Le Théâtre des négociations,
un laboratoire à ciel ouvert

Le théâtre saisi par le collectif


 

Comment inclure le public dans la négociation, lui permettre de la voir, de l’entendre, et peut-être d’y participer ? La réponse à cette gageure dramaturgique et scénographique fut d’opérer une transformation profonde de tous les espaces du théâtre. Pour le directeur technique des Amandiers, Michaël Petit, Le Théâtre des négociations est « l’une des expériences théâtrales les plus bouleversantes et transformatrices de l’espace théâtral » qu’il ait connues. En préparant le théâtre à accueillir un événement inédit, c’est une transformation en profondeur du lieu qui s’est opérée : installation d’un réseau internet rapide, transformation des accès (terrassement, sécurisation des accès nouveaux), signalétique renouvelée, changement de l’équipe de restauration (l’équipe de cuisine recrutée pour Le Théâtre des négociations, travaillant avec des produits locaux, est toujours en place quatre ans plus tard), investissement de l’équipe technique… L’expérience du Théâtre des négociations est aussi celle de la métamorphose d’un lieu saisi par un collectif.

 

La transformation de l’espace du théâtre

 

Le théâtre, comme lieu et comme institution, s’est prêté à la création d’une situation expérimentale au prix d’un investissement considérable de toute l’équipe artistique et technique, et d’un profond bouleversement de tous ses espaces. Avec les architectes allemands du groupe Raumlabor, nous avons imaginé comment rendre vivable (voire « durable », sustainable), la vie de plusieurs centaines de personnes dans un théâtre pendant une semaine : il s’agissait de rendre possible la cohabitation de deux cents délégués-étudiants et de plusieurs milliers de spectateurs dans un lieu public, favoriser une fluidité des mouvements et des circulations, permettre l’observation des négociations par des gens n’en faisant pas partie, prendre soin des négociateurs et des visiteurs (alimentation, lieux de vie, moyens de communication, espaces de détente) – penser, en somme, l’écologie des négociations.

Il s’agissait, en outre, de concevoir des espaces de négociations pour des groupes de différentes tailles : pour les séances plénières (2 à 300 personnes), pour les groupes de contact (30 à 50 personnes), et pour des discussions, parfois confidentielles, en petits groupes. Surtout, les architectes avaient pour mission de modifier la scénographie habituelle des négociations afin de la rendre moins statique et frontale. Leur étaient confiées enfin les questions liées aux déplacements, à la sécurité, mais aussi aux conditions matérielles des négociations : quels meubles, quelles tables, quelles chaises ? La table des négociations doit-elle être ronde ou carrée ? Ils ont répondu en imaginant des pentagones irréguliers : cinq côtés pour les cinq membres de chaque délégation. La plupart de ces tables, recouvertes de Velléda blanc, servaient en outre de tableaux, d’affiches, de panneaux, et, filmées par des caméras zénithales, donnaient à voir en temps réel l’évolution des alliances [fig. 8 et fig. 9].

 

© Raumlabor

[fig. 8] Les tables des négociations par le collectif Raumlabor.
© Raumlabor

[fig. 9] Négociations dans la salle transformable.
© Martin Argyroglo

Visitons-les ensemble, ces espaces, en suivant le sens de la visite, car nous avions très tôt souligné l’importance de dessiner des parcours pour les spectateurs, de ne pas les laisser se perdre dans le théâtre des négociations, qui, même ouvert, pouvait rester totalement opaque. Une transformation spectaculaire, mais superficielle et provisoire, apparaît dès le parvis du théâtre : le nom du Théâtre des Amandiers est barré et remplacé par Théâtre des négociations. Reflétant nos débats et discussions autour du titre, MAKE IT WORK est inscrit en lettres monumentales à l’arrière du théâtre, sur un bâtiment rectangulaire gris aux allures de hangar d’usine (en réalité, la salle transformable des Amandiers). Pour jouer encore davantage avec la référence, les architectes de Raumlabor ont placé une cheminée gonflable avec fausse fumée sur le toit.

