La plus belle et la plus silencieuse des révoltes

Entretien réalisé par Madison Mainwaring

 

L’un des moments les plus mémorables dans Les Indes galantes est le duo de la cantatrice Sabine Devielhe et du danseur Cal Hunt, dans lequel la danse semble incarner les mouvements de la voix et les émotions du chant. C’est après avoir repéré Cal Hunt sur YouTube que Bintou Dembélé l’a invité à rejoindre le projet des Indes galantes. Danseur de flex, un style caractérisé par ses qualités narratives et ses contorsions corporelles, Cal Hunt veut utiliser la danse comme une langue qui rassemble et permet le dialogue, au-delà de toutes les frontières, géographiques et sociales.

 

« Viens, hymen »
Sabine Devieilhe (soprano) et Cal Hunt (danseur)
Les Indes galantes
Mise en scène de Clément Cogitore
Chorégraphie de Bintou Dembélé
Direction musicale de Leonardo García Alarcón
Création à l’Opéra Bastille en septembre 2019

 

« Viens, hymen »
Solo de Cal Hunt chorégraphié par Bintou Dembélé
Édition 2020 du festival Afropolitan à Bozar Bruxelles

 

La plupart des styles de hip-hop sont nés aux États-Unis avant d’arriver en France, où ils se sont depuis développés indépendamment. Que retenez-vous de votre rencontre avec les danses de rue et le hip-hop français ?

Ce qui m’a marqué, c’est cette passion pour la culture. Je viens de New York et, avec les talents qu’on a là-bas, il y a presque une forme d’arrogance. Vous avez déjà regardé quelqu’un au fond des yeux et pensé que la personne en face de vous, quoi qu’elle entreprenne, fera les choses sérieusement ? C’est l’impression que Bintou [Dembélé] m’a faite, sans me parler un mot d’anglais, lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois à l’Opéra Bastille. Elle donnait ses directives en français et je me suis dit que c’était la première fois que je rencontrais quelqu’un comme ça. La différence n’était pas forcément dans le style, parce que le krump, le breakdance, le popping – toutes ces danses, je les connais bien. Mais j’étais frappé de voir des danseurs aussi impliqués : ils s’entraînaient tous les jours, même en dehors des répétitions… Il n’y avait pas de vraiment de jours de repos.

La danse est peut-être la forme d’expression idéale pour surmonter la barrière de la langue.

Je confirme, venant d’un style de danse qui ne compte pas vraiment les temps – le flex n’a jamais marché comme ça parce qu’il est né dans la rue. Je fais partie de la première génération de danseurs à mettre des temps sur la chorégraphie et à l’enseigner comme ça. Donc on commence à peine à compter les temps en anglais. Et là, j’arrive à Paris et je me dis, bon, alors ? Alors : « un, deux, trois, quatre, cinq » !

Les Indes galantes ont enrichi mon rapport à l’autre. C’est vrai qu’on ne parle pas la même langue, mais on peut quand même s’exprimer sans problème et, à force d’allers-retours, on apprend à se connaître. En partageant nos combats, on s’aperçoit qu’on n’est finalement pas si différents les uns des autres. Et s’il n’y a qu’une seule manière de parler de nos luttes, c’est par la danse. Savoir qu’il y a des gens qui ont réussi à s’extirper de leur enfer personnel, qui ont pu s’exprimer, sans violence, à travers la danse – rien que pour ça, ça vaut le coup. On peut raconter des histoires à l’infini sans avoir à les revivre, et il faut continuer à raconter : en racontant, on devient plus fort. Et cette force, les gens la voient quand on est sur scène.

Selon vous, qu’est-ce que le hip-hop américain pourrait apprendre de son équivalent français ?

Les Parisiens ont une vraie ouverture d’esprit. Les Américains pourraient apprendre pas mal de choses de leur capacité à accepter la nouveauté, tenter d’être plus réceptif, ressentir davantage les choses. Je pense qu’aux États-Unis, on perd parfois cette empathie. On est trop dans le confort. Le côté « Land of the Free ». À Paris, on a eu droit à une standing ovation tous les soirs. Aux États-Unis, on a parfois un public assez difficile, sans qu’on comprenne trop pourquoi. J’ai du mal à mettre le doigt dessus, même si je viens de là-bas. On a ce truc entre nous de se dire : « on est ensemble, c’est cool, peu importe… » Mais je pense vraiment qu’ils pourraient apprendre à ressentir un peu plus. Beaucoup plus, en fait.

