Dans le cadre des ateliers organisés lors du colloque-festival « Théâtre de femmes du XVIe au XVIIIe siècle », une discussion-débat, animée par Justine Mangeant[1], s’est tenue autour du thème « Éditer, étudier, jouer le théâtre de femmes aujourd’hui »[2]. Ce temps de réflexion collective était l’occasion de revenir sur la constitution d’un objet d’étude – le théâtre de femmes –, de réfléchir à son histoire, à ses enjeux, mais aussi aux difficultés techniques, méthodologiques, académiques qui peuvent lui être liées ; il s’agissait de dresser un état des lieux de la recherche sur les femmes dramaturges et sur les créatrices en général, aussi bien du point de vue des avancées que des points aveugles, de ce qui reste encore à accomplir et à déconstruire.
ENS de Lyon, novembre 2023
© Anne Pellois
Parcours de chercheuses
Ce temps de réflexion collective réunissait des chercheuses[3] qui, comme Éliane Viennot[4], Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval[5], Theresa Varney Kennedy[6] ou Derval Conroy[7], se sont spécialisées dans l’étude des œuvres de femmes en général ou de leur théâtre en particulier, et d’autres qui ont été amenées à s’intéresser à des pièces écrites par des femmes par différents biais de recherche : Michèle Rosellini s’est ainsi intéressée à Madame Ulrich à partir des œuvres de La Fontaine, découvrant, par une démarche d’historienne de la littérature, cette figure d’éditrice encore aujourd’hui invisibilisée ; c’est encore le cas de Lola Marcault[8], qui dans le cadre de sa thèse s’interroge sur la manière dont les auteurs et autrices représentent le vieillissement féminin sur la scène comique du XVIIIe siècle, ou encore de Dario Nicolosi[9], qui a découvert Anne-Marie du Bocage et d’autres tragédiennes du XVIIIe siècle au cours d’une thèse portant sur la réécriture des sujets grecs dans la tragédie. D’autres enfin témoignent avoir approché le théâtre de femmes par leurs enseignements : c’est le cas de Justine Mangeant, qui tout en rédigeant sa thèse sur le théâtre de Voltaire a conduit plusieurs séminaires sur le théâtre de femmes à l’ENS de Lyon. Raphaëlle Brin[10], spécialiste de Casanova et des écrits de soi, explique également s’être intéressée à des œuvres d’autrices pour des raisons pédagogiques.
Raphaëlle Brin. – Depuis que j’enseigne à l’ENS de Lyon, je constate un intérêt croissant des étudiant·es pour la question de la représentation des autrices. Ils et elles arrivent en master sans aucun repère dans le champ, mais avec l’envie de travailler en études de genre, voire dans une approche féministe.
Ce sentiment est confirmé par Victoire Colas[11], qui souligne la place importante des questions de genre dans les discussions entre étudiantes, notamment en ce qui concerne leurs orientations de jeunes chercheuses.
Victoire Colas. – C’est devenu un enjeu essentiel, dont on discute constamment entre étudiantes. Parfois, l’une d’entre nous a envie de travailler sur tel ou tel auteur, mais hésite à le faire parce que, précisément, ce n’est pas une femme. Or nous voulons nous engager dans la recherche en prenant la direction de la réhabilitation des œuvres de femmes, c’est important pour nous.
Cet échange entre chercheuses issues de différentes générations – de l’étudiante en master à la professeure émérite – permet de souligner l’importante évolution des mentalités, au sein de l’enseignement supérieur, dans les dernières décennies. Sans doute n’était-il pas inutile de rappeler que l’étude des autrices représentait voilà peu de temps encore un parcours du combattant, voire une impasse académique pour beaucoup de chercheur·ses. Pour Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, si des étudiantes ont aujourd’hui des scrupules à ne pas travailler sur des œuvres écrites par des femmes, c’est la preuve d’un renversement complet :
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval. – En ce qui me concerne, quand j’ai commencé ma thèse, un collègue m’a dit : « Comment peut-on travailler sur Madame de Genlis ? » C’est donc très bien que les choses se retournent : les deux partis-pris sont contestables sans doute, mais au moins, c’est le signe que la situation évolue, que l’on est passé à autre chose.
