L’Encyclopédie de la parole :
du document à sa performance

Suite n° 1 (redux) de l’Encyclopédie de la parole
Recréation en octobre 2020 au T2G dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Composition et mise en scène de Joris Lacoste
Direction musicale de Nicolas Rollet
Lumières de Florian Leduc
Montage réalisé d’après la captation de Pierre Bellec et Valentin Da Camara
© Echelle 1:1

 

Depuis plus de dix ans, l’Encyclopédie de la parole (EdP) travaille à partir de documents sonores pour proposer une théâtralité fondée sur la diversité des formes orales et la musicalité concrète du langage. Pour les membres de ce collectif pluridisciplinaire, qui rassemble des artistes et des chercheurs, la forme de la parole (ses mélodies, rythmes ou silences) est aussi signifiante que les propos qu’elle véhicule. L’activité de l’EdP se déploie en conséquence selon deux pans consubstantiels : une démarche de recherche et des productions d’œuvres. Le travail collectif de recherche consiste à récolter, écouter et collectionner des enregistrements. Les productions (site internet, spectacles, performances, exposition, textes) sont des manières de rendre public ce travail. L’objectif des encyclopédistes[1] est de faire écouter l’oralité autrement à travers des rapprochements inédits, par exemple, entre la parole du poète sonore Jaap Blonk et celle de Michel Rocard, de Jacques Lacan et d’une dame atteinte de la maladie d’Alzheimer. La collection de l’EdP compte aujourd’hui plus de 1000 documents sonores, archivés sur son site internet. Cette base de données nourrit les productions et s’enrichit également à leur occasion.

Cet article adopte une perspective génétique afin de mettre en lumière les différentes étapes et strates de travail qui produisent le passage d’un enregistrement de parole « brute » (paroles produites à un moment donné dans un lieu donné) à sa restitution publique sous forme de spectacle. Comment l’enregistrement devient-il un document sonore à performer ? Comment est-il restitué dans un jeu vivant ? Différentes contextures et textures, au sens d’arrangements et de dispositions d’un tout organique complexe, de strates et de textualisation, assurent cette transformation du document. Bruno Latour, dans L’Esprit de Pandore, montre comment se réalise la « circulation de la référence » en révélant le processus de production d’un énoncé scientifique à partir du prélèvement d’un échantillon de terre jusqu’à la rédaction d’un article scientifique, en passant par toutes les médiations (opérations de mesure, cartographie, comparaison, etc.) pour passer de la matière vivante (le monde) à son énonciation (le langage). À partir de l’exemple de Suite n° 1 (redux)[2], nous expliciterons ce processus dramaturgique de passage d’un document à la scène en détaillant ses principales étapes, depuis la constitution de l’enregistrement en document puis sa transcription sous la forme d’une partition jusqu’à son appropriation et sa restitution par les interprètes avec le chef de chœur (Nicolas Rollet) et le metteur en scène (Joris Lacoste). Il s’agira ainsi de passer de la parole originale (le monde) à la parole jouée (le théâtre).

Cette plongée dans l’atelier de l’EdP et sa fabrique du document a été co-écrite sur une proposition de Marion Boudier à partir d’une polyphonie de données rassemblées par Nicolas Rollet : enregistrements audio, enregistrements audiovisuels de répétitions, captation de spectacle, partitions annotées, entretiens et discussions à bâtons rompus, auto-observations[3]. Ce dernier type de données aurait pu suggérer une écriture à la première personne dans certaines sections mais le texte s’est construit à quatre mains d’une part, et l’emploi de la troisième personne présente d’autre part une tentative d’objectivation et produit un effet de distanciation qui nous semble faciliter l’accès à cette polyphonie.

Derrière ce « nous » s’exprime en grande part Nicolas Rollet, auteur, cofondateur de l’Encyclopédie de la parole, également maître de conférences en sciences du langage. Son approche s’inscrit dans le courant sociologique de l’analyse conversationnelle et sa démarche s’insère dans une dynamique de recherche-création (pratice based research, practice as research) dont les modalités d’articulation sont diverses. On en soulignera au moins trois : la science qui inspire, par ses connaissances, la production d’œuvres ; l’art qui inspire la science pour figurer, mettre en scène de la connaissance, des résultats d’étude ; la création artistique et la recherche scientifique qui agissent de concert, les chercheurs continuant de nourrir leurs objets de recherche en s’impliquant dans la production d’œuvres et développant, de ce fait, des identités hybrides (« artistes-chercheurs », « chercheurs-artistes », « scientifiques-artistes »[4]…). La production d’œuvres avec le collectif de l’EdP lui a notamment permis d’affiner son écoute des documents sonores et de mettre en place une terminologie pour ses recherches en analyse conversationnelle.

Marion Boudier est dramaturge et maîtresse de conférences en études théâtrales. Ses travaux actuels portent sur les usages des documents par l’interprète et les manières dont la scène performe des savoirs, met en jeu et en acte la pensée, fait circuler des connaissances de manière sensible et incorporée. Spectatrice en dialogue avec l’EdP depuis des années, elle a mené plusieurs entretiens avec ses membres, participé à des « ruches » (voir ci-dessous) et contribué à l’écriture du livret pour le « Portrait Encyclopédie de la parole » réalisé dans le cadre du Festival d’Automne à Paris en 2020. Partant du travail d’improvisation chez Joël Pommerat qu’elle accompagne comme dramaturge, elle s’intéresse particulièrement à la production d’une parole vraie en scène et à des théâtres dont la visée, au-delà de leurs grandes différences esthétiques, « n’est pas de reproduire la réalité mais de la rendre réelle »[5] comme l’affirme Joris Lacoste.

 

Reproduire le document :
entre poésie, musique, documentaire et sociolinguistique

 

Paradoxalement, et en dépit même de son nom, l’EdP ne revendique aucune production de savoir, « aucune scientificité »[6]. L’archive sonore est la trace d’un savoir produit par d’autres par rapport auquel elle joue plutôt le rôle d’un « dispositif d’insistance », pour reprendre la formule proposée par Éric Méchoulan dans ce chantier[7]. Comme certaines branches de la sociolinguistique et de l’ethnosociologie s’intéressent aux puissances d’agir et de créer des agents pour révéler leurs compétences culturelles et langagières, les spectacles de l’EdP font écouter des documents pour donner à entendre l’expertise et l’inventivité des sujets parlants.

