La beauté dans les interstices

Entretien réalisé par Pénélope Dechaufour

 

Les Indes galantes
Mise en scène de Clément Cogitore
Chorégraphie de Bintou Dembélé
Direction musicale de Leonardo García Alarcón
Création à l’Opéra Bastille en septembre 2019
© Little Shao

 

Titulaire d’un doctorat en civilisations du monde anglophone sur la Nation d’Islam afro-américaine et le rastafarisme jamaïcain, Maboula Soumahoro est aujourd’hui spécialiste en études états-uniennes, africaines-américaines, africaines et de la diaspora noire/africaine. Maîtresse de conférences à l’Université de Tours, elle a également étudié et enseigné au sein de nombreux autres établissements scolaires et pénitentiaires en France et aux États-Unis : Bennington College, Columbia University (New York et Paris) et Barnard College, Bard Prison Initiative, Stanford University (Paris), Sciences Po (Paris et Reims), les prisons de Bois-d’Arcy, Villepinte (quartier des mineurs) et Fresnes. De 2013 à 2016, Maboula Soumahoro a été membre du Comité National pour l’Histoire et la Mémoire de l’Esclavage (CNMHE). Depuis 2013, elle préside l’association Black History Month (BHM), dédiée à la célébration de l’histoire et des cultures du monde noir. Elle est notamment l’autrice du Triangle et l’Hexagone : réflexions sur une identité noire (La Découverte, 2020) traduit en anglais sous le titre Black is the Journey, Africana the Name (Polity, 2021), un ouvrage qui a reçu la mention spéciale du Prix Littéraire Fetkann ! Maryse Condé en 2020. Figure incontournable des mouvements afrodescendants, afropéens et afroféministes français, elle est régulièrement invitée par les médias à s’exprimer sur ces questions qui l’animent de longue date, d’où sa relation privilégiée avec Bintou Dembélé. Maboula Soumahoro est intervenue dans le cadre de la formation DÉTER ! organisée par la chorégraphe pendant le processus de création des Indes galantes mais a aussi contribué au programme édité pour l’occasion par l’Opéra national de Paris. La chercheuse revient ici sur sa perception du spectacle et les perspectives de la réception de ce dernier dans les milieux militants afropéens.

 

Maboula Soumahoro, vous avez pu voir récemment la version des Indes galantes proposée à l’Opéra Bastille par Clément Cogitore et Bintou Dembélé. Qu’en avez-vous pensé au regard des problématiques de recherche qui sont les vôtres ?

Peut-être que je pourrais commencer par dire que je n’ai pas la culture de l’opéra ou de l’opéra-ballet, ni en termes personnels, ni dans le cadre de mes recherches scientifiques. Je n’avais, par exemple, jamais été à l’Opéra Bastille auparavant. En revanche, je connais le hip-hop et je connais la danse hip-hop. J’ai moi-même dansé quand j’étais plus jeune et c’est par ce biais-là que j’ai rencontré Bintou Dembélé. Quand elle m’a approchée pour son projet, j’ai été frappée de me rendre compte que nous n’avions pas du tout la même approche des questions que posait le projet. Je sais que pour Bintou Dembélé, il est vraiment important de s’immiscer dans les institutions pour les transformer de l’intérieur. C’est une démarche que je respecte. J’ai, pour ma part, un positionnement différent car je ne suis pas certaine qu’on puisse réellement réformer les institutions à ce niveau. J’ai l’impression qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours une absorption des formes que l’on tente d’institutionnaliser et qui finissent par être toujours plus ou moins vidées de leur sens premier. Néanmoins, je respecte la démarche de Bintou Dembélé et c’est la raison pour laquelle j’ai accepté d’intervenir dans le cadre des ateliers de formation qu’elle a mis en place au moment du processus de création[1]. Cette prise en charge globale destinée aux danseurs et aux danseuses me paraissait fondamentale et cela témoigne de la conscience aiguë des enjeux d’une telle entrée dans les institutions. Le combat qui a été celui de Bintou Dembélé pour l’obtention des financements et du temps nécessaire à mettre en place ce cycle de formations autour d’aspects juridiques, historiques, culturels, est important et assure une certaine forme de protection vis-à-vis de ces artistes. Sur la base des discussions que j’ai eues avec elle au fil des années, je peux témoigner du fait qu’elle a grandement conscience de ce qu’ont traversé les précédentes générations de danseurs et danseuses hip-hop qui ont été exploités et ont perdu nombre de leurs illusions parce qu’ils n’ont pas pu pérenniser la place qu’ils ont occupée à un moment donné dans les institutions. En ce sens, Bintou Dembélé est une figure exceptionnelle car c’est l’une des rares qui a su professionnaliser sa pratique jusqu’à nos jours. Donc, je dirais que dans un premier temps, j’ai trouvé la démarche intéressante. Ensuite, j’ai commencé à lire des choses sur Les Indes galantes et, bien sûr, j’ai trouvé cette pièce problématique. On y retrouve toutes les questions fondamentales et communes du racisme, les stéréotypes, l’exotisme, le flou autour de l’ailleurs (les Indes, c’est l’Amérique, mais aussi la Turquie etc.).