Éliane Viennot et Alicia Montoya[12] partagent des expériences similaires : la première s’est vue recommander de « changer de sujet » entre sa thèse et son HDR, toutes deux consacrées à Marguerite de Valois ; la seconde, autrice d’une thèse sur Marie-Anne Barbier, raconte les mises en garde qu’elle a reçues de la part d’enseignants évoquant un « suicide académique ».
L’existence même du colloque-festival, auquel est présente Alicia Montoya, est pourtant bien la preuve que le « suicide » n’en était pas un – et que la recherche sur les œuvres de femmes est au contraire bien vivante.
Alicia Montoya. – Je suis très heureuse de voir que d’autres personnes reprennent le travail sur Marie-Anne Barbier. J’ai été vraiment touchée en préparant ma venue au colloque de constater combien de personnes travaillent sur elle, combien elle est reconnue comme une autrice qui vaut la peine d’être lue, et de voir que les recherches se poursuivent.
Éditer les autrices minorées
Comme le soulignent les chercheuses présentes, le travail universitaire sur les œuvres de femmes est étroitement lié à la question de l’édition, qui constitue en effet un préalable à la diffusion des œuvres. Plusieurs chercheuses ont ainsi produit des éditions universitaires d’œuvres de femmes (Éliane Viennot, Marie-Emmanuelle Plagnol, Derval Conroy, Theresa Varney-Kennedy) ; d’autres sont engagées dans des projets de recension et de constitution de bases de données, qui peuvent faire émerger des œuvres de femmes oubliées (Alicia Montoya travaille ainsi sur les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées, tandis que Dario Nicolosi est postdoctorant au sein du projet ModERN, qui vise à construire la plus grande base de données textuelles pour les XVIIIe et XIXe siècles). Il importait donc de revenir d’abord sur l’histoire éditoriale du théâtre de femmes de l’Ancien Régime, sur les initiatives et les ressources ayant émergé ces dernières décennies, mais aussi sur les difficultés qui persistent notamment du côté des éditeurs ou encore des bibliothèques universitaires.
Alicia Montoya rappelle ainsi à quel point les choix de sujet d’étude sont déterminés par l’accès aux sources, particulièrement lorsqu’il s’agit de travailler sur des œuvres d’autrices, moins présentes dans les bibliothèques :
Alicia Montoya. – Étudiante, je suivais un cours de master sur les œuvres de femmes. Il fallait choisir un sujet pour la validation, j’ai donc parcouru une liste d’autrices et j’ai regardé quels étaient les ouvrages que je pouvais trouver dans notre bibliothèque universitaire à Leyde. Je suis alors tombée sur Marie-Anne Barbier, et la bibliothèque était pleine de ses ouvrages. Je l’ai donc choisie pour des raisons purement pratiques, et je dis cela pour insister sur l’existence de fonds et la préservation d’éditions dans les collections universitaires, car elles déterminent toujours notre façon de voir ces autrices.
Derval Conroy apporte un témoignage concordant : c’est l’existence d’un fonds de près de 1200 pièces du XVIIe siècle, à Dublin, qui lui a permis de conduire sa thèse intitulée Ruling Women. Gender, Government and Sovereignty in Seventeenth-Century France, soutenue en 2001.
La discussion met toutefois en évidence la nécessité de disposer de différentes éditions, et de différents supports éditoriaux (ouvrages papier et ouvrages numériques), pour garantir l’accès des œuvres à des publics variés. À l’ENS de Lyon, Raphaëlle Brin est ainsi en mesure de faire travailler ses étudiant·es à partir d’œuvres complètes, qui rédigent donc de mini-mémoires de recherche à partir de corpus importants. Mais ce choix pédagogique n’est rendu possible que parce que les livres sont disponibles in situ.
