« Que cette pensée, j’arrive à la faire danser. »
Retour sur la trilogie terrestre

Entretien réalisé par Chloé Déchery

 

La trilogie terrestre | Moving Earths
Conférence-performance créée en décembre 2019 au Théâtre Nanterre-Amandiers
Texte de Bruno Latour et mise en scène de Frédérique Aït-Touati
Dispositif scénique de Patrick Laffont de Lojo
Avec Bruno Latour, puis Duncan Evennou
© Patrick Laffont de Lojo

 

 

Au moment où nous finalisions cet entretien, nous avons appris la disparition de Bruno Latour, savant passionné par la portée heuristique de la scène et curieux infatigable dont la pensée irrigue et anime l’écriture des trois pièces de la trilogie terrestre qui constituent le cœur de cet entretien.

Nous dédions cet entretien à sa mémoire.

 

Le travail autour de la trilogie terrestreInside (2016), Moving Earths (2019) et Viral (2022)[1] – que réalise la compagnie Zone Critique réunie autour de la metteuse en scène et historienne des sciences Frédérique Aït-Touati engage un certain rapport au document scientifique, sa mise en visibilité et sa manipulation. Pour Inside et Moving Earths, les deux premières pièces de la trilogie, les dispositifs conçus et inventés pour l’espace scénique permettent de visibiliser des documents parfois techniques, voire confidentiels, et de les mettre en partage sans pour autant que cela entraîne uniquement une dimension d’illustration ou d’application. Aussi Frédérique Aït-Touati, quand elle parle de son travail, insiste-t-elle souvent sur la dimension expérientielle des pièces qui sont autant des « expériences de pensée » que des propositions expérimentales rendant compte de l’état de la pensée d’un savant, Bruno Latour, dont les théories se situent à l’intersection de l’écologie politique, de l’anthropologie et de la philosophie.

En prenant en considération les dispositifs créés et convoqués dans la trilogie (une conférence performée, une performance « table top » et une expérience immersive d’exposition, pour les présenter schématiquement), ce qui frappe, ce sont la richesse et la multiplicité des références qui empruntent tant du côté de l’histoire des sciences que du côté du spectacle vivant. Dans Inside et Moving Earths, on repère ainsi des références aux formats de la leçon et de la conférence scientifique, envisagées sous une forme performative. Avec Moving Earths, il y a des emprunts du côté de la table de dissection, avec le travail à la table et le dispositif vidéo qui permet de voir la table en plongée, grâce à une caméra zénithale, alors que l’on suit les mains du chercheur qui annote, écrit et brasse des documents. Du côté de l’histoire du spectacle vivant, on pense à ce sous-genre de la performance que l’on appelle « table top performance »[2] qui a pu être exemplifié récemment dans le travail sur les pièces de Shakespeare proposé par la compagnie de théâtre britannique expérimental Forced Entertainment[3]. Enfin, bien que cette technique de performance ne soit pas directement exploitée dans la trilogie, il est utile d’évoquer également le reenactment qui a pu être mis en pratique dans des créations précédentes de la compagnie (Le Débat Tarde/Durkheim, 2007 ; Le Théâtre des négociations[4], 2015).

L’entretien qui suit répond au projet d’articuler le discours d’une metteuse en scène, Frédérique Aït-Touati, à celui d’un interprète, Duncan Evennou, et de récolter des témoignages et des expériences issus de pratiques théâtrales distinctes quant aux enjeux relatifs à la mise en scène et à la manipulation de documents scientifiques en scène. Performeur et metteur en scène, Duncan Evennou[5] est diplômé de l’École Nationale Supérieur d’Art Dramatique du Théâtre National de Bretagne, et a aussi été formé au sein du master SPEAP – programme d’expérimentations en arts politiques – de l’Institut d’Études Politiques de Paris alors sous la codirection de Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour. En tant qu’acteur et collaborateur artistique, il occupe une place prépondérante dans la trilogie terrestre dont il est le seul interprète après avoir pris la suite de Bruno Latour qui a créé les deux premiers volets de la trilogie. Au sein de la compagnie Zone Critique, Patrick Laffont de Lojo, plasticien de formation, vidéaste et scénographe, a également joué un rôle important dans la conception et l’écriture scénique de la trilogie terrestre, notamment au niveau de l’invention des différents dispositifs vidéo. C’est pourquoi un autre entretien, distinct de celui-ci, a été conduit avec le scénographe et figure également dans ce chantier (« Il faut trahir le document »[6]).

 

Quelles sont les références scientifiques et artistiques qui sont venues nourrir les pièces de la trilogie terrestre ?

Frédérique Aït-Touati. – Cette question se situe très précisément à l’intersection de ce qui m’intéresse en recherche et de ce qui m’intéresse au théâtre. J’ai un intérêt de longue date pour les images et leur force heuristique, c’est-à-dire leur capacité à produire de la pensée, du savoir, et pas du tout (ou pas seulement) pour leur pouvoir illustratif. Je lutte activement contre cet usage-là des images en recherche, car il me semble que les images parlent et produisent quelque chose en elles-mêmes. La trilogie terrestre s’inscrit dans une réflexion que j’ai depuis ma thèse, depuis Les Contes de la Lune[7], sur les représentations du monde, d’une part, et d’autre part, sur la science comme théâtre. La science, c’est, en partie, une question de mise en scène ; les expériences elles-mêmes sont des mises en scène. La production d’images et d’expériences publiques fait partie de l’histoire des sciences. Enfin, la troisième raison de ce travail tient à la réflexion de longue haleine que Bruno Latour mène sur Gaïa et le terrestre, et dont nous avons tissé ensemble certains aspects grâce à et avec la scène[8]. La trilogie terrestre, qui commence avec Inside, s’ouvre par un questionnement sur la beauté mais aussi sur la pauvreté de nos représentations de la Terre, et en particulier du globe, de la « planète bleue ». Le globe a une histoire longue, de l’Antiquité au christianisme, de l’imaginaire impérial aux photographies de la NASA, images qui fondent notre rapport au terrestre… Or ce globe n’est pas satisfaisant. Dans la première partie de la conférence, Bruno s’emploie à contester cette hégémonie de l’iconographie globale. Quand on veut essayer de capter la Terre autrement, on a besoin de produire d’autres images. Nous travaillons avec l’idée que non seulement on peut ramener sur un plateau de théâtre des images, des documents historiques, artistiques, esthétiques, scientifiques, mais aussi qu’on peut en produire de nouveaux.

 

La trilogie terrestre | Inside
Conférence-performance créée en novembre 2016 au Théâtre Nanterre-Amandiers
Conception de Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour
Mise en scène et scénographie de Frédérique Aït-Touati
Avec Bruno Latour, puis Duncan Evennou
Images et animation d’Alexandra Arènes, Axelle Grégoire, Sonia Lévy
Vidéo et lumières de Patrick Laffont de Lojo
Musique d’Éric Broitmann, avec la collaboration de l’IRCAM
Création lumières de Rémi Godfroy
© Patrick Laffont de Lojo

 

Le document comme matière et comme preuve

 

Pourrais-tu développer cette question de la production de nouveaux documents en scène avec le travail que vous avez fait pour Inside ?

Frédérique Aït-Touati. – C’était très important pour Inside. Inside est une conférence-performance et c’est la première fois que j’ai demandé à Bruno d’être en scène, en 2016. On part d’un slideshow. L’idée d’Inside, au départ, était de transformer le PowerPoint de Bruno en un espace scénique. La parole et le discours partent d’images et s’appuient sur des images. Les images scéniques sont produites par une série de « slides » assumées comme telles. Donc, oui, on part des images classiques de la Terre et du Globe, produites par la NASA : la « Blue Marble », le « lever de Terre » – des images iconiques de la Terre. On en montre les limites et la construction ; on souligne le fait qu’elles ne nous permettent pas d’avoir accès à la Terre parce qu’elles imposent un regard distancié. C’est de l’histoire de l’art et de l’histoire des sciences, dans la manière de comprendre la fabrication de ces images. Inside est une pièce sur les images, sur leur histoire, leur fabrication esthétique, scientifique et technique. Dans la deuxième partie de la conférence-performance, ça devient beaucoup plus, non seulement expérientiel, mais aussi prospectif dans le sens où nous avons travaillé avec des architectes, des artistes et des designers en leur demandant de produire avec nous, pour nous, d’autres représentations possibles du terrestre qui s’adossent à la réflexion de Bruno sur Gaïa, sur le terrestre, sur la « zone critique ». C’est là que mon travail de mise en scène rejoint mes recherches : avec Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, j’ai produit, pendant ces années de travail et de tournée de Inside (2016-2018), les premières réflexions pour Terra Forma[9]. En effet, Inside et Terra Forma sont totalement liés parce que la réflexion qu’on avait au plateau a donné ce livre très étrange de « cartographies potentielles » qui répond d’une autre manière que par la scène à notre insatisfaction à l’égard des images disponibles du terrestre. Par ailleurs, c’était le moment où Bruno travaillait, à la suite de la publication de Face à Gaïa[10], sur des questions de représentation. C’est l’image à la fois artistique, historique et scientifique qui est en question dans le spectacle.

