Sous l’influence d’un phénomène déjà en cours dans le milieu de la musique, le théâtre français connaît à partir des années 1960 sa vogue « baroque »[1]. Celle-ci se manifeste, d’une part, par un intérêt nouveau pour des œuvres du XVIe et du premier XVIIe siècle, période qui « depuis près de trente ans […] a bénéficié d’un regain d’intérêt »[2] au point de « devenir centrale sur la scène »[3], et d’autre part, par le développement d’une dramaturgie « historiquement informée », à l’image des sciences musicologiques ayant permis la redécouverte, dans les années 1960, des instruments anciens : « tout le mouvement baroque est né du constat que si on utilise le contexte et pas seulement le texte, c’est-à-dire toute la science qu’on peut produire autour de la musique elle-même, il est possible qu’on arrive à de meilleurs résultats en termes d’interprétation musicale ou d’exécution musicale. »[4]
Le travail d’Eugène Green, fondateur du Théâtre de la Sapience en 1977 et auteur de La Parole baroque (2001), constitue sans doute un des exemples les plus célèbres de cette dramaturgie historiquement informée. Ses mises en scène, nourries par la recherche universitaire, ont vocation à restituer une diction, une gestuelle, tout un jeu « d’époque ». La mise en voix des œuvres devient une question centrale, car c’est sans doute sur le plan sonore que peut se manifester, avec le plus d’éclat, la distance qui nous sépare des hommes et des femmes de théâtre de l’Ancien Régime. Mais ces mises en scène baroques, qui se multiplient dans les années 1990, ne vont pas sans faire débat : en admettant que l’on parvienne à restituer quelque chose de la diction ancienne des œuvres théâtrales, l’effet d’« étrangeté parfois fascinante »[5] créé sur les spectateur·rices a-t-il, lui, quelque chose d’historique ? Oui pour Georges Forestier, qui affirme que le public d’Ancien Régime recevait aussi comme étrangère et artificielle la diction rhétorique en usage sur la scène du théâtre[6]. D’autres, comme Christian Biet, se méfient de l’« étendard »[7] baroque, « sorte de marque déposée »[8] qui pourrait bien, « sous couvert de relative fidélité historique »[9], « déshistoriciser la fable au profit d’une historicisation de la forme »[10].
Et les femmes, dans tout ça ? Force est de constater que les débats sur le répertoire et le jeu « baroques » n’ont pas croisé, pour l’heure, les questions portant sur la réception et l’invisibilisation du théâtre de femmes[11]. Pourtant, au cours du colloque-festival, la question de la déclamation, et donc de la mise en voix des œuvres d’autrices, s’est posée à de multiples reprises, tant lors des représentations théâtrales[12] que des intermèdes déclamés pris en charge par les étudiantes de l’université, ou encore des ateliers de déclamation et de jeu baroques. S’il est évident que les travaux sur la déclamation et le jeu baroques informent notre manière de lire et d’interpréter le théâtre des femmes d’ancien régime, en retour, ces œuvres se présentent comme autant de sources encore trop peu explorées, pourtant susceptibles d’enrichir notre connaissance et notre compréhension des pratiques anciennes de déclamation.
Nous avons eu la chance, lors du colloque-festival, de bénéficier d’éclairages apportés par deux professionnels de la déclamation baroque, aux points de vue tant différents que complémentaires : Olivier Bettens, historien de la prosodie, de la prononciation et de la déclamation, et Charles Di Meglio, comédien, metteur en scène et fondateur de la compagnie Oghma, dont le répertoire théâtral court de la Renaissance au XVIIe siècle. Nous avons souhaité restituer ici le dialogue de ces deux spécialistes, sous la forme d’entretiens croisés[13].
On parle souvent de « déclamation baroque » pour nommer cette prononciation qui restitue, ou semble restituer la prononciation ancienne du théâtre ; le terme est pourtant débattu. Comment vous positionnez-vous, et quelle étiquette préférez-vous employer ?
Olivier Bettens. – Le « mouvement baroque » en France explose dans les années 1960 dans la musique : c’est le développement d’une science musicologique monumentale, depuis le XVIIIe siècle, qui explose au moment où certain·es interprètes se sont intéressé·es au XVIIe français (Charpentier, Lully), et où arrive sur le marché le CD (qui permet d’enregistrer quantité de musiques baroques françaises avec des instruments anciens sur des supports numériques qui rendent un son beaucoup plus analytique). C’est ce qu’on a appelé le mouvement baroque, avec son pendant, les « baroqueux » – terme d’abord assez péjoratif, car certains considéraient qu’il s’agissait de sous-musiciens.
