Un lieu pour la création théâtrale indépendante au Caire

Les multiples vies de l’espace Rawabet

Introduction


 

 

Sortie du théâtre Rawabet, 2023
© Orient Productions / Mostafa Abdel Aty

 

En Égypte, la pratique théâtrale est historiquement divisée en trois secteurs[1], qui se sont successivement établis depuis l’instauration de la République en 1952, coïncidant avec la fin d’une monarchie égyptienne largement soumise aux intérêts occidentaux – et en particulier britanniques.

Le théâtre national (al-masrah al-qawmi), tout d’abord, a été structuré sous la présidence de Gamal Abdel Nasser (1954-1970). Dès son arrivée au pouvoir, le régime républicain octroie à la culture une place majeure dans son projet politique socialiste et nationaliste. En 1952, le pays se dote d’un Ministère de l’Orientation nationale, qui devient en 1955 Ministère de la Culture et de l’Orientation nationale et enfin, à partir de 1965 jusqu’à aujourd’hui, Ministère de la Culture. Le développement du théâtre national est encouragé par l’État, la formation est notamment assurée à l’Académie des Arts (akademiat al-funûn) qui dispose d’un institut d’études théâtrales, les lieux de répétition et de représentation sont installés dans des bâtiments historiques, certains datant du XIXe siècle et d’autres bâtis pour l’occasion comme le Théâtre National installé au centre du Caire. Dans les provinces, le maillage culturel est assuré par les Palais de la culture (qusûr al-thaqâfa) et les Maisons de la culture (dawar al-thaqâfa)[2]. Les artistes et technicien·nes sont salarié·es. Le pays est donc bien doté en matière de lieux et d’institutions culturelles. Néanmoins, ce théâtre national porte la marque de l’État : il est au service de sa politique. Dès la fin des années 1960, le régime nassérien devient de plus en plus autoritaire, et des structures de contrôle de la production culturelle sont mises en place, en particulier le bureau de la censure, lié au Ministère de la Culture[3].

Le second secteur apparaît dans les années 1970, à la faveur de l’ouverture du pays au libéralisme par le successeur de Nasser, Anouar al-Sadate (1970-1981). Les initiatives privées sont encouragées et le théâtre privé, couramment désigné par le terme de « théâtre commercial » (al-masrah al-tijjâri), se développe. Il se pratique dans de nouveaux lieux, et est destiné à un public nouveau, plus aisé, constitué des élites économiques et des touristes ou expatriés étrangers – notamment venus des pays du Golfe –, là où le théâtre national s’adressait plutôt aux classes moyennes éduquées et aux populations plus modestes des régions provinciales qu’il devait servir à éduquer. Le style des pièces est généralement comique, les stars du cinéma égyptien investissent les planches. L’objectif est la rentabilité économique, ce qui crée de fait une connivence avec le régime pour éviter toute censure des pièces. Dans le même temps, l’État diminue de manière constante les financements du théâtre national, les structures de formation et les équipes ne se renouvellent pas, et le secteur apparaît comme « suranné », comme l’explique en 2014 le journaliste culturel Joseph Fahim, ajoutant que l’État « a laissé pourrir de nombreuses scènes artistiques à travers le pays »[4].