Raphaëlle Brin. – Avant d’être en poste à l’ENS, j’ai enseigné à l’étranger, et un étranger culturellement et linguistiquement « lointain » : la Russie, le Japon par exemple. Ce qui était primordial alors, c’était de disposer d’éditions en ligne. J’ai rencontré beaucoup de doctorant·es ou d’étudiant·es en mémoire qui avaient du mal à se procurer des éditions papier, surtout de textes non canoniques : les bibliothèques ne veulent pas les acheter, et les arbitrages dans les politiques budgétaires des universités se font toujours en faveur des œuvres les plus connues et les moins chères (car mieux diffusées). Procurer des éditions peu coûteuses des œuvres de femmes est donc un enjeu important de leur visibilisation à l’international.
Pour Theresa Varney-Kennedy, le blocage n’est pas toujours imputable aux institutions, mais parfois aux étudiant·es eux-mêmes, habitué·es aux supports numériques et réticent·es à acheter des livres. L’enjeu est double : procurer des éditions numériques, mais également des traductions qui rendent le texte accessible à un autre public que celui des étudiant·es et enseignant·es du département de français.
Theresa Varney Kennedy. – Mes étudiant·es refusent d’acheter des livres. Si je ne vais pas chercher des versions numériques, il·elles ne lisent pas. J’ai par exemple dû créer un PDF de l’édition des Proverbes de Madame de Maintenon que j’ai moi-même écrite en collaboration avec Perry Gethner. Nous, les chercheur·ses, devons donc continuer à faire notre travail, à publier ces éditions critiques, mais il faut absolument commencer à toutes les publier en ligne, sinon tout ce travail que nous sommes en train de faire disparaîtra et ne sera lu par personne. Par ailleurs, je suis en train de travailler sur une traduction en anglais de cet ouvrage de Mme de Maintenon car des collègues en gender studies et dans les départements de théâtre et d’histoire souhaitent l’utiliser dans leurs cours. C’est très important pour les non-francophones d’avoir ainsi accès à ces textes.
Dario Nicolosi attire toutefois l’attention sur les limites de l’édition numérique, qui souffre d’un manque de centralisation et donc de pérennisation.
Dario Nicolosi. – Il faut passer par le numérique, mais de manière centralisée : les petits sites liés à de petits projets ne tiennent pas plus de dix ans – au bout de dix ans, les serveurs sont hackés, le contenu disparaît et il faut recommencer à partir de rien. Pour cette raison, c’est essentiel de se rattacher à des projets importants comme Humanum, ou la SIEFAR, qui peuvent garantir le recensement et la pérennisation des corpus.
La question de l’accessibilité, en outre, est double : matérielle d’une part (d’où la nécessité d’éditer numériquement les œuvres), mais également intellectuelle. Tous les publics ne peuvent fréquenter les éditions originales en ligne, ni même les éditions savantes.
Lola Marcault. – Gallica peut sembler un réflexe pour certain·es, mais il faut rappeler que c’est une utilisation située, qui n’est pas accessible à tout le monde. Pour les étudiant·es en licence notamment, sans appareil de note, l’accès au texte est à peu près impossible.
La discussion est l’occasion de débattre des choix éditoriaux à privilégier en vue d’un objectif qui serait de faire découvrir et redécouvrir les œuvres théâtrales de femmes. Quelles œuvres rééditer, pour quel public, avec quelles normes éditoriales ? Pour Éliane Viennot, l’étape de l’édition scientifique est capitale, avant la diffusion auprès du grand public.
Éliane Viennot. – Il faut d’abord faire l’édition scientifique encadrée par un·e spécialiste pour ensuite réfléchir à publier dans une édition simplifiée des textes qui soient sûrs. C’est l’exemple du livre de Corneille Agrippa De l’excellence et de la supériorité de la femme, un classique de la littérature féministe du XVIe siècle qui a été édité au XVIIIe siècle dans une édition caviardée, où l’on a introduit des éléments pour donner l’impression que l’auteur se moque des femmes. Or, c’est cette édition-là qu’a reproduit Côté Femmes dans les années 1990. C’est l’exemple d’une édition féministe qui voulait bien faire mais qui a publié le mauvais texte.
