La Mort de Danton

Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé

Extrait de l’acte 1


 

 

Une rue

 

 

Simon, bat sa femme.Peau de maquerelle, pilule à syphilis, péché originel, pomme à asticots !

Femme. Hé, à l’aide, à l’aide !

Des gens arrivent en courant : séparez-les ! séparez-les !

Simon. Non, laissez-moi, Romains ! Je veux briser les os à cette carcasse, une fois pour toutes ! Vestale !

Femme. Moi une vestale ? Je voudrais bien voir ça !

Simon.
Arrachant les habits de ce corps sans vergogne
Et nu sous le soleil je traîne la charogne.
Lit à putains, dans chaque ride de ton corps niche la luxure.

On les sépare.

Premier citoyen. Qu’y a-t-il ?

Simon. Où est notre vierge ? Parle ! Non, je ne peux plus l’appeler ainsi. La jeune fille ! Non, comme ça, non plus. La femme, la femelle ! Et même comme ça, comme ça non plus ! Il n’y a plus qu’un nom pour la nommer ! Oh ce nom m’étrangle ! Je n’ai plus de souffle pour le dire.

Second citoyen. Tant mieux, il puerait la gnôle !

Simon. Vieux Virginius, cache ta tête chauve. Le corbeau de la honte s’est assis dessus et il te bouffe les yeux avec son bec. Donnez-moi un poignard, Romains !

Il s’écroule.

Femme. Ah ! Sinon, c’est plutôt un brave homme, c’est juste qu’il a bu, la gnôle ça l’excite.

Second citoyen. Et son membre se dresse ?

Femme. Non, il s’endort.

Second citoyen. Exact, tout est à plat.

Simon. Tu es le vampire qui se nourrit de mon sang, du sang le plus chaud à couler dans mon cœur.

Femme. Laissez-le, c’est le moment où il s’attendrit, ça va aller maintenant.

Premier citoyen. Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

Femme. Ben, j’étais assise comme ça tranquille, sur une pierre au soleil, je me réchauffais, quoi, parce qu’on n’a pas de bois –

Second citoyen. Ton homme aurait pu te réchauffer.

Femme. Et ma fille était partie par là, au coin de la rue, c’est une brave fille qui nourrit ses parents.

Simon. Ah ! Elle avoue !

Femme. Oui, Judas, est-ce que tu aurais une seule paire de pantalons à te mettre si les jeunes messieurs n’enlevaient pas leurs culottes chez elle ? Hein, sac à vin, tu préférerais quoi – que notre petite source tarisse et qu’on crève de soif ? Nous travaillons avec tous nos membres, pourquoi pas avec celui-là ? Sa mère s’en est bien servi pour qu’elle vienne au monde – et même que ça lui a fait bien de la peine –, est-ce qu’elle peut pas s’en servir un peu pour nourrir sa mère ? Tu crois que ça lui fait de la peine à elle ? Imbécile !

Simon. Lucrèce ! Un poignard, donnez-moi un poignard, Romains ! Ha, Appius Claudius !

Premier citoyen. Oui un poignard, mais pas pour la pauvre putain – qu’a-t-elle fait, elle ? Rien ! C’est sa faim qui fait la pute et qui mendie. Un poignard pour ceux qui achètent la chair de nos femmes et de nos filles ! Malheur à ceux qui changent les filles du peuple en putains ! Vous avez des crampes à l’estomac parce que vous ne mangez rien, eux ont mal au ventre d’avoir trop mangé –, vous avez des trous dans vos vestes, eux ont des redingotes bien chaudes –, vous avez des durillons aux mains, eux ils ont des paumes douces comme du velours. C’est-à-dire que vous travaillez et qu’eux ne font rien, c’est-à-dire que vous gagnez votre vie et qu’eux, tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé. C’est-à-dire que si vous voulez récupérer quelques sous de ces biens qu’ils vous ont volés, vous êtes obligés de vous prostituer et de mendier. C’est-à-dire que ce sont des fripons et qu’il faut les mettre à mort.

Troisième citoyen. Il n’y a pas une goutte de sang dans leurs veines qu’ils ne nous aient volée. Ils nous ont dit – tuez les aristocrates, ce sont des loups ! Nous avons pendu les aristocrates à la lanterne. Ils nous ont dit – le Roi bouffe votre pain, nous avons tué le Roi. Ils ont dit – les Girondins vous affament, nous avons guillotiné les Girondins. Mais eux ils ont dépouillé les cadavres des aristocrates de leurs beaux habits et nous, nous allons comme avant, les jambes nues, et nous gelons. Nous voulons leur arracher la peau des cuisses et nous en faire des pantalons, nous voulons prendre de leur gras et en mettre dans nos soupes. Allez ! À mort qui n’a pas de trou à la veste !

