Mettre les universitaires au travail sur les autrices d’Ancien Régime :
éditer, déclamer, performer

Parmi les temps forts du colloque-festival « Théâtre de femmes du XVIe au XVIIIe siècle », il faut revenir sur la session dévolue aux ateliers pratiques, qui se sont tenus l’après-midi du jeudi 16 novembre à l’ENS de Lyon. Ces ateliers avaient pour but d’inviter un public universitaire, à la fois enseignant et étudiant, à appréhender autrement le théâtre de femmes de l’Ancien Régime : rompre avec nos habitudes de travail souvent silencieux et solitaire, pour s’affronter à l’édition collective numérique d’un texte (avec Philippe Gambette), à la déclamation des XVIe et XVIIe siècles (avec Olivier Bettens), ou encore au jeu dramatique (avec Charles Di Meglio). Ces différents ateliers pratiques ont suscité l’enthousiasme des participant·es, par leur ambiance conviviale qui a permis de nouer des liens d’une manière originale, mais aussi grâce à ce qu’ils supposaient d’ouverture disciplinaire vers d’autres approches du texte, et vers une compréhension du théâtre qui engage jusqu’au travail du corps.

La session des ateliers s’est clôturée par une table ronde plénière qui réunissait, dans un amphithéâtre de l’ENS de Lyon, l’ensemble des participant·es aux différents ateliers : l’occasion de revenir sur cette expérience, d’en partager les acquis, et de nourrir les discussions en cours sur le théâtre des femmes de l’Ancien Régime.

 

« Lisez, vérifiez, corrigez : participez à la mise en ligne sur Wikisource d’une pièce de Marguerite de Navarre ! » avec Philippe Gambette

 

Philippe Gambette est maître de conférences en informatique à l’Université Gustave Eiffel. Sa formation initiale en algorithmique des graphes l’a conduit à travailler sur des corpus textuels en humanités numériques (visualisation, recherche d’intertextualité, stemmatologie). Il a notamment dirigé ou codirigé de nombreux projets en lien avec la visibilisation des autrices : avec Caroline Trotot, le projet de recherche « Cité des dames, créatrices dans la cité » (2019-2023), qui vise notamment au repérage automatique de noms de lieux urbains dans des textes écrits par des femmes ; le projet de recherche « VisiAutrices » (2017-2019), consacré à la visibilité des femmes de lettres dans l’enseignement secondaire et supérieur ; enfin, il a conçu avec Clémence Douard, Clémentine Brochier, Fil, Anna-Livia Morand et la participation de Lauren Peuch le projet « Le deuxième texte », plateforme web qui met à disposition des enseignant·es une base de textes écrits tant par des femmes que par des hommes[1].

L’atelier animé par Philippe Gambette a lieu dans la salle informatique du rez-de-chaussée de la bibliothèque Denis Diderot, qui jouxte l’ENS de Lyon. Les participant·es – au nombre d’une dizaine – sont installé·es chacun·e derrière un poste informatique. Au bureau, Philippe Gambette commence par projeter une page d’une comédie de Marguerite de Navarre, Les Innocents, proposée par Isabelle Garnier (professeure des universités en littérature du XVIe à l’Université Jean Moulin Lyon 3, et coorganisatrice du colloque-festival). La séance a pour but de réaliser collectivement l’édition numérique de la pièce, encore inédite sur Wikisource[2], à partir d’une édition originale numérisée et disponible sur Gallica. Le texte a été préalablement imprimé par Isabelle Garnier, puis « débité » afin d’être réparti entre les participant·es. Philippe Gambette recommande en effet, pour tout travail d’édition numérique, de naviguer entre une version imprimée et une version numérisée, par exemple sur Gallica, ce qui permet de débrouiller dans l’essentiel des cas les ambiguïtés créées par les taches ou les altérations du papier. La présence d’Isabelle Garnier, en outre, permet d’élucider les mots obscurs ou disparus. Bien sûr, les contributeur·rices de Wikisource n’ont habituellement pas avec eux·elles de spécialiste de la langue au moment du travail : pour Philippe Gambette, il est ainsi important de « prononcer intérieurement » le texte édité pour se familiariser avec lui et en comprendre le sens. Le travail d’édition numérique implique donc de développer une pratique de lecture qui n’est pas celle de la vie quotidienne, et qui relève davantage d’une oralisation intérieure.

