Usages de l’histoire, fétiches de la Révolution

Retour sur Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat

Sur thaêtre

La Révolution selon Pommerat :

Ça ira de A à Z
Florence Lotterie, Sophie Lucet
et Olivier Ritz

Jouer dans
Ça ira (1) Fin de Louis

Éric Feldman

La dramaturgie comme recherche
Marion Boudier

Et ailleurs

Dossier pédagogique
Cie Louis Brouillard

Comment, en six mois,
Joël Pommerat a révolutionné 1789

Télérama, oct. 2015

« Où est passé le peuple français ? »
Entretien avec Nicolas Klotz, Joël Pommerat et Pierre Schoeller

Libération, oct. 2015

Mais aussi

« Le totem de notre
modernité politique »
Conversation sur
la genèse du spectacle

Revue d’Histoire du Théâtre, n° 268, 4|2015

Entretien avec Joël Pommerat
Théâtre/Public, n° 221, juil.-sept. 2016

 

 

Propos recueillis par
Frédérique Aït-Touati, Bérénice Hamidi-Kim,
Tiphaine Karsenti et Armelle Talbot

 

 

À l’origine de notre invitation, se trouve l’envie de faire un pas de côté par rapport au discours déjà pléthorique suscité par Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat, en vous sollicitant non seulement en tant que spectateurs – et collaborateur directement impliqué dans le processus de création dans le cas de Guillaume Mazeau –, mais aussi en tant qu’historiens, inévitablement attentifs à l’inscription de leur discipline dans notre présent, à ses usages (et à ses mésusages), politiques et artistiques. Au-delà de ce spectacle, nous sommes d’ailleurs frappées par les porosités entre le champ historiographique actuel et le champ artistique, qu’il s’agisse de la fréquence des collaborations entre artistes et historiens, de la place prééminente prise par la question des émotions et de la sensibilité dans l’approche du fait historique ou encore de la valorisation du geste de l’écriture comme composante essentielle du travail de l’historien[1]. À titre de préambule au dialogue, peut-être chacun d’entre vous pourrait-il revenir sur la façon dont ses recherches sont plus ou moins directement concernées par ces porosités.

Sophie Wahnich. – Je voudrais d’abord revenir sur la question des émotions dans le champ historiographique : il s’agit en fait de la reformulation d’une question ancienne, celle de « l’outillage mental », qui a été posée par l’École des Annales dans les années 1930, puis s’est reposée dans le cadre de l’histoire des mentalités, et de ce qu’on a appelé « le retour du sujet », soit l’attention portée aux processus de subjectivation et notamment à l’articulation entre le sujet rationnel et le sensible. C’est Jacques Rancière qui a initié ce mouvement en 1992 avec Les Noms de l’Histoire[2] en lien avec le travail de Nicole Loraux sur les passions, l’anachronisme, etc[3]. C’est dans ce contexte qu’après une thèse sur l’étranger[4] où il était déjà beaucoup question des émotions, en particulier la peur et l’enthousiasme, j’ai proposé en 1995 un projet de recherche sur l’articulation entre lien social, émotion et politique. Ce projet portait sur la place de la dynamique émotive et s’employait à détacher cette dernière de la perception classique – celle de Taine, Le Bon, Freud – marquée par un discours sur les foules dangereuses, massacrantes, violentes… et la négativité de ce qu’on appelle l’ochlocratie. L’enjeu était de formuler un questionnement qui propose un autre discours anthropologique n’opposant plus la raison et le sensible. Pour penser la période révolutionnaire, c’est particulièrement crucial puisque s’y est précisément développée une théorie de la raison sensible. C’est le discours contre-révolutionnaire qui a occulté ce processus en affirmant que les révolutionnaires avaient abandonné tout rapport au sensible, et c’est ce discours qui a ensuite été repris par Marx qui considère que la bourgeoisie a noyé toutes les émotions existant auparavant – l’émotion religieuse, le sentiment de l’honneur, etc[5]. En fait, du côté révolutionnaire, c’est une traduction des valeurs nobiliaires dans l’espace démocratique qui s’est s’opérée. Cela va également à l’encontre du discours de Lucien Febvre[6] quand il écrit que les gens du peuple juraient sur la tête de leurs enfants et non pas sur l’honneur, parce que l’honneur était une valeur nobiliaire. C’est tout le contraire ! Un des grands objectifs des révolutionnaires, c’était que l’honneur, qui n’appartenait jusque-là qu’aux nobles, appartienne désormais à tous et donc aussi à ceux qu’on appelait des ignobles. Être révolutionnaire, c’est aussi être sensible !

Guillaume Mazeau. Au XVIIIe siècle, l’homme insensible par excellence, c’est le contre-révolutionnaire. L’émotion devient effectivement un enjeu politique fondamental et, sur ce point comme sur tant d’autres, la société du XVIIIe siècle est très différente de la nôtre ! Placer cette question de l’émotion au centre du spectacle, c’était non seulement m’inscrire dans l’actualité du champ historiographique, mais aussi faire jouer le politique autrement : il s’agissait de dire quelque chose d’une époque qui fait de l’expérience sensible un des principaux outils de la construction des idéologies. Enfin, ce qui m’intéressait en tant qu’historien, c’était de tester une plongée au long cours – la création a duré plus d’un an – en dehors de mon « monde ». Je voulais saisir l’occasion que la compagnie Louis Brouillard me donnait pour tester, de manière non théorique ou en laboratoire, mais expérimentale, de nouvelles manières de faire de l’histoire, au sens pratique du terme. La méthode historique et la création artistique ont-elles des choses à se dire, et si c’est le cas, quels protocoles peut-on proposer pour ne pas sortir des règles éthiques du métier ? Beaucoup de travaux en ce moment, en histoire bien sûr, mais aussi en philosophie et en sociologie, explorent ces questions touchant le renouvellement des formes du savoir, et notamment le recours à la fiction. De telles questions sont très loin d’être nouvelles. Mon envie était également de déterminer si et comment une expérience ne passant pas seulement par la lecture et l’écriture, mais par l’épreuve du plateau, permet de sonder le passé et de le faire vibrer autrement. Ce point m’intéressait en particulier : le sensible comme catégorie singulière de l’expérience du passé révolutionnaire, mais aussi comme procédé possible de la connaissance historique aujourd’hui.

Patrick Boucheron. – Je souhaite préciser pour commencer que je ne suis pas spécialiste de la Révolution française. J’ai fait une maîtrise à l’Institut d’Histoire de la Révolution Française mais j’ai bifurqué ensuite, et ce n’est donc pas au nom de notre connaissance commune de cette période que nous pourrons discuter ici. Cela dit, plusieurs points nous rassemblent, je crois. D’abord, le constat commun d’une insuffisance de l’écriture académique, ou du moins du fait que le travail de l’historien ne recouvre pas tout le champ des expériences du passé, et qu’il existe d’autres formes d’écriture, qui ne sont pas concurrentes mais peuvent nous inspirer, nous encourager, nous enthousiasmer. Ce qui nous rapproche également, il me semble, c’est une critique du rôle de conseiller historique. Nous ne voulons plus nous situer à cette place-là qui est celle du spécialiste du décor ou de l’expert en boutons de guêtre ! Ce refus vient sans doute, pour ma génération du moins, du souvenir d’une série d’expériences malheureuses d’historiens dans les années 1980 – je pense à celle de Jacques Le Goff sur Le Nom de la rose[7] ou de Georges Duby sur Le Dimanche de Bouvines[8], un film qui est resté à l’état de projet, avec Gérard Depardieu dans le rôle de Philippe Auguste. Une fois que Le Goff a expliqué qu’au Moyen-Âge les cochons n’étaient pas roses et qu’il les a fait peindre en noir, il n’avait plus grand-chose à dire… Et puis il ne savait pas répondre à certaines questions précises, sur la coiffure par exemple… Georges Duby a eu une autre attitude : il ne s’est pas contenté de ce rôle d’évaluateur des vraisemblances et a revendiqué une responsabilité de coscénariste, expliquant que s’il y avait une chose qu’il savait faire, plutôt que d’expliquer tel ou tel détail sur l’érotique médiévale, c’était de suggérer des manières de « tourner » une histoire, c’est-à-dire pour l’essentiel de l’écrire. Ces demandes ont eu un intérêt important : celui de nous faire prendre la mesure des limites de notre savoir, qui est bien moindre que celui de nos aînés. Sur le Moyen-Âge, période dont je suis censé être spécialiste, je n’ai pas de réponse à certaines questions pourtant simples, sur le cadre de vie ou sur l’habillement ! Voici pourquoi, connaissant mes limites, je n’ai jamais souhaité personnellement assumer ce rôle de conseiller historique. En ce sens, la question de la reconstitution ne doit pas être négligée ou méprisée, comme c’est trop souvent le cas. Si nous affichons comme une position politique notre défiance à l’égard de l’exigence de reconstitution et du rôle de conseiller historique, il faut admettre que cela vient aussi justifier nos propres faiblesses empiriques… Nos générations sont bien plus approximatives que les précédentes sur ce plan-là.

