2004 et au Bois de Vincennes la même année. La valeur ou la pure beauté de la nature était recadrée par le théâtre. C’est la même chose de travailler dans une boîte ou dans la vraie nature, sauf que dehors, c’est toujours plus compliqué de partir en tournée. Écrire pour la nature, c’est accepter l’aléatoire total. Les déplacements et les conditions de production sont modifiés. Les grandes expériences mythiques, Bob Wilson en Iran ou le Mahabharata de Peter Brook, sont des expériences uniques. À l’extérieur, il y a plus de hasard, plus de mouvement, de l’air, des animaux, de la chaleur, du froid. Des sensations plus difficiles à imiter au théâtre. C’est puissant, mais ce sont d’autres éléments : tu peux remuer de la vraie terre. La carrière Boulbon est forte, mais elle implique une réadaptation du spectacle quand il part en tournée dans des boîtes noires la saison suivante.

La lune, quand elle apparaît dans la carrière Boulbon, en vrai, doit-elle être prise en compte dans la dramaturgie ?

Il faut laisser vivre l’endroit vrai et l’endroit faux : laisser une plante verte et dire au spectateur qu’elle est réelle, mais aussi mettre une plante en plastique et dire qu’elle est en plastique. Une fois que le spectateur a compris cela, on est plus libre pour l’emmener. Dans les deux cas, que ce soit naturel ou artificiel, il faut prendre le temps de les laisser exister, c’est un rapport au temps. Si on commence à déambuler, on n’est plus responsable du cadrage. C’est un autre monde qui commence. Car on ne contrôle plus la vision. Les autres expériences nommées Bivouac étaient des expéditions, il s’agissait de faire des tableaux vivants. Avec le public inclus, vivant le plaisir d’être immortalisé dans un endroit où l’on dit : « Oh ! C’est si beau ! J’y étais ! Quelle beauté cette forêt ! » J’avais envie d’emmener les gens dans un rituel simple : trouver un endroit beau ensemble. Ce qui diffère totalement d’une expérience collective qui a lieu au troisième sous-sol de Beaubourg, près des parkings de voiture. Quand on se sent seul face à un spectacle, en général, c’est mauvais signe. On se sent toujours un peu déprimé. Tu as besoin d’une puissance de spectres et d’autres âmes qui ne pensent pas la même chose. Le théâtre, ça se travaille. Ça se travaille avec du monde, avec des gens qui n’ont pas les mêmes références, avec cette vague de réactions, d’attente, d’ennui, d’humour que produit cette assemblée face à ce que tu as écrit pour eux.

Pour finir sur la question de l’espace, je voulais te parler du théâtre de Tarbes, situé au milieu du parking d’un centre Leclerc, en face de la chaîne des Pyrénées. Tu t’es inspiré d’une des grottes dans les Pyrénées. L’as-tu pensée en rapport à cette grotte que représente ce théâtre à l’intérieur du centre commercial ?

Pas tout à fait. Comme souvent, on est toujours en voyage quand on fait ce métier, et on a parfois une demi-journée de libre. Par exemple, quand j’étais en Islande pour un spectacle, ça m’a donné des idées pour La Mélancolie des dragons. La grotte m’est venue à Tarbes, car j’y étais invité avec mon marais. J’avais un jour à tuer, je suis alors allé visiter un vrai gouffre. Si l’anecdote n’est pas vraie, il est toujours terrifiant de reconstituer la rêverie dans des boîtes noires. C’est violent, une cage de scène. On a inventé le white cube pour repartir d’une neutralité. La boîte noire, en plus, n’est pas souvent totalement noire : il y a beaucoup de bouts de métal qui dépassent, des grillages qui renvoient à un imaginaire industriel ou de la mine. On dit en plus « cage » – pour reprendre un vocabulaire animal. Rares sont les théâtres où ça respire la beauté des lieux. On s’extasie du théâtre du peuple de Bussang, mais c’est quasiment unique ! Ce n’est pas le plancher et les matières nobles d’autrefois. Ça ne respire pas la beauté des sols. Au théâtre, le noir devient la figure du neutre, couleur du masquage, du contraste. L’art contemporain a choisi le blanc, le théâtre, le noir, pour être tranquille au niveau sonore – pour avoir une qualité de silence, ce qui diffère des musées qui sont des excroissances.

Y a-t-il une tension dans le fait de faire du théâtre dans ces boîtes noires ?