 

Atelier animé par Philippe Gambette
Avec la participation d’Isabelle Garnier
ENS de Lyon, novembre 2023
© Anne Pellois

 

Philippe Gambette commence par expliquer aux participant·es les principes de la mise en ligne sur Wikisource, dont il présente l’interface : le travail consiste à récupérer un texte océrisé à partir d’un PDF, avant de l’annoter à l’aide de balises. Parmi les différents modèles déjà disponibles sur Wikisource, il en existe un qui est propre à l’encodage des textes de théâtre, et qui se révèle tout à fait pertinent pour l’édition des Innocents. Ces modèles Wikicode sont écrits dans une sorte de XML simplifié, un langage bien plus maniable que le TEI (« Text Encoding Initiative », format de balisage souvent employé en humanités numériques). Les contributeur·rices volontaires peuvent ainsi s’emparer facilement de cet outil, et mettre rapidement des textes à disposition sur Wikisource. Après le processus d’encodage vient celui de la vérification, qui permet d’évaluer la conformité de la version web à la version pdf. C’est peu de dire que la séance porte ses fruits : la quasi-totalité de la pièce est éditée numériquement à l’issue de deux heures de travail.

 

Marguerite d’Angoulême, Comedie des Innocents
dans Marguerites de la Marguerite des princesses, tresillustre royne de Navarre
t. I, Lyon, Jean de Tournes, 1547, p. 271
BnF, Réserve des livres rares, RES-YE-1628

 

La séance permet également d’aborder quelques limites liées à l’édition sur Wikisource. Concernant Les Innocents, un problème se pose touchant les didascalies : le wikicode implique en effet habituellement que les didascalies soient représentées en italiques, et le contenu des répliques en caractères romains ; or, dans cette pièce de Marguerite de Navarre, c’est l’inverse qui se produit. Si l’on veut rendre compte au plus près de l’apparence de la pièce, il faut donc réaliser cette inversion sur Wikisource, ce qui implique de ruser un peu…

Philippe Gambette. – Bien sûr, on pourrait aussi se dire qu’on veut normaliser au maximum, et donc se débarrasser des lettrines, des particularités graphiques, etc., mais il me semble que l’intérêt de travailler avec le facsimilé à droite, c’est tout de même d’essayer d’en reproduire la mise en page, avec ses singularités.

Une autre limite de Wikisource, plus générale celle-ci, concerne l’étiquetage des textes : lors de la discussion qui suit les ateliers, quelqu’un demande s’il est possible, en éditant des textes inédits d’autrices, de les mettre en rapport au moyen d’un étiquetage. Il apparaît cependant que non :

Philippe Gambette. – Wikisource n’aime pas trop que l’on fasse des étiquetages par nous-mêmes, pour créer des liens entre les textes ; si on voulait créer un répertoire de textes de femmes, fabriquer une navigation entre eux, ce ne serait donc pas possible directement sur Wikisource. En revanche, tout ce qui est sur Wikisource est réutilisable, donc une telle navigation est possible, mais ailleurs.

Un des points forts de l’atelier, souligné par les participant·es, concerne les protocoles de travail en science ouverte, c’est-à-dire la disponibilité des outils et des résultats de recherche. On apprend ainsi au cours de l’atelier que les codes utilisés sur Wikisource ont été construits peu à peu par la communauté, dans une logique d’accumulation et de stratification, à partir de différents types de texte. Cette logique offre une certaine forme de liberté au moment d’adopter des conventions éditoriales sur Wikisource, notamment dans le cas de textes anciens. La dimension collective du travail facilite également l’initiation à des pratiques informatiques apparemment techniques, pour des néophytes.