Sophie Wahnich. – J’ai moi-même été confrontée à cette exigence de reconstitution au moins à deux occasions : avec Dominique Cabrera pour le film Le Beau Dimanche[9] et avec Pierre Kuentz pour l’opéra Allégorie forever[10]. La question ne s’est pas posée pour Marcel Bozonnet qui était d’emblée dans une autre logique pour Soulèvement(s)[11]. Or cette question a été, non pas évacuée, mais résolue dans le sens de la non-reconstitution. La faiblesse empirique peut parfois être une force et les historiens de l’Antiquité le savent parfaitement, eux qui doivent faire avec des vides immenses et des pleins souvent littéraires et donc en partie fictionnels. Admettons que nous soyons faibles et assumons de ne pas savoir vraiment comment se portait le chapeau à plumes, le bonnet rouge et la cocarde. Alors faut-il se dire que c’est impossible d’en montrer, ou bien se dire : ce sont des symboles et nous y ferons des clins d’œil en nous appuyant sur les images qui sont quand même là, mais sans le savoir sur l’attache de la cocarde ou le geste pour mettre le bonnet ? Bref, le réel ne se donne jamais pleinement, et il faut reconnaître que la reconstitution défaille toujours, qu’elle est donc un clin d’œil qui se sait tel ou non, qui le fait savoir ou non. Un effort face à l’impossible retrouvaille avec les morts, effort que l’on trouve important de mener à sa limite ou non. Pour reconstituer, qu’avons-nous ? Des objets dans les musées et les collections, des images, des archives. Sur quel accrédité mettre l’accent ? La langue de l’archive découpée et triturée pour faire texte de dialogue ? La prosodie comme chez Vincent Dieutre dans son film Fragments sur la grâce[12] ? Le costume ? La question n’est plus une question historique mais bien esthétique et politique. Lorsque nous avons fait Le Beau Dimanche avec Dominique Cabrera dans le cadre d’un stage AFDAS sur le jeu de l’acteur, les discussions se sont transformées en stage intensif sur la Révolution française, avec un important travail sur les archives. Le soir nous avons vu des films et réfléchi sur la nécessité de recourir aux techniques de la fiction littéraire et filmique pour mieux donner à voir le réel et en rendre compte. La bonne question me semble être celle-là : la reconstitution fait-elle mieux voir le réel, et de quel réel parle-t-on ? L’esthétique réaliste est-elle celle qui convient à l’art quand il se soucie d’histoire ? Faut-il toujours jouer à reconstituer ?

Patrick Boucheron. – Ce n’est pas un jeu ! C’est une question sérieuse !

Sophie Wahnich. – Oui, bien sûr c’est sérieux, quoi de plus sérieux que de savoir jouer, c’est sérieux et même rigoureux, mais cela reste un jeu puisque c’est toujours factice. Qu’il s’agisse d’écriture, d’exposition ou de spectacle, il y a nécessairement du jeu dans la mesure où on ne retournera jamais dans le passé. Il faut accepter que le geste de la reconstitution engage un certain type de rapport au passé, un deuil du passé, une impureté, comme le montre aussi quelqu’un comme Georges Didi-Huberman[13] ou, encore une fois, Nicole Loraux qui revient de son « go back to the Greek » pour parler au présent.

Patrick Boucheron. – Le risque, dès qu’on adopte cette position-là, c’est qu’on construit une position d’invulnérabilité. En affirmant qu’on ne fait pas un spectacle sur la Révolution mais une fiction inspirée du processus révolutionnaire, on s’impose une part d’inconfort en tant qu’historien, mais c’est un inconfort finalement assez réconfortant, parce qu’il rend inattaquable ! Je ne sais pas comment je peux critiquer cette position. Or mon travail, c’est de critiquer, pas d’acclamer ! Cette critique, je me l’adresse évidemment, en premier lieu, à moi-même : quand je choisis d’écrire ce que j’ai à dire sur la Renaissance italienne chez Verdier[14], je me mets à l’abri de la critique, ou du moins à l’écart du débat savant, et c’est assez déloyal d’une certaine façon. Il y a une « mise en langue » qui est une mise en réserve, une mise en défense. Nos pratiques impliquent une forme assez confortable d’inconfort théorique, qui nous met à l’abri de toute critique. Au moindre reproche d’ordre historique, on pourra toujours rétorquer que c’est de la littérature, de l’art…

Sophie Wahnich. – Ce n’est pas du tout mon expérience. Quant à la critique, à mon sens, elle peut porter sur autre chose que la factualité positiviste comme critère ultime de vérité. La vérité s’entrouvre parfois, mais sinon, qui en est garant ? L’archive comme trace ? Trace de quoi ? Faut-il reprendre le B.A. BA ? Même les positivistes affirmés comme Charles Seignobos savent qu’il faut une critique interne et externe de l’archive et que, là aussi, le réel défaille. L’important, c’est plutôt ce que ce savoir nous fait : nous anime-t-il davantage ? Nous éclaire-t-il sur notre condition d’humain ? Est-il utile pour la vie ? Est-il déterminant pour le champ ? Les questions sont d’ailleurs les mêmes pour la littérature : elle est bonne ou mauvaise aussi par ce qu’elle nous fait, et non pas seulement par ce qu’elle machine dans la langue. Enfin, je pense que ce n’est pas la même chose de dire que c’est de la littérature et de dire qu’il faut des « tours de littérature » en histoire, à la manière dont Jacques Rancière l’avait dit dans Les Noms de l’histoire. Il faut d’ailleurs se souvenir que cette position n’est pas toujours allée de soi : dans les années 1990-2000, c’était encore très mal vu, alors que c’était déjà présent chez Arlette Farge et, avant, chez Régine Robin. On fait passer cela pour une nouveauté, alors qu’il s’agit d’une longue tradition, qui alterne entre des phases de disqualification et de requalification académiques et qui se trouve bénéficier aujourd’hui d’une véritable reconnaissance. Ce n’est pas le fait d’écrire de cette façon qui nous protège dans l’absolu : c’est le fait de le faire en ce moment ! Ce serait d’ailleurs intéressant de se demander pourquoi c’est la mode aujourd’hui. Peut-être cela vient-il de ce que l’écriture blanche, académique, sérieuse, a vidé les amphithéâtres et rendu désert l’espace public. Nous sommes un peu jeunes pour avoir connu le flot des biographies éditées chez Fayard dans les années 1970, mais il fut un temps où on achetait des livres d’histoire pour Noël. Aujourd’hui, on achète du Boucheron, mais qui d’autre ? La discipline a rencontré ses limites d’écriture, qui sont aussi des limites épistémologiques : l’histoire s’est enfermée dans un savoir objectivant, comme un champ disciplinaire aux frontières très délimitées.