Est-ce que tu t’es arrêtée, au niveau de la mise en scène, sur un choix de formes théâtrales spécifiques ? Est-ce que tu t’es dit, à un moment : la forme que je travaille avec Bruno, c’est une conférence performée, mais qui va aussi emprunter à la leçon d’anatomie, par exemple ? Est-ce que ça faisait partie de ton processus de création ?

Frédérique Aït-Touati. – Oui, sur la trilogie. Inside vient d’une conférence. Encore une fois, c’était presque stratégique au sens où je faisais aller Bruno Latour pour la première fois sur scène. Or Inside est très dur à jouer, parce que Bruno est derrière un tulle monumental. Comme tu sais, quand tu es au plateau derrière un tulle, tu ne vois pas ton public, tu n’es plus du tout en conférence ; c’est très âpre et je ne voulais pas trop déplacer Bruno. Donc on joue avec le code de la conférence. Au début, il arrive, il est devant un pupitre et puis, tout à coup, il disparaît derrière une photographie qu’il a prise lui-même dans un avion, qui ouvre sur une méditation assez éloignée du ton de la conférence. On entre dans quelque chose de plus narratif. Il y a un jeu avec la conférence pour des raisons stratégiques et formelles, mais je ne voulais pas le faire aller trop loin. D’ailleurs, j’ai les maquettes de Inside : c’est un slideshow avec Bruno dedans. C’est vraiment un jeu sur la position du conférencier par rapport à ses propres images. Que se passe-t-il s’il ne surplombe plus ces images, mais s’il est perdu dedans au point de disparaître ? Il y a une force plastique et scénique de l’image quand tu la projettes sur 20 mètres sur 10 parce que tu es sur le grand plateau du Théâtre Nanterre-Amandiers[11] et que tu as un cyclo et un tulle monumentaux auxquels on n’a jamais accès en tant que conférencier. Dans mes mises en scène, je joue souvent avec une disproportion et un éclatement des échelles. Ici, le PowerPoint devient une image plastique et prend une profondeur, du relief. On passe du 2D au plateau. Mais pour cela, il faut retravailler les images. Avec Alexandra Arènes, Axelle Grégoire, l’artiste Sonia Lévy, puis avec le vidéaste Patrick Laffont de Lojo, nous avons fait un gros travail de traduction scénique et de déplacement des images documentaires, scientifiques, vers des images scéniques. Nous avons par exemple transformé les images d’un article de stratigraphie publié dans la revue Science en strates mises en valeur par le noir du plateau, ou dramatisé des diagrammes de la zone critique par le travail sur le son.

Il me semble que le dispositif de Moving Earths est tout autre ; pourrais-tu nous en dire quelques mots ?

Frédérique Aït-Touati. – Oui, c’est vrai. Tu avais raison de parler de théâtre d’anatomie tout à l’heure. C’est un dispositif qui me hante depuis toujours, parce que c’est un de mes sujets de recherche et que je suis fascinée par les dispositifs optiques et architecturaux singuliers. Je crois que tout mon travail, aussi bien en recherche qu’en théâtre, tourne autour des dispositifs. Chaque volet de la trilogie est un dispositif de jeu dans lequel je propose à Bruno de faire une expérimentation conceptuelle. La deuxième pièce, Moving Earths, consiste à montrer Bruno à sa table de travail. Là, comme tu le soulignais, c’est une variation autour du genre du « table-top ». Je voulais donner à voir ce qui se passe à la table d’un philosophe au travail. Un philosophe qui est aussi un ethnographe, un ethnologue, un homme de terrain ; quelqu’un qui, quand il travaille, fait des dessins, des schémas pour accompagner et aider sa propre pensée. D’où la transformation de la table en tableau noir sur lequel il griffonne à la craie. Il s’agit moins du tableau noir de la salle de classe que d’un équivalent scénique de son carnet de terrain, de son brouillon, ou du cahier dans lequel il dessine souvent quand il parle. J’avais envie de partager avec le public ces moments d’élaboration de la pensée que nous partageons souvent pendant les séances de travail « à la table ». Les documents qui sont réunis sont en partie des documents personnels de Bruno, des photographies qu’il a prises quand il est allé voir James Lovelock en Angleterre, ses propres photos de terrain quand il est allé voir tel ou telle scientifique de la Zone Critique. Ce sont aussi ses propres dessins que l’on retrouve dans Où atterrir ?[12], ouvrage qu’il a écrit pendant que nous étions en train de créer Moving Earths. La grande différence entre Inside et Moving Earths, c’est que Inside est une méditation, alors que Moving Earths est une expérimentation, une expérience de pensée dans laquelle on met en parallèle le XVIIe siècle et Galilée avec Lovelock aujourd’hui ; nous réunissons les documents et les preuves. Les documents servent de preuve matérielle. Dans la mise en scène, j’ai voulu jouer avec l’hétérogénéité de ces « preuves ». Par exemple, l’un des points de départ de Bruno, c’est la pièce de Brecht autour de Galilée. Donc il pose sur la table La Vie de Galilée, éditée chez L’Arche, avec le personnage dessiné qui regarde le ciel[13], et en face Le Contrat naturel de Michel Serres[14]. On a aussi comme « preuve paradoxale » le film de Joseph Losey[15]. Il y a ce jeu… Quelle est la nature des preuves que l’on a sur la table (Bruno a beaucoup travaillé sur la question des preuves et des images scientifiques en philosophie des sciences) ? Quelles sont les preuves d’un philosophe, d’un historien des sciences, d’un sociologue lorsqu’il invente des concepts et des théories ? J’avais envie de faire de Bruno un personnage et d’aller au bout de la théâtralité de cette expérience de pensée, menée en public.

Cela est rendu visible avec le diptyque vidéo qui est proposé au début de la pièce. Le spectacle s’ouvre sur un large écran de vidéo-projection, situé en fond de scène et qui est scindé en deux, un peu à l’image d’un « split screen » au cinéma. Sur la partie gauche de l’écran (à jardin), on a une image qui est surmontée de la mention « Italie, 1632 » tandis que la partie droite de l’écran (à cour) est surmontée de la mention « Europe, 2019 » qui fait référence au contexte de création de la pièce alors que se confirme l’« hypothèse Gaïa » élaborée par Lovelock et Margulis et qui insiste sur l’interdépendance des vivants au sein du système terrestre. L’image à l’écran met en lien deux réalités historiques, sociales, scientifiques, qui ont, a priori, peu à voir l’une avec l’autre (le procès de Galilée et l’émergence d’un courant de l’écologique scientifique et politique). C’est cela aussi, la gageure de la pièce : proposer un rapprochement audacieux, qu’on pourrait penser aller à rebours de la vérité historique, pour tenter de nous permettre de penser le passé à partir du présent et, ce faisant, de densifier notre rapport au présent et à l’actualité climatique notamment. Or, face à ce dispositif scénique heuristique, en tant que public, nous sommes tout de suite invité·es à faire une expérience de la disjonction. Il revient aux spectateur·rices de travailler sur du discontinu et de poursuivre cette activité liante qui fonde tout acte d’interprétation.

 

La trilogie terrestre | Moving Earths
Conférence-performance créée en décembre 2019 au Théâtre Nanterre-Amandiers
Texte de Bruno Latour et mise en scène de Frédérique Aït-Touati
Dispositif scénique de Patrick Laffont de Lojo
Avec Bruno Latour, puis Duncan Evennou
© Patrick Laffont de Lojo

 

Élaborer et interpréter une parole scientifique et documentée

 

Duncan, tu as interprété Moving Earths à la suite de Bruno Latour et je serais intéressée de savoir comment la « passation » et l’apprentissage du rôle se sont faits. Comment prends-tu en charge cette parole scientifique dont l’autorité vient de quelqu’un d’autre ? Est-ce que, dans la pièce, cette passation est nommée et assumée comme telle ? Est-ce que l’on entend ta position en tant qu’interprète ? Est-ce que tu te mets à un autre endroit en tant que chercheur ?