Le terme « baroque » est donc extrêmement piégeant parce qu’il peut vouloir dire trois choses différentes : d’abord, ce peut être un terme purement périodique. La musique baroque chez les Allemands, Barockmusik, désigne la musique produite entre 1600 et 1750. Ensuite, en France, le « baroque » a désigné une méthode qu’on peut dire historiquement informée : essayer de retrouver des modes d’interprétation anciens par des recherches sur le contexte. Enfin le troisième sens est le sens esthétique du mot baroque, qui veut dire « biscornu », « bizarre », et qui est hérité plutôt de l’art de la péninsule ibérique. C’est probablement un art qui est né au XVe siècle, au Portugal et en Espagne.
Bref, au moment où on a exporté ce mouvement dans le théâtre, on n’a probablement gardé que le sens esthétique et on a cherché à construire un théâtre bizarre, un théâtre qui trouble, qui propose autre chose. Et malheureusement je pense que, pour ce qui est du théâtre, on est passé par-dessus la phase de recherche qui était nécessaire. On a tout de suite eu des produits finis qui reposaient sur des bases théoriques un petit peu floues et branlantes. Et puis on a aussitôt eu une espèce d’école qui s’est développée, qu’on a appelée « le théâtre baroque » ou « la déclamation baroque » ; pour moi, c’est un peu une fiction qui a oublié le passage par une recherche sérieuse pour proposer une vision qui était beaucoup plus artistique, esthétique, fondée sur l’idée et la connotation du mot baroque. Je suis peut-être un peu sévère, mais enfin c’est le fond de ma pensée.
Charles Di Meglio. – Pour moi le terme de « déclamation baroque » désigne une mise en mouvement de la parole, qui s’étage sur deux niveaux bien séparés : d’un côté, la phonétique historique, de l’autre, la déclamation à proprement parler. La phonétique est quelque chose qui évolue dans le temps, ce que démontrent les recherches d’Olivier Bettens, alors que la déclamation est une prise de parole en public. C’est pourquoi je préfère l’expression « déclamation rhétorique » plutôt que « déclamation baroque » : cette prise de parole cherche à rendre audibles et visibles des textes littéraires, qu’il s’agisse de poésie, de sermons ou de théâtre. Alors que la déclamation baroque s’appuie sur un phénomène historique et phonétique (qui renvoie à la prononciation des lettres finales par exemple), la déclamation rhétorique, elle, a toujours existé, mais évolue aussi à travers le temps. Par ailleurs, elle s’amplifie et s’augmente de la gestuelle pour émouvoir et édifier le public à qui elle s’adresse.
Dans vos travaux respectifs d’historien et de dramaturge, quel est votre rapport aux éditions anciennes des œuvres théâtrales ? En sachant que, souvent pour les œuvres du XVIe au XVIIIe siècle, la question de l’établissement d’un texte « original » est très compliquée ?
Olivier Bettens. – La première étape de mon travail consiste à établir le texte ; dans le cas de manuscrits, il faut trouver une édition qui soit, si possible, conforme. En effet, pour ce qui est de la prononciation, la graphie originale est plus informative et induit moins en erreur que la graphie modernisée.
Bien sûr, on sait que l’orthographe et la ponctuation résultent d’un travail éditorial. Néanmoins, j’aime me dire que le texte édité, c’est ce que le spectateur avait sous les yeux après avoir entendu la pièce. Ce texte édité permettait au spectateur, arrivé chez lui, de se remémorer la pièce et de se la rejouer pour lui-même. En ce sens-là, je pense qu’il y a un vrai lien avec la pièce. Il faut faire attention à ne pas fétichiser la graphie des éditions, mais je pense qu’il est tout de même extrêmement utile et primordial de pouvoir remonter à la source. Je ne supporte pas de devoir lire un texte si je n’ai pas vu au moins une source primaire, parce qu’il y a un rapport d’intimité qui se crée avec les sources. Quand on a vu une fois un texte et qu’on a travaillé sur ce texte, par la force des choses, on s’en rapproche, même si ça paraît un peu magique ; et cela même s’il ne faut pas prendre le texte comme l’émanation directe des circonvolutions cérébrales de l’auteur, mais plutôt comme l’air du temps qui prévalait au moment où la pièce était jouée. Et, probablement, travailler sur l’air du temps est aussi riche que de travailler sur l’intimité de l’auteur et la génétique de l’œuvre dans le cerveau de l’auteur.