Le projet de l’EdP semble ainsi plus poétique que politique, même si le classement révèle des propriétés esthétiques et des compétences linguistiques qui peuvent sembler déployer un mouvement de reconquête ou d’affirmation (que synthétise d’ailleurs la devise du collectif : « nous sommes tous des experts de la parole »). Mais il ne s’agit pas de donner de manière militante la parole à celles et ceux qui ne l’ont pas. L’objectif est plutôt de partir du ready made des paroles collectées pour déplacer l’écoute, révéler la créativité de chaque parole, à la manière de la poétique de l’ordinaire de Fluxus, Beuys ou Kaprow et des poètes sonores contemporains comme Heidsieck ou Pennequin que citent d’ailleurs parfois les membres de l’EdP. Dans le champ du théâtre contemporain, l’EdP se situe ainsi à un croisement original entre théâtre de la parole, poésie sonore, reenactment documentaire et anthropolinguistique. Nous pouvons d’une part inscrire ses spectacles dans la filiation d’un théâtre d’acteurs et d’actrices proférateurs, d’Artaud à Valère Novarina : des interprètes abordent le texte pour le donner à « voir par les oreilles »[8] en cherchant à revenir « aux sources respiratoires, plastiques, actives du langage […], c’est-à-dire que les mots au lieu d’être pris uniquement pour ce qu’ils veulent dire grammaticalement parlant soient entendus sous leur angle sonore, soient perçus comme des mouvements »[9]. D’autre part, en choisissant comme matière première des documents issus du réel, l’EdP appartient à la vaste galaxie des théâtres documentaires[10] ; elle se démarque toutefois du courant du Théâtre Verbatim, dès lors que le collectage des paroles n’est pas soumis à un protocole d’enquête ou de révélation et que les interprètes ne sont pas nécessairement les collecteurs[11]. Chaque membre de l’EdP glane librement, sans hiérarchiser les matériaux, et le montage des pièces travaille à cette mise en suspension de la valeur tant référentielle qu’esthétique des documents utilisés. Enfin, sur certains spectacles, le travail du compositeur Pierre-Yves Macé inscrit également l’EdP dans une tradition musicale (la parole produit de la musique) de Janacek à Ablinger, Lussier ou Chassol.

L’EdP occupe ainsi une place singulière dans le paysage théâtral actuel où les processus de collecte et de restitution, ré-effectuation ou rejeu d’une source documentaire sont nombreux. À titre d’exemples et sans exhaustivité, on citera le solo Faire le Gilles de Robert Cantarella (2012) qui restitue un cours de Deleuze à l’aide d’une oreillette, L’Assemblée des rêves de Lancelot Hamelin et Duncan Evennou (2018), pièce écrite à partir d’une collecte de rêves, mis en voix à mesure qu’ils sont imprimés sur un long ruban de papier évoquant un rouleau de caisse de supermarché (dispositif de Benoît Verjat), ou encore le travail d’Émilie Rousset et de Louise Hémon pour Le Grand Débat (2018) et Les Océanographes (2021), respectivement à partir des archives des débats de l’entre-deux tour des élections présidentielles et des archives de l’océanographe Anita Conti, les documents vidéo ou audio étant restitués par les interprètes avec l’appui d’une oreillette. Pour Reconstitution : Le procès de Bobigny écrit avec Maya Bocquet, Émilie Rousset produit un second document à partir des archives du procès de 1972 en proposant de faire entendre les entretiens menés auprès d’une dizaine de témoins ou commentateurs de l’événement ; munis de casques, les spectateurs se répartissent librement autour de cette dizaine de postes d’écoute. Certains interprètes de l’EdP travaillent également sur ces projets[12], devenus virtuoses d’un type de jeu avec le document qui possède ses outils et appuis propres : bandes sonores, oreillettes, retranscriptions… Nous verrons que, pour ces interprètes, le travail de l’EdP se démarque notamment en raison de l’apprentissage par cœur du document reproduit et de l’exploration de formes musicales et chorales de restitution.

De l’enregistrement au document : écoute et collection

Sur la page de présentation du site de l’Encyclopédie de la parole, on peut lire : « L’Encyclopédie de la parole est un projet artistique qui explore l’oralité sous toutes ses formes. » On peut lire ensuite qu’elle opère par « entrées » qui sont autant de phénomènes observés dans la parole (la cadence, l’indexation, la compression, la combinaison…). Ces entrées, autour desquelles se constituent des « collections », sont le fruit d’un travail collectif de définition et de classement. D’abord, il y a la question du matériau, défini comme tout enregistrement de parole(s), dans n’importe quelle langue, collecté à partir de sources très diverses (internet, radio, télévision, enregistrements personnels, etc.) issus de contextes variés (discours en public, message sur un répondeur, cours, dîner, etc.). Ensuite (mais aussi en même temps), il y a l’écoute, qui fait advenir ce matériau et qui le constitue en document sonore.

À travers le travail de collecte, d’écoute et de classement transversal par phénomènes de parole, un enregistrement (qui est souvent un extrait vidéo au départ) devient un document sonore – soit orphelin, soit inscrit dans une collection – muni d’un titre (renvoyant à un élément frappant dans ce qui est dit) et d’une description liminaire. Un corpus (composé de vingt collections, qui sont autant d’entrées) de plus d’un millier de documents sonores est consultable sur le site de l’EdP. Les sources des documents sonores ont pu être envoyées par des personnes du réseau de l’EdP (via une adresse Googlegroup), trouvées par un de membres ou bien même autoproduites (l’enregistrement d’un dîner par exemple).

Ruches

L’entrée, la définition et la collection qui lui sont associées, constituent des contextes d’écoute pour un extrait – qu’il soit proposé aux membres de l’EdP comme candidat à une collection existante, ou qu’il soit écouté en tant que document sonore serti d’une collection . Ont lieu alors des « ruches », nom donné aux réunions d’écoute du collectif pendant lesquelles les membres discutent d’extraits de parole(s) et décident si tel ou tel est admissible en tant que document sonore pour telle ou telle entrée. L’extrait est alors coupé, muni d’un titre et d’une présentation liminaire (locuteurs, contexte global, langue(s), date).

« Transcription Ruche Mac Val 2012 »
Encyclopédie de la parole, 6 novembre 2012

 

Dans ce fragment transcrit d’une ruche, les participants débattent par exemple pour savoir si le cri de Bruce Lee dans un film est analogue à celui de la tenniswoman Azarenka en plein match[13]. Ces deux extraits sonores seront finalement retenus comme « bons candidats »[14] aux entrées « Indexations »[15] et « Répétitions », et se verront collectivement attribuer les titres : « Atah atah wouh – Bruce Lee et Dan Inosanto, extrait de la version française du film Le jeu de la mort, 1972 »[16] et « Ah-Hooooh – Victoria Azarenka et Caroline Wozniacki, extrait d’une semi-finale de tennis, 2010 ».

 

Sur le site de l’Encylopédie de la parole
À la recherche du son « Ah-Hooooh »

 

D’une part, une entrée est la tentative de circonscription d’un phénomène (une parole plissée, espacée, combinée, alternée, indexée, etc.). D’autre part, un extrait sonore, en tant que candidat pour telle ou telle entrée, rend visible la définition de l’entrée comme une instruction à identifier une collection possible. Réflexivement, la caractérisation d’un extrait (par des traits) contient une instruction qui, de façon plus ou moins fine, évidente, co-constitue la collection et l’entrée, c’est-à-dire le contexte d’écoute.