En découvrant cet opéra-ballet, y avez-vous perçu une dimension ironique tant les problématiques raciales peuvent justement y être abordées d’une manière qui nous paraît aujourd’hui très naïve ?

J’ai effectivement lu des documents qui évoquaient la possibilité d’un registre ironique dans ce spectacle mais pour avoir lu le livret, non, ce n’est pas une chose que j’ai pu percevoir. Mais je ne suis pas spécialiste. Dans le cadre de la galanterie[2], je me suis néanmoins intéressée aux « Indes » et cela m’a renvoyée à l’erreur première de Christophe Colomb[3]. Que signifie alors cette erreur en termes de production et de circulation des savoirs jusqu’à aujourd’hui ? De nos jours, on parle encore de « West Indies » ou d’« Indes occidentales »… Comment cette erreur a-t-elle modelé un imaginaire qui perdure ? Dans le cadre de l’atelier que j’ai pris en charge, j’ai voulu qu’avec les danseurs et les danseuses, on se demande comment danser, une fois que l’on sait tout cela – et qu’en tant que danseurs, danseuses, on est supposé incarner les « sauvages ». Dans la culture hip-hop, la question de la représentation est essentielle[4]. C’est pourquoi je voulais qu’ils se questionnent sur ce qu’ils allaient représenter dans le contexte d’un spectacle comme celui-ci et sur la manière dont ils allaient traduire cette place de « sauvages » avec leur mode d’expression qui est la danse hip-hop. Peut-on se sortir de ce carcan et, si oui, comment ? J’ai assisté à un événement qu’avait organisé Bintou Dembélé aux Ateliers Médicis pendant le processus de création. Elle parlait de son cheminement à travers l’œuvre des Indes galantes en revenant sur les différentes mises en scène de cet opéra-ballet. Elle a évoqué, entre autres, la façon dont on mettait aujourd’hui en scène cette œuvre et comment elle souhaitait amener un contrepoint. Je pense, par exemple, à la version des Arts florissants[5]. Pour résumer, l’idée était pour elle qu’après cette version krump, on ne joue plus jamais les Indes galantes en blackface. C’était cela qui était au cœur de sa démarche : elle se situait donc davantage du côté de la réception contemporaine de cet opéra que des enjeux de son livret à l’origine.

Et qu’avez-vous pensé du résultat en voyant le spectacle ?