Mathilde Bombart. – Le travail n’est vraiment pas très compliqué, grâce à ce qui est déjà mis à disposition. En l’occurrence, nous sommes partis de qui avait déjà été fait par l’association Le deuxième texte, et nous avons travaillé sur les mêmes principes. Comme il y a encore beaucoup à faire, de nombreux textes peuvent être ajoutés de cette manière. C’est donc facile de rentrer dans la communauté et puis de monter en niveau petit à petit. J’ai trouvé formidable cette dimension de science ouverte et de communauté : c’est super de se dire que le texte a été relu par cinquante personnes différentes. Il y a un travail militant, mais qui s’articule immédiatement à un résultat concret.

La relative facilité de prise en main des protocoles de travail sur Wikisource permet également d’envisager des prolongements pédagogiques.

Mathilde Bombart. – J’ai tout de suite senti l’utilité d’un point de vue pédagogique, et je pense que je vais m’en servir pour mon prochain cours : en éditant ne serait-ce qu’une page, on est contraint de se concentrer sur la langue, et on en comprend des choses. Pour des étudiant·es, rentrer dans la graphie, la syntaxe, la présentation, c’est un moyen de rentrer très vite dans le texte ; je suis sûre que c’est une captation pédagogique qui peut être très efficace.

« Entraînement à la déclamation » avec Olivier Bettens

 

Médecin de formation, Olivier Bettens est aujourd’hui historien de la prosodie, de la prononciation et de la déclamation à Lausanne. Fondateur du site Virga, il y aborde depuis 1996 la prononciation du français chanté sous ses aspects historiques. Sur cette question, il est fréquemment consulté par des interprètes renommé·es, parmi lesquel·les Sébastien Daucé (Correspondances), Denis Raisin-Dadre (Doulce Mémoire), Thomas van Essen (Les Meslanges). Historien de la prosodie, il a développé une recherche originale reposant sur l’étude statistique de corpus musicaux. Il participe à des colloques universitaires ayant donné lieu à de nombreuses publications. Il est fréquemment sollicité, pour des ateliers ou des séminaires, par divers conservatoires et universités. En tant que praticien, il chante la basse dans des ensembles de madrigalistes (comme l’Ensemble Sweelinck de Genève) et fréquente avec passion la poésie du XVIe siècle, ce qui donne lieu à des récitals « poésie et musique ». Au disque, on peut l’entendre comme récitant dans Le Champion des Dames (Ensemble Continens paradisi) ou un Autoportrait d’Agrippa d’Aubigné (Ensemble Carpe diem de Genève).

 

Atelier animé par Olivier Bettens
ENS de Lyon, novembre 2023
© Anne Pellois

 

L’atelier a lieu sur le campus de l’ENS de Lyon, dans une salle du bâtiment Buisson dont les fenêtres donnent sur une partie calme et arborée du jardin. Les participant·es, au nombre d’une dizaine, sont essentiellement des spécialistes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, curieux·ses d’en apprendre plus sur la prononciation de ces textes qu’ils étudient et font étudier.

Olivier Bettens commence par aborder la question de la diction féminine, du point de vue d’un historien de la prononciation : pour le colloque, il a en effet souhaité présenter des sources spécifiquement féminines, et parler de ce qu’elles pouvaient apporter à sa recherche. Les participant·es découvrent ainsi le facsimilé d’une lettre de Gabrielle de Bourbon, dont il a récemment fait la découverte.

 

Facsimilé d’une lettre de Gabrielle de Bourbon
Document de travail proposé par Olivier Bettens

La question posée par Olivier Bettens est celle de savoir s’il existe une parole spécifiquement féminine sur les manières de prononcer : parce que les femmes avaient moins accès à l’écrit, leur langue a pu en effet être considérée dans l’Ancien Régime comme phonétiquement plus pure, moins influencée par l’héritage du latin. La lettre manifestement autographe de Gabrielle de Bourbon fait apparaître une transcription phonétique : elle constitue donc un témoignage féminin sur la prononciation, avec une graphie phonétique parfaitement constituée. Il ne s’agit pas de la lettre d’une ignorante qui ne saurait absolument pas écrire – Gabrielle de Bourbon est une princesse de sang –, mais bien d’une graphie phonétique constituée en système, qui fait fi de tout ce qu’il peut y avoir de latinisant dans la graphie de l’époque. L’hypothèse d’Olivier Bettens est qu’il s’agit de l’un des tous premiers exemples de graphie de femme dans l’histoire de la langue.