Je dirais aux danseurs américains d’être plus passionnés. Et puis de sortir de leur quartier. Quand je suis revenu aux États-Unis, je voulais danser encore plus, toucher un maximum de monde. Je suis en train de mettre quelque chose en place avec des grandes figures du hip-hop. Je voudrais qu’il y ait un lieu où tous les styles puissent se rencontrer et dialoguer : un laboratoire d’échanges plutôt qu’une zone où tout le monde est mis en concurrence. Un endroit où on pourrait tranquillement construire quelque chose. Ils ont ça à Paris, je l’ai vu. Les danseurs de krump m’ont invité à une session où il y avait deux-cents danseurs, tous les krumpers du coin. Je leur ai demandé : « Vous avez fait venir tout Paris, ou quoi ? », puis j’ai dit à un de mes collègues : « Il faut qu’on ait ça chez nous », et maintenant, c’est en train de se faire.

La réussite la plus exceptionnelle du hip-hop français semble être sa capacité à faire communauté.

J’ai vu jusqu’où peut aller une culture quand elle est unie. La scène flex de New-York a besoin de se rassembler. Mais en ce moment, c’est plutôt tendu : il y a des gens hyper-négatifs, d’autres qui veulent que rien ne change.

Vous avez décrit la communauté des danseurs de flex comme une maison où on est entassés et où on entend en permanence tout ce que font les autres[1].

Pour certains, c’est difficile. Vous connaissez l’expression « As above, so below » ? En haut, la communauté n’était pas aussi soudée qu’elle aurait dû l’être. Nos maîtres, nos OG [Original Gangsters], n’étaient pas unis. Ils n’avaient pas pour objectif de construire quelque chose qui pourrait durer. Le flex doit faire des dégâts si l’on veut que le monde le reconnaisse vraiment comme un style. Mais je ne vais pas abandonner, parce qu’il y a des jeunes dans tout ça. L’autre jour, un gars de seize ans m’a envoyé un message pour me dire qu’il avait décidé de se mettre au flex en me voyant danser. J’ai lu ça, et je me suis souvenu de mes quinze ans, des heures passées dans la rue à apprendre. Apprendre à monter sur les pointes sur un trottoir en béton. Ce n’était pas un cours de ballet. J’étais dehors. Je me regardais dans les vitres des voitures.

Le flex a été développé assez récemment. Sa transmission doit également continuer à être développée. Quel que soit son destin commercial, ses créateurs doivent faire en sorte qu’il perdure. Cela dit, ce style de danse est de plus en plus reconnu à l’échelle internationale, notamment avec une importante communauté en Russie. L’absence de structuration de ce courant contribue à sa confidentialité. Dans le krump, l’organisation des danseurs est fondée sur celle des gangs. Ils ont une structure. Ils ont des leaders. Pourquoi ne pas prendre modèle sur la structuration du mouvement krump ?

Je ne sais pas s’il existe un code tacite de ce que les danses de rue doivent être, mais la nécessité de leaders s’impose. Je travaille afin de faire prendre conscience de cette nécessité auprès de la communauté de flex à New York. Les danseurs à l’étranger meurent d’envie de venir nous rejoindre ici, à Brooklyn, l’endroit considéré comme la terre natale de notre style.

Pourquoi le flex ?

La danse à l’origine du flex, c’est le bruk up, un style proche du dancehall jamaïcain. J’ai grandi avec. Ma sœur et mes cousins dansaient tous cette espèce de dancehall, et je ne savais pas ce que c’était. Je pensais juste qu’ils étaient dingues. Quand j’ai commencé à me mettre sérieusement au flex, un de mes cousins plus âgé m’a demandé si je dansais le bruk up. Pour moi, c’est lui qui dansait le bruk up. Alors il m’a expliqué que c’était la même chose. Puis il a commencé à me montrer les trucs qu’il faisait et ça m’a vraiment ouvert les yeux. Ce style-là était dans la famille depuis plus longtemps que moi.

Qu’est-ce qui rend le flex si différent des autres styles de hip-hop ?

Chaque fois qu’un danseur de flex commence à danser, il raconte une histoire. Même en battle. Il n’y a pas beaucoup de styles où l’on trouve ce genre d’expressivité. C’est un de mes amis parisiens, un danseur de popping, qui l’explique le mieux. Il m’a dit qu’il adorait le flex parce que, quand on crée un monde avec, on peut y rester. Dès qu’il engage un mouvement, s’il ouvre la porte et qu’il entre, c’est fait. Il n’a plus qu’à continuer à danser. « Vous dessinez la porte, vous mettez une poignée là, vous passez de l’autre côté et montrez que vous êtes au premier étage, vous descendez l’escalier… Vous nous faites voir toute la maison ! » Et c’est vrai, je peux réellement vous donner l’impression que je viens de monter en voiture, que je baisse la capote, que j’ai les cheveux au vent, et puis que je crève un pneu.