Guillaume Mazeau. – Je voudrais revenir sur la façon dont notre pratique est en train d’évoluer, et dont nous sommes sans cesse poussés dans nos contradictions, dont nous sommes obligés de nous interroger sur la légitimité et la valeur de ce que nous faisons. Le rôle de conseiller historique ne me satisfait pas non plus parce que, comme beaucoup d’historiens, j’interroge la place de l’histoire comme savoir académique dans la société, et je cherche à en faire quelque chose d’autre que le produit d’une simple « diffusion de la recherche » ou, pire, d’une « vulgarisation ». Le conseiller historique ou l’expert restent en réalité dans un rapport éthique et disciplinaire assez classique : extérieurs au processus artistique lui-même, ils viennent en valider ou en invalider le rapport à la vérité. Si notre pratique s’entend du point de vue de ce qui reste un des fondements même de l’éthique historienne, c’est-à-dire l’établissement des faits, si elle apparaît en outre également confortable car elle donne l’illusion que le cloisonnement des disciplines et des champs de compétence préserve une certaine indépendance, elle pose néanmoins de nombreux problèmes. N’intervenant qu’en marge, les « conseillers historiques » risquent d’apposer leur « certificat » sur des discours ou des représentations qui leur échappent et qui pourraient venir contredire, déformer, voire instrumentaliser leur savoir. Par ailleurs, ce cantonnement disciplinaire me paraît en décalage avec le retour actuel, sous des formes nouvelles, de la porosité entre sciences sociales et littérature, ainsi que des travaux utilisant les vertus de la fiction et de l’imagination dans l’écriture de l’histoire. Ces réflexions visant à tester les limites de la discipline ou à la faire dialoguer avec d’autres sont le plus souvent formulées de manière théorique à travers des essais, des manifestes et n’engagent finalement que peu les manières de faire. Elles donnent parfois lieu à des expériences présentées comme liminaires, préalables à l’entrée dans le « dur » de la « science historique », ressemblant à des outils auxiliaires de ce qui serait le « vrai » travail des historiens. En revanche, elles sont rarement pratiquées en dehors de l’écriture elle-même et encore plus exceptionnellement considérées comme des modes possibles de la recherche ordinaire sur le passé. C’est pourtant ce que j’ai voulu faire ici en consacrant la moitié de mon temps à ce travail pendant plus d’un an. Si on veut le pratiquer sérieusement, ce type de démarche, avec sa part de tâtonnements et d’impasses, n’a d’intérêt que dans la longueur. Plus qu’en « conseiller historique », je revendique donc plutôt d’avoir ici travaillé en « historien », même si, bien sûr, le choix de cette qualification suppose qu’on élargisse les territoires et modes d’expression de ce qu’est l’histoire. Je ne remets en cause ni la méthode ni la finalité de la discipline, telles qu’elles ont été – pour résumer – définies à la fin du XIXe siècle. Mais même dans ce genre d’expérience, parce qu’elle a été conduite de manière particulière, je crois qu’il a été possible de mettre en tension le langage artistique, la méthode historique et la recherche de vérité, sans que cela puisse faire figure de « trahison » déontologique. La difficulté, dans Ça ira, tient à ce que l’on navigue entre plusieurs buts concurrents, plusieurs registres et éthiques qui peuvent entrer en conflit. Pour revenir à la question de « l’expertise », j’ai quand même joué ce rôle de « l’attestation du vrai et du faux » qui est, après tout, un des socles de notre éthique. Même si le spectacle allait bien plus loin ou posait la question autrement, je savais que je n’échapperais pas, d’une manière ou d’une autre, à la question de la reconstitution. Or même cette expérience, dont je n’attendais pas beaucoup, s’est révélée intéressante : Joël Pommerat était en effet irrémédiablement déçu par mes lacunes en ce qui concerne les informations attendues… Est-ce qu’on embrasse un roi ? Est-ce qu’on peut le toucher ? Comment peut-on comprendre le charisme d’une figure comme le roi, cet amour qu’il inspire et qui est si étrange pour nous ? Comment fait-on pour transposer ces situations et les rendre accessibles à un public d’aujourd’hui ? J’étais souvent désarçonné par ces questions, pourtant évidentes pour qui entend rejouer des situations. En somme, le travail de reconstitution était en soi intéressant en ce qu’il révélait – ou me confirmait – la fragilité de mon savoir historien sur des sujets très concrets, sur les détails qui composent la mécanique des situations – une mécanique de précision. Malgré son intérêt, ce travail n’était pourtant qu’un préalable à la transposition du passé dans un autre temps.

Sophie Wahnich. – Ces partis pris sont directement tributaires des choix des artistes. Par exemple, Pierre Kuentz, le metteur en scène de l’opéra Allégorie forever, voulait rester au plus près de l’archive, il cherchait à rendre compte uniquement de ce que l’archive offrait, et ne s’intéressait pas à son dehors. Pour Dominique Cabrera, en revanche, la question était précisément d’aller là où l’archive ne fournissait plus les informations. Certaines questions ne sont pas des questions d’historien et nécessitent un va-et-vient entre la fiction et l’archive. Il y a un impossible, qui est le cadre du travail de l’historien, et c’est à cet endroit-là que l’on « fictionne » si on veut mettre en scène une situation. Mais c’est un choix esthétique, de le faire ou non, même s’il y a une part de fiction dans toute forme d’écriture de l’histoire, puisque nous travaillons à partir de ruines.

Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Éric Feldman, Philippe Frécon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir

Ça ira (1) Fin de Louis écrit et mis en scène par Joël Pommerat
Théâtre Nanterre-Amandiers – octobre 2015
© Élisabeth Carecchio

Guillaume Mazeau. – Dans le spectacle, nous avons avant tout abordé la Révolution à travers la parole politique, dans les assemblées. Nous faisons une histoire à hauteur d’homme, mais nous ne prétendons pas représenter tous les Français de 1789 : il y a un choix, qui est celui de Joël Pommerat. Nous montrons les députés et la frange supérieure de la population, comme le petit artisanat urbain, qui a accès à des assemblées de quartier. Pour rendre les choses concrètes et les plus vraies possibles, nous avons utilisé énormément d’archives : pour les discours des députés, ce sont les Archives parlementaires, la presse naissante, les pamphlets et les libelles ; pour le roi, on a ajouté les mémoires et l’iconographie. Ces archives ont ensuite été transcrites, réécrites, montées, recomposées. Nous étions en effet dans un entre-deux, d’où mon inconfort permanent… et mon enthousiasme aussi ! J’étais d’ailleurs content de faire ce travail sans que je sois identifié comme « auteur », ce qui détonne par rapport à notre pratique habituellement très individuelle de l’histoire. Cela étant dit, je considère que ce spectacle fait partie intégrante de ma production de chercheur.

Patrick Boucheron. – Je ne comprends pas en quoi ce projet relève du domaine de la recherche.

Guillaume Mazeau. – C’est une question de méthode plus que de résultat. Dans la démarche artistique de Pommerat, le protocole de création se rapproche de celui de l’enquête scientifique. Grâce à ce projet, nous nous sommes posé des questions en fonction des demandes de l’auteur, nous les avons mises à l’épreuve des archives, nous avons réuni des corpus, compris des choses et produit une autre forme de savoir sur la Révolution française. C’est donc pour moi une forme de recherche.

Patrick Boucheron. – Je ne suis pas sûr d’être d’accord, car la recherche suppose des procédures spécifiques d’expérimentation et de production de savoirs nouveaux – et là, j’admets qu’il y a au moins homologie entre le travail de l’historien et celui que requiert une création théâtrale –, mais elle suppose aussi des règles d’argumentation, d’accréditation et de réfutation. Une hypothèse est dite scientifique si elle est falsifiable, c’est-à-dire qu’elle est livrée à un espace normé et démocratique de discussions. Or le spectacle s’impose à nous et, de ce point de vue, il se situe au-delà d’un débat savant.

Guillaume Mazeau. – Oui, mais le processus de création préalable au spectacle, lui, je crois, relève bien de la recherche.

Patrick Boucheron. – Sans doute, je veux bien admettre que ce processus est commun, et je parle volontiers moi aussi de création pour désigner l’opération historique. Reste que les termes de création, de travail créateur et de recherche ne doivent pas être, selon moi, dilués dans l’incertain. On doit en faire une description sociologique. Mais quand nous, chercheurs salariés, parlons de notre recherche, nous ne désignons pas la même chose que quand le peintre parle de sa recherche.

Sophie Wahnich. – C’est justement l’articulation entre les deux qui est intéressante : es-tu satisfait de la manière dont ta recherche de matériaux a été traduite par Joël Pommerat, artiste ? Quand on écrit comme historien, on tient les deux bouts, on choisit de se situer à tel endroit de tension entre la fiction et la butée de l’archive. Là, tu n’es pas totalement responsable du résultat, ce qui nous ramène à la question du conseiller historique. Il y a un point, en particulier dans ce spectacle sur lequel je ne retrouve pas la Révolution telle que je la connais, ce sont les comités de quartier. Théâtralement, j’ai trouvé le spectacle très réussi et je le trouve également pertinent dans la façon dont il donne à lire les failles de notre présent. En revanche, je suis beaucoup moins convaincue quant à sa capacité à ramener vers nous quelque chose de la sensibilité de la période révolutionnaire. Je me demande ce que tu penses de la représentation du peuple, des émotions, des gestes, et aussi de l’articulation entre le passé et le présent. Quelle fonction a la présence de la Révolution : a-t-elle été un prétexte et un point d’appui pour parler du présent, ou cherche-t-on par son intermédiaire à déplacer le présent ? Car le régime d’anachronisme, à mon avis, n’a d’intérêt que si on ramène quelque chose du passé afin de déplacer notre présent, dans un rapport critique.

Patrick Boucheron. – Si on envisage sa réception, il me semble que ce spectacle a provoqué une forme d’éblouissement du contemporain plutôt qu’il n’a donné à voir les failles du présent. Tout le monde s’y est miré avec satisfaction.

Sophie Wahnich. – Oui, mais c’est une satisfaction ambiguë. L’enthousiasme peut tout à fait provenir du fait de contempler des idées que l’on partage, sous la forme synthétique d’une mise en scène. Dans une certaine mesure, on se mire alors dans la critique du présent, parce qu’on s’y reconnaît et qu’on la trouve juste. Ce qui est plus problématique, à mon sens, c’est que la plupart des spectateurs pensaient se mirer dans le passé, et pas dans le présent. Pour moi, le spectacle témoigne de ce qui reste impossible à entendre de la Révolution, à propos du peuple notamment. Guillaume a manifestement proposé du matériau sur ce point, que Joël Pommerat n’a pas choisi d’utiliser.