C’est face à ce constat qu’une génération d’artistes arrivant à l’âge adulte à la fin des années 1980 et ne souhaitant pas s’affilier ni au théâtre national ni au théâtre privé créent une « troisième voie »[5], celle du « théâtre indépendant ». La première compagnie se désignant sous cette appellation est la compagnie El Warsha, fondée en 1987 par Hassan El Geretly. Le secteur indépendant se développe tout au long des années 1990, et plusieurs compagnies indépendantes sont créées en Égypte. Le terme « indépendant » désigne ici la volonté de s’émanciper du contrôle de l’État et de sa bureaucratie tentaculaire, et de renouer avec un théâtre exigeant d’un point de vue esthétique et capable de s’emparer de questions politiques et sociales. Si ce théâtre est le plus visible sur les scènes internationales depuis les années 2000 – et en particulier depuis les mouvements de 2011 désignés par les médias internationaux comme les « Printemps arabes » –, il s’est bâti avec peine et continue jusqu’à ce jour à faire face à de nombreuses difficultés. Tout d’abord, il est difficile d’échapper complètement au contrôle étatique, ce qui contraint les artistes à créer et présenter des travaux confidentiels, afin d’éviter les pressions financières et la surveillance de l’État. Les artistes du théâtre indépendant doivent aussi trouver des sources de financement alternatives à celles du secteur public. Ils et elles doivent donc avoir recours à leurs fonds privés, faire appel à des entreprises, mais le plus souvent les financements sont sollicités à l’étranger : auprès des instituts culturels en Égypte (l’Institut français, l’Institut Goethe ou le British Council en particulier), d’ONG ou de fonds spécialement dédiés (par exemple la Swedish International Development Authority ou SIDA, ou les fonds de développement de l’Union Européenne). Les appels à projets spécifiques d’organismes publics ou privés étrangers représentent aussi des sources de financement possibles. Ces artistes financent ainsi souvent leurs projets au coup par coup, sans revenus pérennes. Cette situation entraîne un déficit de professionnalisation : très peu d’entre elles et eux peuvent se consacrer entièrement à la pratique théâtrale, et la plupart doit s’assurer d’une autre source de revenus. Enfin, le manque (en fait, la quasi-absence) de lieux de répétition et de représentation constitue la conséquence et la synthèse de tous ces problèmes. Les lieux du théâtre national n’accueillent pas le théâtre indépendant (ou alors très ponctuellement dans le cadre de festivals), les lieux du théâtre commercial sont trop coûteux et ne correspondent pas au projet artistique. Les premières compagnies menaient souvent leurs répétitions dans des maisons ou appartements privés, dans des jardins, des garages… Progressivement, les centres culturels étrangers ont mis à disposition des locaux. Les universités étrangères, et en particulier l’Université américaine (The American University in Cairo – AUC), disposaient également de salles équipées, mais réservées à leurs étudiant·es ou alumnis. Les centres culturels jésuites du Caire et d’Alexandrie sont aussi devenus des lieux de création théâtrale indépendante.

Aux côtés des questions de production, de formation et de contrôle politique du régime, la question des lieux est donc centrale pour étudier cette scène indépendante égyptienne, et en constitue la synthèse. Aussi le théâtre Rawabet (« les liens ») constitue-t-il l’un des rares lieux où se pratique le théâtre indépendant en Égypte, situé au centre-ville du Caire, avec la particularité de n’être rattaché à aucune institution étrangère ou religieuse.

Ancien garage automobile converti en salle de spectacle, Rawabet a connu plusieurs vies depuis sa création en 2006 sous le nom de Townhouse Rawabet et jusqu’à aujourd’hui où il porte désormais le nom de Rawabet Art Space. Créé par un curateur canadien, devenu haut lieu de la révolution entre 2011 et 2013, fermé temporairement par le régime en 2015, moribond ensuite jusqu’à sa reprise en 2019 par le metteur en scène, directeur de compagnie et producteur Ahmed El-Attar qui ne s’est concrétisée par sa réouverture au public qu’en 2021, le lieu est emblématique de l’histoire récente du pays, de ses soubresauts, mais aussi de la structuration toujours précaire de la scène indépendante égyptienne.

Cet article retrace les différentes étapes de la vie et de l’évolution du lieu, puis laisse la parole à son actuel directeur, Ahmed El Attar, avec qui nous avons réalisé un entretien en janvier 2024, afin qu’il y expose son expérience en tant qu’artiste égyptien indépendant et ses projets pour le lieu.

 

Notes

[1] Pour des informations plus détaillées, voir Pauline Donizeau, La Scène égyptienne en révolution, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023.

[2] Jessica Winegar, « Culture is the Solution: The Civilizing mission of Egypt’s cultural palaces », Review of Middle East studies, n°43, 2009|2, p. 189-197.

[3] Nehad Selaiha, « The Fire and the Frying Pan : Censorship and Performance in Egypt », The Drama Review, Vol. 57, n° 3, automne 2013, p. 20-47.

[4] Joseph Fahim, « Roots in the sand : a timeline of Egyptian theatre », American Theatre, 10 mai 2014.

[5] Hani El-Metenawi, « Egypt’s independent theater », Egypt Independent, 14 avril 2010.

 

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