Le livret des Indes galantes soulève un certain nombre de difficultés. Le point de vue qu’il développe sur le monde, sur les figures de l’altérité, date du XVIIIe siècle et est souvent choquant. Quand vous avez travaillé votre solo et les autres danses, quelle histoire avez-vous tenté de raconter ? Comment vous êtes-vous servi de cette capacité narrative du flex pour aborder les aspects plus problématiques des Indes galantes ?

Le livret évoque beaucoup de problèmes historiques. Il a fallu que je me renseigne sur ce que disait le livret en français, sur la réalité de l’époque aussi, et que je les accepte. C’est comme ça, je ne peux rien y changer et ce n’est pas mon travail. Ensuite, j’ai dû me dire : « OK, malgré tout ça, je vais raconter mon histoire. » Je peux changer l’avis de quelqu’un. Je peux toucher le cœur de quelqu’un. C’est comme ça que je peux changer le monde.

Quand on m’a parlé de la possibilité d’avoir un solo – je ne savais pas qu’on m’avait appelé pour ça, je pensais juste faire partie du show –, je suis tombé des nues. Mais quand j’ai commencé à lire des choses sur l’intrigue, je me suis rendu compte qu’on m’avait confié un boulot vraiment important. J’ai traité le solo comme une occasion de partager des émotions, des sentiments avec le public, de manière déconnectée des autres éléments de l’intrigue.

Notre groupe venait de tous les coins du monde, certains du Congo, du Cameroun, du Nigeria… On était tous conscients, les danseurs français plus encore que moi, des problèmes que posait cet opéra. Quand ils m’ont expliqué, j’ai vu avec quelle retenue ils prenaient tout ça. Bintou, dans les moments difficiles, je l’ai vue relever la tête et avancer. Elle arrivait en répétition avec une énergie que je n’avais encore jamais vue et elle nous poussait. Ça m’a montré que, certes, on avait ce livret, mais qu’on allait se l’approprier. C’est ce qui nous a permis de nous distancier du contenu politique du livret, et même de l’état d’esprit « aristocratique » qui était très présent.

C’était aussi très important pour nous d’obtenir une reconnaissance de la part du public traditionnel de l’opéra, de la bourgeoisie. Certains sont venus nous féliciter pour notre travail. C’est la première fois que j’ai entendu l’expression « danseur étoile » : après le spectacle, une vieille dame est venue me voir, elle m’a dit que j’étais un « danseur étoile » et m’a expliqué ce que cela signifie. Nous venions clairement de milieux sociaux différents, sans que cela n’entraîne de part et d’autre, ni jugement ni préjugé. Elle a apprécié ce que j’ai fait, tout simplement.

Vous vous sentiez un peu entravés par la culture institutionnelle assez insulaire de l’Opéra de Paris, j’imagine ?

On le sentait au moment de passer la sécurité et lorsqu’on était dans la cafeteria au milieu des permanents. C’est sûr que notre groupe de « monsieur et madame tout le monde » attirait le regard. On le ressentait, on le voyait, même si rien ne nous en parvenait évidemment directement. Tout le monde nous abordait avec une politesse surprenante. C’était toujours des « bonjour » et des « salut » assez formels, rien de trop démonstratif, sauf avec ceux qu’on connaissait. Mais même avec ça, au bout d’un moment, il y a eu un changement. Je m’en suis rendu compte quand les agents de la sécurité ont commencé à me demander comment j’allais. Des gens venaient nous voir pour assister aux répétitions. Je me souviens que le dernier jour, quelqu’un qui travaillait là-bas nous a dit : « Vous pouvez revenir quand vous voulez. Gardez vos passes. Venez travailler au studio. » Mes amis m’ont dit que ce genre de choses n’arrivait jamais d’habitude. Et depuis, il paraît qu’ils y retournent régulièrement pour répéter. On était là-bas pour faire ce qu’on sait faire, mais parce qu’on y mettait de la passion, de l’amour – tout ce qu’on pouvait y mettre, en fait –, ceux qui voyaient ça ne pouvaient pas s’empêcher de se dire que ce n’était pas juste un spectacle. On y mettait tout ce qu’on avait. Je crois que c’est ça qui a changé l’atmosphère. Des gens qui travaillaient à l’Opéra m’ont dit qu’ils n’avaient jamais vu une énergie pareille dans la maison. Jamais.