Guillaume Mazeau. – Je répondrai d’abord sur la question de la recherche. À partir du moment où l’hybridité entre sciences sociales, art et politique, est pratiquée sur le mode du détour, qu’elle est assumée comme une méthode, elle ne pose pas problème, à mes yeux, sur le plan éthique. En réalité, tout est une question de contrat : les spectateurs ne voient pas la pièce comme s’ils lisaient un article de l’historien Guillaume Mazeau, alors que ceux qui consultent les articles d’histoire que cette « recherche » m’a inspirés[15] ont logiquement d’autres attentes, parce que le dispositif et le contrat de l’expérience vécue ne sont pas les mêmes. Il arrive, c’est vrai, que les repères et les frontières se brouillent. Pourtant, ce n’est pas grave si cela permet de renouveler nos méthodes de travail – ce qui suppose du temps et des questionnements permanents –, et si on peut utiliser cet entre-deux comme un moyen de mieux comprendre les situations, les émotions, les temporalités, le rôle de la conflictualité… autant d’éléments que l’écriture achoppe parfois à restituer et que l’expérience du plateau m’a permis de mieux saisir. En somme, l’éthique et la déontologie dépendent de la clarté et de la transparence du contrat, de la situation d’énonciation et de la manière dont on se présente.

Patrick Boucheron. – Mais je voudrais revenir à la question de la souveraineté soulevée par Sophie. Car c’est une expérience rare, pour un historien, de se mettre au service d’une inflexible souveraineté, celle d’un metteur en scène qui, à la fin, fait rigoureusement ce qu’il veut.

Guillaume Mazeau. – Dans le travail, je ne suis pas d’accord sur ce terme de souveraineté : la pièce résulte d’une réelle collaboration, même s’il est vrai qu’en fin de course, c’est le théâtre qui devait l’emporter. La différence entre Pommerat et moi, c’est que, comme auteur, il veut plaire. En tant qu’historien, je ne dois évidemment pas me situer sur ce plan-là, même si ce non-dit joue aussi – mais de manière inavouée – sur les évolutions récentes de l’écriture savante de l’histoire. Beaucoup de thèmes que la dramaturge Marion Boudier et moi avons proposés – les débats sur les « libres de couleur »[16], les pauvres ou les femmes – ont été repoussés par Joël, notamment parce qu’il était guidé par la volonté que chaque situation soit compréhensible et incarnée. Or lorsque nous les avons proposés, peut-être en raison de nos choix d’archives, ces thèmes ne semblaient pas assez concrets pour nourrir des situations. Joël était aussi mû par ses propres obsessions : la naissance et la vie des assemblées, le fossé qui, dès l’été 1789, se creuse entre le peuple et ses nouveaux représentants, la part mythologique et anthropologique des moments de fondation politique ou, dans un autre registre, la méfiance vis-à-vis du théâtre militant, etc. Ces tensions sont apparues très vite entre nous, parce que si Pommerat – et c’est la force de son théâtre – s’attache à suspendre son jugement le plus possible, assumant une certaine forme de « neutralité », je considère pour ma part que toute histoire, tout récit engage une vision du monde, porte une idéologie, qu’il vaut mieux parfois assumer, clairement dévoiler et même utiliser car celle-ci produit du sens, apporte un angle critique. À condition qu’elle n’instrumentalise pas le passé et qu’elle n’embarque pas le spectateur/lecteur sans qu’il ait été averti des termes du contrat, cette démarche ne me semble pas poser problème, bien au contraire : c’est ce que j’ai appelé dans ma thèse « l’éthique du plongeon »[17]. L’une des scènes à laquelle nous avons le plus contribué, Marion et moi, correspond peut-être à cette démarche : inspirée de l’arrestation de Marat et d’écrits contre la corruption et la trahison des élus, la scène 25, l’avant-dernière de la pièce, montre l’arrestation de militants radicaux dans une assemblée de quartier. Joël a accepté la trame que nous lui avions proposée parce qu’en fin de création, le temps manquait. Cette scène montre le retournement d’une partie de ceux qui sont arrivés au pouvoir contre les franges les plus radicales de la population et pose un problème auquel sont confrontés beaucoup de moments de fondation politique : que faire de la radicalité, de l’illégalité et de l’énergie insurrectionnelle, lorsqu’on est issu de ce mouvement même, sans lequel aucune révolution n’aurait pu avoir lieu, mais que l’on entend désormais gouverner et établir un nouvel ordre fondé sur le respect de la loi ? Sans caricaturer les partisans de l’ordre, le point de vue de cette scène penche, je crois, plutôt du côté des radicaux, ce qui me semblait intéressant car leur parole a été, depuis plus de deux cents ans, très majoritairement disqualifiée ou même effacée. C’est une petite inflexion dans la pièce qui, globalement, évite de prendre un parti plus qu’un autre, même si elle présente la Révolution comme un événement fondamentalement émancipateur.

Sophie Wahnich. Le traitement du peuple pose quand même problème. On l’entend quand il vocifère, mais pas quand il applaudit. Dès qu’il y a de la violence, on entend le peuple hors-scène. Timothy Tackett explique pourtant que les gens du peuple applaudissent aussi, qu’ils attendent avec ferveur à l’extérieur de l’Assemblée parce qu’un énorme espoir est soulevé[18].

Texte à l’appui

Timothy Tackett
Par la volonté du peuple


Dès la procession d’ouverture, le 4 mai, plusieurs députés remarquent les effets enivrants du soutien enthousiaste des spectateurs au tiers — et la désapprobation qu’ils manifestent envers les nobles et le clergé. Début mai, un soldat salue Duquesnoy, qui sort de la salle par ces mots : « Sacredié, monsieur, tenez ferme au moins ! » Durand remarque que les députés du tiers sont partout accueillis avec « une joie presque frénétique ». Au cours des événements de la fin mai et de juin, la foule est omniprésente : elle suit les députés là où ils vont, elle les acclame, scande des slogans, encourage le tiers, les accompagne comme un chœur grec quand ils se rendent au Jeu de paume ou se transportent à l’église Saint-Louis ou envoient une délégation au roi. Après les journées critiques de la mi-juin, les députés se sentent continuellement fêtés : on les embrasse dans la rue, on leur offre des fleurs lorsqu’ils prennent leur repas, les poissonnières leur font la sérénade. Non seulement les spectateurs renforcent la confiance et le sentiment de pouvoir des députés, mais ils peuvent aussi exercer une influence sur les débats. Le tiers comprend rapidement les avantages des séances publiques : les citoyens sont informés et les députés peuvent chercher leur soutien. Sans aucune autre arme à leur disposition, sans aucune autre force que la logique de leurs arguments, les députés en viennent à encourager tout à fait consciemment la présence et le soutien de la population. « Les votants, remarque Maillot, devaient puiser leur énergie et leur pureté dans l’opinion et les regards du public. » « L’opinion publique [fait] notre force », affirme Visme. Ou, comme le note Poncet-Delpech, « la loyauté de nos intentions et de nos démarches nous fait désirer d’avoir sans cesse la nation pour auditeurs ».

À partir des derniers jours de mai, la plupart des députés commencent à parler dans leurs lettres de l’importance et de l’enthousiasme de la foule : elle clame son approbation pour certains orateurs, hue et ridiculise ceux dont elle repousse les idées ou dont les discours sont, à ses yeux, trop laborieux ou trop désordonnés. Parfois les orateurs se tournent vers les galeries et s’adressent aux spectateurs pour chercher un soutien, si bien que le débat devient un dialogue à trois voix entre l’orateur, les députés et le public.

 

 

Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, trad. Alain Spiess, Paris, Albin Michel, coll. L’Évolution de l’humanité, [1996] 1997, p. 134-135.

Guillaume Mazeau. – Oui, cela dit, même à la sortie et autour de l’Assemblée, l’ambiance est très tendue, comme le montrent beaucoup d’archives[19]. La foule qui est là, en dehors du lieu d’Assemblée, n’est jamais exclusivement enthousiaste. Elle vient regarder, mais aussi s’informer, faire pression, exprimer des craintes ou des revendications. Elle est beaucoup plus diverse et complexe que cela.

Sophie Wahnich. – Disons que cette diversité est écrasée dans le spectacle par le spectre de la foule vociférante, qui relève d’un mode de représentation très traditionnel et donc un peu décevant à mes yeux. On ne perçoit pas les fluctuations entre les moments de colère et les moments d’énamoration. Or la radicalité des révolutionnaires dans les assemblées de quartier ne peut se comprendre que par rapport à une espérance déçue. Cette espérance n’est pas tellement montrée dans la première partie : je pense notamment à cette vendeuse de confiseries qui fait entendre une voix somme toute assez poujadiste[20]. Sans doute y avait-il des personnes comme elle dans les assemblées de quartier, parce que l’humanité n’est pas toujours enthousiasmante… Toujours est-il que, devant le spectacle, on ne se dit pas : « quel peuple révolutionnaire ! », mais plutôt : « quelle assemblée révolutionnaire ! » Ce sont les élites qui sont valorisées.