Le travail des encyclopédistes lors des ruches explicite les manières dont on écoute une parole et les catégories qui déterminent cette écoute. De façon générale dans la vie sociale (et les ruches sont des événements de la vie sociale), nous identifions une forme de parole en lui reconnaissant quelque chose. La reconnaissance est une action bien ordinaire : elle consiste, pour une part, à découvrir l’organisation d’un phénomène. Cette découverte s’appuie sur des catégories et des traits qui sont autant « d’artefacts, de grains élaborés, que l’on ne trouve pas objectivement et évidemment donnés dans l’objet »[17]. Pour le dire autrement, notre écoute ne relève pas seulement de la sensibilité de nos organes aux vibrations acoustiques, mais aussi de l’emploi de catégories pour identifier et comparer les sons que nous percevons. Notre écoute, notre regard, nos discussions se fabriquent grâce à ces catégories[18]. Dans nos oreilles, il y a de la culture et du raisonnement pratique. Les catégories sont des tamis, des traits attribués. À l’échelle de l’écoute des documents sonores produits par l’EdP (en particulier sur le site internet), le pari est que le public percevra aussi des ressemblances de famille, jouera des mêmes tamis, notamment à travers la disposition des documents au sein de leur(s) collection(s) respective(s).

Après cette étape d’écoute qui sélectionne, constitue et classe un document sonore, un deuxième type d’écoute est à l’œuvre dans la production des pièces dès lors qu’un ou plusieurs interprètes s’emparent d’un document et cherchent à le restituer publiquement. Deux domaines, deux contextures se rencontrent alors : le texte et l’interprétation d’une part, la restitution d’autre part. Dans ce qui suit, nous poursuivons la reconstruction pas à pas depuis le document original jusqu’à sa performance en public.

 

Écrire le document : transcription et partition

 

La transcription de l’extrait sonore permet de s’approcher plus encore du mouvement de la parole et des phénomènes ou traits qui ont décidé de son classement. Cette mise à l’écrit se concentre sur la syntaxe, le rythme, l’énonciation, les silences, mot à mot ; elle est réalisée soit par les collecteurs soit par les interprètes et s’appuie sur un système de notation devenu propre à l’EdP. Dans le cas des solos, comme Juke-box par exemple, la transcription est réalisée par Ghita Serraj elle-même, qui peut inventer ses propres codes. Dans le cas des formes chorales comme Suite 1 (redux) que nous étudions ici, elle a été réalisée par Joris Lacoste et Nicolas Rollet de façon à proposer un système commun.

Traditionnellement dans l’approche de l’interaction sociale, la transcription est une traduction textuelle d’observations répétées de données audiovisuelles. En ce sens, elle constitue une configuration particulière de la réalité enregistrée, elle-même étant une configuration particulière de la réalité tout court. C’est un support à la recherche qui, méthodologiquement, ne se suffit pas à lui-même : il s’accompagne dans l’analyse de la consultation répétée des données audiovisuelles[19]. La transcription est un outil à la fois nécessaire et réifiant : elle conduit à faire des choix qui se matérialisent dans une disposition graphique. Voici un exemple avec « Cette goutte de sueur qui perle », extrait d’un entretien avec le conteur Gabriel Kinsa[20].

 

« Cette goutte de sueur qui perle »
Extrait d’un entretien avec le conteur Gabriel Kinsa

« Cette goutte de sueur qui perle »
La partition

 

 

En l’état, ce texte présente la stabilisation d’une écoute faite en amont du travail d’interprète : c’est l’intermédiaire mélioratif entre l’écoute minutieuse du document et la préparation des séances de répétition. Ce texte est un support commun envoyé à tous les comédiens et comédiennes de Suite n° 1 (redux) (2020) sur la base duquel les répétitions se sont structurées. Un certain nombre d’indications désignent certains des traits remarquables de la parole : des intensités (notées en majuscule), des troncations (notées par un tiret court), des inspirations (flèches vers le haut), des allongements vocaliques (doublement ou triplement de lettre), des liaisons particulières (tiret bas). Cette nomenclature s’est forgée, à partir de 2008, au sein de l’EdP confrontée à la nécessité de produire un texte facile à prendre en main et suffisamment détaillé ; une partie de cette nomenclature est cohérente avec les pratiques de transcription en sociolinguistique ou en analyse conversationnelle. On notera que, dans ce document, les sauts de ligne indiquent les prises d’inspiration du locuteur : la contrainte de la mise en page est ici totalement soumise à une méthode de locution employée par Gabriel Kinsa. Les numéros, de 1 à 7, correspondent à une pré-segmentation pour travailler « section par section », opérée lors des premières répétitions ; le numéro 11 dans le titre correspond au placement du document dans la chronologie de la composition.

« Cette goutte de sueur qui perle »
Partition réécrite par une interprète

La transcription aboutit à l’écriture d’une partition, qui ne sert pas une démarche de composition ou de conservation mais fonctionne selon « un paradigme performatif », pour reprendre la terminologie de Julie Sermon : « les notations que cet objet graphique, loin d’être une finalité en tant que telle appellent une ou des forme(s) d’effectuation, ouvrent l’espace d’un jeu – en un mot : sont tendues vers un horizon performatif ». La partition, en ce qu’elle sert à « transcrire, guider ou prescrire la performance (vocale, physique, spatiale) de l’interprète »[21], configure une interprétation. Avant l’étape de la mise en scène, cette partition, annotée par l’interprète, participe à son apprentissage du document et devient une mémoire et un support pour le jeu.

Certains interprètes éprouvent le besoin de réécrire le texte de la partition à la main. C’est le cas de Rafaela Jirkowsky, par exemple (voir ci-contre) : l’actrice explique que cette méthode est indépendante du type de texte, c’est une manière optimale pour elle de mémoriser un contenu « à plat », dans un souci de réduction de l’intention où elle sera par la suite, avec le metteur en scène, la plus malléable et disponible possible. On observe dans le cas de cette partition une distinction nette entre le travail préparatoire (l’encre bleue pour le contenu lexico-morphologique, l’encre orange pour l’enveloppe acoustique), et les ajouts ou modifications apportées lors des répétitions.

 

S’approprier le document
pour le restituer au « degré zéro » du jeu

 

La partition et la bande son constituent les deux supports à partir desquels les interprètes de l’EdP s’approprient le document pour pouvoir le restituer. La restitution du document est le résultat d’un ensemble de paramètres humains et contextuels que l’on peut appréhender avec la notion de « contexture » afin de mettre en lumière les interactions, ressources et choix qui sont à l’œuvre dans ce processus. La situation d’interaction, que ce soit celle des répétitions ou de la performance publique, résulte d’actions de personnes plutôt que d’un lieu « isolable » qui accueillerait ces actions[22]. Les pratiques font ainsi partie d’une trame, d’une contexture d’actes sociaux situés et coordonnés plutôt qu’elles ne sont des actions dans un contexte détaché – une arena –, autrement dit : elles décrivent en même temps l’occasion qui les rend pertinentes. Ce tissage est structuré par les pratiques en interaction mais aussi par un ensemble de ressources, notamment dans notre cas : la culture du jeu ou de la scène, le document sonore, le document sous forme de texte, le document sous forme de texte annoté individuellement, des éléments biographiques des participants, la mise en scène en action.