Pour Lola Marcault, il s’agit pourtant de ne pas minorer le travail éditorial des collections destinées au public scolaire, dont l’appareil critique est parfois novateur par rapport à celui des éditions scientifiques.
Lola Marcault. – Il y a différentes manières d’évaluer la qualité d’une édition scientifique : il faut prendre en compte la qualité du texte, le travail philologique d’une part, mais aussi l’appareil critique, qui varie beaucoup selon le public. Or parfois, un appareil critique construit dans la perspective d’une transmission ou d’un enseignement aboutit à une analyse plus poussée des œuvres que ne le proposaient les éditions scientifiques.
Enseigner le théâtre de femmes :
que transmettre, et comment ?
Si la diffusion du théâtre de femmes passe d’abord par une édition scientifique dirigée par des spécialistes, il faut ensuite que des chercheuses choisissent de travailler sur ces textes. Se pose donc la question du travail pédagogique qui consiste à s’emparer des textes réédités pour les soumettre à des étudiant·es : comment intégrer le théâtre de femmes à des programmes de cours ? Quelles œuvres en particulier ? Avec quel angle ? Au cours de la discussion, les questions de représentativité et de mixité dans les corpus littéraires proposés aux étudiant·es font débat.
Tout d’abord, les œuvres de femmes ne constituent pas un corpus en soi, au sens où il n’existe pas de traits esthétiques ou poétiques caractérisant une écriture « féminine ». Lola Marcault explique ainsi que, si ses recherches doctorales la conduisent à interroger la possibilité d’un traitement différencié – entre auteurs et autrices – du vieillissement féminin sur la scène comique, « la réponse, pour l’instant, est plutôt qu’il n’y en a pas ». La singularité des œuvres de femmes doit être saisie au prisme de l’histoire littéraire, comme le fait Michèle Rosellini dans ses travaux consacrés à Madame Ulrich, et de la sociologie de la littérature. Derval Conroy et Raphaëlle Brin font ainsi part d’expériences proches : toutes deux, en travaillant sur des œuvres de femmes au cours de leur recherche ou de leur enseignement, en sont venues à se pencher sur les spécificités des péritextes féminins (notamment les discours préfaciels des pièces de théâtre), à même de nous renseigner sur des postures auctoriales singulières, et en partie déterminées par le genre.
De ce point de vue, il peut être important d’élargir son regard : pour Lola Marcault, l’idée n’est pas d’étudier les œuvres de femmes parce qu’elles présenteraient, en tant que telles, un intérêt particulier pour la recherche, mais bien plutôt de déconstruire un canon littéraire en l’ouvrant aux femmes, aux minores, aux littératures francophones, etc.
Se pose également la question de la constitution de corpus à des fins pédagogiques. Faut-il constituer des corpus spécifiquement féminins, afin de mettre en valeur les œuvres écrites par des femmes, au risque d’isoler les autrices – de les voir catégorisées comme « femmes » plutôt que « dramaturges », « philosophes » ou « essayistes » ? Pour Derval Conroy, on peut vouloir constituer des corpus mixtes.
Derval Conroy. – Il y a tout de même un vieillissement des interrogations sur le genre ; le corpus est limité et il est possible d’en faire le tour. En ce qui me concerne, j’ai le sentiment de n’avoir plus rien à dire sur Catherine Bernard, par exemple. On peut vouloir constituer des corpus mixtes qui transcendent le gender, et aborder les textes de femmes avec d’autres, écrits par des hommes. Quand je propose ce type de corpus à mes étudiant·es, pour leur faire découvrir la littérature française d’Ancien Régime, ils et elles ne se posent pas la question du genre de toute façon : ils ne connaissent rien à ces œuvres, donc pour eux, tout est nouveau.