J’ai l’impression que les Français n’ont pas le même rapport à l’altérité. Mais en France, la culture et la passion pour l’art constituent une sorte de creuset commun.

Le parrainage de Clément Cogitore et Bintou Dembélé a aussi été déterminant, semble-t-il.

On a eu beaucoup de chance d’avoir quelqu’un comme Clément de notre côté. Il est à fond derrière ses équipes. En dépit des critiques initiales, le fait qu’on ait pu s’appuyer sur la puissance générée par le duo que formait Clément et Bintou nous a permis de dépasser les difficultés. On savait qu’on allait se prendre des trucs dans la figure, mais on savait aussi que ça ne nous empêcherait pas de travailler. Je peux faire ce que je suis en train de faire parce que j’ai quelqu’un qui me dit : « Ne t’inquiète pas pour ça, on s’en occupe. »

Beaucoup de gens se disent aujourd’hui que l’Opéra a besoin d’émotions d’un genre nouveau. On espère être l’élément déclencheur d’une nouvelle génération, même si ce n’est pas la nôtre, même s’il faut attendre vingt ans. Ce spectacle aurait pu changer tellement de choses. Il en a déjà changé beaucoup. Mais je sais que nous n’avons pas encore tout vu.

Qu’avez-vous pensé de la réception faite aux Indes galantes ?

Je me souviens du premier papier que j’ai lu et qui titrait : « Du gang de rue à l’Opéra »[2]. Les autres danseurs étaient furieux et se demandaient comment il était possible d’écrire des choses pareilles. Je leur ai dit : « Guys, cette partie-là parle de moi… Désolé. C’est parce que je viens de Brooklyn. » Ça les a fait marrer. On arrivait à prendre beaucoup de choses sur le ton de la plaisanterie ! On était toujours conscients du caractère pesant de la situation, et n’importe qui d’autre aurait pu réagir très différemment. Mais nous, on se disait : « On est là, il nous reste seize représentations, on ne va pas prendre ça trop au sérieux, il faut avancer. »

Chaque jour, on lisait un peu plus de retours positifs dans la presse. Le spectacle changeait, gagnait en puissance. Paris nous a adoptés peu à peu. Même si la majorité du groupe, à l’exception d’un autre danseur et de moi, venait de la région, nous étions tous des outsiders, au moins au début. Ça nous a montré que la danse pouvait littéralement changer l’histoire.

C’était notre mantra quotidien de montrer à quel point nous aimions ce que nous faisions. En fait, nous dansions pour une personne, une personne qui ne nous aimait vraiment pas, qui n’aimait pas ce que nous représentions, ce que nous étions, ce à quoi nous ressemblions. C’est pour elle que nous dansions. Certains des danseurs n’avaient encore jamais participé à une production de cette ampleur et lire pour la première fois des articles négatifs les a vraiment atteints. Mais je me souvenais de mes premières fois au Park Avenue Armory et des critiques partagées… Non seulement j’étais contrarié, mais je me suis mis à douter de moi. Est-ce que je continue à créer pour leur montrer qu’ils ont tort ? Est-ce que je rends les coups en devenant très politisé ? J’ai choisi de créer. Je ne suis pas un politicien, je suis un artiste. Aux critiques, je dis : « Écrivez tout ce que vous avez sur le cœur, mais surtout continuez à regarder, parce que ça pourrait vous donner envie de changer l’histoire que vous racontez. »

Ont-ils changé de scénario ?

J’en parlais à des collègues à New York, et je leur disais : « La presse nous voit toujours racontant la même histoire des quartiers populaires. Vous croyez que ça veut dire que certaines choses n’ont pas changé pour nous ? » On aborde différents sujets par la danse. On ne choisit pas au hasard l’histoire qu’on raconte à un public. Si on parle du trajet social école-prison et qu’on est à Manhattan, dans Midtown, et que c’est le genre de show où viennent les politiciens, le contenu du spectacle n’est pas un accident. On sait qui va venir. On a un message pour eux : « Le problème n’est pas réglé. Faites quelque chose. »

La danse est la plus belle et la plus silencieuse des formes de révolte. Elle peut changer le regard que certains portent sur les minorités, notamment sur les Afro-Américains. Grâce à la danse, je peux raconter tout ce qui m’est arrivé dans un périmètre de deux pâtés de maisons entre mes cinq et mes quinze ans. Je peux raconter toute mon histoire en une heure. Et faire comprendre tout ce que j’ai traversé.

Dans quelle mesure une production comme Les Indes galantes a-t-elle changé votre relation au public ?