Duncan Evennou. – J’étais déjà familier et du travail de Frédérique et de celui de Bruno, parce que j’avais participé à SPEAP[16], que j’avais vu Inside et que j’étais une sorte de regard complice sur ces formes. Puis Frédérique m’appelle un jour et me dit : « Il faut qu’on fasse une reprise de Moving Earths parce qu’on va jouer au Théâtre de l’Odéon dans trois semaines. »

Frédérique Aït-Touati. – C’était il y a deux ans, le 20 janvier 2020.

Duncan Evennou. – On a récupéré toute l’improvisation de Bruno Latour.

Frédérique Aït-Touati. – Il n’y a pas de texte, jamais.

C’est insoupçonné parce que, en regardant la pièce, j’ai pensé qu’il lisait quelque chose auquel on n’avait pas accès.

Frédérique Aït-Touati. – Ah non, surtout pas : l’un des principes dramaturgiques, c’est que toutes ses conférences sont improvisées. C’est ce qui m’intéressait à mettre en scène : la pensée en train de se faire, confrontée à un dispositif donné.

Duncan Evennou. – Elles sont improvisées mais à la manière d’une partition baroque, c’est-à-dire que, entre deux notes, tu as des rendez-vous et tu as des droits d’improvisation. La première grande difficulté qu’on a eue quand on a commencé à travailler avec le texte de Bruno, c’est que l’on avait une retranscription qui avait des grands moments saillants, très forts, et des moments d’improvisation, des sorties de route que lui seul pouvait s’autoriser. Des moments où tu te dis : mais pourquoi il est parti dans cette direction ? Tout le premier travail a été un long effort de rafistolage, de tri. C’était essentiellement, dans un premier temps, un travail à la table pour s’assurer que la partition était cohérente. À l’épreuve de la retranscription, on se servait de cette improvisation pour essayer de stabiliser une première forme.

Frédérique Aït-Touati. – Il y a eu notamment un travail de syntaxe important, parce que le discours improvisé, oral, on sait bien que ce sont des phrases qui ne sont pas finies… donc pour en faire une partition, c’est très délicat. On ne voulait pas être dans une espèce de copie parfaite, comme ce que Robert Cantarella a fait pour les cours de Deleuze[17]. C’est une forme magnifique, passionnante, mais à l’exact opposé de ce que je cherchais en quelque sorte : pour moi, l’enjeu n’est pas de faire réapparaître une figure disparue, avec ses intonations de voix et sa gestuelle singulière, mais bien plutôt de faire circuler des idées d’un corps à l’autre. Ce qui m’intéressait, c’était que Duncan intègre complètement la pensée de Bruno. Cela supposait un énorme travail de transcription et d’élucidation.

Duncan Evennou. – Puis, il y a eu la deuxième phase de répétitions. Je me suis dit : « OK, il ne s’agit pas d’incarner Bruno Latour, mais de jouer une pensée. » Et pour jouer cette pensée-là, il faut être en capacité de la comprendre intimement, même si j’étais quand même particulièrement familier des sujets abordés dans le spectacle… Donc il y a eu un deuxième temps de répétitions à la Gaîté Lyrique. C’était très émouvant, tout d’un coup, d’essayer de comprendre intimement ce que Bruno, à l’époque, essaie de dire de Gaïa et de son mode de fonctionnement… Lui-même tâtonne encore à l’époque parce que la particularité de son discours, c’est que, certes, c’est une improvisation, mais c’est aussi un spectacle qui fait un état des lieux de sa pensée. Bruno, à ce moment-là, prend vraiment l’exercice au premier degré, au sens expérimental, c’est-à-dire qu’il tâtonne lui-même avec les idées ; il essaye d’avancer.

Frédérique Aït-Touati. – C’est un aspect très important pour moi : à aucun moment, je ne prends un texte de Bruno fini, publié, et je me dis : « Tiens, on va en faire un spectacle. » Ça ne m’intéresse pas une seconde, peut-être parce que je suis moi-même une chercheuse. Il ne s’agit jamais de mettre en scène un texte de Bruno que tu peux trouver dans les librairies. À chaque fois qu’on a fait un spectacle ensemble, on était à l’endroit exact de son questionnement. C’est pour ça que Inside précède, en quelque sorte, Où Atterrir ?, et que Moving Earths s’inscrit dans la suite de la réflexion sur Gaïa. La succession des spectacles compose une généalogie parallèle, ou plutôt mêlée à la chronologie des publications de Bruno sur Gaïa et le terrestre. Ce sont des moments de travail, des étapes de la pensée.

Duncan Evennou. – Comment tu rafistoles une partition ? Comment tu rentres en intimité avec cette pensée pour être en capacité de la porter au plateau ? On a passé beaucoup de temps à travailler ces questions. Il y a eu des moments de répétition très émouvants. Quand on répète avec Frédérique, on fait de la philosophie ensemble. On mâchouille les arguments et on essaye de les comprendre ; on commence à faire le développement de Gaïa, de son invention… jusqu’au moment, où, tout à coup, on a été frappés, tous les deux, je pense, à ce moment-là des répétitions, quand on a saisi intimement ce concept ; on était au bord des larmes parce qu’on avait été bouleversés par cette découverte ensemble. « Maintenant je vois comment je peux la porter au plateau, cette idée. » Ça, c’était la deuxième phase. Puis il y a eu une troisième phase de répétition pour cette reprise, beaucoup plus classique finalement, et qui portait sur le rapport aux objets qui sont au plateau. Comment tu les manipules pour arriver à jouer ? Et, surtout, qu’est-ce que ces documents font faire à la pensée ? Là, effectivement, il y a toute une partition gestuelle à mettre en place, un espace à concevoir, à penser, une « mise »[18] à faire.

 

La trilogie terrestre | Work in progress
Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati chez Bruno Latour
lors d’une séance de travail
9 octobre 2019
© Patrick Laffont de Lojo

 

L’appropriation des documents : trouver l’intimité d’une pensée

 

Frédérique Aït-Touati. – C’est aussi une appropriation des documents. Ce sont des photographies, des images de Bruno ; ce sont les dessins de Bruno que je demande à Duncan de retracer lui-même, en direct. Il y a aussi une intégration de cette matérialité de la pensée.

Cela veut dire que tu manipules aussi des objets qui sont très familiers à Bruno Latour, parce que ce sont des archives personnelles ?

Frédérique Aït-Touati. – Certains, oui.

Vous avez continué de travailler avec les archives personnelles ? Vous n’avez pas fait des reproductions, des copies ?

Frédérique Aït-Touati. – Il y a des fac-similés de pas mal de choses.

Duncan Evennou. – Il n’y a rien de personnel dans le sens où les photos sont des photos qu’il avait dans son téléphone ; on les a imprimées dans différents formats. 

Ce ne sont pas des documents fragiles ou des copies rares ?

Duncan Evennou. Non, mais par exemple tu as des copies des Archives Nationales de Londres, avec les lettres de Lovelock et de Margulis qui sont juste des photocopies, et que Bruno et Frédérique ont obtenues grâce à un ami chercheur, Sébastien Dutreuil, spécialiste de Lovelock et de Margulis. Tu as le jeu de cartes de Lynn Margulis qui est plutôt à toi, Frédérique. Et un jour, avant la représentation, Frédérique me dit : « J’ai oublié les cartes », parce que Sasha, son fils, avait joué avec. Ce sont aussi des objets personnels à cet endroit-là. Même si ce sont essentiellement des reproductions, pour moi, ça traduit la manière très particulière qu’ont Bruno et Frédérique de travailler. Ce que je me dis, quand je rentre au plateau, c’est que c’est un théâtre qui se fabrique autour de la table ! Quand j’arrive à la table, avec tous ces documents, j’ai l’historique de leur discussion qui se déroule à nouveau devant moi, par les objets. J’ai donc l’impression de retrouver la table de chez Bruno, dans son salon, où l’on se retrouve aussi pour travailler.