La lettre de Gabrielle de Bourbon est l’occasion d’un « tour de chauffe » : les participant·es lisent phonétiquement ce qu’il·elles ont sous les yeux, et se rendent compte qu’en prononçant exactement ce qui est transcrit, on parvient à produire des sons qui sont assez vraisemblables historiquement, par rapport à ce que les sources nous disent de la prononciation[3].

Écrit en vers et destiné à la déclamation, le théâtre est un corpus intéressant pour qui veut tester des hypothèses sur les manières de prononcer la langue du passé. Les textes soumis aux participant·es sont des extraits de pièces d’autrices dont il est question au cours du colloque, à commencer par une scène farcesque de consultation médicale tirée du Malade de Marguerite de Navarre. Le travail sur cette œuvre fait apparaître de vraies difficultés de compréhension, du fait de graphies parfois très chargées, qui n’ont aucun pendant phonétique : « vouldroit », « soubz », « parfaict », etc. Mais le décryptage progresse jusqu’à permettre aux participant·es de jouer la scène, avec un enthousiasme qui va croissant.

Vient le moment de lire Françoise Pascal, plus précisément la scène de conversion collective qui clôt son Agathonphile martyr. La distance linguistique diminuant, la compréhension est plus facile : par rapport à la prononciation du XVIe siècle, celle du XVIIe siècle est bien moins différente de la nôtre. La séance se clôture sur la performance de la conversion, jugée très convaincante par Olivier Bettens : « S’il y avait du public, il se serait lui aussi converti. » Et, une conversion pouvant en cacher une autre, à l’issue de la séance certain·es participant·es déclarent avoir (presque) envie de réapprendre la phonétique historique…

L’atelier animé par Olivier Bettens aura permis de se familiariser avec les méthodes qui permettent de reconstituer, en éprouvant des hypothèses, une prononciation irrémédiablement disparue du point de vue de la matérialité – puisqu’antérieure à toute technique d’enregistrement sonore[4]. Olivier Bettens explique ainsi aux participant·es comment les rapports entre graphie, versification et prosodie permettent de reconstruire des systèmes phonétiques vraisemblables. En conséquence, les participant·es découvrent des manières anciennes de prononcer le français, qui surprennent souvent : ainsi « fils » et « fille » au XVIe siècle sont des mots peu différenciés phonétiquement, partageant pour consonne finale un « l » mouillé (le « s » graphique final n’était pas prononcé, et seul l’allongement de la voyelle de « fille », lié à la présence d’un « e » muet plus marqué qu’aujourd’hui, marquait la frontière phonétique entre les mots). Parfois la surprise est inverse, au sens où les participant·es s’étonnent de découvrir des écarts moins grands qu’ils ne le pensaient entre le français du XVIe siècle et le leur : contrairement à certaines idées reçues, ou à des habitudes transmises dans l’enseignement de la versification classique, Olivier Bettens nous apprend que les consonnes finales étymologiques n’étaient pas du tout systématiquement prononcées, même en régime versifié.

En outre, les explications apportées par Olivier Bettens mettent en lumière l’existence de nombreuses options de prononciation, en fonction de l’époque mais aussi des locuteur·rices et de leur ancrage géographique et social. Au cours de la discussion qui clôture les ateliers, il nous rappelle que la notion de « bon usage » n’existe pas avant Vaugelas, et que même du temps de Vaugelas, une certaine variation est tolérée dans le domaine de la prononciation.

Olivier Bettens. – C’est un abus de langage de parler « du » bon usage ; il y a « des » bons usages, mais aussi un grand nombre de cas où l’on peut hésiter entre deux prononciations, de même qu’on peut hésiter entre deux graphies (aux XVIe et XVIIe siècles, l’orthographe n’est pas sclérosée comme elle le sera au XIXe, lorsqu’elle se mue en sur-norme et ne tolère plus aucun écart). Il faut donc avoir une vision assez souple des bons usages : bien sûr, il existe un parler, celui de la Cour, qui est considéré comme l’exemple à suivre par toute personne qui se piquerait de bien parler. Mais il ne s’agit absolument pas de l’imposer à toute la république (l’idée que tout le monde doit parler la même langue n’est alors absolument pas présente) ; c’est plutôt l’idéal social auquel doivent tendre tous ceux qui veulent s’élever, un outil de ce que l’on appellerait aujourd’hui « l’ascenseur social ».