La liberté créative de chacun s’inscrit dans ce tissage et est contrainte par l’exigence, assez grande, de chercher à restituer la ou les paroles d’un document. Pas imiter, pas sur-interpréter : l’acteur doit avant tout rendre compte, vocalement, des manières de faire du locuteur dont il restitue la parole. S’il a besoin de faire une grimace pour produire telle façon de faire, il la fait, mais pas pour jouer un personnage. La couche de jeu vient après un travail formel de reproduction vocale, pour la mise en scène en public. Encore une fois : on veut faire entendre comment l’on parle.

À la différence d’autres interprètes qui travaillent avec une oreillette et sont en quelque sorte agis en direct par la voix enregistrée, possédés au présent de la représentation, les interprètes de l’EdP apprennent le document par cœur en amont. Cette mémorisation passe par plusieurs strates qui construisent aussi une interprétation du document, c’est-à-dire un point de vue, ou « point d’écoute ». La première étape d’apprentissage est décrite comme très technique par les interprètes : décomposer le document pour l’écouter, le répéter segment par segment, afin de le reproduire musicalement en s’appuyant sur la respiration et des paramètres prosodiques, mélodiques et rythmiques. L’écoute répétée et sensible permet peu à peu de « comprendre le mouvement de la parole et de l’inscrire en soi »[23] témoigne Ghita Serraj.

Mais pour que la parole originale vive plus tard au plateau, il ne suffit pas de la maîtriser techniquement, il faut créer un point d’écoute, avant même la mise en scène. Cela suppose une appropriation qualifiée par Emmanuelle Lafon de « dramaturgie sensible »[24], pour entrer dans la parole, ses enjeux, sa construction, ses non-dits et son contexte, afin de l’adresser à nouveau. Cette immersion dans la parole affine encore un peu plus l’écoute et prolonge à sa manière les descriptions établies pendant les ruches : qu’entends-je et comment faire entendre ce qui a semblé important dans cette parole au moment de son classement ? Cette deuxième strate du travail consiste ainsi en l’intériorisation et l’expression d’un point de vue sur le document. De ce parti pris, construit à partir de ce que les encyclopédistes veulent faire entendre, découlent des intentions de jeu pour faire apparaître une adresse, un contexte, le mouvement d’une pensée… Le montage des documents et leurs enchaînements jouent également un rôle important pour l’interprète qui va aussi s’approprier le document en s’appuyant sur des effets de contraste, de dissonance ou d’écho. La composition d’ensemble influe sur l’entrée et le positionnement de l’interprète dans chaque document.

Puisqu’il ne s’agit pas d’une imitation vocale mais de la restitution d’une façon de parler, l’interprète ne cherche pas à imiter la voix originale. Il entre dans la parole sans souci naturalisant de genre, d’âge ou d’origine. Il vise à se glisser dans la parole d’un ou d’une autre sans jouer à être cette autre personne ni incarner une situation. Comme le souligne Emmanuelle Lafon, c’est une forme (utopique) de restitution « au degré zéro »[25] du jeu, c’est-à-dire sans intention propre. Marine Sylf témoigne en ce sens qu’il s’agit « d’écouter réellement, d’écouter vraiment (chose de plus en plus rare finalement) […] et d’explorer sans jugement »[26]. Par rapport à une approche du jeu plus classique, qui supposerait une « métamorphose intégrale », ou du moins une approche du rôle fondée sur l’intériorité, la construction (psychologique) de personnages et des objectifs fictionnels, ce travail laisse de côté les contenus pour se concentrer sur la forme de la parole. Le travail intérieur peut surgir dans un second temps, lorsque la reproduction rythmique et musicale de la parole fait entrer dans une situation. « Il ne s’agit pas d’être acteur-créateur de cette aventure mais bien le vecteur d’une parole déjà produite qui est en réalité le seul personnage de l’histoire », explique Raffaella Gardon. Avec cet interprète passeur, habité par d’autres voix que la sienne, c’est une fonction instrumentale de l’interprète qui est convoquée : « le seul endroit où ça se passe […]. Là d’où s’expulse la langue », écrit Novarina au sujet de « l’acteur pneumatique »[27]. Les outils sont d’abord physiologiques : l’articulation, le souffle, le tempo, le timbre.

Cette entrée « pneumatique » dans le jeu est décrite de diverses manières par les interprètes, soit comme une libération (« se positionner en instrument pur est aussi assez exaltant : pas besoin de s’encombrer d’une interprétation personnelle », selon Marine Sylf), soit comme la possibilité d’un lâcher prise qui permet d’accéder pleinement à l’instant présent du jeu (« une sorte de dépossession de ma parole. Difficile à décrire, ça renvoie tout de suite à une image de transe ou de marionnette absente, alors que ce qui se passait ,c’était plutôt une ultra présence en scène », selon Juliette Malfray), soit, enfin, comme la (seule) condition de possibilité d’un travail avec le document. Il est frappant de noter que, dans l’expérience de Frédéric Danos, par exemple, c’est précisément cette distance par rapport à une approche psychologique et empathique qui caractérise et permet l’appropriation du document :

je passe tout le temps de travail et d’effectuation à maintenir à distance ce que le document me fait, un maintien à distance qui active la collaboration avec le document. Ce que le document me « fait » est une entrée, un premier contact avec la forme restituée, une piste qui bourdonne tout au long du travail qui lui s’applique à ne regarder que la forme, la structure, le comment, et s’y applique aussi strictement qu’une activité bas du front le permet. Ensuite, c’est un jeu de la rigueur et du sentiment, une oscillation coupable et joyeuse à être la parole d’un autre plutôt que cet autre en soi, c’est une désincarnation.

Corps instruments, d’abord mobilisés dans leurs aspects phoniques et vibratoires pour reproduire une partition vocale, les interprètes de l’EdP sont confrontés à une série d’oscillations entre incorporation et désincarnation, engagement sensible et mise à distance.

La performance du document dans l’espace de la mise en scène prolonge cet entre-deux à travers une opération particulière de disjonction entre corps et voix. L’interprète est présent au plateau tel un performeur et non en tant que personnage mais son corps n’est pas libre, il doit suivre une partition précisément chorégraphiée. Un peu à la manière d’un acteur de théâtre baroque, les interprètes de l’EdP sont dirigés par Joris Lacoste, pour « gester » leurs paroles en mêlant des mouvements référentiels renvoyant à la situation d’énonciation du document, des gestes plus abstraits empruntés à l’actio rhétorique (un balancement des bras de part et d’autre du corps pour souligner une syntaxe en deux parties), une gestuelle musicale (un glissement de doigt dans l’air pour indiquer la durée d’une note). Une fois encore, ces gestes soulignent et donnent à voir en priorité la forme de la parole et non le contenu du document ou le corps de son locuteur.