Frédérique Aït-Touati. – C’était mon modèle. En fait, on travaille toujours autour de sa grande table où il y a les derniers livres arrivés, des documents, des articles imprimés qu’il est en train de lire. Il se lève et va chercher un autre livre, une image… C’est notre table de travail. C’est ça que j’ai mis en scène, c’est ce dispositif-là, un peu stylisé, avec le parallélisme XVIIe/XXIe siècle dès le départ, que tu as bien souligné et qui est le code qu’on donne au public. « Voilà, on va faire quelque chose que, en tant que chercheur·ses en histoire des sciences, Bruno et moi, on ne devrait pas vraiment faire, mais on est au théâtre, donc on s’autorise à faire ce parallèle entre 1632 et 2019, entre la scène de Carnaval de Brecht revue par Losey et les ‘‘soulèvement des enfants’’, ces manifestations pour le climat qu’on peut trouver sur YouTube. » Bien sûr, ce sont des natures de documents qui n’ont rien à voir ; on est dans quelque chose de très expérimental et qui est assumé comme tel. On donne ce code-là, et, ensuite, on est à la table et on travaille, on discute[19]. On essaye d’embarquer les gens dans ce moment hypothétique de la pensée. Quand je travaille avec Bruno et Duncan, il y a une excitation de la pensée qui est folle… Je ne sais pas trop comment décrire cela, parce qu’il y a de l’esthétique, des affects, tout cela mêlé ; il y a un plaisir de la pensée.

Duncan Evennou. Il y a une euphorie et il y a des moments d’épiphanie. Pour répondre à ta question de la passation, à aucun moment, je ne me suis dit : « Il faut que je sois Bruno », mais je me suis dit qu’il fallait que cette pensée, j’arrive à la faire danser. C’est vraiment ça. Je suis à la table, mais mon corps est constamment… il faut que je me réfrène, tellement il y a des mouvements de pensée dans ce que Bruno fait. J’ai l’impression, dans ce spectacle-là, d’être dans un rapport chorégraphique aux choses tellement la sensation des mouvements de pensée est forte. Je rejoins Frédérique sur cette question de l’euphorie : il y a une euphorie tout à coup quand ton corps est emporté par ça… tu ne peux plus le retenir et c’est cela, dans la passation, que l’on a essayé de capter : ces mouvements de pensée et ce que ces mouvements nous font faire.

Frédérique Aït-Touati. – Il y a une grande jouissance dans la façon qu’a Bruno de penser et de transmettre sa pensée. Il est dans la jubilation… même quand c’est pour parler de Gaïa, de Lovelock, de choses très sérieuses, ou graves. Il y a une joie de la pensée et c’est ce qui est au cœur de mon envie de faire du théâtre avec lui depuis le début. Ce n’est pas du tout une pensée ennuyeuse parce que ce n’est pas une pensée figée, dogmatique ; c’est une pensée joueuse et c’est vraiment à cet endroit-là que ça rejoint le théâtre. Bien sûr, on va nous dire qu’on fait des pièces arides, très intellectuelles. Mais ce n’est pas cela qui m’intéresse, ce n’est pas de prendre le savoir comme un objet fini et le mettre en scène parce que c’est une chose sérieuse. En réalité, c’est le partage d’un savoir joueur, sur des questions qui nous importent et nous touchent, collectivement.

On revient à la question de l’expérience de pensée. En fait, il y a un champ sémantique qui tourne depuis tout à l’heure… Tu parles de jubilation, de plaisir, de jouissance… On aurait presque affaire à un eros de la pensée. Quand tu parles de chorégraphie, il y a aussi quelque chose du rapport tactile et sensoriel aux objets de pensée.

Duncan Evennou. Pour la création de Viral, on a effectivement parlé d’un eros.

Frédérique Aït-Touati. – On était en résidence à Bagnolet et Bruno a dit : « Mais en fait, c’est une pièce totalement érotique. »

Duncan Evennou. …et nous, on s’est regardés avec Frédérique et on a dit :

Frédérique Aït-Touati. – « Enfin, tu as compris, Bruno ! »

 

Le corps savant en scène

 

J’imagine que, en tant qu’interprète, le travail des mains, sous l’œil de la caméra, te permet de tenter de vivre, dans le moment même de la représentation, ce plaisir, cette jouissance, qui consiste à retraverser une expérience de pensée et de la restituer au présent. Il y a quelque chose de très sensible et de matériel dans ce travail. Quel est le savoir-faire ou quelles sont les techniques somatiques que tu peux convoquer quand tu te dis : « J’ai ces objets que je dois retraverser et manipuler… quels vont être mes outils ? » ?

Duncan Evennou. Je distingue les mains des objets, parce que ça mobilise des fonctions très différentes. Quand on a repris la pièce au Théâtre de l’Odéon, les mains devaient être utilisées comme une manière de modéliser le modèle galiléen avec le mouvement des poignets qui s’enroulent à la façon des planètes qui tournent. J’étais constamment dans cette espèce de chorégraphie de mes mains (en montrant un de ses poings fermés, puis l’autre poing) : ça, c’est la Terre et elle tourne autour du soleil. Il fallait toujours que je fasse cela, alors que pour Gaïa, il fallait toujours trouver une manière a-descriptive de bouger. Les mains sont des modélisations. Le deuxième point, c’est que le monde des idées n’est pas flottant, éthéré. Les idées, ça s’ausculte. Les mains sont comme des prises d’escalade et tout à coup, il y a une idée que j’attrape et que je fais jaillir. J’ai beaucoup ausculté avec les mains, alors que les objets ont une tout autre fonction. Tu parles du « somatique », c’est vrai, je n’avais pas pensé à ça. Il y a quelque chose de l’ordre de la danse qu’on a exploré avec des gens comme Loïc Touzé[20], ces « shifts de sensation ». Comme on parle de Gaïa, tu te mets à travailler avec le corps totalement autrement. Parce qu’on ne peut pas se figurer Gaïa. Dans Moving Earths, on essaie de comprendre quelle est l’esthétique du terrestre et pourquoi on n’arrive toujours pas à se la figurer. Quand tu es face à 900 personnes, comment faire pour trouver la sensation et essayer de la partager ? Il y a effectivement quelque chose de l’ordre d’une pratique somatique à trouver. Je suis tout le temps assis mais le corps est toujours en mouvement (Duncan se met à bouger son bassin, en faisant de petits mouvements concentriques), comme ça, sur la chaise.

Frédérique Aït-Touati. – Les mains, comme tu le dis, sont filmées, en train d’écrire. Au Théâtre de l’Odéon, on était dans le décor de Stéphane Braunschweig pour son Tchekhov[21] : un immense panorama en bois sur lequel le bureau et les mains de Duncan apparaissaient. Encore ce jeu d’échelles, que je reprends toujours, et qui transforme une main, support de la parole, en image scénique monumentale.

Duncan Evennou. J’assume, dans le corps d’acteur que j’ai, un héritage baroque. J’aime la main baroque. Dans Moving Earths, comme on est dans un parallélisme permanent avec le XVIIe siècle, j’adore essayer de gestuer la parole, comme ça. Au début du spectacle, je l’assume en disant « Là il y a ça, là il y a ça », mais en fait je retrouve quelque chose à la Eugène Green[22] du corps baroque qui est un corps en tension.

Tu as des modèles picturaux et de représentation en tête ? Est-ce que vous avez travaillé sur une iconographie spécifique, par exemple ?

Duncan Evennou. Sur les mains, non.

Frédérique Aït-Touati. – Mais, ça, c’est quelque chose que l’on a en commun, c’est-à-dire qu’on n’a même pas besoin de se le dire… Il y a dix ans, on avait beaucoup parlé d’éloquence. J’avais organisé au Centre Pompidou une séance avec Eugène Green et Bruno sur l’éloquence.

Duncan Evennou. C’est comme ça que j’ai découvert Bruno.

Frédérique Aït-Touati. – C’était l’une de nos premières discussions à SPEAP. Je me souviens ; quand tu es arrivé, on a découvert notre admiration commune pour Benjamin Lazar[23] ; moi, j’avais beaucoup travaillé sur Bossuet. On a le théâtre baroque comme terrain commun. Il y a un an, quand on a fait une résidence pour Viral avec Bruno, le soir, nous avons fait une déclamation à la bougie, quand même !

Duncan Evennou. Oui ! j’avais oublié ça.