Éliane Viennot ne partage pas cet avis. Pour elle, il faut continuer à explorer les archives pour retrouver des œuvres écrites par des femmes, la question étant loin d’être épuisée.
Éliane Viennot. – Plus on creuse, plus on trouve et plus on est ébloui par le nombre de femmes qui ont écrit. Si on commence, par exemple, à explorer le théâtre non publié, on trouvera des centaines d’autrices. Et c’est la même chose si l’on s’intéresse aux collaborations entre hommes et femmes : les « femmes de », « sœur de » qui ont en fait pleinement contribué à la création littéraire. Il y a un travail gigantesque encore à mener, rien qu’à partir du filon « femme ».
L’heure n’est pas encore, pour Éliane Viennot, à la constitution de corpus mixtes – tout simplement parce que le nombre de chercheurs et de chercheuses qui ont comme ambition la réhabilitation et la redécouverte des autrices de théâtre reste très limité.
Éliane Viennot. – Il faut bien se rendre compte que les personnes qui veulent réintégrer les femmes dans le mouvement général, c’est-à-dire étudier Voltaire avec Émilie du Châtelet, c’est nous, pas forcément tous nos collègues. Pour ma part, je me suis battue pendant trente ans pour instaurer la parité dans les programmes de lettres des universités dans lesquelles j’ai travaillé, mais j’ai fini par n’enseigner que des femmes à cause de mes collègues qui, eux, ne mettaient que des hommes au programme. L’idéal serait évidemment d’enseigner l’histoire littéraire comme une vraie histoire avec autant de femmes que d’hommes. Mais on est très loin d’une vision des hommes et des femmes sur le même plan, ne serait-ce que cela. Nous voyons dans les manuels scolaires encore aujourd’hui que si une femme est citée, elle l’est en tant qu’amie de tel auteur canonique.
Michèle Rosellini s’exprime également sur la question du militantisme féministe à l’université, qui se heurte à « une sorte de posture de lassitude » idéologiquement située :
Michèle Rosellini. – Il y a une forme, non pas directement de déni, mais d’escamotage des sujets concernant la littérature écrite par les femmes, ou encore des sujets que le féminisme a fait émerger dans les études littéraires. Lorsque ces sujets émergent, ils ont tendance à être escamotés par l’idéologie dominante, un patriarcat systémique qui alimente le discours commun. Je participais récemment à un colloque portant sur les scènes de viol dans la littérature ; lorsque j’en ai fait part à des collègues, les réactions étaient de l’ordre de « quoi ? encore ? » alors que ce sujet émerge à peine, et que l’on n’en est pas encore à avoir fait l’inventaire de la question. On nous invite à passer à autre chose, comme si les questions de genre devaient être éphémères dans notre société et nos modes de pensée.
Les échanges qui ont lieu amènent à s’interroger sur les rapports entre démarche militante et démarche scientifique. Postdoctorant engagé dans un vaste projet de constitution d’une base de données numérique, Dario Nicolosi soulève par exemple le problème de la représentation des autrices en termes quantitatifs: dans la base de données de la BnF, tout au long du XVIIIe siècle, les pièces référencées comme éditées par des femmes constituent environ 3 % de l’ensemble du corpus dramatique. Il s’agit d’un chiffre stable, jusqu’au XXe siècle où il s’élève vers les 10 %. Pour les chercheur·ses engagé·es dans le projet ModERN, faut-il que ce seuil de 3 % soit reflété par les corpus numérisés, au risque de « noyer » les œuvres de femmes dans une production majoritairement masculine ? Ou faut-il l’augmenter artificiellement, pour mettre en valeur la production théâtrale des femmes, en dépit de la représentativité strictement quantitative ?
Du point de vue d’Éliane Viennot, les données quantitatives sont secondaires lorsqu’il est question de la transmission des œuvres littéraires, notamment dans les programmes scolaires et les concours de l’enseignement.