Les participant·es pourtant spécialistes des littératures des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles auront ainsi constaté, au cours de l’atelier, qu’il·elles sont encore habité·es par de nombreux préjugés concernant la langue du passé. Pour les enseignant·es non francophones d’origine, venu·es notamment du Canada ou des États-Unis, la découverte de la déclamation se révèle un exercice assurément ardu, mais infiniment riche : il·elles témoignent avoir appris le français d’une manière telle que la connaissance de ses variations, et l’idée même que des variations puissent exister en synchronie, en était exclue.

 

« Jeu dramatique » avec Charles Di Meglio

 

Comédien, metteur en scène et fondateur de la compagnie Oghma, Charles Di Meglio se consacre au répertoire ancien, de la Renaissance au XVIIe siècle. Formé au théâtre baroque par Eugène Green, il inscrit son théâtre dans une démarche audacieuse : à partir de costumes d’époque, de bougies, d’une déclamation et d’une gestuelle codifiées, la compagnie Oghma cherche à retrouver les pratiques scéniques des répertoires dramatiques du XVe au XVIIe siècle. Théâtre populaire et itinérant, la compagnie est établie en zone rurale, au cœur du Périgord noir en Dordogne, et sillonne les routes de France pour jouer en tous lieux, comme cela se faisait autrefois. De la tragédie à la comédie, de l’opéra à la farce, Charles Di Meglio s’empare de tous les genres théâtraux et les met en scène aussi bien dans des lieux prestigieux et institutionnels, tels que l’Institut de France ou la Bibliothèque Mazarine, que sur des places de village et dans des salles publiques que la compagnie visite hors saison. Cet engagement a motivé la création d’un festival dans le Périgord noir, l’Oghmac, mêlant spectacle vivant, musique, conférences et expositions autour du théâtre baroque.

 

Atelier animé Charles Di Meglio
ENS de Lyon, novembre 2023
© Anne Pellois

 

L’atelier se déroule dans une salle de cours du bâtiment de formation de l’ENS de Lyon, réaménagée pour l’occasion : une fois n’est pas coutume, les tables sont poussées le long des murs et les participant·es, au nombre d’une douzaine, se tiennent debout. Charles Di Meglio a l’habitude de mener ce genre d’ateliers. La séance du jour est en lien avec la représentation du Malade de Marguerite de Navarre qui a eu lieu la veille dans un amphithéâtre de l’Université Lyon 3 ; il s’agira donc de travailler l’esthétique de la farce.

En préambule, Charles Di Meglio évoque ses sources : formé par Eugène Green, il est imprégné des travaux de recherche des années 1970 et 1980 sur le théâtre baroque. Sa pratique de metteur en scène est informée par des traités de rhétorique et de jeu, souvent plus tardifs que les pièces de son répertoire, et par une iconographie contemporaine des pièces, les enluminures et les peintures flamande et italienne du XVe et du XVIe siècles. Les participant·es sont donc très vite immergé·es dans une pratique pluridisciplinaire, où l’on découvre que le jeu dramatique a partie liée avec la danse (Charles Di Meglio mobilise un langage chorégraphique pour évoquer les postures ou encore l’anatomie ; de fait, dans sa compagnie, les répétitions commencent « à la barre », lui dirigeant le travail en justaucorps), ou encore avec le chant (on retrouve ainsi dans les consignes de Charles Di Meglio des indications de posture utilisées dans la pratique contemporaine du chant).