Les Indes galantes m’ont permis de modifier mon propre rapport au public. Bintou m’encourageait à prendre toujours davantage possession de l’espace. Pendant que je travaillais avec Bintou sur mon solo, elle me disait : « Tu ne projettes pas une voix, mais un corps. Quand la chanteuse projette sa voix vers le haut de la salle, ton corps doit l’y accompagner. Mais tu ne peux pas quitter la scène. Il faut porter le mouvement comme on porte une voix… »

Pour qu’une chanteuse atteigne la note la plus aiguë, elle doit se dépasser. Ce qui m’a surpris chez Sabine lors de notre première rencontre, c’est le contraste entre sa petite taille et la puissance de sa voix. J’ai réalisé alors que mon corps devrait parvenir à une telle énergie, devrait être à la hauteur. J’ai donc retravaillé mon solo en tenant compte de ce paramètre, en tentant à la fois de m’appuyer sur la puissance de ses paroles, mais également sur les vibrations du son répercutées dans l’espace, et notamment à travers la scène. À certains moments, la connexion était plus forte, et clairement perceptible par le public et les critiques. L’impact de Sabine sur mon propre travail était manifeste.

La connexion avec le public est primordiale. Cette connexion pourrait même s’élaborer à partir d’un seul spectateur choisi au hasard et dont on souhaiterait puiser l’énergie comme source de création. En ce sens le public des Indes Galantes était préservé, car il n’est pas rare lorsque je danse dehors que j’aille jusqu’au contact physique avec le public à proximité immédiate de moi, mais une scène nationale impose des limites à l’échange. J’intègre pleinement à mon travail le bagage émotionnel du public. Ma performance en tant que danseur est imprégnée de l’énergie présente dans la salle, quelle que soit sa nature, positive ou négative. J’estime que c’est la base de mon travail en tant que performeur, ce qui rend le spectacle vivant, unique et singulier.

Danser sur une musique aussi différente de vos habitudes change-t-il votre rapport avec le public ?

Le hip-hop est le plus à sa place dans les lieux où il est absent. Le flex, le krump, le b-boying, le voguing, l’afro, la house, tous ces styles que nous avons représentés dans Les Indes galantes sont précisément à leur place là où ils étaient. À mon sens, la magie de ce spectacle tient au décalage entre musique classique et danse de rue, car avec le street style, le fait de briser les conventions permet de montrer sous un jour inédit l’élégance du style, la passion derrière chaque krumper. Comme lorsque le danseur de flex prend une pause désarticulée, et que l’art se révèle soudain. Et ça change tout. Mettez ces styles de danse dans des lieux institutionnels là où on ne les attend pas, et vous verrez des choses que vous ne pouviez pas voir jusque-là. On a notre musique sur laquelle on danse, la flex dance music, ou FDM : c’est un mix d’électro, de hip-hop, avec un fond de beats reggae bien lourds. Mais pour le monde extérieur, c’est juste du hip-hop assez bruyant. J’en suis conscient. J’ai montré la voie à ma communauté pour diffuser le flex auprès de tous ceux qui n’iraient normalement pas voir ce genre de choses. Je serais heureux que la jeune génération apprenne à faire ce que je viens de faire à l’Opéra. Tu peux danser sur une chanson ou une histoire qui ne te convainc pas vraiment, mais il faut te l’approprier. Ça devrait les aider pour l’avenir, parce que c’est vers là que la danse flex se dirige aux États-Unis, vers les grandes institutions, même si on ne leur y réserve pas forcément le meilleur accueil. C’est là une façon de donner à la passion qu’ils portent en eux l’occasion de s’exprimer librement, l’occasion d’un échange artistique véritable, qu’à mes yeux la danse seule permet.

 

Entretien réalisé le 21 novembre 2019
Texte relu et amendé par Cal Hunt
Traduction Vincent Delezoide

 

 

Notes

[1] Voir Liz Thompson, « Dancing on the edge: The extraordinary world of Flexn », The Berkshire Edge, 2 septembre 2016.

[2] Aïnhoa Jean-Calmettes et Jean-Roche de Logivières, « Du gang au corps de ballet. Représenter Les Indes galantes », Mouvement, 9 octobre 2019, publié en ligne sur le site de l’Opéra national de Paris.

 

Pour citer ce document

Cal Hunt, « La plus belle et la plus silencieuse des révoltes », entretien réalisé par Madison Mainwaring, thaêtre [en ligne], Chantier #6 : Baroque is burning ! (coord. Pénélope Dechaufour et Marine Roussillon), mis en ligne le 7 janvier 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/01/07/la-plus-belle-et-la-plus-silencieuse-des-revoltes/

 

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