Éliane Viennot. – Même en admettant que l’on recense, mettons, 300 romancières et 2000 romanciers pour le XIXe siècle, la question est celle des meilleurs, c’est-à-dire celles et ceux que l’on veut transmettre aux prochaines générations. Or, on peut faire le postulat qu’il y a autant de femmes que d’hommes, à toutes les époques, dans les meilleurs. D’où l’exigence d’une représentation paritaire : une femme pour un homme, point. De cette manière, les manuels seront obligés de mettre autant de textes d’hommes que de femmes, les enseignant·es seront amené·es à rentabiliser leur travail en transmettant ces textes, et les futur·es étudiant·es sortiront enfin du secondaire en ayant étudié autant de femmes que d’hommes. On ne peut pas continuer avec une seule autrice au programme par an.
La discussion sur les corpus pédagogiques conduit à souligner l’enjeu capital des programmes du baccalauréat, ainsi que des concours comme l’agrégation, le CAPES ou le concours d’entrée à l’ENS de Lyon. Ces programmes sont extrêmement révélateurs de la place occupée par les femmes de théâtre dans l’enseignement et la recherche.
Michèle Rosellini. – Il y a de temps en temps madame de La Fayette, madame de Sévigné… mais les femmes sont totalement minorées dans les programmes, de la même façon que les auteurs francophones. Et au-delà de ça, le problème réside dans ce que nous étudions des femmes, ce que nous choisissons comme œuvres représentatives des femmes. Je fais partie d’une génération à laquelle on enseignait de George Sand un roman typiquement berrichon et rural, sans rien dire d’autre de cette autrice. C’est caricatural pour les femmes : au collège ou au lycée, l’impression est parfois donnée qu’elles n’ont écrit que pour les enfants.
En imposant la présence d’une seule œuvre de femme dans ces programmes, les membres de la communauté enseignante pérennisent l’idée selon laquelle les autrices représentent une minorité dans l’histoire littéraire. Justine Mangeant ajoute que cette représentation des autrices est d’autant plus limitante que les rares œuvres de femmes qui se trouvent dans les programmes sont presque systématiquement des romans.
Si la redécouverte et la réhabilitation des œuvres dramatiques de femmes constituent donc un enjeu important de la réécriture de l’histoire littéraire, aujourd’hui souhaitée par nombre d’acteur·rices de l’université, la discussion-débat met en lumière des divergences d’opinion concernant les méthodes – scientifiques, pédagogiques mais aussi politiques – qui peuvent le permettre.
Notes
[1] La discussion-débat a eu lieu le 16 novembre 2023 à l’ENS de Lyon. Elle était animée par Justine Mangeant, spécialiste du théâtre du XVIIIe siècle et autrice d’une thèse sur les tragédies de Voltaire. Justine Mangeant a consacré plusieurs articles et conférences au théâtre de femmes, notamment une conférence portant sur Marie-Anne Barbier à la BnF, au sein d’un cycle sur les « Autrices oubliées de l’histoire littéraire » (conférence accessible en ligne sur la chaîne YouTube de la Bnf).
[2] Ont pris part à la discussion : Raphaëlle Brin (maîtresse de conférences, ENS de Lyon), Victoire Colas (étudiante, ENS de Lyon), Derval Conroy (professeure associée, University College Dublin), Justine Mangeant (postdoctorante, ENS de Lyon), Lola Marcault (doctorante, Université Paris Cité), Alicia Montoya (professeure de langue et littérature française, Radboud Universiteit), Dario Nicolosi (postdoctorant, Università di Pisa / Sorbonne Université), Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (professeure, Université Paris-Est), Michèle Rosellini (maîtresse de conférences honoraire en littérature française, ENS de Lyon), Theresa Varney Kennedy (professeure de langue et littérature française, Baylor University), Éliane Viennot (professeure émérite, Université Jean-Monnet-Saint-Étienne) et Émile Zeizig (informaticien et photographe de théâtre).