 

Performer le document : choralité et mise en scène

 

Les spectacles Suite n° 1 et Suite n° 1 (redux) présentent la particularité qu’en plus de devoir s’emparer d’un document en cherchant à restituer les manières de dire et de faire de tel ou tel locuteur, les interprètes doivent le faire sous une forme chorale : à 3, à 7 ou encore à 22. L’acteur devient « acteur-choral »[28], ce qui suppose un important travail de synchronisation collective et produit une collaboration particulière entre chef de chœur et metteur en scène.

Le chef de chœur ou la partition incarnée

La syncronisation nécessite un point de repère temporel et interprétatif : le chef de chœur. Non seulement les acteurs assimilent une parole déjà produite, mais cette assimilation s’assortit d’une obligation de coordination comme l’exige n’importe quel unisson. Dans notre cas, il peut y avoir plusieurs unissons en même temps. Lors des séances de répétition, une nouvelle couche textuelle s’ajoute alors à la partition, celle des indications fournies par le chef de chœur. Si elles sont partiellement annotées par les interprètes sur leurs partitions, elles le sont toutes sur celles du chef de chœur.

« Cette goutte de sueur qui perle »
Partition annotée par une interprète

« Cette goutte de sueur qui perle »
Partition annotée par le chef de chœur

 

Dans la partition de direction, des codes sont utilisés pour tout ce qui concerne le problème du maintien ou de la variation dans l’allure (phrasés, durées, accentuations, etc.) et ce qui concerne les démarrages et les arrêts (interruptions, passage d’un groupe à un autre, points d’orgue, etc.). Dans l’image ci-dessus, voici les signes utilisés :

• le signe « O » désigne un top départ main ouverte (fait à une ou deux mains selon le document et les besoins de spatialisation du geste pour les acteurs) ; ce geste peut nécessiter une amorce par un geste préalable, le rythme de l’armement de ce geste permettant de modifier si besoin l’allure du segment à venir ;

• le signe « ! » désigne un battement marqué (fait avec le bras droit ou gauche selon ce que l’autre bras doit faire simultanément) ;

• le signe en forme de point d’exclamation coudé désigne un battement marqué, valant pour la moitié de « ! » (comme une croche pour une noire en solfège), il peut équivaloir à un staccato ;

• les signes « > < » indiquent un segment à débit rapide ;

• le signe « = » indique un enchaînement rapide avec la ligne suivante ;

• le soulignement courbe désigne un accent qui sera marqué par un geste appuyé (il peut, souvent, se confondre avec le battement) ;

• le soulignement courbe accolé à un battement désigne un allongement (qui peut être accompagné d’un accent) marqué et aboutissant à un battement ;

• enfin, certains signes (d’expression, de nuance) sont inventés spécialement pour un document : ici sur la dernière ligne, en même temps qu’un cadre rythmique marqué par les « ! », une vague indique un relâchement dans l’intensité, un peu en arrière du battement (comme si l’on marchait le dos penché en arrière pour freiner un peu) – indiqué aussi par l’annotation « lent atterrissage ».

Précisons que tous ces signes stabilisés de direction, sont issus d’un bricolage empirique assemblant des signes issus des nomenclatures en analyse conversationnelle et de vagues références au solfège.

Cependant, la direction est biface puisqu’elle ne se limite pas à des « top départ » prévus ou à des indications annotées : une partie de ces indications émerge dans le temps présent de la performance du document. Le visage, les gestes du chef de chœur concourent tantôt à contraindre, tantôt à confirmer, ou accompagner. Ainsi, le chef de chœur restitue lui aussi une version de son écoute du document sonore, version certes largement sédimentée et faite texte, mais où un grand nombre d’effets, ou d’interprétations in vivo n’est inscrit que dans son corps et pas sur le support intermédiaire. Après tout, les interprètes voient son corps et pas sa partition. Et ce sont bien la rigueur et l’apprentissage des annotations stabilisées sur la partition qui garantissent la possibilité de cette direction émergente. La direction consiste ainsi en une sorte de lecture dynamique, incarnée à plein – et ce encore une fois, pour « faire entendre le document ». Lors des répétitions, le chef se garde de donner tous ces signes annotés sur sa partition aux interprètes, la plupart sont incorporés dans la direction sous forme d’indications verbales ou de gestes à la manière du soundpainting[29].

 

Répétition de Suite n°1 (redux)
Séquence « Cette goutte de sueur qui perle »
sous la direction musicale de Nicolas Rollet
ESCA, Asnières sur Seine, août 2020

 

Dans cet extrait de répétition, le metteur en scène Joris Lacoste a déjà mis en place la configuration finale, à savoir deux unissons disposés à cour et à jardin (alors qu’il s’agit bien de restituer la seule parole de Gabriel Kinsa). En raison de cette configuration, la direction est complètement ambidextre : le groupe à cour suit la main droite, le groupe à jardin, la main gauche. Cet extrait vidéo est issu d’une série d’enregistrements produits à la demande des acteurs à la fin d’une longue période de répétitions auxquelles succédait une période d’un mois sans travail collectif avant les représentations en octobre au Théâtre de Gennevilliers. Les interprètes ont manifesté le besoin de travailler les documents, non plus comme des morceaux musicaux ou des textes à dire (cela était déjà bien avancé), mais comme des entités dirigées. C’est là peut-être une différence notable entre la direction de chœur classique et la direction d’un tel ensemble vocal parlé : la partition des documents est sous-spécifiée à la manière des partitions de jazz, et de multiples aspects de la performance des documents nécessitent que la synchronisation et la conduite du flux s’incorporent dans des gestes stabilisés : même si un geste se substitue à un autre, qu’une allure change d’une restitution à une autre, une forme d’acculturation propre à chaque document doit permettre une familiarité performative avec le document original et sa partition.

Sans doute une notation graphique[30] aurait-elle pu s’élaborer, à la place de l’enregistrement vidéo, comme manière de rendre compte à la fois d’un document à faire (comme d’une musique à jouer), et de sa possibilité comme événement. Mais c’est bien la visualisation d’un corps familier, celui du chef de chœur, qui a semblé évidente, réduisant par là, peut-être, l’opacité qui aurait pu résulter de l’usage d’une notation graphique complexe : l’accès au temps (de parole) en tant qu’expérience, est immédiat. D’une certaine façon, ces vidéos constituent la fixation d’une proposition de situation performative, dont les écarts restent marginaux lors de l’exécution en public.

La relation entre direction chorale et mise en scène

Lors du travail de conception des pièces Suite n° 1 et Suite n° 1 (redux), une première étape a consisté à composer la pièce « à plat » sous forme d’une playlist ordonnée de documents sonores. Soit ceux-ci étaient déjà dans la collection de l’EdP, soit ils étaient produits pour la pièce (par exemple, il a fallu aller chercher un extrait de cours de langue avec un enfant, et découper un passage pour en faire un document de quelques minutes performable). Ce processus de composition revient essentiellement à Joris Lacoste, par ailleurs metteur en scène de la pièce, et il est discuté par le chef de chœur, les assistants à la mise en scène (Élise Simonet, Glenn Kerbiquet), ou des membres de l’EdP, qu’ils ou elles soient interprètes de la pièce (Emmanuelle Lafon, Frédéric Danos) ou non (David Christoffel, Gregory Castéra, Valerie Louys).