Charles Di Meglio. – Je m’appuie sur les sources historiques que je considère avec recul. Ces sources présentent effectivement une multitude de vérités soumises au jugement subjectif du lecteur, ce qui crée tout autant de clivage en fonction des époques et des interprétations. Et ces sources ne disent pas tout. Je les prends en compte, mais je garde aussi mes distances, car l’objet de notre compagnie n’est pas de faire de la recherche universitaire. L’enjeu est tout autre : il s’agit que notre spectacle soit cohérent, accessible, et intéresse le public. Ce que nous présentons est donc une proposition, une forme de concession entre réalisme et esthétique qui tente de résoudre des questions de déclamation auxquelles on ne trouve pas de réponse.

Le Malade de Marguerite de Navarre
Mise en scène de Charles Di Meglio, Cie Oghma
Université Jean Moulin Lyon 3, IUT, novembre 2023
Avec Romaric Olarte (le Malade) et Charles Di Meglio (le Médecin)
© Émile Zeizig
Olivier Bettens, en tant qu’historien de la prosodie, de la prononciation et de la déclamation, sur quelles autres sources – outre les éditions conformes dont nous venons de parler – appuyez-vous vos travaux ?
Olivier Bettens. – Tout d’abord, le XVIe siècle est un siècle d’or pour ce qui concerne les sonorités de la langue, et c’est probablement le siècle qui nous en apprend le plus : de tous les siècles, c’est celui où les poètes ont été les plus attentifs au son de leur propre poésie. Et c’est le seul siècle où on a deux grands poètes, Jacques Pelletier du Mans et Jean Antoine de Baïf, tous deux membres de la Pléiade, qui créent des alphabets phonétiques permettant de se représenter de manière extrêmement précise les sons qu’ils entendaient – leur écoute intérieure probablement plus que le parler des gens. Ils avaient sans doute une représentation phonétique de leurs vers, qu’ils parviennent à traduire sur le papier. Il faut compter encore avec quelqu’un comme Louis Meigret, grammairien lyonnais, auteur de la première grammaire du français en français. Meigret est un homme extrêmement radical, qui va décider que, pour que le français ait une chance de s’élever à la hauteur des langues antiques, il doit réaliser sur leur modèle une écriture qui soit totalement conforme à la prononciation. C’est ce qui l’amène à réviser complètement la graphie du français, pour proposer une graphie qui correspond aussi à son image à lui de la prononciation du français. Sa grammaire est une des premières sources phonétiques pour le français. Comme j’ai la chance de pouvoir éditer tous les écrits phonétiques de Meigret et d’en faire une base de données, il devient assez facile de chercher des mots en cas d’hésitation, et de regarder comment ils étaient prononcés par Meigret mais aussi Pelletier, Baïf, etc.
Le Trętté de la grammęre françoęze, fęt par Louis Meigret
Paris, C. Wéchel, 1550
Page de couverture et p. 15
BnF, Réserve des livres rares, X-2374
Sans le travail de ces grammairiens et ces phonétistes du XVIe siècle, on ne pourrait probablement pas aborder le XVIIe siècle, où beaucoup moins de choses se font en phonétique, en dépit d’un ou deux essais au début du siècle (notamment par Poisson qui propose des graphies) et de Vaudelin à l’extrême fin du siècle, qui propose aussi un alphabet phonétique pour apprendre la lecture aux pauvres. Au XVIIe siècle viennent également tous les remarqueurs, qui dissertent sur le vocabulaire, la construction, la grammaire, mais aussi sur la prononciation : en appliquant petit à petit leurs remarques au fond de la prononciation héritée du XVIe siècle, on arrive effectivement à une certaine précision. Il existe enfin un véritable traité de ponctuation, celui de Jean Hindré, qui concerne la grande période de Racine, Molière, Corneille.
En revanche, on ne sait rien de spécifique sur la prononciation du théâtre : il y a des connaissances sur la prononciation des vers, mais on ne dispose d’aucun traité ni d’aucune source sur la prononciation théâtrale, qui pourrait donner à penser qu’il y avait une différence entre la prononciation au théâtre et celle au barreau, à la chaire, ou dans la conversation brillante en société.