Patrick Boucheron. – La vendeuse de confiseries est intéressante parce que c’est un moment « fargien » – je veux dire qui renvoie à l’œuvre et à la poétique d’Arlette Farge. C’est l’un des rares effets de réel qui nous rappellent qu’on n’est pas dans une assemblée de copropriétaires au XXIe siècle.

Guillaume Mazeau. – C’est aussi cela qui fait l’ordinaire d’un moment de crise politique : ces discussions banales, informelles et parfois très naïves ont bien eu lieu dans ce moment qui, pourtant, était marqué par l’urgence et la gravité. Le fait qu’on n’aime pas s’en souvenir dit surtout quelque chose de notre représentation du peuple, vu comme un tout idéalisé. J’ai vu un couple partir au premier entracte, exaspéré par l’image du peuple que l’on donnait dans la pièce. Probablement venaient-ils voir le spectacle pour « reconnaître » l’image qu’ils avaient du peuple et de la Révolution. Ils ont été déçus. Pour des raisons différentes, un des rôles des historiens et des artistes consiste parfois à « dérouter », aux sens propre et figuré. À mon sens, le peuple, dans sa sagesse collective, empreinte de politique informelle, est bien plus présent dans ce spectacle que dans la plupart des pièces ou des films consacrés à la Révolution : plutôt que de recourir aux motifs du peuple en insurrection, nous avons préféré raconter les manières dont une partie du peuple délibère, débat, fait ou non communauté, dans les assemblées de quartier. Ce choix assumé implique que nous n’avons pas parlé de tout le peuple, puisque les classes les plus pauvres n’étaient pas admises dans ces assemblées. En somme, la foule n’est pas là, dans ses clichés positifs ou négatifs, mais le peuple, oui, du moins une partie, dans sa complexité.

Sophie Wahnich. – La foule est en hors-scène, mais elle est là.

Patrick Boucheron. – Elle gronde en coulisse !

Guillaume Mazeau. – Oui, mais la foule pendant la Révolution française est vite devenue un cliché, s’imposant comme l’actrice principale à travers le modèle de la « journée révolutionnaire ». Or pendant la Révolution, l’action des foules ne correspond qu’à des moments précis et fugaces, même si récurrents. Ce que nous avons eu envie de montrer dans la pièce, ça n’est pas toute la Révolution ni l’action du peuple pendant la Révolution, mais plutôt la naissance de la parole politique, y compris dans les classes populaires, en tout cas une partie d’entre elles. Cela ne veut pas dire que la question du peuple est absente : le problème que pose l’exclusion des plus modestes de la participation au vote et aux assemblées n’est pas évacué dans le spectacle[21]. La manière dont le « peuple » devient vite associé à l’idée même de violence est aussi abordée[22]. Dans les scènes des assemblées de district, on montre le peuple dans un moment de fondation brouillonne et bouillonnante, ce qui, je crois, est rarement fait. À mon avis, ce point de vue permet d’échapper au stéréotype de la foule, qu’il soit négatif ou complètement idéalisé, ce qui me satisfait aussi peu. Mais la question du peuple n’est pas qu’un problème historique car il fallait bien faire théâtre : comment représenter le peuple de façon crédible et intéressante, en évitant tous les attendus, sans que cela n’apparaisse comme du déjà-vu ? Comment le représenter de manière concrète, lorsque les effets de masse sont très difficiles à représenter sur scène ? Ici, les biais choisis sont sonores. L’objectif, avec François Leymarie, le créateur son, était de faire sentir qu’il y avait un en-dehors de l’Assemblée et que cet en-dehors était pleinement actif dans la fabrication de la parole politique et le déroulement des événements. Nous l’avons suggéré avec des bruits de pièces d’artillerie, de canons, de clameurs, qui correspondent en partie à la vérité de ce qui se passait à l’époque. Ces manifestations du dehors ont fortement pesé sur la radicalisation des prises de position à l’Assemblée. Nous avons voulu déconstruire l’idée d’une parole politique grandiloquente, qui se serait fabriquée Voltaire et Rousseau à la main, dans l’espace clos de l’Assemblée. La parole politique révolutionnaire n’est pas la simple traduction des livres des Lumières, elle est le produit d’une expérience, imprévisible, de radicalisation politique, dans laquelle la présence des classes populaires, aux tribunes ou en dehors du bâtiment, a joué un rôle. Nous leur donnons une place peut-être trop limitée, mais parmi tous les choix imparfaits que l’on doit faire pour un spectacle, nous avons préféré opter pour celui-là plutôt que de représenter caricaturalement une foule, ce qui nous semblait déjà fait et peu nuancé. Quant aux effets de réception de la pièce, c’est devenu un grand sujet d’interrogation pour moi : son succès semble montrer que nous avons créé du consensus en voulant montrer du dissensus ! Ce n’était pas mon but ! Comment expliquer cette unanimité ? Au-delà du succès régulier de Pommerat, qui biaise l’explication, il y a sans doute une autre raison, qui tient à la présence du passé révolutionnaire dans notre époque et à la sympathie spontanée que celle-ci provoque. Mais je crois que cette réception provient aussi d’un agréable étonnement : les spectateurs ont visiblement eu la sensation de redécouvrir et même de découvrir l’événement : la pièce a, semble-t-il, révélé la fausse familiarité avec laquelle nous considérons la Révolution française qui, lorsqu’on évite de lui appliquer les cadres du présent, se révèle dans son étrangeté, presque son exotisme. Une partie du succès peut venir de ce sentiment de réappropriation. Et tant mieux si cet enthousiasme joue sur des gens qui n’ont pas les mêmes opinions. C’est l’un de mes rôles en tant qu’historien : déjouer les attentes, susciter une activité critique à l’égard du passé. Avons-nous réussi à le faire ? Ce n’est pas évident… Beaucoup de spectateurs veulent absolument reconnaître des situations présentes dans la pièce : les allusions à la violence révolutionnaire sont interprétées à la lumière des attentats contemporains, l’allusion de la royaliste Versan de Faillie au « culte de Mahomet » – qui, selon elle, risque de remplacer celui de Jésus-Christ – est vue comme une allusion à l’islamisme actuel alors qu’il s’agit d’une reprise de Rivarol[23]… S’ils sont inévitables et ne nous appartiennent plus, ces effets d’analogie et de « reconnaissance » sont involontaires et ont toujours été un repoussoir : dans la majorité des cas, nous n’avons utilisé les anachronismes et rapprochements que comme des procédés et des outils pour que les comédiens arrivent à traduire des situations qui étaient trop éloignées d’eux, à les incarner de manière non fabriquée, comme s’ils les vivaient concrètement. Nous n’avons jamais considéré ces mises au présent comme des finalités. Dès que le travail de plateau dérivait vers des clins d’œil faciles, Joël demandait de les éviter lorsqu’il faisait ses retours, et les comédiens repartaient vers d’autres propositions. Nous cherchions une tension constante entre la distanciation et le rapprochement avec le présent. Nous cherchions un entre-deux qui ne soit ni présent ni passé, qui permette d’actualiser un passé aux codes parfois difficiles à comprendre, mais sans en dénaturer la singularité.

Patrick Boucheron. – Un choix que je n’ai pas compris concerne l’actualisation de la langue. Par exemple, pourquoi dire « avantages » au lieu de « privilèges » ?

Sophie Wahnich. – Moi non plus, je n’ai pas compris ce choix. J’avais eu exactement le même débat avec Laurent Roth, mon coscénariste sur le film de Dominique Cabrera, qui a aussi joué dans La Commune de Peter Watkins[24] et qui ne voulait absolument pas de la langue du XVIIIe siècle. Beaucoup de metteurs en scène pensent qu’une langue fait obstacle quand elle est marquée comme le costume, alors que cette langue, en tant que telle, pourrait produire des éclats, des joyaux… du lien dans l’écart comme une langue étrangère et familière.