Les séances de répétition engagent néanmoins une relation étroite entre direction de chœur et mise en scène. Relation étroite parce que deux aspects relevant de deux exigences distinctes s’entremêlent : restituer le document sonore le plus parfaitement possible et faire de cette restitution un événement théâtral. En schématisant, voici comment s’organise cette articulation :

• Joris Lacoste fait en début de séance une présentation aux interprètes du document à travailler (d’où il vient, ce que c’est, et l’intérêt dramaturgique dans le spectacle) ; le document original est écouté ensemble.

• Il propose, d’une part, un choix d’effectif, c’est-à-dire qu’il détermine qui fait quoi en fonction d’une répartition du temps de travail, de la difficulté et de la particularité des acteurs (type de voix, compétences linguistiques) ; d’autre part, un placement spatial dans le chœur.

• Nicolas Rollet prend ensuite le relai pour répéter le document sonore en prenant la partition et le document original comme appuis. Dans cette longue phase de travail, il est relativement autonome, le metteur en scène n’intervient presque pas.

• Une fois que le document est suffisamment maîtrisé, le metteur en scène intervient à nouveau pour livrer des indications théâtrales afin de retrouver la sensation du parler, retrouver le flux et le flou de la parole. Cela passe en particulier par une insistance sur les accents toniques (qui tendent à disparaître par l’effet de groupe) et sur les adresses (au public, à un ami imaginaire, une personne dans le public, etc.). L’objectif, pour le metteur en scène, est l’apparition d’un personnage collectif, que celui-ci soit homogène (tout le monde fait exactement la même chose), ou qu’il s’exprime par une grande variété d’intentions.

Enfin, le metteur en scène propose des placements chorégraphiques (chacun est-il dans son coin ou bien tout le monde est-il serré en formation de chœur classique, etc.) ; il propose également des solutions pour les transitions d’un document performé à un autre.

Si l’on reprend ces cinq points, on voit que, d’une relation marquée par sa diachronie (on ne parle pas en même temps de la même chose), à mesure de la maîtrise du document, on aboutit à des échanges plus synergiques où la performance assemble la double exigence restitution-dramaturgie spectaculaire. Ce type de pièce a révélé la nécessité de ces deux présences (la direction et la mise en scène). Le metteur en scène a en effet besoin de se placer à distance suffisante (au sens propre et au sens figuré) pour pouvoir vérifier, au-delà de la perfection formelle de la restitution du document original (à la charge de la direction de chœur), si l’on entend bien un personnage et une situation. Autrement dit est-ce que cela fonctionne théâtralement : est-ce que, au-delà de la référence au document original (auquel le public n’a de toute façon pas accès pendant le spectacle), celui-ci devient une scène autonome en soi ? En ce sens, la précision d’exécution, loin de constituer une fin (ce n’est pas une démonstration technique), est un moyen puissant pour produire un type de parole au théâtre, un parole originale (fût-elle issue d’une conversation des plus ordinaires), des effets de présence.

Résolution : jouer en public

La direction consiste en une lecture dynamique de la partition, associée à une attention au rendu sonore général ou parfois individuel ; une attention au fait d’englober chacun sur le plateau ; enfin, une attention à l’écoute du public « dans son dos ». La situation de performance implique une tension accrue entre création et structure[31]. Un certain cabotinage peut amener à faire durer une pause, à accentuer un effet. Mais cela peut aussi correspondre à un conflit sonore, par exemple au choix de retarder ou non un départ en raison du rire du public. Ainsi, même si l’exigence de restituer le document au plus près constitue le fil rouge de la performance, la singularité de la performance en public génère des ajustements dramaturgiques vis-à-vis de sa forme originale.

Enfin, il faut aussi parfois « faire redescendre » les acteurs : passer d’un manifestant hurlant sur Périscope, à Nina Simone demandant lors d’un concert si son ami David Bowie est présent dans la salle oblige en quelques secondes à basculer drastiquement d’un régime d’énergie à un autre – et cela aussi, il faut le signifier, voire y contraindre avec autorité. La partition est une forme de script, mais la manière de la jouer en public se plie nécessairement aux circonstances de l’activité. Chaque document, sur la base d’un travail commun, constitue une nouvelle contexture d’allures et d’intensités sur lesquelles un consensus doit s’établir dans le temps de la performance : loin d’être unilatérale, la direction se nourrit de la performance des interprètes de manière à ce que le document restitué soit bien le produit d’un échange musico-langagier émergent, c’est-à-dire qui s’invente lors de son exécution, à chaque représentation avec le public.

Le document sonore se trouve ainsi projeté sur une autre scène, celle du théâtre mental des spectateurs et spectatrices, invités à déplacer ou à renouveler leur écoute. La performance en public affecte aux membres de l’assemblée théâtrale une multiplicité de rôles et d’espaces de figuration selon les adresses qui leur sont faites à travers chaque document. Atteindre cette « vertu hallucinatoire de la parole »[32] est le résultat d’un long processus, comme nous l’avons vu, depuis l’enregistrement d’une parole, sa constitution en un document sonore transcrit sous forme de partition et réactivé par les interprètes, jusqu’à la performance chorale qui conjugue restitution et théâtralisation. Le document sonore produit un certain nombre de documents secondaires qui constituent des archives de la performance (retranscriptions, partitions annotées, archive vivante du corps du chef de chœur) que nous avons cherchés à valoriser tout au long de cette contribution. La parole des interprètes et du chef de chœur y occupent un place particulière et d’autant plus précieuse au regard de l’évolution du travail de Joris Lacoste, qui, dans Suite n° 4, finit par évincer les interprètes pour laisser seuls les enregistrements peupler l’espace de la scène.

Incorporés par des interprètes ou diffusés par des enceintes, organisés selon un système de composition qui les déhiérarchise et multiplie les plans d’écoute, ces documents suscitent des images et produisent des effets de reconnaissance ou d’identification qui restent à interroger. Par rapport à d’autres formes de reproduction ou reenactment de paroles qui assument plus explicitement des visées informatives, on pourrait également questionner la valeur documentaire de ce travail du document sonore : matières et points de départ d’une création formelle et poétique, quel état de la parole – et du monde – les documents restitués documentent-ils ?