Je dois dire que je n’ai pas aimé l’opéra-ballet dans l’absolu. J’ai trouvé la musique et les voix très belles, mais je ne me suis pas sentie touchée. J’ai eu le sentiment de ne pas avoir tous les codes pour pouvoir pleinement apprécier et comprendre. Mais je me dis que si on place quelqu’un qui n’est pas habitué à la culture du sound système[6] dans un sound système, il y a fort à parier qu’il ne comprenne pas ce qui se passe… Pourquoi le DJ remet-il dix fois le même morceau ? Pourquoi un morceau s’arrête-t-il brutalement ? En revanche, j’ai davantage été touchée en voyant le spectacle qu’en découvrant le court-métrage. Pour moi, l’aboutissement de ce spectacle sur la scène de l’Opéra Bastille revêt un sens très fort. En découvrant le court-métrage, j’ai d’abord été agacée par la récurrence de l’association entre l’esthétique hip-hop et la culture classique. J’ai toujours pensé que cette association ne fonctionnait pas car, dans ces montages, la culture classique, le répertoire institué, donne toujours l’impression de venir sauver le hip-hop, de lui donner ses lettres de noblesse. Mais quand je vois tout le travail de négociation et d’infiltration qu’il y a derrière la production du spectacle des Indes galantes, là, quelque chose fait sens à mes yeux. La question est sans doute celle de l’adresse. C’est peut-être aussi l’adresse du court-métrage qui a appelé le projet de spectacle car l’objet filmique a été vu et plébiscité par un nouveau public.

Qu’avez-vous perçu de la mise en scène de Clément Cogitore ?

Je l’ai trouvée assez froide, mais j’ai souvent cette impression avec les esthétiques très contemporaines. Cette froideur ne me touche pas. Ses interprétations, ses références au présent, les migrants, les nettoyeurs, j’ai trouvé cela très froid. Je vois où il a voulu se rendre intellectuellement mais, émotionnellement, ça ne me parle pas. En revanche, j’ai adoré les parties où les danseurs et les danseuses interviennent. Pour moi, ce sont à ces endroits qu’il y a de la chaleur, de la vie. J’ai trouvé qu’il y avait même une intensité bien plus grande que dans certains spectacles de Bintou Dembélé que j’ai pu voir par ailleurs. Là où son travail, à la croisée du hip-hop et des recherches historiques, produisait à mon sens une œuvre intellectuelle où la danse ne se déployait pas pleinement, j’ai trouvé que les moments qu’elle avait pris en charge dans Les Indes galantes étaient empreints d’une très grande liberté. C’est comme si le fait même d’avoir eu peu de place permettait de rendre encore plus puissants les moments où la danse s’exprime. D’une certaine façon, c’est ce que raconte le projet en lui-même. Dans Les Indes galantes, Bintou est revenue, selon moi, à l’essence de ce que représentent les danses hip-hop et les pratiques qui leur sont affiliées. En définitive, j’aurais voulu que tout le spectacle soit fait sur ce mode. Qu’on se débarrasse des Indes galantes, cet opéra-ballet…

Finalement, quelle était la pertinence de cette forme hybride ? N’aurait-il pas été préférable de voir enfin une artiste comme Bintou Démbélé programmée seule pour un spectacle de sa création ? Ce n’était pas la première fois qu’il y avait du hip-hop à l’opéra[7]… Vous semblez dire que Bintou a manqué d’espace dans ce spectacle, pourriez-vous développer ?

La pertinence tient évidemment au fait que nous savons et que Bintou Dembélé sait bien qu’elle ne peut être programmée à l’Opéra Bastille, seule, sans passer par ce dispositif de compagnonnage avec un autre artiste. C’était un passage obligé. Pour des artistes comme Bintou Dembélé, il faut encore et toujours entrer par la petite porte. Cela pose aussi la question de la possibilité de produire un geste créateur totalement affranchi du regard – quel qu’il soit – que portent les institutions, totalement affranchi des structures elles-mêmes. C’est la raison pour laquelle je m’interrogeais, dans le cadre de la formation avec les danseurs et danseuses, sur les moyens de sortir du carcan de la représentation de la figure du « sauvage » quand, en tant qu’artiste hip-hop, on doit représenter cette figure. Dans un tel contexte, notre échappatoire, c’est notre choix. Celui de Bintou Dembélé, c’est le choix du combat pour la reconnaissance des danses hip-hop dans le circuit institutionnel et professionnel du spectacle vivant. Donc forcément, elle doit négocier avec le fait d’être coincée dans un certain regard, d’être aux prises avec le système et sa structure. Quand on entre dans la dynamique des horizons d’attente, on est déjà réprimé d’une façon ou d’une autre, c’est déjà une atteinte à sa liberté que de devoir être en relation avec ce système. Mais qu’est-il possible de faire sans ce regard, sans cette structure ? Pour une énième fois, on a vu un peu de hip-hop dans un spectacle mis en scène par quelqu’un d’autre. Mais la victoire pour moi, c’est la qualité de ce qu’elle a produit. La force et la beauté des parties dansées. Le reste fait bien sûr partie des combats que nous menons… Malgré tout cela, de quoi a-t-on parlé dans les critiques ? Qu’est-ce qui a sauvé le spectacle ? C’est la danse…  Donc ça reste une victoire.