Patrick Boucheron. – Cette actualisation a aussi d’autres effets. Il ne s’agit pas seulement de rappeler, avec Jean-Claude Milner, que la Révolution française s’est énoncée dans la langue philosophique des Lumières[25]. Il s’agit de dire que parce que cette fondation politique s’est faite dans cette langue-là, elle nous gouverne au présent. Le code civil est écrit dans cette langue, et nous y obéissons. On croit supprimer un obstacle, on ne fait que le déplacer – or on le déplace à un endroit où on ne le remarque plus, ce qui le rend moins embarrassant mais plus dangereux. C’est également l’effet que produit le brouillage des repères chronologiques. Quand j’ai vu le spectacle, j’étais à côté de lycéens qui ne cessaient de se demander où on en était dans le déroulement des événements. Ils étaient un peu perdus, d’autant que la Prise de la Bastille n’est même pas évoquée explicitement. Je comprends, sur le plan dramaturgique et peut-être aussi intellectuel, ce choix de gommer les repères référentiels. Reste qu’il a indéniablement quelque chose d’élitiste. Les mêmes lycéens n’ont d’ailleurs pas compris non plus pourquoi le spectacle était immersif mais pas participatif, et pourquoi ils n’avaient pas le droit de crier comme les comédiens. Ils ont bien essayé de participer une ou deux fois, mais ils se sont fait reprendre par les spectateurs habitués du théâtre subventionné et ont été rappelés à sa fonction disciplinante. Pourquoi cette élision de la langue, des noms propres et de la chronologie des événements ?

Guillaume Mazeau. – Je suis en partie d’accord. En « traduisant » ou en transcrivant la langue, nous avons perdu une part de sa singularité, de sa charge et de sa force politiques. Une idéologie, une parole politique peut-elle se comprendre en dehors de la langue qui l’a produite ? Rien n’est moins sûr. Mais nous ne l’avons pas totalement évacuée, loin de là ! Il y a quand même de nombreuses traces de la langue du XVIIIe dans la pièce. Le premier discours du roi, qui commence la pièce, reprend beaucoup de tournures et de mots employés par Louis XVI à l’ouverture des états généraux. Comme dans le langage politique du XVIIIe siècle, la parole politique est ici bien plus chargée d’affects et de sensibilité que celle d’aujourd’hui. Il en reste une certaine préciosité aussi. Mais il est vrai que d’une manière générale, on ne reconnaît pas les manières de dire de l’époque. Nous avons passé beaucoup de temps à travailler sur la précision de la « traduction » et de la transcription du vocabulaire, de la syntaxe, de la phraséologie, de la grammaire, en espérant atteindre le meilleur compromis possible. Penser qu’il était possible de garder cette langue telle quelle en gardant la clarté de la pièce, c’est, je crois, sous-estimer son étrangeté et la part d’incompréhension qu’elle aurait soulevée. La langue du XVIIIe siècle est en grande partie une langue perdue, sauf dans les catégories éduquées voire érudites de la population. Nous avons préféré, je crois, traduire l’efficacité de la pensée plutôt que restituer la poésie que cette langue du passé aurait fait surgir aujourd’hui. Concentrés sur cet objectif, nous ne pouvions décider de garder une langue que la plupart des spectateurs n’auraient pas comprise ou que nous aurions dû expliquer en permanence. Or la grande différence entre une narration historienne et une narration dramatique, c’est que cette dernière s’accommode bien moins de « l’explication » : cette dernière aurait lesté le spectacle et l’aurait très probablement rendu moins fort. Plus généralement, ce désir de respect sous-estime le monstre qu’est l’événement révolutionnaire pour le présent : l’imaginaire qui s’est accumulé depuis plus de deux siècles sur la Révolution française est tellement épais qu’il en empêche le plus souvent l’accès. Restituer fidèlement le langage ou les habits de l’époque nous éloigne paradoxalement beaucoup plus de la vérité du passé que la transposition que nous pouvons en proposer : s’il est incontestablement authentique, un costume d’aristocrate avec ses talons, sa perruque, son maquillage et ses bas évoque-t-il autre chose qu’un accoutrement un peu folklorique et ridicule, lesté de l’imaginaire postérieur, renvoyant une image plutôt positive et dépolitisée du libertinage et de la préciosité nobiliaires ? Comment traduire la supériorité sociale et la domination symbolique que ce costume ne manquait pas de renvoyer à ceux qui le voyaient ? Nous avons choisi d’utiliser des vestes et pantalons des années 1960-1970, que la costumière Isabelle Deffin a distingués des autres par la coupe, la qualité des tissus… Certes, on euphémise un peu ainsi les signes extérieurs de supériorité, mais on évite les effets de folklore et on insiste sur le sens social des habits. On perd certaines choses, on en gagne d’autres : c’est une question de compromis.

Patrick Boucheron. – Mais pourquoi la Bastille ne reste-t-elle pas la Bastille et devient-elle « la prison centrale » ?

Guillaume Mazeau. – Si on dit « Bastille », on se place d’emblée dans un imaginaire post-bicentenaire. On ne peut pas oublier cette sédimentation. Dire « Bastille » aujourd’hui, c’est aussitôt convoquer un torrent d’images anachroniques par rapport à ce qu’évoquait le mot en 1789. Nous avons donc choisi de trouver le moins mauvais équivalent possible. Pour revenir sur le mot « privilège », qui porte une idée des rapports de domination qui est difficile à traduire, nous l’avons bien employé tel quel dès la scène 2, mais aussi sous la forme du mot « privilégiés », même s’il nous arrive de parler « d’avantages fiscaux » dans la scène 18[26].

Sophie Wahnich. – La question est de savoir ce qu’on gagne et ce qu’on perd à chacune de ces opérations. À mon sens, on y perd la Révolution. Le terme de « prison centrale » ouvre sur un tout autre imaginaire qui charrie autant de choses que la Bastille ! Cela suggère un fourmillement qui n’est pas celui de la Bastille et cela escamote le pouvoir de Louis XVI que symbolise cet endroit.

Patrick Boucheron. – Une centrale, aujourd’hui, cela renvoie à un centre de détention surpeuplé, où peuvent se masser trois mille personnes, et pas trente comme à la Bastille en 1789 ! Je me permets d’ajouter que cela crée une forme d’inégalité chez les spectateurs car certains comprennent tout de suite que c’est la Bastille.

Guillaume Mazeau. – Peu importe s’ils ne reconnaissent pas le fétiche ! Nous n’avons pas voulu faire un spectacle savant. Que certains reconnaissent la Bastille et d’autres non n’est pas déterminant pourvu que tous sentent qu’il s’agit d’une prison détestée.

Patrick Boucheron. – Si le spectateur est flottant sur la chronologie, il ne sait plus où il en est. Or toi, tu n’étais pas flottant, tu savais exactement où tu étais. Tout le monde n’est donc pas au même niveau.

Sophie Wahnich. – Il n’y a pas de chronologie réelle dans le spectacle. C’est une concaténation des événements et pas une chronologie d’historien : on est plutôt du côté de L’Anglaise et le Duc[27], même si Pommerat a en tête la chronologie. Mais je voudrais revenir sur la question de la place du savoir historien et des discours sur le passé et le présent livrés par le spectacle, car cela me semble vraiment crucial. Tu dis que le va-et-vient entre la recherche et le plateau permet de se poser de nouvelles questions. En ce sens, c’est une praxis qui se joue au théâtre et qui peut d’ailleurs se jouer tout aussi bien dans d’autres expériences, comme l’engagement politique au quotidien par exemple. Je suis d’accord pour dire que c’est vraiment de la recherche, mais il me semble que cette recherche ne se traduit pas dans le spectacle. Selon moi, il reste peu de choses intelligibles de l’économie intellectuelle de la Révolution, du fait de l’actualisation de la langue et de la distorsion de la chronologie, qui est quand même un outil clé en histoire pour comprendre les dynamiques, les apories… Plus encore, je n’ai pas eu souvent le sentiment d’avoir affaire à des gens du XVIIIe siècle sur cette question du sensible. C’est d’une brutalité extrême. À l’exception du roi, il n’y a pas de féminin au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire ce qui échappe à une affirmation phallique. Je ne suis d’ailleurs pas sûre que le terme « féminin » soit adapté… Il y a beaucoup de discussions sur les insuffisances du vocabulaire théorique sur ce sujet… Toujours est-il que c’est une question politique qui me paraît tout à fait importante aujourd’hui : qu’est-ce qu’être féminin quand on est un homme ? Qu’est-ce qu’être virile quand on est une femme ? Dans le spectacle, on voit ce qu’est être virile quand on est une femme. On ne voit pas ce qu’est être féminin quand on est un homme, à part Louis… Est-ce une chose du passé ? De l’avenir ? En a-t-on besoin ? Il n’y a pas de représentation de révolutionnaires sensibles. Où est l’âme sensible du XVIIIe siècle ? L’homme sensible de Saint-Just ? Ainsi avec Madame Lefranc, je ne retrouve ni Marat, ni Robespierre. J’y retrouve éventuellement des personnages que je peux fréquenter dans des lieux politiques. Ce personnage illuminé et touchant ne prend la parole que dans le registre du cri. Le cri est intéressant, il dit la difficulté à se faire entendre puisque la voix l’emporte sur le dit et produit un écran défensif. Mais sans variation, on ne peut pas comprendre comment Robespierre a réussi in fine à avoir du charisme. Autrement dit, le peuple est quasi absent et le représentant de la position radicale populaire est difficile à soutenir. La Révolution française est malgré tout une révolution populaire, or le peuple est très peu construit sur le plan des personnages comme de l’esthétique. Il est vrai qu’on ne s’ennuie pas, mais je trouve dommage que l’on n’avance pas davantage sur la manière de donner un autre imaginaire de la Révolution. Après tout, Marat est aussi celui qui regarde le lever du soleil avec sa femme. On connaît sa rhétorique journalistique, mais c’est un personnage bien plus complexe. Et puis pourquoi des femmes pour si peu de « féminin » ? Si c’est pour nous montrer Martine Aubry…