Alors, la prononciation que l’on entend sur scène lorsqu’on va voir du théâtre « baroque », et qui est informée par des travaux de recherche comme ceux que vous venez de décrire, peut-on affirmer avec certitude qu’il s’agit de la prononciation de l’époque ? Que la pièce est déclamée comme elle était censée l’être, à l’époque de sa production ?
Charles Di Meglio. – Non bien sûr, pour deux raisons. Dans un premier temps, on s’imprègne de la phonétique historique propre non pas à un·e auteur·rice, mais à une époque, de manière assez large : cela nous permet de définir une règle générale à peu près tous les cinquante ans. Pour Le Malade de Marguerite de Navarre par exemple, notre déclamation se rapproche de celle que nous avons proposée pour La Farce de Maître Pathelin car c’est plus ou moins la même époque. Pour un texte des années 1600-1650, on réinterroge cette prononciation et l’on regarde quelles sont les nouvelles règles.
Ensuite, à partir de cette base, il y a esthétisation, car on a conscience que ce que l’on propose ne correspond pas forcément à une réalité de la prononciation. De toute façon, nous ne sommes pas dans une recherche de réalisme car nous sommes dans du théâtre. Nous recherchons surtout l’effet sur le spectateur. Nous interroger sur l’exactitude de notre prononciation de telle ou telle réplique, de la façon dont on parlait à telle époque dans tel endroit pour un personnage d’une autre province par exemple serait pour nous une perte de temps. Cela engendre surtout une dysharmonie de la parole, or, il est important qu’il y ait de la cohérence et que nous parlions tous la même langue sur scène.
Répétitions de Pyrame et Thisbé par la Cie Oghma
Captation d’Achille Bird
Olivier Bettens. – Quand on compare des prononciations différentes, comme je le disais au sujet de Meigret, Pelletier et Baïf, on parvient aussi à avoir une idée de la variation linguistique qu’il pouvait y avoir même au sein du microcosme qui était la poésie de Cour. Et on s’aperçoit que beaucoup de mots ont plusieurs prononciations, ce qui permet aussi de ne pas restituer – mais je n’aime pas le mot « restituer » –, de ne pas recréer une prononciation amidonnée, raide, avec une espèce de mécanique où l’on fait toujours la même chose, mais plutôt d’aller puiser dans les variations de l’usage pour créer quelque chose d’un petit peu plus vivant qu’une prononciation où un mot ou une graphie se prononcent toujours de la même manière. Mon souci, c’est toujours d’arriver à créer du naturel, créer de la variété. Parce que la langue, c’est ça. La langue c’est le naturel et la variété, ce n’est pas l’académie et la sur-norme comme on dit parfois.
Vous parlez de « naturel », mais justement, la déclamation dite baroque n’est-elle pas souvent l’instrument, plutôt, d’un effet d’étrangeté ? Est-ce que la restitution de la prononciation ancienne ne crée pas toujours de la distance entre le public et l’œuvre théâtrale ?
Charles Di Meglio. – Il est évident que ce type de déclamation sort du quotidien et du réalisme. C’est une parole qui a besoin d’être amplifiée, augmentée, modifications nécessaires à l’orateur qui cherche à édifier son public. Cette prononciation historique crée donc inévitablement une distance, car elle force le public à être plus actif que devant un spectacle plus ordinaire. Mais c’est aussi ce que je recherche. Pas nécessairement dans une démarche de vérité historique (c’est important mais ce n’est pas la destination finale), mais parce que cette distance force le public à être actif, et le rapproche de ces textes. Il s’agit d’un parti pris paradoxal que l’on défend corps et âme avec notre compagnie : revenir à une phonétique plus ancienne et des codes de jeu différents du nôtre permet finalement de combler l’espace qui nous en sépare, parce que nous sommes obligés de nous en rapprocher. Voir du Molière dans une adaptation moderne en costume-cravate ne le rapproche pas de nous. Mais revenir sur une musique et une prononciation anciennes permet de retrouver une façon de pratiquer ces textes, de voir comment ils étaient destinés à être déclamés. L’enjeu de notre travail est donc contemporain, puisqu’il consiste à réduire la distance du temps entre public et spectateur et l’invite à s’interroger sur sa proximité avec ces textes. L’on cherche finalement à faire grandir le spectateur, ce qui revient à l’objectif premier de la déclamation rhétorique, à savoir l’édification.