Frédérique Aït-Touati. – Dans la mise en scène, j’avais envie de donner à voir les mains au travail. D’ailleurs, dans les vidéos que nous avons choisies de Margulis, il y a ses mains qui plongent dans une sorte de sable et qui le décortiquent pour nous montrer les filaments de « Gaïa ». J’adore cette image parce que ce sont d’autres mains qui apparaissent à l’écran que les tiennes et qui y font écho. Je n’ai pas trop théorisé cela, mais en en parlant, je me rends compte que tout cela tient à la question du corps savant en scène.

Oui, parce que même dans les gestes que tu viens de faire, Duncan, il y a l’index qui pointe et qui vient supporter une action de démonstration et il y a la main qui saisit ou qui se met dans la matière et qui signale davantage une expérience somatique immersive. Donc si je veux schématiser, il y a les deux pans de la conférence performée avec ces deux gestes : celui qui montre l’objet à considérer et celui qui fait matière dans l’objet scientifique.

Frédérique Aït-Touati. – Il y a la main au travail aussi. Bruno est entre les deux parce qu’il est un philosophe de terrain. C’est quelque chose qu’il revendique.

Duncan Evennou. Il a un geste très fort à chaque fois qu’il vient à la table, que je reprends à un moment (ça, je le lui ai volé et j’assume d’avoir volé ce geste) – c’est le doigt qui montre le document, quand il dit : « C’est ça… »

Frédérique Aït-Touati. – …En tapotant…

Duncan Evennou. « …C’est ça que les gens appellent ‘‘la grande accélération’’ ; c’est cette accélération qui fait que les gens sont dans la rue. » Ce geste existe en répétition, dans les moments où on travaille, puis dans les représentations…

Frédérique Aït-Touati. – Même dans les moments où il dessine, tu te souviens, on a beaucoup travaillé le dessin de l’anthropocène, et la grande accélération, c’est vraiment ce « vrrrrruopppa » ! Là, ça devient complètement chorégraphique et corporel. Cette courbe de l’anthropocène, c’est à la fois un dessin, un geste du bras et un corps qui est saisi par l’énormité de ce que cette chose-là décrit. Or, à l’origine, il n’y a rien d’autre qu’une simple courbe exponentielle. La puissance de cette image scientifique est telle qu’elle n’a pas besoin d’être dramatisée pour être dramatique…

 

Actualiser le document : une dramaturgie de la pensée in situ

 

Tu disais que ce qui vous intéresse, dans la collaboration avec Bruno Latour, ce sont ces moments de recherche où vous vous retrouvez engagé·es dans des processus de création. J’imagine que ce qui peut intéresser Bruno Latour, dans le fait d’être au plateau, c’est le fait de penser au présent avec et devant d’autres personnes. Est-ce que cette reprise de rôle était due au fait qu’il n’était pas disponible, ou plutôt que la proposition s’instituait davantage comme un spectacle amené à tourner et que, à terme, vous avez eu besoin de travailler avec un acteur professionnel ?

Frédérique Aït-Touati. – Les deux. Au départ, Inside, c’est Bruno qui l’a tourné. On l’a créé en 2016. De 2016 à 2019, on a joué avec Bruno en scène en Allemagne, à New York, au Théâtre de la Criée à Marseille, à Strasbourg. On l’a joué… je ne sais pas, sept ou huit fois. Ça fait beaucoup pour un philosophe. À chaque fois, des versions différentes… donc, évidemment, au moment d’en faire une publication avec les éditions B42…

Duncan Evennou. …C’était un cauchemar parce que, comme je le disais pour Moving Earths, on part d’une improvisation. Avec Inside, quand on se dit qu’on veut arriver à une partition à peu près stable, on travaille sur sept versions différentes du spectacle. Cela demande un travail d’archiviste où, tout d’un coup, on se rapporte à telle ou telle version…

En anglais et en français.

Duncan Evennou. En plus, oui.

Frédérique Aït-Touati. – …Et puis la pensée a changé. Comme je voulais être cohérente avec mon propos, parfois on a refait des slides.

Est-ce que vous mettez à jour les documents en fonction de l’état de la recherche ?

Frédérique Aït-Touati. – Oui, complètement. Pour la toute première version d’Inside, on était au Théâtre Nanterre-Amandiers ; on n’avait pas encore beaucoup travaillé avec Alexandra et Axelle. Ensuite, Bruno a eu d’autres idées parce que, entretemps, il a écrit d’autres articles donc, évidemment, le spectacle a complètement changé entre 2016 et 2019. Pendant toute cette période, c’était vraiment lui qui portait le spectacle et cela faisait partie de sa recherche ; il adorait ça. Après, il est tombé gravement malade (ce n’est un secret pour personne, il l’a dit publiquement) et ne pouvait plus jouer la pièce. Il a eu le temps de faire la première de Moving Earths ; il aurait dû faire les quinze autres dates. Mais, à ce moment-là, j’étais déjà dans une réflexion avec Duncan où je me disais : ce spectacle a vocation à être porté par un acteur. C’était à la fois une nécessité et une suite logique parce que le travail que je fais avec Duncan, je ne peux pas le faire avec Bruno. Il y a des choses que je fais avec Bruno qui relèvent du travail de recherche. Dans une logique de compagnie, pour moi, c’est intéressant, ce compagnonnage avec Duncan, parce que ça me permet de pousser des questions de corps, de rapport à la musique, de rapport au jeu et à la place du discours savant.

Duncan Evennou. Je ne suis pas sûr que Bruno soit forcément le meilleur acteur pour lui-même non plus. Paradoxalement, il y a quelque chose qui, peut-être, passe moins bien quand c’est lui qui essaie de rejouer ses propres démonstrations. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui devient plus audible… Cette opération de transformation se passe quand c’est un acteur qui le prend en charge sans se mettre à déclamer ou à jouer. En fait, j’essaie aussi d’être dans le geste original de cette pensée qui s’invente sur le moment. Par ailleurs, on change parfois le spectacle nous-mêmes, donc j’improvise selon les circonstances.

Frédérique Aït-Touati. – On change tout le temps, en vérité.

Duncan Evennou. Frédérique me dit : « Tu veux bien aujourd’hui… ce qu’il y a au milieu, on va le mettre tout à la fin… »

Frédérique Aït-Touati. – Parce que c’est de la dramaturgie de la pensée, parce que ça bouge. On ne fait pas des séries de trois semaines ; c’est un spectacle qu’on joue une fois dans un lieu, puis quatre mois ou six mois plus tard dans un festival.

C’est presque une forme in situ qui s’adapte selon le lieu et le contexte.

Frédérique Aït-Touati. – Les scénographies sont totalement adaptées parce que ce sont des dispositifs. Sur ce point, il faut souligner l’énorme travail de Patrick Laffont de Lojo qui m’accompagne en tant que scénographe, vidéaste et régisseur général depuis 2018. Il doit souvent totalement repenser le dispositif original en fonction des lieux et des invitations. On a par exemple joué Inside et Moving Earths en version unplugged (sans électricité, dans un musée, à la lumière du jour) à Berlin, invités par Tino Sehgal et les Berliner Festspiele[24]. C’est devenu un tout autre spectacle, et une mise en scène pensée pour des gens autour d’une table, masqués, avec des gants, qui avaient eux-mêmes les documents à la table. Maintenant, j’ai très envie de jouer et de tourner la trilogie parce qu’elle est devenue un spectacle pour un acteur et ce n’est plus la même chose. Selon les lieux, on nous invite pour une pièce, ou pour les trois. La forme de la trilogie m’intéresse : c’est à la fois une sorte de fresque qui restitue les étapes de la pensée d’un philosophe sur un sujet urgent et c’est une réflexion formelle sur ce que ces questions font au théâtre. Pour moi, c’est aussi un parcours de mise en scène.

 

La trilogie terrestre | unplugged
Représentations en août et septembre 2020 au Gropius Bau dans le cadre des Berliner Festspiele
© Cie Zone Critique

 

 

Viral

 

Est-ce que tu pourrais parler un peu de Viral ?