C’est une transformation beaucoup plus profonde, celle des accès et des circulations, qui frappe ensuite le visiteur. L’entrée se fait désormais par le parc André Malraux, en contournant le théâtre ou en empruntant un nouvel accès ouvert dans le parc, qui permet d’arriver au théâtre par une passerelle qui surplombe le théâtre de verdure (et le bâtiment marqué par le lettrage monumental MAKE IT WORK). On passe ensuite par un escalier qui plonge directement dans les entrailles du théâtre, dans la petite salle appelée le Planétarium, en réalité un véritable planétarium conçu à l’origine pour projeter des images sur un dôme (dôme qui était dissimulé par des velums depuis plusieurs dizaines d’années, dégagé pour l’occasion et transformé en salle de projection pour accueillir les spectateurs) [fig. 10].

 

© Frédérique Aït-Touati

[fig. 10] Le Planétarium des Amandiers transformé en sas d’entrée.
© Frédérique Aït-Touati

On débouche ensuite dans un sas où des ressources vidéo et documentaires sont disponibles, puis dans une autre salle (la salle de répétition), recouverte de fausse neige, celle d’un spectacle de Philippe Quesne, La Mélancolie des dragons ; cette salle de répétition est devenue pour l’occasion salle de repos et de projection [fig. 11]. C’est l’une des caractéristiques notables de ce projet collectif : Philippe Quesne y a apporté, recyclé littéralement, de nombreux éléments de décor de ses spectacles. Dans les ateliers du théâtre, transformés en lieux de réunions informelles et secrètes pour les négociateurs qui voudraient s’isoler, le metteur en scène a installé une étendue d’eau, des canots gonflables, des chaises longues et un soleil froid obscurci par une brume permanente : on reconnaît le décor du spectacle Big Bang [fig. 12]. Dans la grande salle, c’est celui de Swamp Club qui occupe une partie des gradins et sert de régie générale [fig. 13].

 

© Martin Argyroglo

[fig. 11] La salle de répétition recouverte de la neige de La Mélancolie des dragons, transformée en salle de projection le jour, en dortoir pour les négociateurs la nuit.
© Martin Argyroglo

© Martin Argyroglo

[fig. 12] Négociation dans les ateliers du théâtre, dans le décor de Big Bang de Philippe Quesne.
© Martin Argyroglo

© Frédérique Aït-Touati

[fig. 13] Vestiges de Swamp club dans la grande salle.
© Frédérique Aït-Touati

Sur scène, un autre gradin fait face au premier. On emprunte ensuite un escalier qui débouche dans le grand hall des Amandiers en guise d’agora, avec cinq tribunes en bois conçues par Olivier Vadrot sur des plans du Corbusier, qui servent de point de rencontre et de discussion. Selon les étapes d’une dramaturgie rythmant toute une semaine, les négociateurs ont occupé les gradins de la salle ou ceux de la scène, mais aussi bien les bureaux de l’administration, les loges, les ateliers ou l’espace totalement dégagé de la salle transformable, dont le mur escamotable était grand ouvert sur le théâtre de verdure. Voilà qui signale, très littéralement, que la boîte noire des négociations pouvait, et devait, être ouverte au plus large public. De fait, l’un des points d’observation privilégié du public était un balcon situé au-dessus de cette salle, d’où l’on avait une vue sur l’intégralité des négociations sans pour autant déranger les débats. C’est ainsi l’intégralité des espaces du théâtre qui a été rendue accessible aux deux cents étudiants négociateurs et au public [diaporama].