Patrick Boucheron. – Ou Christiane Taubira… Les résonances avec l’actualité politique sont parfois frappantes…

Guillaume Mazeau. – Certains spectateurs identifient en effet Christiane Taubira sous les traits de la députée Lefranc, mais aussi Nadine Morano sous ceux de madame Hersch. D’autre cherchent en permanence à « reconnaître » dans les débats échangés à l’Assemblée les allusions au contemporain. Comme je l’ai dit plus haut, ça n’était absolument pas l’intention de Joël Pommerat. En réalité, il faut prendre ces attentes et ces réflexes au sérieux : cela veut dire que malgré nous, cette démarche analogique existe. Cela montre au fond peut-être la force de l’événement, qui hante encore tellement notre présent que sa représentation ne peut être détachée d’une recherche de correspondance contemporaine. Pour le reste, il est certain que ce n’est pas un spectacle sur la Révolution française.

Sophie Wahnich. – Oui, mais c’est comme ça que le spectacle est proposé. Si c’était Fin de partie, je ne dis pas, mais là, c’est Fin de Louis

Guillaume Mazeau. – Nous voulions nous défamiliariser avec cet événement pour nous donner les moyens de nous en emparer autrement.

Sophie Wahnich. – Crois-tu qu’il soit si familier aujourd’hui ?

Guillaume Mazeau. – Je dirais qu’il est faussement familier : beaucoup de ce passé a été perdu, en particulier sa charge politique, mais l’impression de proximité avec cet événement quasi matriciel demeure. Par ailleurs, les fétiches ont la vie longue, et exercent encore de puissants effets : Marie-Antoinette, le peuple…

Sophie Wahnich. – Marie-Antoinette est un fétiche contre-révolutionnaire et le spectacle fait précisément le choix de le conserver. En définitive, la question est de savoir si le spectacle est révolutionnaire ou contre-révolutionnaire.

Patrick Boucheron. – Je ne crois pas du tout, c’est là peut-être notre point de divergence. On ne peut pas dire d’un spectacle qu’il est révolutionnaire ou contre-révolutionnaire.

Sophie Wahnich. – Tout spectacle porte quand même de l’idéologie. C’est la première fois que je parle de Ça ira et je n’ai pas voulu le faire jusqu’ici. En ce qui me concerne, je trouve que c’est un bon spectacle du point de vue strictement théâtral, mais sur la Révolution elle-même, je suis déçue et, même si mon nom a pu circuler au sujet des émotions, je ne retrouve pas dans le spectacle ce que j’essaie de faire passer dans mes recherches. Je me suis toutefois tue parce que ce spectacle a produit un véritable engouement pour la Révolution qui constitue, selon moi, un objet délaissé. Même si le spectateur du théâtre subventionné n’est pas le spectateur infini de l’espace démocratique, le spectacle a suscité une curiosité forte pour la Révolution, et c’est pourquoi je ne voulais pas initialement parler de ma déception à son égard. C’était une position politique. Cette déception tient peut-être au fait que j’espère du théâtre quelque chose qu’il ne peut pas donner. C’est bien la question : qu’espère-t-on qu’un spectacle puisse produire et surtout incarner que ne produisent pas nos livres et nos recherches ? Pour ma part, du point de vue de l’incarnation, j’ai vu des êtres d’aujourd’hui et pas du tout du passé… à part peut-être Louis qui garde son nom et ce « féminin » qui, à mon sens, constitue la marque de fabrique de ce moment pathétique. C’est une question théorisée à l’époque : la nécessité de retrouver ses émotions, de redevenir sensible, le droit de pleurer à la mort d’un proche… Toutes ces choses, qui sont des points de bascule dans l’histoire des mentalités, habitent les gens sous forme de normes incorporées. Je ne dis pas qu’ils sont plus sensibles que nous, mais simplement qu’ils n’ont pas les mêmes normes incorporées et que, de ce fait, ils ne se comportent pas de la même manière. Or on ne le voit pas sur le plateau. Le jeu de l’acteur aurait pu permettre de montrer une autre manière de se comporter, une autre manière d’entrer en conflit que la rixe. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de rixes à l’époque, mais elles sont bien plus ritualisées, plus retenues, parce qu’il s’agit d’un moment de desserrement des formes protocolaires, et pas du tout de lâcher-prise. Il y a ici quelque chose de la Révolution qui n’est pas incarné indépendamment des questions de chronologie, de personnage ou de langue… Mais ce parti pris a sa propre légitimité comme parti pris esthétique et comme accent mis sur notre présent.

Patrick Boucheron. – Encore une fois, le théâtre se situe à un endroit qui le rend inattaquable, du moins pour nous, les historiens, même quand on a affaire à des spectacles détestables, comme Les Damnés[28] par exemple, qui, selon moi, est un spectacle abject. Sur l’utilisation de la langue, des noms propres, la chronologie… le spectacle pose tout de même des questions très fécondes que l’on aurait bien envie de discuter, sans pour autant endosser le rôle du « critique » de théâtre, qui croit trop souvent de son devoir professionnel d’affecter une méchanceté gratuite. Les historiens de la Révolution française se caractérisent précisément par la façon dont ils rappellent constamment la chronologie des événements – je les ai toujours trouvés très scrupuleux, très méticuleux, dans l’établissement du déroulé des faits, comme si la chronologie courte prédisposait à une forme d’empirisme méthodique. À cet égard, le choix de flouter la chronologie est à la fois radical et stimulant. Et puis c’est un moment de théâtre formidable ! Sur le plan historique, je suis d’accord avec ce que Sophie a dit du traitement du peuple et de la question du féminin. En revanche, je trouve que le spectacle rend très clair, non la Révolution, mais ce qu’elle révolutionne, en particulier la représentation royale. Toutes les scènes qui montrent Louis XVI et les états généraux me semblent très pertinentes à ce titre. Pour le reste, c’est une critique d’ordre politique que je voudrais formuler et que je pourrais d’ailleurs vous adresser à tous les deux : dans votre pratique historienne, vous faites une utilisation plus ou moins contrôlée de l’analogie et du clin d’œil avec le contemporain que je ne suis pas sûr d’approuver totalement. À mes yeux, cette manière de remettre en circulation la Révolution française aujourd’hui crée plus d’équivoque que de compréhension. Par exemple, quand vous dites d’un sujet qu’il est révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, quand vous affirmez « faire la révolution »[29] en faisant l’histoire de la Révolution, je pense que vous risquez de maintenir une équivoque déstabilisant la confiance que l’on doit accorder à la véracité des énoncés historiques.

Sophie Wahnich. – On peut considérer qu’un mode de représentation du peuple est situable comme révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, et cela vaut pour les spectacles ! Il y a quelque chose dans la discursivité au sens large (peinture, théâtre, musique) qui prend position.

Patrick Boucheron. – Pour ma part, je trouve régressif, sur le plan strictement historiographique, d’aimer à ce point convoquer un objet du passé pour des buts politiques et stratégiques directement contemporains. Si je me le permettais avec le Moyen Âge, je me ferais casser la figure, et on aurait raison de le faire ! J’ai toujours affirmé écrire sous le regard du contemporain et je crois de mon devoir d’historien non de le révoquer, mais de le maintenir à distance – face à moi, non avec moi – précisément pour ne jamais le perdre de vue.

Sophie Wahnich. – Nous sommes effectivement en désaccord sans doute profond sur ce plan : les historiens actuels à force de faire une histoire désactivée, ne nous laissent qu’un objet quasiment antipolitique, alors que la fonction du discours historique, au moins depuis la Révolution française, est de constituer une institution civile, monumentale et exemplaire, qui donne des outils pour penser et du courage pour agir. Nous sommes partie prenante de notre présent. La question, dès lors, est de savoir ce qu’on ajoute, comme historiens, à la situation présente. Et cette question se pose de la même manière pour le spectacle : qu’apporte-t-il dans la situation présente ? Comme Nicole Loraux, ou Sartre avant elle, je pense que l’histoire ne vaut que si elle assume ce retour vers le présent.