Il s’agit d’importer de la nature là-dedans. Je me suis nourri des spectacles de Pina Bausch : ce sont des questions de paysage. Comment habitent les gens ? Son principe d’écriture était un dogme : elle se nourrissait de ses voyages. Je fais un voyage : je fais un spectacle. Je prends : je prélève. Ce rapport de théâtre terrarium est très fort chez Pina Bausch. Et puis après, il y a les grandes mises en scènes de Matthias Langhoff et d’André Engel – j’en ai vu certaines, mais elles sont souvent citées par les revues de théâtre –, ce sont des scénographes qui ont abordé les matériaux, qui ont transposé une nature sur scène. Cela crée une poésie immédiate ; c’est une nature qui n’apparaît pas designée comme les horribles décors que l’on a vus dans les années 1980 dans des scénographies faussement inspirées de l’art moderne. C’est très loin des scénographies métaphoriques, d’un couloir en perspective, d’une lame qui pend pour montrer le danger, la scission noire et blanc par une grande toile peinte, le sang dont la couleur est utilisée pour la couleur du mobilier. La coquille de noix agrandie pour un Strindberg comme si on était dans un cerveau. C’est un domaine qui m’intéresse fortement : la puissance de la scénographie dans l’écriture scénique, dans la mise en scène, et le total contrôle du metteur en scène sur la scénographie. Le premier artiste qui monte un texte est le scénographe : dans quel cadre va-t-on dire ces mots ? Je suis venu au théâtre par la scénographie et c’est ce qui m’a fasciné. Intime relation entre les corps de métiers. Je suis dans un rapport de régisseur, pour qu’il y ait de l’organique qui soit en mesure de se déployer, encore des états de surprise. Je ne pourrais pas envoyer des produits en voyage. Une représentation, cela me fait bizarre qu’elle se passe sans moi. Je comprends Claude Régy qui ne lâche pas un soir.

Tu fais partie de l’écologie de ton spectacle, en quelque sorte… Mais étant donné que le répertoire de ta compagnie grossit, comment fais-tu pour être là à chaque reprise, lors de chaque tournée ? N’envisages-tu pas un jour que tes spectacles aient aussi leur propre vie, qu’ils puissent avoir lieu sans ta présence ?

J’éprouve aujourd’hui la nécessité que les spectacles se déroulent avec moi inclus. Je dois y assister et éventuellement, je dois pouvoir intervenir. C’est pour cette raison que mes pièces ne sont pas tout le temps activées : elles suivent des cycles de reprise et de tournée. En ce moment même, j’ai fait le choix de désactiver Swamp club. Par contre, La Nuit des taupes et L’Effet de Serge sont en train de tourner en France et à l’étranger. On pourrait dire que je me donne la possibilité de contrôler mes propres saisons.

Cela va à l’encontre de l’idée qu’à partir du moment où l’œuvre est créée, elle échappe à son créateur et continue ses métamorphoses du côté de sa réception, auprès des spectateurs. Cela va aussi à l’encontre de l’idée que le travail d’un metteur en scène s’arrête à la première représentation. Comme dans un jardin, tu veilles à continuer de cultiver tes plantes, tu les accompagnes dans leur métamorphose.

Je ne cultive en effet pas le produit dérivé pour mes spectacles. Pour cette raison également, je n’éprouve pas le besoin d’éditer le texte de ces spectacles. En cela, ma démarche est à l’opposé de celle de Joël Pommerat. Je crois que j’aime produire des images qui resservent. En tout cas, de l’image qui restera le symbole d’un spectacle. La photo de théâtre ou la photo de performance m’intéresse. Je travaille à produire des instants fugaces qui se mettent en place. Je montre comment une image se construit. La photographie peut saisir ces instants, puisque ce sont des instants, des actions compilées – des tableaux vivants. Il y a une rêverie que procure le fait de consulter les images.

Tes images sont aussi dans des processus de croissance, car d’un spectacle à un autre, il y a des choses qui se boursouflent, qui grandissent.

Je tiens un journal d’expériences : c’est ce qui fait le théâtre laboratoire. Tu archives ce qui est en train de se passer. Les spectacles sont un journal d’expérience. Ils sont construits comme un journal de bord. Dans La Mélancolie des dragons, on dévoile à Isabelle une série d’éléments. On lui explique qu’on va combiner le vent, les bulles et la fumée… Je teste des hypothèses pendant le processus de répétition. Répéter, c’est tester des hypothèses. Comme tu les testes pour toi, il s’agit de reproduire cette poésie pour les spectateurs. Un humain spectateur va assister à une reconstitution d’expériences.

Tu construis donc ta trame narrative au fur et à mesure de tes expériences, par des superpositions d’images et d’hypothèses…

Oui, c’est pour cela que j’aime vraiment quand un spectateur se demande ce qu’il y a derrière la baie vitrée chez Serge. À ce moment-là, je sais que j’ai accroché le spectateur. Ce n’est pas une tension cathartique, c’est autre chose. On n’est pas dans le mystère tragique. On se demande ce qui se passe ; on se situe dans un pacte étonnant avec le spectateur. Est-ce que l’acteur vient réellement d’une cuisine ou d’une forêt ? On entre dans un pacte avec le spectateur qui déjoue l’expérience. Il va peut-être être attentif à une structure simple que je déploie, à savoir la liste des ingrédients. Qu’est-ce qu’il y a derrière la baie ? L’espace de projection du public s’active, commence à travailler, et part en hypothèse individuelle, donc le spectateur est émancipé. Il commence à se dire qu’il aurait pu, lui aussi, se promener à la place d’Isabelle dans la neige, et peut-être ne pas trouver cela si superbe, mais être à sa place. Prendre sa place.