La première moitié de la séance est consacrée au corps farcesque en scène : le texte n’est pas encore évoqué, car pour l’heure, il s’agit de se concentrer sur la seule posture du corps. Charles Di Meglio explique que son travail consiste non pas à restituer un code de jeu ancien, mais à l’interpréter à partir de l’iconographie, pour penser la présence du corps sur scène ; il n’est pas à la recherche d’un corps réaliste, mais d’une certaine manière de le présenter, de le rendre visible dans l’espace. En l’occurrence, il s’agit de créer un rapport très terrestre avec le monde, en ancrant le corps dans le sol et en plaçant son poids dans le milieu du pied et le bas du dos. À partir de là, les paumes des mains sont présentées en permanence – sans que les coudes soient détachés du corps comme dans le théâtre baroque. Pédagogue, Charles Di Meglio propose d’amusantes techniques de visualisation (« il faut s’imaginer assis dans les lombaires »), et des dénominations marquantes (la fameuse « marche de l’ours »). En outre, on passe très vite de la théorie à la pratique : les participant·es sont invité·es à faire des tours de la salle pour faire la démonstration de leur plus belle « marche de l’ours ».

Charles Di Meglio insiste également sur la posture des femmes : dans la farce, elles se présentent les épaules très ouvertes, le psoas engagé vers l’avant ; très pragmatiquement, il s’agit pour les femmes de mettre en avant la région pelvienne, ce qui donne lieu à de nombreux fous-rires dans l’ambiance conviviale que sait créer Charles Di Meglio. Au cours de la discussion qui clôt les ateliers, Charles Di Meglio revient sur cette question de la différenciation des postures masculine et féminine, expliquant son parti pris d’avoir gommé ces différences pour jouer le Malade :

Charles Di Meglio. – Il existe des stéréotypes liés à la caractérisation de ces postures masculine et féminine, quand on les informe historiquement ; par exemple, les démarches féminines étaient pleines d’humilité de componction. Dans Le Malade on a décidé de gommer cet aspect, qui nous semblait hors propos et même contredire le propos, puisque la parole sage émane finalement du personnage de la chambrière – et pas du médecin.

Charles Di Meglio note également que les postures stéréotypées ne déterminent pas forcément la gestuelle des acteur·rices :

Charles Di Meglio. – On peut aussi imaginer des personnages de femme dans une posture d’humilité prostrée, mais avec des gestes très véhéments. On le voit dans certaines gravures qui illustrent des farces : des femmes jouent avec ce code, c’est-à-dire qu’elles performent l’autre genre ou cassent ce qui est attendu du leur. Ce qui est intéressant d’un point de vue dramaturgique n’est donc pas tant la différence homme/femme que celle de la situation de discours (qui s’adresse à qui, et pourquoi ?). Dans La Farce de Maître Pathelin, on a davantage utilisé ce code : Guillemette s’amuse à se tenir très en arrière, ou très en avant, ce qui crée une ambivalence.

Il peut sembler surprenant, pour les participant·es, que la prostration et l’humilité féminine soient représentées au théâtre par une posture vers l’arrière – comme il est rappelé lors de la discussion qui suit les ateliers, nous sommes plutôt familiers de tableaux sur lesquels la modestie s’exprime par un regard vers le bas, une tête baissée. La réponse de Charles Di Meglio est très pragmatique : si le regard est baissé, la communication avec le public est rendue impossible. La présence d’un corps sur scène impose donc de trouver d’autres codes pour représenter l’humilité féminine, dont on trouve la trace dans l’iconographie du XVe siècle notamment, où ces corps en arrière apparaissent de manière récurrente.

Retour à l’atelier : avant de se confronter au texte de Marguerite de Navarre, Charles Di Meglio propose un dernier exercice, celui des « doigts baroques » – un classique de sa pratique. Il s’agit de faire travailler la dimension rhétorique attachée au geste de monstration : avoir la main et le doigt souples, mettre de la lenteur et du poids dans son geste, pour « montrer que l’on montre ». Les participant·es se prennent au jeu, s’entraînant comme face à un public. La frontalité est importante, même si elle l’est moins dans le jeu farcesque que dans le théâtre baroque : il faut adopter la même posture que si un miroir se trouvait au fond de la salle, et que l’acteur·rice s’observait en permanence.