Frédérique Aït-Touati.Viral est une pièce de pandémie. Elle a été créée en avril 2021, pendant le deuxième confinement. On a travaillé trois semaines au Théâtre Nanterre-Amandiers, sur le grand plateau, au moment où tout était fermé. Depuis le début, j’avais cette intuition de renverser le point de vue pour Viral. Certes, ça a été fait mille fois, mais pour moi ça s’imposait : avoir le public au plateau pour avoir quelque chose qui soit moins frontal que les premières conférences-performances, et pour pouvoir expérimenter la viralité des corps, la contagion. Viral se déploie selon une dramaturgie beaucoup plus sensible qu’intellectuelle. On entre dans une salle d’exposition au plateau. Le rideau de fer est fermé et les gens déambulent au milieu de tableaux : rêves et fantasmes suscités par Mars, cartes du sol de Mars, images de paysages martiens, photographies récentes prises par les rovers. C’est une sorte d’exposition de nos projections imaginaires sur l’ailleurs, les lointains, les voyages cosmiques… tout cela à travers de très belles photographies en noir et blanc, volontairement très esthétisées. Au milieu de l’espace du plateau, on a une table centrale. On a toujours cette table d’anatomie qui revient dans les spectacles. Sur la table, des vidéos de plusieurs personnages apparaissent qui se mettent à discuter, en une sorte de faux-dialogue ; chacun réagit aux images. En fait, c’est Duncan et Bruno qui jouent tous les personnages et chacun occupe une posture tour à tour critique ou fascinée par rapport à ces images. Cette scène condense en quelque sorte les questions du spectacle : pourquoi aimons-nous tant Mars ? Pourquoi veut-on partir là-bas ? Pourquoi sommes-nous fasciné·es par Bezos et les autres milliardaires qui veulent faire de la terraformation ? C’est quoi, cette esthétique du voyage interstellaire ? Qu’est-ce qui nous attire sur cette planète alors que c’est un désert, que c’est aride, que c’est mort ? Le début du spectacle est une déconstruction de ces rêveries-là.

C’est donc une déambulation et une expérience collective participative…

Frédérique Aït-Touati. – En fait, c’est le dispositif berlinois mais sur un plateau de théâtre. À Berlin, on était au Gropius Bau, au milieu d’une exposition, et on sait que ça fonctionne parce qu’on a joué Inside et Moving Earths comme cela, en déambulation, autour d’une table centrale.

Pour ce dispositif, il y avait donc l’espace d’exposition, et, au centre, la table de démonstration, avec des tableaux précis qui reprenaient les images d’Inside, et tout autour de la table, des tabourets.

Duncan Evennou. J’arrivais au début (les gens n’étaient pas encore rentrés dans la salle) et je disais : « Écoutez, je vous propose de faire un tour avec moi et on va un peu parler de ces images. » C’était aussi simple que ça. « Ça, c’est une photo que j’ai prise quand j’étais dans l’avion… » et je commence…

Cela suppose un rapport au public qui est moins frontal, moins didactique et plus conversationnel, j’imagine ?

Frédérique Aït-Touati. – C’est ça qui nous a plu. C’est pour ça qu’on avait envie de le reprendre. Ce qui est drôle, c’est que c’est en jouant Inside et Moving Earths de cette façon-là que ça m’a donné l’idée pour Viral. C’est exactement le même dispositif. Il faut dire qu’on a énormément travaillé à Berlin ; on avait des conditions extraordinaires, on était invités par les Berliner Festspiele, un mois et demi, en août et en septembre. Duncan était en répétition tout ce temps-là.

Duncan Evennou. J’avais proposé comme idée farfelue à Tino Sehgal de rendre visible, dans une salle d’exposition, ce qui d’habitude est le travail totalement invisible de l’acteur, à savoir l’apprentissage de texte. D’habitude, on est enfermé seul, puis il y a un répétiteur qui nous fait apprendre le texte. Là, je me mets dans la salle d’exposition et j’ai le texte qui est projeté, imprimé en grand. Tous les jours, j’étais dans la salle en train de répéter mon texte. Les gens entraient et moi,je faisais comme s’ils n’étaient pas là dans un premier temps et ils lisaient le texte avec moi qui le répétais, ils voyaient une performance de la mémoire en cours. Pendant un mois, j’ai tenu le truc. Ensuite, il y a eu les performances en septembre.

Frédérique Aït-Touati. – C’était très « Tino Sehgalien » dans la mesure où il fallait qu’on soit là toute la journée, pendant les heures d’ouverture de l’exposition. Il y avait aussi mes étudiant·es de SPEAP. C’était complexe, mais j’ai tellement aimé ce dispositif que c’est devenu l’inspiration première pour Viral. Ensuite, Viral bascule parce que le rideau de fer s’ouvre ; on se trouve devant des gradins vides envahis de fumée. Retour sur Terre. Comment réaffecter nos affects de l’exploration de l’inconnu, de la découverte, qui sont tendus vers le ciel… Comment les réaffecter vers le terrestre ?

C’est le type de regard que l’on peut déployer vers l’ailleurs : l’émerveillement, notamment.

Frédérique Aït-Touati. – Exactement ! C’est le retour de l’émerveillement, le ré-enchantement du terrestre sur lequel de nombreux·ses collègues et ami·es travaillent comme Baptiste Morizot[25]. J’essaie de l’aborder par la scène et par une espèce de ritualisation. Comment trouver de nouvelles images qui nous permettent d’incarner ce rapport au terrestre qui peut à nouveau être intriguant, mystérieux, enchanteur, étonnant ? D’où l’apparition, à la fin, de ces sculptures de virus que j’emprunte à l’artiste-biologiste Marie-Sarah Adenis, et que Duncan arbore comme une coiffe. La dernière scène se déroule autour de la table, où s’opposent l’ancien modèle galiléen de la boule de billard et d’une physique des particules, et un nouveau modèle que Bruno propose, qui est le modèle de la viralité, de la viralité-vitalité, entendu dans un sens positif dans Viral, puisque c’est une manière de capter le cosmos terrestre comme enchevêtrement, mutabilité, rapidité de transformation, interconnexion, interdépendance.

 

La trilogie terrestre | Viral
Création en avril 2022 au Tangram (Évreux) dans le cadre du Festival Les Anthroposcènes
Texte de Bruno Latour et mise en scène de Frédérique Aït-Touati
Scénographie, création vidéo et lumières de Patrick Laffont de Lojo
Musique originale de Grian Chatten
Dramaturgie de Camille Louis et collaboration scientifique de Nikolaj Schultz
Assistanat à la mise en scène et à la scénographie d’Esther Denis
Avec Bruno Latour, Emanuele Coccia, Duncan Evennou, Marion Albert,
Paul Girard, Ikram Benchrif et Stéfany Ganachaud
© Cie Zone Critique

 

 

 Vers l’immersion

 

Avec les deux premières pièces de la trilogie, vous avez souvent travaillé dans des espaces (à l’exception de Berlin) qui supposent des organisations scopiques frontales, que ça soit le théâtre à l’italienne, un amphithéâtre ou un théâtre des années 1970. Mais là, ce que signale l’évolution de la pensée de la mise en scène et de la scénographie dans la trilogie, c’est que l’on a progressivement un brouillage entre l’espace-scène et l’espace-salle.

Duncan Evennou. Déjà dans Moving Earths, qui reste frontal, une fois que j’ai terminé la partie de Lovelock, il y a cette musique de David Bowie, Space Oddity, à laquelle on avait beaucoup rêvé pendant la création du spectacle. Si on écoute bien les paroles, la chanson est drôle. C’est l’histoire d’un homme qui est dans une capsule, dans l’espace, mais qui meurt, pile à l’époque où il y a ce fantasme d’aller sur la Lune. Ça vient en contre-pied et Frédérique a eu cette idée de projeter, comme un planétarium, les différentes planètes que Bruno dessine à la fin du spectacle. On passe donc d’un rapport frontal à un théâtre-planétarium.

Il y a également ces jeux d’échelle ainsi que la double perspective qu’offre la projection en fond de scène.