L’Opéra de Paris a beaucoup axé sa communication sur la réappropriation d’un opéra-ballet « colonial » dans la perspective des démarches actuelles en vue de la « décolonisation » de et par les arts. Avez-vous le sentiment que le spectacle atteint son but ? N’y aurait-il pas eu une forme d’instrumentalisation du discours décolonial ? N’est-il pas surprenant que les moments dansés aient finalement été minoritaires alors même qu’il s’agit originellement d’un opéra-ballet ? Le fait de prétendre déconstruire un objet par la danse hip-hop en réduisant la part qui lui est réservée n’est-il pas embarrassant ? On peut aussi évoquer la position problématique que l’on a fait prendre aux danseurs et aux danseuses par moments, en les mobilisant comme manutentionnaires pour déplacer des éléments de décor ou en en faisant des personnages de balayeurs ou de migrants comme vous l’évoquiez tout à l’heure…

Je suis d’accord avec vous. Pour moi, il y a plusieurs façons d’aborder les choses. Déjà, on peut dire que Bintou Dembélé n’est pas à sa place dans ce dispositif. On lui « accorde » finalement un peu de place. Sans doute en était-elle consciente dès le départ et avait-elle bien perçu tout cela comme faisant partie de ce fameux « passage obligé ». Et la victoire réside dans le fait de réussir à produire, dans ces petits interstices, autant de beauté. C’est le début de quelque chose, une entrée. Après, bien évidemment, l’Opéra de Paris n’a rien décolonisé du tout pour toutes les raisons que vous venez notamment d’évoquer. Personne n’a « pris la Bastille ». En plus, qui a assisté à ce spectacle ? Ça me renvoie encore à la hiérarchisation de la culture. Combien coûtent ces places d’opéra ? Ce sont des questions d’ordre structurel. Dans le spectacle, les moments de danse sont à tel point réussis que c’est par eux qu’une forme de décolonisation s’opère finalement.

Il me semble que ces éléments sont importants à dire et qu’ils ont été peu abordés dans les médias qui ont parlé du spectacle. Certes, le spectacle est une réussite, notamment grâce au travail qu’a pu faire Bintou Dembélé dans les espaces où elle a pu créer, mais des choses problématiques demeurent. L’institution n’a-t-elle justement pas instrumentalisé le travail de la chorégraphe[8] ? Clément Cogitore en proposant un tel parti pris esthétique, a-t-il réellement été en dialogue avec les enjeux du travail de Bintou Dembélé ?

Oui, en voyant le spectacle, on se demande s’il y a eu une véritable collaboration entre l’Opéra, Clément Cogitore et Bintou Dembélé. Il faut le dire de manière claire, c’est évident. Il s’agit de questions profondes. Il y a ce qui se passe sur scène, mais cela ne doit pas occulter ce qui se passe en dehors de la scène et qui concerne des enjeux politiques et institutionnels. Je reviens donc à la question de la formation que j’évoquais plus tôt. Si Bintou Dembélé a mis en place cette formation, c’est bien qu’elle était consciente d’une façon ou d’une autre d’arriver en milieu hostile. Toutes les questions qui concernent les danseurs et les danseuses, leur professionnalisation, ne transparaissent pas sur scène. Comment l’institution va-t-elle utiliser ces danseurs à l’avenir ? Est-ce que ce sera toujours un spectacle de temps en temps ou est-il possible de pérenniser la présence des artistes hip-hop sur des plateaux aussi prestigieux ? Ou bien va-t-on plutôt choisir de capitaliser sur cette illusion d’inclusion et de plus grande ouverture ?

Comment ce spectacle a-t-il été reçu dans la sphère militante ?