La deuxième partie de la séance permet d’appliquer ces principes de jeu à un extrait du Malade de Marguerite de Navarre. Le texte est lu et décortiqué par les participant·es, qui doivent déterminer la place de ce que Charles Di Meglio nomme les « accents rhétoriques » : il s’agit de choisir les mots qui seront mis en valeur dans chaque vers, en fonction des intentions oratoires du personnage qui le déclame. La question de la prononciation d’époque est rapidement abordée, mais n’est pas l’enjeu de l’atelier. La dimension phonétique pure passe en effet au second plan derrière la question proprement rhétorique : c’est l’accent, susceptible de transmettre une intention de jeu de l’acteur·rice, qui compte ici.

On passe à nouveau de la théorie à la pratique, par des exercices de diction de vers et d’enchaînements de répliques de plus en plus longues ; à la fin, des séquences entières doivent pouvoir être performées, en associant la posture et la gestuelle à la diction rhétorique. Les participant·es font ainsi l’expérience de la technicité du jeu dramatique, à commencer par la difficile mémorisation des répliques.

Une participante. – Avant de participer à l’atelier, je me demandais : « comment est-ce possible qu’un théâtre comme ça prenne autant de temps à préparer ? » Ce que j’ai appris au cours de l’atelier, c’est que chaque geste est mémorisé à l’avance ; pour chaque vers, on note le geste précis qui lui est associé.

C’est enfin la question de la liaison entre les séquences qui s’avère ardue : Charles Di Meglio insiste beaucoup sur la nécessité de travailler cette liaison afin de donner le sentiment d’une ligne, d’un legato entre les séquences, qui ne leur fasse pas pour autant perdre en relief.

Lors de la discussion qui suit les ateliers, cette dimension extrêmement codifiée et technique du théâtre de Charles Di Meglio est soulignée.

Isabelle Garnier. – C’était très drôle et très surprenant, je ne connaissais pas du tout la pratique de jeu de la farce de cette période-là, et j’ai pu voir à quel point il y avait une part importante de codification intégrée par les acteurs. Ce qui m’a étonnée, c’est qu’on arrive à sentir intuitivement le sens du geste, par exemple lorsqu’un personnage montre le Ciel, sans que celui-ci ait été expliqué auparavant. Le geste est donc à la fois très codifié, et porteur d’une signification qui peut être comprise d’emblée.

Pour Charles Di Meglio et sa troupe, cette importante codification des postures, des gestes et de la voix apparaît paradoxalement comme le ressort de l’émotion théâtrale :

Charles Di Meglio. – La question de l’émotion est fondamentale. Depuis le XVIIIe siècle, on s’est habitué à l’idée que c’est l’acteur qui éprouve les émotions, presque au détriment du public. Là, on revient à un théâtre rhétorique où l’acteur n’est que le véhicule, le vecteur de l’émotion ; sur scène, on n’est pas censé éprouver l’émotion qu’on essaie de restituer, et il vaut même mieux s’en préserver pour que le public puisse l’éprouver. Pour l’acteur, l’émotion peut être un obstacle à la technique : elle peut créer des trémolos dans la voix quand on ne le veut pas, ou bien des larmes alors qu’on est maquillés comme des voitures volées. Ce peut être un frein à une technique parfaite, or il s’agit d’un théâtre où la technique est primordiale. C’est le grand enjeu de notre théâtre, et sa grande spécificité, qui laisse très peu de place à l’improvisation.

Notes

[1] Voir le site du projet ainsi que le blog de l’association Le deuxième texte (association loi 1901).

[2] La Comédie des innocents est désormais en ligne intégralement sur Wikisource.

[3] Voir notamment Charles Thurot, De la prononciation française depuis le commencement du seizième siècle, d’après les témoignages des grammairiens, Paris, Imprimerie nationale, 1881. Une ample recension des travaux sur la prononciation se trouve sur le site Virga.

[4] Le plus vieil enregistrement sonore disponible a été réalisé en 1860 par Édouard-Léon Scott de Martinville à l’aide d’un phonautographe, il s’agit d’une interprétation de la chanson « Au clair de la lune ».

 

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