Olivier Bettens. – Je prendrais l’exemple de l’atelier que j’ai animé pour le séminaire XVIe siècle d’Isabelle Garnier (Lyon 3), consacré à Marguerite de Navarre : les étudiantes avaient déjà étudié le texte, et il s’agissait de travailler plus précisément sur la prononciation de la première moitié du XVIe siècle, qui a un certain nombre de traits spécifiques. Souvent le travail, dans ce type d’atelier, consiste à simplifier : les gens se font une image assez romantique ou romancée de la prononciation, et s’attendent à ce que la prononciation des siècles passés ait été très spectaculaire, très différente, très exotique. On doit leur faire entendre qu’elle est certes un peu différente, mais pas aussi différente qu’on le rêverait ou qu’on le fantasmerait. Prenons l’exemple des « r » apicaux, qu’on dit « roulés » : ce son n’est pas toujours facile à mettre en place, et certain·es étudiant·es n’y arrivent pas. Alors, je leur dis : « vous savez, à cette époque, il y avait déjà des gens qui n’arrivaient pas à prononcer les “r” de cette manière. » Et ça les met en confiance, ça les rassure ; certain·es y arrivent mieux que d’autres, mais en fait, ça a toujours été le cas.
Agathonphile Martyr de Françoise Pascal
Lecture par des étudiantes de l’Université Lumière Lyon 2
Université Lumière Lyon 2, 17 novembre 2023
© Émile Zeizig
Bref, il s’agit avant tout de travailler le naturel, ce qui est à la fois le plus important et le plus difficile, surtout quand l’on a tendance à imiter des enregistrements ou des modèles. Au début, quand les étudiantes déclament, on a l’impression que le vers part à toute vitesse, parce qu’elles sont un peu tendues ; et puis, peu à peu, on les amène à être plus expressives. Est-ce que ce sera tout à fait du jeu théâtral, comme sur scène ? Je ne pense pas. Mais ce sera quand même une déclamation expressive, ce qui, probablement, pouvait se rapprocher assez de ce qui se faisait à la Cour de Marguerite, où il n’y avait pas de comédiens professionnels, si bien que les courtisans prenaient les rôles et le faisaient à titre de divertissement. On n’a donc pas à exiger des comédiens de Marguerite de Navarre qu’ils brûlent les planches, au sens où on l’entend aujourd’hui.
En écoutant la pièce du Malade, représentée dans l’amphithéâtre de l’Université Lyon 3, on avait le sentiment d’entendre une langue très particulière, mais commune à tous les personnages de la pièce. Dans le théâtre d’Ancien Régime, il n’y avait donc pas de différence entre les parlers des personnages ?
Olivier Bettens. – C’est vrai que c’est un aspect très soigné dans la production d’une pièce comme L’École des femmes : Molière crée des personnages stylisés qui trahissent un degré social. On peut s’amuser à regarder les usages que dénoncent les remarqueurs de l’époque, pour constater qu’on retrouve, chez Molière, une sorte de catalogue des mauvais usages distribué aux personnages bas, censés mal parler. Il ne s’agit donc pas du tout de copier ce que pouvaient dire un notaire ou un bourgeois, mais bien d’utiliser des sources pour styliser ce qu’un personnage pouvait dire, à l’aide d’une collection de mauvais usages qui en elle-même n’est pas vraisemblable. Le but n’est pas de ressembler à l’original, mais de suggérer l’original avec des traits un peu caricaturaux.
Au XVIe siècle en revanche, rien dans la graphie ne nous indique un tel travail. Avec Le Malade, on est face à un texte qui n’était pas destiné à des comédiens professionnels, et dont la dimension comique est moins proéminente ; on peut imaginer que les demoiselles de la Cour devaient le déclamer d’une manière sage – mais c’est peut-être une idée reçue… Notez que la « chamberiere » a un discours qui n’est pas un discours de domestique, plutôt de prédicateur, donc il n’y a pas grand-chose qui nous indiquerait qu’on doit mimer une extraction basse.