 

« Du jamais vu »
Suite n°1 (redux)
Mise en scène de Joris Lacoste et direction musicale de Nicolas Rollet
Filmé en octobre 2020 au Théâtre de Gennevilliers (Festival d’Automne à Paris)
par Pierre Bellec et Valentin Da Camara

 

« Surya Namaskar »
Suite n°1 (redux)
Mise en scène de Joris Lacoste et direction musicale de Nicolas Rollet
Filmé en octobre 2020 au Théâtre de Gennevilliers (Festival d’Automne à Paris)
par Pierre Bellec et Valentin Da Camara

 

« Cette goutte de sueur qui perle »
Suite n°1 (redux)
Mise en scène de Joris Lacoste et direction musicale de Nicolas Rollet
Filmé en octobre 2020 au Théâtre de Gennevilliers (Festival d’Automne à Paris)
par Pierre Bellec et Valentin Da Camara

 

 

 

Notes

[1] L’Encyclopédie de la parole est née en 2007 à l’initiative de Joris Lacoste, alors co-directeur des Laboratoires d’Aubervilliers. Quelques centaines de personnes ont participé au projet, pour citer des membres qui furent les plus permanents : Grégory Castéra, David Christoffel, Nicolas Fourgeaud, Emmanuelle Lafon, Valérie Louys, Pierre-Yves Macé, Jérôme Mauche, Olivier Normand, Esther Salmona. Le collectif est aujourd’hui composé, en dehors de l’équipe chargée de la production et de la diffusion, de Frédéric Danos, Joris Lacoste, Nicolas Rollet et Élise Simonet.

[2] Suite n°1 (redux) est la recréation en octobre 2020 pour le Festival d’Automne à Paris et le T2G Théâtre de Gennevilliers de Suite n°1, créé en mai 2013 au Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles). Le spectacle est joué dans une partition revue, avec une partie de la distribution originale (Ese Brume, Geoffrey Carey, Frédéric Danos, Delphine Hecquet, Vladimir Kudryavtsev, Nuno Lucas, Marine Sylf) et un groupe d’interprètes de l’École Supérieure de Comédiens par l’Alternance d’Asnières (Mathilde Cessinas, Léa Delmart, Inès Do Nascimento, Baptiste Dupuy, Rafaela Jirkowsky, Martin Jobert, Pierre-Antoine Lenfant, Juliette Malfray, Fany Otalora, Ulysse Robin, Nino Rocher, Damien Sobieraff, Blanche Sottou, Kim Verschueren). Une captation du spectacle est accessible en ligne.

[3] Les auteurs souhaitent vivement remercier Raffaella Gardon, Juliette Malfray, Emmanuelle Lafon, Rafaela Jirkowsky, Marine Sylf, Ghita Serraj, Frédéric Danos et Joris Lacoste.

[4] Voir notamment Olivier Fournout, « Art et science : la fiction enquête », Communication & langages, n° 210, 2021|4, p. 210 ; Sandra Delacourt, Katia Schneller et Vanessa Theodoropoulou, Le Chercheur et ses doubles, Paris, Éditions B42, 2016 ; Marion Boudier et Chloé Déchery, Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes, Dijon, Les Presses du réel, grande collection ArTeC, 2022.

[5] Joris Lacoste, entretien autour de Suite 2 pour le Festival d’Automne à Paris, 2016.

[6] Voir le texte de présentation de l’EdP sur le site des Laboratoires d’Aubervilliers.

[7] Éric Méchoulan, « Entre performance et document, l’archive comme dispositif d’insistance. Un extrait de Mother Archive », thaêtre [en ligne], Chantier #7 : Document-matériau (coord. Marion Boudier et Chloé Déchery), mis en ligne le 8 novembre 2022.

[8] Valère Novarina, Pendant la matière, Paris, P.O.L., 1991, p. 73.

[9] Antonin Artaud, « Lettres sur le langage », Le Théâtre et son double, Paris, Folio, coll. Essais, [1938] 1998, p. 185.

[10] Béatrice Picon-Vallin et Erica Magris (dir.), Les Théâtres documentaires, Montpellier, Deuxième Époque, 2019.

[11] Voir la définition de cette pratique donnée dans Derek Paget, « Les origines du Théâtre Verbatim », dans Béatrice Picon-Vallin et Erica Magris (dir.), ibid., p. 171 : « c’est une forme de théâtre résolument basée sur l’enregistrement et sur la transcription d’entretiens avec des gens ‘‘ordinaires’’, réalisés dans le cadre d’une recherche sur une région spécifique, un domaine, un problème, un événement ou sur une combinaison de ceux-ci. Cette source primaire est ensuite transformée en un texte, souvent joué par les performers qui ont d’abord recueilli les matériaux. »

[12] Par exemple : Emmanuelle Lafon collabore avec Émilie Rousset, Ghita Serraj, avec Joris Lacoste et Émilie Rousset, Manuel Vallade et Duncan Evennou, avec Émilie Rousset et Lancelot Hamelin.

[13] Cet extrait est une transcription simplifiée d’un échange conversationnel enregistré, entre quatre membres de l’EdP lors d’une séance dite de « ruche », en résidence au Mac Val (Ivry-sur-Seine). Pour rendre compte de la dynamique de l’échange, un certain nombre de signes sont nécessaires, inspirés de la pratique de transcription en analyse conversationnelle : les crochets marquent des débuts et fins de chevauchement de parole ; les virgules marquent des pauses dans le discours ; le signe « & » indique que la parole du participant se poursuit quelques lignes plus bas en raison des contraintes de mise en page.

[14] Voir Nicolas Rollet et Joseph Kikomeko, « Candidat à l’entrée (variations sur Encyclopédie de la parole) », Le Journal des Laboratoires (Laboratoires d’Aubervilliers), 2007, et « Classe et candidats : la collection », Le Journal des Laboratoires (Laboratoires d’Aubervilliers), 2008.

[15] Indexation : propriété d’une parole couplée à un événement extérieur qu’elle suit, désigne, décrit, commente, encourage, commande, et dont elle tire certaines de ses propriétés formelles, notamment rythmiques.

[16] En 2014, ce document sera disqualifié de ces entrées et placé dans le « réservoir » de la collection accessible. La collection est, en effet, l’aspect public consultable du corpus total ; un tiers de documents supplémentaires est stocké dans ce réservoir, soit parce que ces documents ont été remplacés par d’autres dans les sous-collections d’une entrée donnée, soit parce qu’ils sont en attente d’être associés à une nouvelle entrée.

[17] Nicolas Fourgeaud, « Grand public. Le candidat à l’entrée se porte bien », Le Journal des Laboratoires, 2008.