 

 

 

Que conclure de cette scénographie déployée à l’échelle de tout un théâtre ? En activant tous les espaces simultanément et non plus seulement le plateau d’une salle spécifique, on fait exploser l’unité visuelle de la scène, on rend impossible l’appréhension totalisante de ce qui se passe. L’histoire de la scénographie nous rappelle que cette unité visuelle à laquelle nous sommes accoutumés est en réalité le résultat d’une mutation profonde du décor théâtral au début du XVIIe siècle, époque où l’on est passé d’une étendue discontinue et hétérogène (la représentation de plusieurs lieux sur une même scène ou décor simultané, héritée des mystères médiévaux) à une étendue continue et homogène (le décor unifié ou avec des changements alternatifs). L’unité visuelle, ou « feinte », ne représente plus qu’un seul lieu : le « palais à volonté » montrant l’intérieur, ou le seuil indéterminé d’un palais. Dans Le Théâtre des négociations, en revanche, tout est diffracté, la place du spectateur n’est pas définie autrement que par un parcours potentiel (mais non systématique), le lieu de l’action est démultiplié, à l’inverse d’une scénographie classique qui concentre le regard et le réel. La démultiplication des lieux d’action à l’intérieur du bâtiment, lui-même multiple et vaste, rendait nécessaire le parcours, la déambulation, et interdisait toute appréhension totalisante de ce qui s’y déroulait. Tel était le sens de ce titre – Théâtre des négociations – qui soulignait le passage nécessaire de la scène au bâtiment, de la scénographie à l’architecture (il est significatif à cet égard que le projet ait été confié à des architectes, capables d’appréhender l’espace multiple d’un bâtiment, plutôt qu’à un scénographe), et la transformation du régime spatial et scopique qui en découlait : espace multiscalaire, regard non unifié.

 

La transformation des rôles et la fabrique de l’œuvre collective

 

Au-delà de la transformation profonde des espaces du théâtre, une transformation radicale des fonctions et des rôles s’est opérée. C’est là une seconde conséquence notable de l’expérience. Tout se passe comme si la question de l’urgence climatique, et plus largement de l’anthropocène, obligeait ou permettait de repenser certaines pratiques et habitudes du théâtre, et notamment la distribution des rôles et des fonctions, et, par suite, les hiérarchies implicites. Contrairement à une production contemporaine qui comprend généralement un metteur en scène, parfois un dramaturge, un scénographe et plusieurs acteurs, nous avions affaire à une dizaine de metteurs en scène, une quinzaine de scénographes, au moins trente dramaturges et plus de 200 acteurs – à l’évidence, ces catégories ne sont plus pertinentes ici. Nous devions penser non pas un plateau mais tous les espaces d’un vaste théâtre, escaliers, coursives, jardins, loges, bureaux, ateliers de construction et salles de répétition compris. Cette dissolution des rôles classiques me semble être une question centrale de la production artistique aujourd’hui, et se pose singulièrement dans le cas d’une œuvre autour de l’écologie. Comme si le fait de faire œuvre sur la question des communs engageait un autre rapport à la notion d’auteur : on ne peut plus occuper de la même manière la posture d’auteur lorsqu’on prétend parler du collectif par le collectif.

La conception même du travail de mise en scène s’en trouve modifiée : il est non seulement dilué et distribué, mais surtout, il ne consiste plus à créer une action scénique selon le développement d’une dramaturgie conçue à l’avance et actualisée par des interprètes ayant répété et intégré leur rôle. Il s’agit de mettre en place les conditions de possibilité d’une expérience en grande partie improvisée, qui va se dérouler dans un temps donné et un espace préparé. Les visiteurs sont dans un théâtre mais ne sont plus au spectacle ; ils sont plongés dans un forum où des hommes et des femmes prennent la parole sans jouer un texte (ils et elles sont les auteurs des énoncés qu’ils vont prononcer, et ces énoncés proviennent d’une situation politique, économique et écologique partagée), mais en tenant un rôle. L’issue de la performance, dès lors, reste incertaine, et une fois le processus lancé, les concepteurs de l’expérience ne maîtrisent plus qu’une seule donnée : le jour et l’heure de sa fin.

 

 

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