[3] Le féminin « chercheuses », ici et dans l’ensemble de cet article, est employé pour faire référence à un ensemble mixte majoritairement féminin, selon un principe d’accord de majorité.
[4] Chercheuse spécialiste de Marguerite de Valois et d’autres femmes d’État de la Renaissance, Éliane Viennot s’intéresse plus largement aux relations de pouvoir entre les sexes et à leur traitement historiographique. Elle a créé deux collections aux Publications de l’Université de Saint-Étienne : « La cité des dames » et « L’école du genre ». Elle est l’autrice de La France, les femmes et le pouvoir, paru en cinq tomes chez Perrin et plus récemment de Seize études sur Marguerite de Valois, ses proches, son temps, son œuvre, son mythe paru chez Classiques Garnier. Voir le site d’Éliane Viennot.
[5] Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval est spécialiste du théâtre du XVIIIe siècle (théâtres officiels et théâtres privés) et de la littérature d’éducation. Elle est l’autrice d’une thèse sur le théâtre de madame de Genlis et a également dirigé l’anthologie L’Enfant rêvé, sur les théâtres d’éducation au XVIIIe siècle, paru chez Garnier en 2022.
[6] Spécialiste des autrices du XVIIe siècle et de la représentation des femmes au théâtre, Theresa Varney Kennedy a édité les Proverbes dramatiques de Madame de Maintenon aux côtés de Perry Gethner en 2014 chez Classiques Garnier dans la collection « Bibliothèque du XVIIe siècle ». Elle est l’autrice de Women’s Deliberation: The Heroine in Early Modern French Women’s Theater (1650–1750), paru en 2018 chez Routledge.
[7] Derval Conroy s’intéresse dans ses recherches à l’histoire des féminismes et de l’égalité. Elle est l’autrice de Ruling women, paru en deux volumes aux éditions Palgrave Macmillan en 2016, ouvrage dans lequel elle examine la relation entre les femmes et le pouvoir dans la société et dans le théâtre du XVIIe siècle. Elle est également la référente scientifique de l’édition critique des pièces Brutus et Laodamie de Catherine Bernard parue dans le troisième volume de l’anthologie Théâtre de femmes dirigée par Aurore Évain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn aux éditions Classiques Garnier (2022).
[8] Lola Marcault, doctorante à l’Université Paris Cité, rédige actuellement une thèse intitulée Traitement comique du vieillir féminin dans le théâtre du XVIIIe siècle, sous la direction de Florence Lotterie et Muriel Plana.
[9] Dario Nicolosi, post-doctorant rattaché à l’Università di Pisa et à Sorbonne Université, a soutenu en 2020 une thèse dirigée par Pierre Frantz, intitulée La Tragédie du XVIIIe siècle et le mythe grec.
[10] Raphaëlle Brin, maîtresse de conférences à l’ENS de Lyon en littérature du XVIIIe siècle, est spécialiste de l’histoire des idées et des littératures non fictionnelles, particulièrement les œuvres de Giacomo Casanova, à qui elle a consacré sa thèse.
[11] Victoire Colas est étudiante en master à l’ENS de Lyon et stagiaire dans le cadre de l’organisation du colloque-festival. Elle prépare, sous la direction de Justine Mangeant, un mémoire sur la figure de l’Amazone dans la littérature du XVIIIe siècle.
[12] Alicia Montoya est l’autrice de Medievalist Enlightenment: From Charles Perrault to Jean-Jacques Rousseau (Cambridge, D. S. Brewer, 2013), de Marie-Anne Barbier et la tragédie post-classique (Paris, Honoré Champion, 2007, ouvrage lauréat du Keetje Hodson Prize of the Royal Dutch Society for Arts and Sciences) et co-autrice de plusieurs autres, dont Lumières et histoire / Enlightenment and History (Paris, Honoré Champion, 2010).