Tu produis des corps, tu présentes des modèles de corps bien particuliers : sensibles à leur environnement, ils ne semblent plus agir en incarnations, porteurs d’un texte, mais sont davantage porteurs de sensations. D’une forme d’interaction avec leur milieu et c’est cela, en fait, que tu proposes : une empathie plus sensitive que psychologique. Tu proposes des expériences sensibles.  

Ce qui m’intéresse chez l’acteur, c’est qu’il est le premier à toucher et à regarder à la place du public. C’est via son regard et ses mouvements que l’on appréhende l’espace de la scène. En tant que public, on doit faire confiance à un acteur. L’acteur est l’interprète d’un espace, d’une thématique, à notre place. Ce transfert-là est assez passionnant. Il porte la responsabilité pour d’autres. On porte beaucoup d’objets dans mon travail ! C’est le pêcheur dans Bruegel, c’est ça. Tu ne t’intéresses pas à Icare qui chute dans le sublime : tu regardes plutôt la personne qui t’aide à entrer dedans.

Comment plonge-t-on dans le paysage de tes spectacles ?

On parlait tout à l’heure de la boulette du début de Big Bang. Elle attire, mais à l’intérieur, c’est un acteur qui transpire dans du plastique. Les acteurs ne sont pas dans une psychologie, ils ont plutôt une liste de choses à faire. On est beaucoup dans le travail sur le plateau. Ils nous font visiter des lieux. Cela me fait penser aux premières images de ceux qui ont marché sur la Lune. C’est à travers eux qu’on a marché sur la Lune. On vit ces nouveaux mondes via des humains. S’ils avaient posé le premier pas en hurlant, on aurait eu une idée toute différente des nouveaux mondes. C’est pour cela – pour l’instant – qu’il est difficile de faire un théâtre purement de cailloux. J’ai besoin de l’humain qui devient le transmetteur avec le public. Si Isabelle dit que c’est beau, elle valide une image qui passe par le langage : elle confirme que l’expérience est une validation pour le spectateur d’une vision du monde. On acte, on décide pour les autres. On joue pour les choses. On n’est pas un humain normal quand on est interprète.Tu donnes des choses à faire à un acteur pour que ces interactions aient lieu. Mais est-ce que tu te réclames d’une certaine « direction d’acteur » même si tu n’as pas recours à une direction psychologique ?

Oui, la direction d’acteur est très forte. J’ai un contrôle total. Leur demander de faire et de refaire. Tout est très précis, tout en écrivant pour leur humanité, leur qualité. Il n’y a que des emprunts gestuels et verbaux à ce qu’ils sont déjà. Je ne leur demande jamais d’être quelqu’un d’autre. Mais tout en partant de ce qu’ils sont, je suis directeur de leur manière d’être. On utilise la nature des acteurs, la nature humaine. C’est pour cela que je trouve très difficile de faire des spectacles où l’on choisit des acteurs, pendant un casting. C’est plutôt des personnes avec qui j’aime lancer un sujet de recherche. C’est aussi un autre thème : la vie collective, être meneur de troupe.

On pourrait parler de l’écologie du théâtre…

La compagnie fonctionne de manière vraiment écologique : j’ai acheté une paire d’enceintes dans La Démangeaison des ailes en 2003 qui est encore dans L’Effet de Serge à Nanterre 15 ans plus tard. Ne pas gâcher, récupérer. Le recyclage, ça n’est pas du tout ingrat. Cela inclut cette expérience sur les matériaux. Un acteur reste hyper intéressant quand il vieillit. De même que la technologie que l’on a achetée pour un précédent spectacle. Le vieillissement de Gaëtan, comme Jean-Pierre Léaud, est une écologie de l’acteur, du vivant. De la même manière que Castellucci avec son travail très en famille, et Mnouchkine avec sa bouffe, ses résidences longues, ou le Théâtre du Radeau : pas mal d’expériences théâtrales qui ont duré ont inventé des systèmes de vie commune, après Eugenio Barba qui le théorise – où le fait de théoriser ensemble et de vivre ensemble devient un dogme. L’écologie se situait dans le plaisir pour moi : tiens, il y a une voiture en panne dans La Mélancolie des dragons. Dans le monde inversé de Big Bang, elle est encore là. Je me mets à m’attacher aux objets autant qu’aux personnes. J’ai beaucoup d’empathie. Je suis heureux d’avoir eu un théâtre, car cela m’a permis de faire revivre des éléments : d’avoir rappelé des décors comme des amis. Par exemple, quand la cabine du Swamp club était dans le hall de Nanterre… Dans le Théâtre des négociations, c’était extraordinaire… Refaire surgir des spectacles qui ont créé de la correspondance ou de la connivence entre humains. C’est l’art qui active aussi des constellations. Les objets font partie de cette famille, de cette écologie. Apparemment, la fumée est devenue un best-seller : au début, je la citais comme un élément de la société du spectacle, avec une sorte d’ironie sur la croyance dans la brume, pour me moquer des metteurs en scène très sacrés. La fumée prend un sens d’une beauté magique. La notion d’effet ou de magie est aussi importante. Transformer un objet banal, l’éclairer autrement, le faire fumer, lui faire diffuser une musique, le rendre sublime, un peu. Dans L’Effet de Serge, ce que manipule Gaëtan : une boîte en carton, une symphonie de Haydn, c’est leur combinaison qui les rend sublimes. Un sublime écologique, qui se fait avec peu.