Dans le milieu de la danse hip-hop, je ne sais pas, mais ce serait intéressant de savoir quels sont les danseurs du milieu underground qui ont accepté ce projet. Qui a bien voulu être casté ? Qui aurait, au contraire, refusé ? Je pense que certains diraient qu’ils ne souhaitent mener aucun dialogue de quelque sorte que ce soit avec les institutions. Je ne pense pas qu’il faille aller à tout prix dans les institutions, mais je respecte les personnes qui s’inscrivent dans cette dynamique. Cette bataille est tellement difficile que je ne peux que la respecter et trouver cela important quand ça opère. Ensuite, est-ce que cela va donner envie aux gens de se tourner vers ces danses qu’on a ignorées depuis si longtemps ? De manière plus fondamentale, il aurait pu y avoir, dans le spectacle, un partage plus équitable des systèmes (danse, chant et mise en scène). La question de la figure du metteur en scène se pose en ces termes : si je suis Clément Cogitore, aujourd’hui, suis-je prêt à partager ma position, mon pouvoir ? C’est-à-dire à partager le temps, l’espace ? En définitive, combien de temps voit-on de la danse et combien de temps voit-on le reste, alors même qu’il s’agit d’un opéra-ballet où la danse est a priori primordiale ? La question de la danse semble d’ailleurs dissociable de celle des danseurs présents sur scène. Que raconte la présence de ces corps et qu’est-ce que cela signifie dès lors qu’ils sont souvent présents sur la scène sans forcément danser ? On parle bien de corps racisés. Donc schématiquement, peut-être faut-il se demander si, aux yeux du public aujourd’hui, un corps noir qui ne danse pas, danse quand même dès lors qu’il est sur la scène ? À quel moment commence la chorégraphie ? À quel moment commence le mouvement ? Ces questions pourraient nous mener sur la voie d’une réflexion collective sur la notion même de ballet dès lors qu’il inclut certains types de corps.

En observant la façon dont les artistes racisés ont parlé et relayé le spectacle, j’ai justement noté beaucoup d’engouement et de joie autour de l’idée de voir des corps noirs sur cette scène-là, qu’ils y soient enfin visibles et visibilisés.

Je pense que le discours des militants et des militantes n’est pas le même que celui des danseurs et des danseuses. Au début des années 2000, le rappeur Booba a pour la première fois accepté d’aller sur le plateau de la Star Académie. Cela avait provoqué un grand débat dans la scène rap underground. Dans Les Indes galantes, il y a aussi les choix liés au hip-hop qui sont à prendre compte et qui témoignent d’une vision de cette culture. Le fait de mettre du krump[9] et du voguing[10], par exemple, n’est pas anodin car cela renvoie à une vision très élargie de la culture de la danse hip-hop qui, pour d’autres, s’arrête au break[11] ou au popping[12].

Vous avez évoqué l’absorption tout à l’heure : pouvons-nous parler d’une forme d’appropriation de ces cultures hip-hop ? On dirait que non, dans la mesure où il y a Bintou Dembélé dans la production et des danseuses et des danseurs noirs dans le spectacle. Mais ne vous semble-t-il pas qu’il faudrait rendre un peu de sa complexité au débat ?

Souligner la présence de Bintou Dembélé dans la production de ce spectacle pour contourner la question de l’appropriation, c’est d’abord voir son corps. Mais, à un moment, pourra-t-on travailler ces questions sans même avoir « besoin » de corps noirs ? De mon point de vue, ces considérations, même si elles sont importantes, demeurent intellectuelles et abstraites. L’autre pendant, c’est que pour les danseurs et les danseuses du spectacle, il y a concrètement eu des dates, des cachets, et ça c’est tout aussi primordial. Pour elles et eux, cela a été une véritable opportunité. La question de l’appropriation se pose donc, mais elle ne doit pas empêcher ces artistes de travailler, de se produire, de vivre de leur pratique artistique et d’en retirer une certaine reconnaissance. La présence de ces corps-là avec leur parcours et leur trajectoire est aujourd’hui fondamentale, et c’est déjà une nouveauté sur un territoire comme celui de l’Opéra de Paris.