[18] Voulant montrer que les gens se regardent avec des catégories, c’est-à-dire que le regard est socialement configuré, Harvey Sacks, lors d’un de ses cours, avait demandé à ses étudiants d’aller faire des observations dans des lieux publics et de noter les échanges de regards entre passants. Ce n’était pas les notes des étudiants en tant que telles qui intéressaient Sacks, mais plutôt de leur faire comprendre qu’ils regardaient les gens se regarder, à l’aide de catégories stabilisées (Harvey Sacks, Lectures on conversation, Oxford, Blackwell, 1992). L’analyse conversationnelle est une approche sociologique du langage apparue dans les années 1960 qui consiste à rendre compte du travail de coordination, de « catégorisation-en-interaction » accompli par les « interactants » eux-mêmes dans le temps présent de leurs activités sociales. Cette approche se base, pour produire de l’analyse, sur des enregistrements audiovisuels accompagnés de leur transcription. Celles-ci sont censées rendre compte des détails d’accomplissement des conduites, notamment verbales, et emploient donc des conventions de transcription assez élaborées. Dans ces détails, on peut mentionner : les marques d’hésitation, les ruptures et les redémarrages, les répétitions, les chevauchements, les accélérations de débit, les emphases, les allongements vocaliques. Pour finir, l’analyse conversationnelle est très attachée à analyser les conduites verbales en tant que tours de parole inscrits dans un agencement séquentiel. Sur ce sujet, voir notamment George Psathas, Conversation Analysis : the study of talk-in-interaction, Thousand Oaks (Californie)-Londres-New Dehli, Sage Publications, 1995 ; Harvey Sacks, Emanuel A. Schegloff et Gail Jefferson, « A simplest systematics for the organization of turn-taking for conversation », Language, n° 50, 1974, p. 696-731.

[19] Il y a de nombreuses références sur l’approche de la transcription en sociologie de l’interaction depuis une quarantaine d’années. Certaines d’entre elles sont mentionnées dans : Nicolas Rollet et Chloé Clavel, « “Talk to You Later” : Doing Social Robotics with Conversation Analysis. Towards the Development of an Automatic System for the Prediction of Disengagement », Interaction Studies, 21|2, 2020, p. 269-293.

[20] Cet entretien se trouve dans un documentaire : Pierre Boulay (réal.) et Claire Parnet (aut.), La Voix en quelques éclats, 2013.

[21] Yvane Chapuis et Julie Sermon (dir.), Partition(s) : objet et concept des pratiques scéniques (20e et 21e siècles), Dijon, Les Presses du réel, 2016, p. 39 et p. 44.

[22] Pour une lecture ethnométhodologique et interactionniste de la performance artistique, voir par exemple : Luca Greco, « La performance au carrefour des arts et des sciences sociales : quelles questions pour la sociolinguistique ? », Langage et société, n° 160-161, 2017|2-3, p. 301-317 ; Gay McAuley, Not Magic but Work : An Ethnographic Account of a Rehearsal Process, Manchester, Manchester University Press, 2012 ; Nicolas Rollet, « All the things you are. Activité multimodale, frontières et musiques improvisées en répétition », dans Nelly Andrieux-Reix (dir.), Frontières. Du linguistique au sémiotique, Limoges, Lambert-Lucas, 2010, p. 279-302 ; Robert Keith Sawyer, Group creativity. Music, theater, collaboration, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates, 2003 ; Peter Weeks, « Musical time as a practical accomplishment: A change in tempo », Human Studies, vol. 13, n° 4, 1990, p. 323-359.

[23] Intervention de Ghita Serraj dans le séminaire mené par Marion Boudier, « Performer sa recherche », UPJV, Amiens, 14 février 2020.

[24] Emmanuelle Lafon, « Ce que le document fait à l’acteur·rice », entretien réalisé par Marion Boudier, thaêtre [en ligne], Chantier #7 : Document-matériau (coord. Marion Boudier et Chloé Déchery), mis en ligne le 8 novembre 2022.

[25] Ibid. Cette expression utilisée par Emmanuelle Lafon est empruntée à Roland Barthes.

[26] Le témoignage de Marine Sylf ainsi que les suivants de Raffaella Gardon, Juliette Malfray et Frédéric Danos sont extraits d’un échange de mails avec Nicolas Rollet qui a transmis à l’équipe d’interprètes de Suite n° 1 (redux) la question de Marion Boudier « Que fait le document à l’acteur·rice ? », août 2021.

[27] Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », Le Théâtre des paroles, Paris, P.O.L., 1989, p. 18.

[28] Yvane Chapuis et Julie Sermon (dir.), Partition(s) : objet et concept des pratiques scéniques (20e et 21e siècles), op. cit., p. 98. Voir aussi Christophe Triau (dir.), Choralités, Alternatives théâtrales, n° 76-77, 2003.

[29] Le soundpainting est une pratique musicale apparue dans les années 1970 consistant à diriger des musiciens à l’aide de gestes, plus ou moins stabilisés, qui permettent une composition émergente, dans le temps de la performance musicale. Elle peut en fait s’appliquer à toute forme artistique susceptible d’être improvisée.

[30] Pour une réflexion sur la partition graphique en musique contemporaine, et donc la place des partitions telles qu’élaborées par l’Encyclopédie de la parole, voir Matthieu Saladin, « La partition graphique et ses usages dans la scène improvisée », Volume !, 3 : 1|2004.

[31] Sur ce point, on peut se référer aux travaux d’Alessandro Duranti en collaboration avec le guitariste de jazz Kenny Burrell ainsi qu’au compte rendu d’apprentissage de l’improvisation au piano de David Sudnow : Alessandro Duranti, The Anthropology of intentions. Language in a world of others, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; David Sudnow, Ways of the hand, the organization of improvised conduct, Cambridge, MIT Press, 1978.

[32] Joris Lacoste, entretien avec Marion Boudier, 9 mars 2020.

 

Les auteurrices

Nicolas Rollet est docteur en sciences du langage et maître de conférences à Télécom Paris (Institut Polytechnique de Paris, laboratoire I3) dans le département de sciences économiques et sociales. Membre fondateur de l’Encyclopédie de la parole depuis sa création en 2007, il y développe des performances vocales et un travail d’écriture de l’oral, de même qu’il y dirige régulièrement des ateliers.

Marion Boudier est maîtresse de conférences en études théâtrales à l’Université Picardie Jules Verne, membre du Centre de Recherche en Arts et en Esthétique (CRAE) et de l’IUF. Également dramaturge, elle accompagne Joël Pommerat et la compagnie Louis Brouillard pour des projets au théâtre et à l’opéra, et a consacré plusieurs articles et ouvrages à ce travail : « La dramaturgie comme recherche : écrire avec la scène (de l’histoire). Retour sur le processus de création de Ça ira (1) Fin de Louis » (thaêtre, 2017), Avec Joël Pommerat, un monde complexe (t. 1, Actes Sud-Papiers, 2015), et Avec Joël Pommerat. L’écriture de Ça ira (1) Fin de Louis (t. 2, Actes Sud-Papiers, 2019, Prix du Syndicat de la critique). Depuis 2018, Marion Boudier est coporteuse, avec Chloé Déchery,  du programme de recherche « Performer les savoirs » qui a notamment donné lieu à la parution du collectif Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes. Performer les savoirs (Presses du réel, 2022).

 

Pour citer ce document

Marion Boudier et Nicolas Rollet, « L’Encyclopédie de la parole : du document à sa performance », thaêtre [en ligne], Chantier #7 : Document-matériau (coord. Marion Boudier et Chloé Déchery), mis en ligne le 8 novembre 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/11/08/lencyclopedie-de-la-parole/

 

 

 

 

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