Charles Di Meglio. – Je n’ai pas grand-chose à ajouter ; concernant un théâtre dans lequel il n’y a pas de réalisme psychologique, ni de tentative de reproduction, je vois assez mal les courtisanes autour de Marguerite de Navarre se mettre à parler « chti » pour faire semblant ! Ce serait inutile au regard de la trame narrative, car l’enjeu n’est pas de montrer la hiérarchie sociale ; la pièce représente un environnement bourgeois donc les clivages linguistiques sont sans doute moindres, et lorsqu’un·e auteur·rice veut créer une différence comique dans les manières de s’exprimer, c’est noté, on le voit bien chez Molière avec par exemple le personnage de Martine dans Les Femmes savantes, qui s’exprime contre le bon usage de Vaugelas. Dans certains textes du XVIIe siècle, on trouve aussi des représentations du parler de Saint-Ouen ou de Montmorency, des retranscriptions de parlers plus populaires, mais alors le changement de niveau de langage est explicitement noté. Dans le cas de Marguerite de Navarre, l’enjeu est autre.
Même concernant d’autres pièces comme les mystères, où parfois les personnages font rire par leur dimension très caricaturale, on peut se poser la question. Mais sans doute faut-il se dire que ces pièces étaient jouées par des personnes qui en avaient les moyens – pas le premier paysan venu –, donc les acteurs avaient une formation rhétorique de base, qui sans doute aplanit les différences linguistiques.
Quels sont les retours que vous avez de vos publics respectifs – d’un côté, des spectateur·rices de théâtre, et de l’autre, ponctuellement, des élèves et des étudiant·es en atelier – face à cette prononciation ancienne du théâtre ?
Charles Di Meglio. – La part de rejet était importante d’abord, parce que ce que nous proposions était trop étrange, ou parce que nous étions face à un public peu à même de recevoir cela. En même temps, notre théâtre est clivant car il demande un véritable effort que tous les spectateur·rices ne sont pas prêt·es à fournir. Paradoxalement, c’est le public intellectuel, seizièmiste ou dix-septièmiste, qui rejette le plus notre pratique, car il aura tendance à s’exclamer que ce n’est pas ainsi que se joue Racine.
Néanmoins, notre compagnie a gagné en légitimité à plusieurs endroits. Nous avons la chance d’avoir joué à l’Institut de France et sommes soutenus par ses académicien·nes, ce qui est une belle récompense et une preuve d’ouverture d’esprit. De plus en plus de spectateur·rices, toutes classes sociales confondues, adhèrent à notre proposition un peu folle. Même le public qui a moins accès au théâtre apprécie nos propositions, de même que les enfants, devant qui nous avons joué La Maladie du Barbouillé. C’est essentiel pour nous car le théâtre est avant tout un service public et doit être rendu accessible à tous types de populations. Nous cherchons à montrer qu’il n’y a pas de clivage, car la compréhension intellectuelle passe en dernier, après le plaisir sensoriel – visuel et auditif – du théâtre.
Et, si nous nous sommes au début beaucoup concentrés sur le théâtre comique qui avait le mérite de rendre la chose moins effrayante pour le public, nous avons par la suite monté Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle (1553), puis Bérénice de Racine (1670) qui ont toutes les deux très bien marché. Pour Bérénice notamment, nous avons d’abord joué la tragédie à Paris, puis dans un petit village de Dordogne où l’on a eu encore plus de spectateur·rices que dans la capitale. L’enthousiasme du public et notre expérience de plus de dix ans nous ont permis de trouver plus de confort avec le répertoire tragique. On se rend compte finalement que le genre importe peu sur l’accessibilité du texte.

Bérénice de Jean Racine par la Cie Oghma
Avec Antoine Charneau, Charles Di Meglio et Elsa Dupuy
© Jean-Luc Kokel
Olivier Bettens. – Parmi les expériences les plus riches que j’ai faites, il y a les expériences de français médiéval devant des classes d’enfants âgés de dix à douze ans. Là, tout d’un coup, on les met en face du manuscrit, puis on leur fait entendre des sons, et ils sont à Disneyland. La manière dont ils adhèrent est impressionnante. C’est vrai que c’est dommage parce que souvent leurs enseignant·es n’ont pas cette sensibilité-là, et ne seraient pas capables de leur apporter ça ; mais quand on passe dans une classe, on a l’impression que parfois des gens s’allument, que des petites graines sont plantées dans des cerveaux qui pourraient donner des choses plus tard. Ce serait la plus belle chose qui puisse arriver : que ça éveille un intérêt, un amour pour les textes anciens.