Nous voulions t’interroger sur la dimension politique de ton travail. Politique est un grand mot. On pourrait croire que faire un théâtre de la nature permet de botter en touche – car on annonce d’emblée qu’on ne va pas faire du théâtre brechtien, qu’il ne va pas y avoir de la lutte des classes… De plus, quand tu évoques la magie, le sublime, l’empathie qui est le contraire de la distanciation, on pourrait croire que le théâtre écologique échappe à la politique. Mais parler de nature est évidemment politique aujourd’hui. Si quelqu’un te posait la question : est-ce que tu fais un théâtre politique, que lui répondrais-tu ?  

C’est quelque chose que je n’ai pas mis en théorie. C’est vrai que c’était très intuitif. La dimension politique que je développe ne réduit pas l’humain à être guidé par des chefs, mais à faire son propre voyage, son chemin. On est repartis en forêt. Si on ne se laisse pas vivre différentes hypothèses, on n’arrivera pas à trouver sa voie. On est dans une politique hyper-réductrice qui nous impose des valeurs dans lesquelles il faut croire. Quelle écologie est durable ? Quelle éducation est durable ? Dans l’art, on a cette chance de pouvoir trouver d’autres hypothèses de mondes possibles. C’est géant et dérisoirement petit. Le théâtre d’acte et de profération, je m’en méfie. C’est en partie pour cela que je me suis détourné du théâtre de texte, de profération, de la manière dont un acteur m’attaque quand je suis dans un fauteuil – j’ai voulu utiliser un autre chemin. J’ai fait du théâtre contre ce que je voyais à l’époque. En tout cas, un autre chemin. La planète de plus est diverse. La politique est déjà dans le fait d’être artiste en étant singulier, de développer une singularité, de donner envie au spectateur de déployer ses croyances. Quand quelqu’un me dit, après avoir vu L’Effet de Serge, qu’il a envie de faire des spectacles dans son appartement, je me sens comme un parti politique d’une puissance extraordinaire ! La fiction a créé quelque chose dans la vie réelle. La position de cette voiture en panne dit quelque chose de cette société de consommation délabrée. Les espaces scéniques sont pollués – on cohabite avec des poubelles, des tuyauteries. L’art cohabite avec la terreur ou la catastrophe possible.

Tu ne veux pas être critique face à la catastrophe, la dénoncer. C’est plutôt : il y a la voiture en panne, et la forêt sublime derrière. La politique tient-elle dans la combinaison ?

La Nuit des taupes est la pièce la plus noire, la plus sombre. Car les taupes sont fatiguées. Elles ont une place à se faire pour habiter ce décor de bois et de plastique. Sombre, car elle propose une hypothèse de jeu plus réduite. Le projet Caveland, c’est porter attention à un paysage tombé en désuétude. Redonner de la chance à des zones sensibles, non critiques. La taupe est un animal nuisible, dévoyé. Ça m’intéresse de porter à la scène des animaux nuisibles, des artistes soi-disant amateurs, Isabelle soi-disant pas actrice. Valoriser une plaque de Ba13 achetée à Castorama, de la mousse de Leroy Merlin. Comment s’intéresser à la taupe, aux sous-sols : prendre conscience qu’on doit cohabiter avec les non-humains et faire confiance à d’autres que soi. Plus les paysages sont artificiels dans mes spectacles, plus on va prendre conscience de la nature quand on s’y trouvera. C’est un révélateur.

 

Pour citer ce document

Philippe Quesne, « C’est la cohabitation humain/non-humain qui m’intéresse », entretien réalisé par Frédérique Aït-Touati et Flore Garcin-Marrou, thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/06/02/cest-la-cohabitation-humain-non-humain-qui-minteresse/

 

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