Frédérique Aït-Touati. – Oui. Inside est déjà immersif parce que le son fait paysage. On a fait un travail avec l’IRCAM[26] ; on est dans la caverne de Platon, puis dans la capsule avec les astronautes d’Apollo… En fait, les trois spectacles explorent différemment la même question : pourquoi a-t-on voulu partir de la Terre et comment rentre-t-on à l’intérieur ? Je voulais la chanson de Bowie dans Moving Earths parce que c’est l’histoire de cet homme qui part dans l’espace et qui échoue dans sa quête. Mais il y a toujours ce désir d’espace. Bruno veut nous faire ré-atterrir. C’est une petite tension (et surtout une plaisanterie) entre nous. Parce que moi, le désir de l’espace, je l’ai depuis les Contes de la Lune, le livre que j’écrivais avant de rencontrer Bruno. Je ne veux pas totalement renoncer à l’espace. Avant de dire : « Mars n’a aucun intérêt, inutile d’y aller », cela m’intéresse d’essayer de comprendre pourquoi on veut y aller. Et David Bowie, on adore ! Les spectacles ne défendent pas la thèse selon laquelle il faudrait renoncer à l’espace et revenir sur Terre, ils jouent de l’ambivalence de notre désir cosmique d’ailleurs, d’exploration, d’échappée, d’émancipation. Finalement, c’est la chanson de Bowie qui donne la clef dramaturgique…

 

Dire « je » à la place d’un autre : la mutabilité des documents en scène

 

Duncan, quand tu joues le texte de Bruno dans Inside et Moving Earths, tu le resitues en disant « je » : comment s’est construite cette fiction-là ?

Frédérique Aït-Touati. – On s’est beaucoup posé la question.

Oui, parce que cette délégation de la parole décentre et déplace nécessairement le rapport au document. On sait, en tant que spectateur·rices, que tu n’as pas produit les documents que tu manipules, Duncan, que ce ne sont pas les tiens… En tant qu’interprète, comment construis-tu ton rapport aux documents de Bruno Latour (son texte, d’une part, et ses documents scientifiques, photographies, schémas, dessins, d’autre part) ?

Duncan Evennou. Déjà, il y a la question de la mémoire du texte. Même si j’apprends par cœur le texte, une fois que je l’ai appris, je l’oublie pour me laisser le droit d’improviser totalement à partir de ça. Le texte et la retranscription de la parole de Bruno ne font pas autorité. J’ai tous les documents autour de la table et ça correspond à l’ordre des arguments que je dois traverser dans l’ensemble du spectacle. Même si je ne connais pas tout à fait l’argument, avec les mots exacts, je regarde la photo et tout à coup – pouf ! – ça revient. Cela signifie que je ne suis pas assujetti au texte et à la parole de Bruno. Au sujet du personnage de Bruno et de la question du « je », on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de problème à assumer cette parole-là, la première personne. Même si j’avais 30 ans au moment des premières représentations, on n’a pas remis en cause ma légitimité à dire ce texte. La première fois, quand on sortait de l’Odéon, on avait peur.

Frédérique Aït-Touati. – On se disait : « Est-ce que Duncan peut dire ‘‘je’’ » ?

Duncan Evennou. « C’est qui ce jeune arrogant qui prend la parole et qui dit ça ? »

Frédérique Aït-Touati. – Ce n’est pas comme ça que tu joues. Bruno lui-même n’est pas dans une position de surplomb. Il essaie toujours de casser la position de surplomb, la position de savant. C’est vraiment quelque chose qu’on a en commun et qu’on abhorre : le savoir comme discours surplombant.

Comment est-ce que cela se travaille, au niveau de la construction du discours, sur les plans syntaxique ou lexical, par exemple ? Est-ce que tu as repéré dans le discours de Bruno Latour des maniérismes ou des modalités de langage qui signalent cela ?

Frédérique Aït-Touati. – Le discours n’est jamais un discours didactique ; c’est un discours qui est narrativisé, joueur. On n’a pas eu de mal (on en était presque étonnés) à ce que tu endosses ce discours, Duncan.

Duncan Evennou. Non, je n’ai eu aucune difficulté, parce que j’en avais fait une parole tellement intime… Je me suis approprié le texte de Bruno de la même manière qu’un poème de Pasolini. Il y avait une feuille de cigarette qui me séparait du texte.

Frédérique Aït-Touati. – Il faisait juste un peu plus de travail d’épistémologie qu’avec Pasolini quand même ! Le nombre d’heures qu’on a passées à étudier l’histoire des sciences, l’histoire de la philosophie, à se dire : « Ça, c’est quoi ? »

Duncan Evennou. Oui, il fallait tout déballer. Au bout d’un moment, il n’y avait plus de secret dans aucun mot. J’étais à un tel endroit en tant qu’acteur – j’avais vampirisé le texte – que j’étais dans une parole à la première personne qui était totalement personnelle. Quand je faisais les mêmes sorties de route que Bruno quand il dit, par exemple, « C’est incroyable, cette révolution des sciences qui était censée tout révolutionner… », je me mettais en colère parce que j’étais profondément en colère, comme Bruno pouvait l’être… Il y a vraiment un travail du « je » parce que c’était vraiment moi qui devenais passionné par les sujets. Le dernier point concerne effectivement les endroits de fiction, par exemple quand je dis : « J’ai pris cette photographie. » Tino Sehgal nous a fait la critique, à juste titre, à l’occasion du festival où on a joué. Il nous a dit : « C’est super, j’aime beaucoup, mais il y a quelque chose qui ne décolle pas, même si tu portes très bien la pensée et cette parole-là. On a envie que ça décolle. » Il y a le fantasme que ça vienne péter à un moment. On n’a jamais répondu à ça sur Inside et Moving Earths. Bon, sur Inside, il y a des moments, dans le texte, où je m’amuse à raconter des anecdotes que Bruno n’a jamais racontées, n’a jamais utilisées, mais qui sont mes exemples à moi. Comme, par exemple, quand je parle de l’expérience de prendre l’avion, avec le moteur qui décolle etl’arrivée au-dessus des nuages… Je raconte mon dernier voyage en avion alors que Bruno n’a jamais raconté cela. Maintenant, on commence à prendre des libertés.

Frédérique Aït-Touati. – Le document est le sien, l’idée du sublime est la sienne, mais l’anecdote est à toi. On est à un endroit que je cherchais avec toi depuis le début. Tu te souviens, à Berlin je t’embêtais en te disant : « Tu es encore trop près du texte, ça ne m’intéresse pas, ce texte (d’ailleurs, ce n’est pas un texte)… »

Duncan Evennou. Oui, on a travaillé d’arrache-pied sur le texte, pour le fabriquer, pour que, à un moment, elle me dise…

Frédérique Aït-Touati. – …Mais lâche-le, ton texte !

Duncan Evennou. J’ai passé un mois à répéter mon texte devant des gens à Berlin… On a fait la première à Berlin ; moi, je m’étais dit « Sois à la hauteur ». J’ai passé la barre, olé ! Et là, Frédérique me dit : « Bon, maintenant, tu oublies le texte. » En fait, c’était la condition sine qua non pour arriver au texte. Maintenant, je pense que c’est le chantier et l’objectif de Viral. Comment arrive-t-on à respecter les idées, à être intime avec ces idées tout en jouant le « je » ? Et, enfin, comment est-ce que, maintenant, on peut décoller pour créer une expérience théâtrale ? On a besoin de ça.

On touche aussi à la question des affects ici, il me semble. Les affects dont vous parlez et que vous avez vécus en recherche, en répétition, il faudra les mobiliser et tâcher de les mettre en partage.

Frédérique Aït-Touati. – Ces affects, c’est l’humour et c’est un rapport à une expérience de la pensée. Ça reste de la pensée, ce n’est pas autre chose, mais c’est une pensée qui peut être vécue comme un moment sensible, théâtral. C’est le pari en tout cas.

Duncan Evennou. Parfois, je rejoue des morceaux du texte de Bruno devant lui…

Il est donc présent en répétition ?

Duncan Evennou. Oui. On travaille, et puis à un moment, je lui dis : « Mais oui, tu te rappelles que tu avais dit cela. » Je suis une sorte de mémoire. Je peux lui réciter le paragraphe entier. Et parfois il dira : « Ah tiens, c’est amusant, je ne pensais pas que je l’avais dit comme ça. » Et il se reprend et, en fait, il y a une espèce de jeu en miroir. Frédérique nous a pris en photo la semaine dernière ; je lui fais réentendre sa pensée et, à partir de ce moment-là, il peut se remettre au travail. C’est assez étonnant en répétition.

Ce qui est intéressant, c’est que, en tant qu’acteur et garant de la mémoire du spectacle, tu lui permets de reproduire une pensée au présent et de poursuivre et de renouer avec sa réflexion scientifique.