Premier citoyen. À mort qui sait lire et écrire !

Second citoyen. À mort qui marche en canard comme un aristocrate !

Tous crient : À mort ! À mort !

Quelques-uns se saisissent d’un jeune homme.

Des voix. Il a un mouchoir ! Un aristocrate ! À la lanterne ! À la lanterne !

Second citoyen. Quoi ! Il ne se mouche pas avec ses doigts ? À la lanterne !

On commence à descendre une lanterne.

Jeune homme. Ah messieurs !

Second citoyen. Il n’y a plus de messieurs ici ! À la lanterne !

Quelques-uns chantent.

Ceux-là sont couchés sous terre

Et ils seront bouffés par les vers

Mieux vaut être pendu et crever

Que pourrir nu dans un fossé

Jeune homme. Miséricorde !

Troisième citoyen. C’est juste un jeu avec une boucle de chanvre autour du cou ! – ça ne prend qu’un instant, quant à la miséricorde nous en avons plus que vous. Notre vie, c’est le meurtre par le travail, pendant soixante années de notre vie nous restons pendus à la corde et nous nous débattons au bout, mais bientôt viendra la délivrance et cette corde, nous la couperons. À la lanterne !

Jeune homme. Ce n’est pas grâce à moi que vous verrez plus clair.

Les passants. Pas mal ! Bravo !

Quelques voix. Laissez-le !

Il s’enfuit. Robespierre entre, entouré de femmes et de sans-culottes.

Robespierre.
 Qu’y a-t-il, citoyen ?

Troisième citoyen. Ce qu’il y a – ou ce qu’il y aura ? Les quelques gouttes de sang d’Août et de Septembre n’ont pas rendu leurs couleurs aux joues du peuple. La guillotine est trop lente. Nous avons besoin d’une pluie qui tombe à verse.

Premier citoyen. Nos femmes et nos enfants crient après du pain, nous voulons les nourrir avec la chair des aristocrates. Allez ! À mort qui n’a pas de trou à la veste.

Tous. À mort ! À mort !

Robespierre. Au nom de la loi.

Premier citoyen. Qu’est-ce que la loi ?

Robespierre. La volonté du peuple.

Premier citoyen. Nous sommes le peuple et nous voulons qu’il n’y ait plus de loi, c’est-à-dire que cette volonté est la loi, c’est-à-dire qu’au nom de la loi il n’y a plus de loi, c’est-à-dire – à mort !

Quelques voix. Écoutez le Juste, écoutez l’Incorruptible !

Une femme. Écoutez le Messie qui est venu pour élire et pour juger ; il frappera les méchants avec le tranchant de son glaive. Ses yeux sont les yeux de l’Élection et ses mains sont les mains du Jugement !

Robespierre. Peuple pauvre et vertueux ! Tu fais ton devoir, tu sacrifies tes ennemis. Peuple, tu es grand. Tu te manifestes au milieu des éclairs et des grondements du tonnerre. Mais peuple, tes coups ne doivent pas blesser ton propre corps, tu t’assassines toi-même dans ta fureur. Tu ne peux succomber que sous ta propre force. Tes ennemis le savent. Mais tes législateurs veillent, ils conduiront tes mains, – de leurs mains qu’on ne peut tromper, ils guideront tes mains dont on ne peut échapper. Venez avec moi aux Jacobins. Vos frères vous ouvriront les bras, nous instruirons le procès sanglant de nos ennemis.

Beaucoup de voix. Aux Jacobins ! Vive Robespierre !

Tous partent.

Simon. Malheur à moi, abandonné !

Il essaie de se lever.

Sa femme. Là !

Elle le soutient.

Simon. Ah ma Baucis, tu verses des charbons ardents sur ma tête.

Sa femme. C’est ça, tiens-toi debout, là !

Simon. Tu te détournes ? Peux-tu me pardonner, Porcia ? T’ai-je frappée ? Ce n’était pas ma main, ce n’était pas mon bras, c’est ma folie qui l’a fait. Sa folie est l’ennemi du pauvre Hamlet, Hamlet n’a pas fait cela, Hamlet le nie.
Où est notre fille, où est ma petite Suzon ?

Sa femme. Là-bas, au coin de la rue.

Simon. Allons la voir, viens ma vertueuse compagne.

Ils partent tous deux.

 

 

Pour citer ce document

Georg Büchner, La Mort de Danton, extrait de l’acte 1, trad. Irène Bonnaud, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 9 juin 2017. url : https://www.thaetre.com/2017/04/13/mort-de-danton/3/

 

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