À l’occasion du séminaire que vous avez évoqué, Olivier Bettens, vous avez été invité à travailler spécifiquement sur des œuvres d’autrices. Quel a été votre sentiment à la lecture de ces pièces ? Qu’apportent-elles à votre travail d’historien de la langue, et voyez-vous des spécificités à ce « matrimoine » littéraire ?
Olivier Bettens. – Marguerite de Navarre, c’est une vieille amie pour moi. Je l’ai découverte dans ma prime jeunesse, avec L’Heptaméron, puis j’ai découvert les Chansons spirituelles, et les pièces de théâtre. En travaillant sur Le Malade, j’ai donc retrouvé cette familiarité que j’ai avec cette pensée, cette poésie à la fois très subtile, très délicate, mais parfois aussi très cérébrale et très complexe.
J’ai été plus étonné par le texte de Françoise Pascal : dans l’Agathonphile martyr (1655) qui est sa première pièce, on lit effectivement dans l’avertissement de l’autrice qu’elle est une fille, qu’elle n’a donc pas pu s’approcher des livres de l’Académie, qu’elle a certainement commis beaucoup de fautes et qu’elle prie tous ses lecteur·rices de l’en excuser, parce que ce n’est pas de la mauvaise volonté mais le fait de son ignorance. De fait, en lisant l’œuvre, je pense avoir relevé au passage dans cette tragicomédie à peu près 130 ou 140 incongruités, qui n’auraient pas passé la rampe de l’Académie : des constructions archaïques, un vocabulaire un peu décalé, la négation sans le « ne » par exemple (« je viens pas ») ; enfin énormément d’irrégularités métriques avec des césures non standards, et des comptes de syllabes non standards. Cette pièce est extrêmement fraîche, touchante ; on peut vraiment reconnaître une autrice provinciale, jeune et encore maladroite – de ce côté-là, c’est très clair. Quant à la dimension « féminine », c’est plus compliqué : si on ne le savait pas, je ne pense pas qu’on pourrait le deviner. On aurait une chance sur deux de se tromper, honnêtement.
Et je crois que dans la tragicomédie suivante, L’Endymion, elle dit s’être corrigée, il faudrait que j’aille regarder… J’imagine qu’elle a dû beaucoup travailler entre les deux pièces, et que les irrégularités de la première ont été gommées dans la deuxième. C’était une agréable surprise parce que c’est extrêmement intéressant d’aller débusquer ces archaïsmes et ces impropriétés métriques. Je ne suis pas suffisamment avancé dans mon approche pour pouvoir le dire, mais ça vaudrait certainement la peine de faire une thèse uniquement là-dessus : l’évolution de Françoise Pascal depuis sa première pièce jusqu’à la suivante, et son adéquation aux règles et aux normes, parce que s’il y a un genre normé, c’est bien la tragédie. On imagine mal que quelqu’un ait pu longtemps écrire des tragédies non normées à cette époque, d’autant plus qu’elle a eu du succès ; c’est quelqu’un qui a été joué, elle n’a pas juste écrit pour son plaisir.
Concernant Catherine Bernard, j’ai travaillé avec une édition du XVIIIe siècle, déjà plus que normalisée. Le texte est publié dans un registre des pièces jouées à la Comédie-Française, donc c’est une forme de théâtre que l’on peut dire hyper normée – et j’aime mieux ce qui est moins normé, parfois.
Quant à la notion de matrimoine… Disons que j’aime beaucoup l’expression « théâtre de femmes », parce que ça dit exactement ce que ça veut dire, c’est-à-dire que c’est du théâtre écrit par des femmes. J’ai un peu plus de réticence sur la notion de matrimoine. Mon impression, en tout cas pour Marguerite de Navarre, est que la notion de matrimoine est un peu étriquée pour parler de cette autrice. Marguerite de Navarre est un des personnages les plus importants du Royaume. C’est donc une femme extrêmement puissante, qui a à son service un certain Clément Marot, probablement le plus grand poète de sa génération. C’est une personne qui fait ce qu’elle veut, et dont le théâtre est à la fois farce, chrétien, évangélique. Dans Le Malade, c’est un théâtre médical aussi, par ses descriptions médicales très précises. Enfin, c’est un théâtre comique. Je ne sais pas si elle se serait retrouvée, elle, dans l’idée de matrimoine telle qu’elle est parfois poussée aujourd’hui. Moi, je préfère rester prudent sur cette notion qui me paraît assez nouvelle (le mot, non, mais la notion) ; or j’ai une attitude de linguiste, et quand je vois arriver une nouvelle expression, j’ai tendance à dire : « Laissons-lui le temps, on verra ce que ça donne. » Bref, rendez-vous dans vingt ans et on verra ce que ce mot sera devenu dans l’usage du français.