Duncan Evennou.En fait, ce qui est génial, c’est que, pendant les séances de travail où on est tous les trois, Bruno arrive ; il tâtonne, avec des documents, des concepts, des idées que Frédérique lui propose pour stimuler la conversation. Moi, je suis comme un garde-fou : je suis là et, tout à coup, je dis juste la citation d’un texte qui n’a peut-être rien à voir, ou un texte que lui-même a pu dire et que je connais par cœur et je viens comme cela augmenter la conversation. Je n’ai jamais fait des répétitions dans d’autres créations de cette façon-là.

C’est déjà incroyablement dialogique comme processus de création ; l’acteur devient mémoire vivante et garant de la cohérence du spectacle.

Duncan Evennou. Un peu comme à la fin dans Fahrenheit 451 où il y a tous les personnages dans la forêt qui connaissent les livres par cœur. J’ai vraiment intégré intimement Inside, Moving Earths et Viral maintenant, ainsi que les arguments. Je sais quels sont les arguments qu’il déteste, je sais quels sont les arguments qu’il aime bien. La semaine dernière, on a eu une surprise parce qu’on s’est dit : « Mais, tiens ! Cet argument-là, je sais que ce n’est pas de lui, c’est Emanuele Coccia et on sait qu’il va pas vouloir rebondir dessus, mais mettons-le au cas où. » Et il est arrivé et il a dit : « Ça, c’est une pensée très importante, il faut absolument qu’on le redéveloppe… » Effectivement, je suis une mémoire de la pensée qui se fabrique avec lui.

 

Entretien réalisé le 19 janvier 2022 à Paris

Avec la collaboration de Chiara Boitani
pour la transcription

 

Notes

[1] Les trois conférences-performances viennent tout juste d’être publiées : Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour, Trilogie terrestre, Paris, Éditions B42, 2022. Inside a été créé en novembre 2016 au Théâtre Nanterre-Amandiers, Moving Earths a été créé en décembre 2019 au Théâtre Nanterre-Amandiers et Viral a été créé en avril 2022 au Tangram (Évreux) dans le cadre du Festival Les Anthroposcènes. Pour en savoir plus sur les trois spectacles, voir la présentation de la trilogie sur le site de la compagnie Zone Critique.

[2] La « table top performance » constitue à la fois un dispositif et une forme repérée au sein de la performance contemporaine. Le dispositif scénographique comprend toujours une table sur laquelle sont posés des objets, domestiques ou techniques, et des documents que manipule à vue un·e interprète, le plus souvent seul·e en scène. Tantôt ces objets et documents incarnent des figures ou des fonctions dans la fable théâtrale, tantôt ils sont utilisés pour leur valeur de preuve qui permet d’authentifier un discours scientifique, théorique ou poétique. L’action qui est présentée à table peut être captée en temps réel via une caméra zénithale dont l’image est ensuite retransmise en fond de scène sur un écran de vidéo-projection. Voir à cet égard, du côté des arts plastiques, le travail du plasticien et chercheur Éric Valette avec sa conférence dessinée, La Jalousie du plant de manioc / La Vengeance du bois qui pleure (2016) ou la série « Crystal Maze » de l’Agence du doute, un collectif de graphistes et d’artistes. Du côté des arts du spectacle, voir la pièce de théâtre jeune public Stellaire de la compagnie Stereoptik (Théâtre de la Ville, 2021).

[3] Complete Works: Table Top Shakespeare de Forced Entertainment, une série de pièces à un·e acteur·rice, créée en 2016 en Grande-Bretagne avec le soutien de la Royal Shakespeare Company (voir le site de Forced Entertainment).

[4] Sur cette dernière proposition, voir Frédérique Aït-Touati, « Le Théâtre des négociations, un laboratoire à ciel ouvert », thaêtre [en ligne], Chantier#4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène (coord. Frédérique Aït-Touati et Bérénice Hamidi-Kim), mis en ligne le 10 juillet 2019.

[5] Duncan Evennou est intervenu antérieurement dans thaêtre pour revenir, avec Clémence Hallé, sur la question écologique et sur leur spectacle, Mattters, cocréé en 2018 avec Benoît Verjat : « Quel terrien es-tu ? »thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes, op. cit.

[6] Patrick Laffont de Lojo« ‘‘Il faut trahir le document.’’ Retour sur la trilogie terrestre », entretien réalisé par Chloé Déchery, thaêtre [en ligne], Chantier #7 : Document-matériau (coord. Marion Boudier et Chloé Déchery), mis en ligne le 8 novembre 2022.

[7] Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune, essai sur la fiction et la science modernes, Paris, NRF Essais, Gallimard, 2011.

[8] Voir Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour, « Gaïa en scène », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes, op. cit.

[9] Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles, Paris, Éditions B42, 2019.

[10] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.

[11] La surface utile du plateau de la Grande Salle du Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre Dramatique National dont le metteur en scène Philippe Quesne a été le directeur artistique de 2015 à 2020, mesure 31,70 mètres sur 19 mètres et a une jauge de 823 places.

[12] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.

[13] Bertolt Brecht, La Vie de Galilée, trad. Eloi Recoing, Paris, L’Arche, 1990.

[14] Michel Serres, Le Contrat naturel, Paris, Flammarion, coll. Essais, [1990] 2020.

[15] Joseph Losey, Galileo, film de 2h25 minutes adapté de la pièce de Brecht du même nom, 1975.

[16] SPEAP est une formation de master en « arts politiques » proposée par l’École d’Affaires Publiques de l’Institut d’Études Politiques à Paris. La formation créée par Bruno Latour en 2010 est dirigée par Frédérique Aït-Touati depuis 2014. Sur la spécificité de cette formation, voir le site de la formation, mais aussi les réponses apportées par Jean-Michel Frodon et Donato Ricci au questionnaire publié dans thaêtre : « 9 x 9 questions sur la recherche-création »thaêtre [en ligne], Chantier #3 : Théâtre et recherche. Histoire et expérimentations (coord. Géraldine Prévot et Quentin Rioual), mis en ligne le 16 juin 2018.

[17] Faire le Gilles de Robert Cantarella, créé au Festival d’Avignon en 2012.

[18] La « mise » est un terme technique extrait du jargon théâtral qui consiste à désigner la mise en place à laquelle se livre tout·e interprète avant de jouer et qui consiste à disposer ses objets, costumes, accessoires de jeu à l’endroit où ils doivent être sur le plateau avant le lever de rideau.

[19] On renverra le lecteur et la lectrice à un autre dispositif de visibilisation et de partage de documents scientifiques qui se passe également à la table : Dissect, conçu par une équipe de chercheur·ses et artistes associé·es dont Samuel Bianchini et Emanuele Quinz dans le cadre du groupe de recherche Reflective Interaction d’EnsadLab, laboratoire de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (EnsAD), Université PSL, Paris.

[20] Loïc Touzé est un danseur, chorégraphe et pédagogue français établi à Nantes dont le travail est caractérisé par une attention aux figures et à des états de corps proches de la vie quotidienne et traversés par une conscience somatique intensifiée. Voir le site de Loïc Touzé.

[21] Le metteur en scène et directeur du théâtre de l’Odéon, Stéphane Braunschweig, met en scène Oncle Vania au Théâtre de l’Odéon, à Paris, en janvier 2020.

[22] Eugène Green, La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

[23] Benjamin Lazar est un acteur et metteur en scène, formé par Eugène Green à la déclamation et la gestuelle baroques. Son travail de mise en scène est marqué par la rencontre entre le théâtre, l’opéra et la musique.

[24] Les deux pièces, Inside et Moving Earths, ont été présentées, en version unplugged, sans dispositif technologique et dans un espace d’exposition au Gropius Bau, à Berlin, dans le cadre des Berliner Festspiele et de l’exposition « Down to Earth » dont le commissaire d’exposition était Tino Sehgal (13 août-13 septembre 2020).

[25] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : Enquête sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020.

[26] L’IRCAM – Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique – a été créé en 1977 et favorise les rencontres et collaborations entre chercheur·es et artistes, entre recherche scientifique et création artistique.

 

Pour citer ce document

Frédérique Aït-Touati et Duncan Evennou, « “Que cette pensée, j’arrive à la faire danser.” Retour sur la trilogie terrestre », entretien réalisé par Chloé Déchery, thaêtre [en ligne], Chantier #7 : Document-matériau (coord. Marion Boudier et Chloé Déchery), mis en ligne le 8 novembre 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/11/08/retour-sur-la-trilogie-terrestre-1/

 

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