 

Notes

[1] Cette formation associée à la création des Indes galantes était une véritable originalité, voulue par Bintou Dembélé, qui coproduisait le spectacle avec sa compagnie, Rualité. DÉTER ! est une formation-pilote, conçue pour « répondre au besoin de structuration des danseurs », en visant notamment à « renforcer leur professionnalisation à l’occasion de cet événement exceptionnel qui les propulse sur la scène de l’Opéra Bastille » (« Soyez DÉTER pour la Street dance ! », présentation du projet sur le site de collecte visant à compléter son financement).

[2] Sur la notion de galanterie, lire Alain Viala, La France galante. Essai sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008, et La Galanterie, une mythologie française, Paris, Seuil, 2019.

[3] Le 12 octobre 1492, Christophe Colomb débarque en Amérique alors qu’il croit être en Inde.

[4] Outre la question de la représentation du monde (à l’envers, comme quand les danseurs marchent sur les mains et la tête), les esthétiques hip-hop sont construites sur des jeux et une grammaire corporelle empruntant les codes des assignations identitaires pour mieux les détourner, les subvertir, les déconstruire mais surtout pour envisager l’émergence d’un corps glorieux et défaire des aliénations subies au quotidien.

[5] Le spectacle Les Indes galantes a été créé par l’ensemble Les Arts florissants, sous la direction de William Christie et dans une mise en scène d’Andrei Serban en 2003.

[6] Apparue à la fin des années 1940 dans les ghettos de Kingston en Jamaïque, la culture sound system est née de la marginalisation des minorités noires populaires qui n’avaient pas accès aux salles de spectacles et de concerts qui ont alors entrepris de diffuser leur musique dans la rue grâce à un système de sonorisation transportable. Voir Lloyd Bradley, Bass Culture : quand le Reggae était roi, trad. Manuel Rabasse, Paris, Éditions Allia, 2005.

[7] On pense notamment à La Chauve-Souris de Coline Serreau en 2000 avec les Wanted Posse, un spectacle dans lequel dansait justement Ibrahim Dembélé, le frère de Bintou Dembélé. Concernant le projet des Indes galantes, il faut toutefois noter que c’est la première fois que la direction artistique d’un opéra est confiée à une artiste qui n’est pas issue d’un conservatoire classique.

[8] Pour rappel, il s’agissait d’une des dernières productions commandées par Stéphane Lissner avant son départ de la direction de l’Opéra de Paris.

[9] Le krump est une danse née au début des années 2000 dans les banlieues de Los Angeles et appartient à la culture hip-hop.

[10] Le voguing est une danse née dans les années 1970 à New York dans les clubs fréquentés par les homosexuel·les latino- et africains-américains. Ce style de danse s’exporte à Paris dans les années 2010. Les mouvements du voguing sont inspirés des magazines de mode et déploient une grammaire gestuelle spécifiquement codifiée.

[11] Le breakdance est né dans les années 1970 à New-York. Il s’agit d’un type de danse qui se caractérise par sa dimension acrobatique et l’exécution de figures au sol. Des formes similaires apparaissent dès les années 1950 dans certains pays d’Afrique comme au Nigéria. Pratique originellement populaire, les mouvements de break semblent tant être inspirés de pratiques corporelles comme le kung-fu qu’un autre art martial comme la capoeira. A partir de 2024, le breakdance deviendra une discipline olympique.

[12] Le popping est une danse proche de la culture funk qui est née au début des années 1970 sur la côte Ouest des États-Unis dans le sillage d’émissions comme Soul Train. Proche du krump pour ses mouvements syncopés, le popping implique des mouvements entre contraction et décontraction musculaire en rythme.

 

Pour citer ce document

Maboula Soumahoro, « La beauté dans les interstices », entretien réalisé par Pénélope Dechaufour, thaêtre [en ligne], Chantier #6 : Baroque is burning ! (coord. Pénélope Dechaufour et Marine Roussillon), mis en ligne le 7 janvier 2022.

URL :  https://www.thaetre.com/2022/01/07/la-beaute-dans-les-interstices/

 

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