Pensez-vous qu’on puisse faire un parallèle entre la dynamique visant à recréer une prononciation baroque et les initiatives visant à réhabiliter le théâtre de femmes sur les scènes contemporaines ?
Olivier Bettens. – A priori, je dirais non, mais… Là où il pourrait y avoir une correspondance, c’est en termes de mot étendard. Je pense que le mot « baroque » a fait beaucoup de mal dans le fond à la démarche, et je pense qu’aujourd’hui, alors qu’on commence à redécouvrir des textes de femmes, il faut se méfier des mots étendards, qui ont forcément une forte charge idéologique. Je crois qu’on ne rendra honneur à cet héritage féminin que si on arrive à le remettre au jour d’une manière qui repose essentiellement sur une recherche rationnelle, et non sur des mots étendards. C’est peut-être à titre d’avertissement, de contre-exemple, que l’on peut établir un parallèle entre le théâtre baroque et la démarche touchant le théâtre de femmes : attention aux mots étendards, et attention à rester dans le sérieux de la recherche. Pour moi, c’est important, et si ce colloque permet justement d’irriguer la recherche et de la stimuler, une recherche sérieuse, vraiment fouillée sur ces théâtres, je pense que le théâtre baroque aura permis d’éviter certains écueils. C’est assez paradoxal.
Notes
[1] Dans un article qui a fait date, Christian Biet revient sur l’évolution de la scène française à partir des années 1960-1970, qui voit le « théâtre d’art » céder la place à un « théâtre critique » d’inspiration brechtienne. Ce tournant n’est pas sans conséquence sur la représentation des pièces dites « classiques » : là commence une entreprise de « dé-classicisation » du répertoire qui emprunte deux voies en apparence seulement contradictoires : d’une part, la relecture moderne (Christian Biet évoque notamment les mises en scène d’inspiration psychanalytique et marxiste des pièces de Molière par Roger Planchon, entreprises visant à « relire les “classiques” pour les arracher […] à une conception normative, éternelle »), et d’autre part, la réhistoricisation des répertoires comme des pratiques de mise en scène. Voir Christian Biet, « Représenter les “classiques” au théâtre ou la difficile manducation des morts à la fin du XXe siècle », art. cité.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Olivier Bettens, entretien avec Caroline Mogenet et Justine Mangeant, à l’Université Lyon 3, le 18 octobre 2023.
[5] Christian Biet, « Représenter les “classiques” au théâtre ou la difficile manducation des morts à la fin du XXe siècle », art. cité.
[6] « Tout texte lu ou récité en public exigeait autrefois une “parole éloquente”, ce qui entraînait une diction et une prononciation totalement différentes de la diction et de la prononciation qui avaient cours au même moment dans la conversation courante. » Georges Forestier, « Quelques mots sur le spectacle », Programme de Mithridate, Théâtre de la Sapience, mai 1999.
[7] Christian Biet, « Du national-classicisme au baroco-baroque », Littératures classiques, n° 76, 2011|3.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Voir par exemple le numéro de Littératures classiques consacré à la question du répertoire au théâtre, n° 95, 2018|1, où le problème de la (non)représentation des autrices n’est ainsi jamais abordé.
[12] Voir, dans la série « Autrices » de la revue thaêtre les trois entretiens conduits par Caroline Mogenet au sujet des mises en scène du Malade de Marguerite de Navarre par la compagnie Oghma, de La Folle Enchère de Mme Ulrich par la compagnie La Subversive et de L’Amoureux extravagant de Françoise Pascal par le collectif Les Herbes Folles.
[13] Nous retranscrivons ici des échanges conduits à différents moments : entretien avec Olivier Bettens, par Caroline Mogenet et Justine Mangeant, le 18 octobre 2023 à l’Université Lyon 3 ; table ronde plénière du 18 novembre 2023, à l’ENS de Lyon, en présence d’Olivier Bettens et Charles Di Meglio ; entretien téléphonique avec Charles Di Meglio, par Caroline Mogenet, le 24 mars 2024.