Guillaume Mazeau. – Nous avons eu clairement envie de ne pas nous situer dans l’alternative frontale « révolutionnaire/contre-révolutionnaire » : en revisitant la Révolution française, en faisant resurgir une parole politique dans son moment d’invention mais aussi dans sa complexité, en donnant à tous les acteurs de l’intelligence et de la dignité sans pour autant tout mettre en équivalence (la pensée révolutionnaire a ici la part belle), ce spectacle invite à vivre autrement le présent, et c’est d’ailleurs pour cela que je défends l’idée que ce spectacle est profondément politique, ce que Joël ne revendique pas nécessairement. Même si cela ne correspond pas à sa réception – et je me rends bien compte de certains décalages entre ma vision des choses et celle de certains spectateurs –, je pense que le spectacle conduit à nous dépayser par rapport à la représentation que nous avons de ce moment de fondation politique. On analyse quand même un peu plus qu’avant l’imaginaire et la conscience historique qui entourent la Révolution française, grâce aux études de Patrick Garcia sur le Bicentenaire ou à l’enquête récente dirigée par de Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau sur les récits que font les élèves du passé[30]. Or ces représentations sont incroyablement permanentes, jusque dans la tradition théâtrale : ce sont quelques héros aux noms identifiables (dont Robespierre et Marie-Antoinette), toujours les mêmes, sur lesquels on dispose déjà de clichés prêts à l’emploi, ce sont des moments de fondation politique qui portent déjà leur propre signification, c’est-à-dire comme il n’en existe jamais en réalité, ce sont des débats extrêmement civilisés, avec des idéologies toutes prêtes, c’est une histoire délestée de sa conflictualité et de ses incertitudes. Tout cela avec une direction d’acteurs qui donne toujours l’impression d’avoir affaire à des gens un peu grandiloquents parce qu’ils savent qu’ils font l’Histoire, ce qui ferme complètement la situation, l’épopée de la Révolution ne pouvant, selon ce point de vue, se dérouler autrement. La tradition dramaturgique porte en elle une tradition monumentale, téléologique et empathique qui tient à l’attachement que l’on a en France pour cet événement ombilical. Au contraire de cette tradition, nous avons choisi de mettre le passé au présent en privilégiant un temps intermédiaire qui ne soit pas directement situable. On y perd inévitablement, mais on y gagne aussi ! Et ce qu’on gagne, c’est notamment la compréhension profonde du rôle de la temporalité dans la construction d’un tel événement. Or cela n’a rien d’évident. On trouve des éléments sur le sujet dans plusieurs travaux d’historiens, ceux de Sophie, de Timothy Tackett, de Haïm Burstin ou de Jean-Clément Martin[31], mais le théâtre permet véritablement d’en faire l’expérience. L’expérience de l’impatience, de l’urgence, mais aussi l’expérience de l’ennui qui peut nous saisir dans la deuxième partie du spectacle… Ces accélérations et ces ralentissements, ces moments de blocage et d’exaspération… Tout ce tourbillon de temporalités contradictoires… Je n’avais jamais compris cela de manière sensible avant ce spectacle, et je crois que c’est le travail de plateau qui a permis de l’appréhender. Si on choisit de respecter une trame chronologique, cela devient beaucoup plus délicat de restituer un tel tourbillon. De même pour les émotions : même s’il ne s’agit pas du tout d’improvisations comme cela pouvait être le cas dans Notre terreur[32], la mise au présent permet de mieux comprendre l’enthousiasme, la fatigue, la peur… Encore une fois, comment faire ressentir la peur que suscite un aristocrate autrement qu’en déplaçant les signes ? Si on le montre en talons, on est tout de suite dans la soirée déguisée. Si on l’habille comme un général argentin à la façon de Videla, on comprend mieux ce mélange de supériorité, de distinction sociale et de force menaçante. Enfin, sur la question de l’homme sensible, je ne suis pas sûr qu’on en ait une idée très exacte. Il est vrai que les bagarres que l’on voit parfois dans la pièce font spontanément penser à des images contemporaines, comme celles des parlements turc ou ukrainien et semblent très anachroniques. Mais les archives euphémisent énormément les conflits qui agitaient l’Assemblée à l’époque. Quand on se plonge dans certains journaux comme celui de Duquesnoy, on se rend compte du décalage entre le lissage de la langue et l’ambiance en réalité confuse et tendue des débats entre les députés de 1789. Les séances étaient parfois très conflictuelles, bien loin du caractère policé qu’on associe habituellement à cette période. Il y avait des moments très intenses d’exaspération, même s’ils étaient filtrés par la langue du XVIIIe siècle. Il arrivait d’ailleurs qu’on en vienne aux mains : des députés comme Pierre-Victor Malouet ou l’abbé Maury se faisaient non seulement humilier verbalement à l’Assemblée, mais il est aussi question d’empoignade en plusieurs occasions[33]. Par ailleurs, je ne trouve pas que cette conflictualité ressemble au présent : s’il y a bien un espace qui s’est vidé de toute conflictualité, de toute improvisation, tant il est entouré de procédures, de commissions, d’administrateurs, tant la parole se résume aux « éléments de langage », c’est bien l’espace politique de l’Assemblée[34] !

Sophie Wahnich. – Nous ne regardons pas la même chaîne de télévision : aujourd’hui, ils s’insultent très souvent. Pendant la Révolution, la violence est très rapidement ritualisée : la manière de prendre le chapeau de telle ou telle manière pour signifier qu’il faut faire silence, la façon de se lever et de se rasseoir, la présence, ou pas, des députations du peuple… La violence est effectivement extrême, mais tout l’enjeu consiste à la retenir.

Guillaume Mazeau. – Oui, d’ailleurs dans la pièce nous montrons ce jeu complexe entre retenue et éclatement de la violence : c’est tout l’enjeu de la scène 14, lorsque le soldat étranger, capturé par des miliciens de quartier se fait interroger puis finalement assassiner, suite à un enchaînement de circonstances dont on cherche justement à souligner la complexité. Le coup de feu ne part qu’à la nouvelle de la nomination de Broglie au poste de Premier ministre, un homme réputé pour sa ligne répressive. Mais pendant toute la scène, une partie des membres de l’assemblée tentent de dissuader « l’Homme 11 » de tuer le soldat.

Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Éric Feldman, Philippe Frécon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir

Ça ira (1) Fin de Louis écrit et mis en scène par Joël Pommerat
Théâtre Nanterre-Amandiers – juin 2015
© Élisabeth Carecchio

Texte à l’appui

Françoise Lantheaume
« Le politique : cadre et référence du récit des élèves »


Dans la logique des récits [des collégiens et des lycéens interrogés], la monarchie et les empires semblent être la simple préfiguration, un peu longue, de l’aboutissement qu’est la république associée à la démocratie et à l’acquisition de droits. Le trio gagnant des élèves est le suivant : révolution-république-démocratie, les unes s’enchaînant aux autres dans une conception de l’histoire de France selon laquelle le progrès politique est au bout du chemin de siècles semés d’épines monarchiques et obscurantistes. Ainsi, pour les élèves, le sens et la finalité de l’histoire de France sont l’établissement de la république et de la démocratie. Trois récits représentatifs peuvent l’illustrer. Le premier, très court, résume l’interprétation de l’histoire de France : « Il y a eu des rois, des reines, puis la démocratie, des guerres mondiales et au final un président. » [récit n° 5205, lycée] Rédigés par un élève de seconde et par un élève de collège, les deux autres, reproduits ci-après, offrent la quintessence de la conception de l’histoire de France, ici renforcée par une économie de dates et d’événements :

La France s’est créée à partir du Moyen-âge où les premiers royaumes se sont formés pour faire plusieurs pays. Pour arriver à une république démocratique la France a dû passer par tout plein d’autres régimes politiques comme l’empire, le royaume. [récit n° 5169, lycée]

Au tout début la France s’appelait la Gaule, pendant des siècles il y a eu des guerres et des empires mais c’était toujours la monarchie. Des siècles ont passé. Et finalement, à l’époque du roi Louis XVI, il y a eu une révolution. Depuis nous élisons un président et c’est la République et la démocratie. [récit n° 1968, collège]

 

 

Françoise Lantheaume, « Le politique : cadre et référence du récit des élèves », dans Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau (dir.), Le Récit du commun. L’histoire nationale racontée par les élèves, Lyon, PUL, 2016, p. 79.

Patrick Boucheron. – Moi qui travaille sur l’expérience communale, je dois dire que cette question de l’enchaînement des faits et de la temporalité constitue l’un des points qui m’intéressent le plus, et cela va bien au-delà de la Révolution française ! À ce titre, le moment le plus bouleversant du spectacle selon moi, est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen[35]. Il ne s’agit alors que d’un brouillon, d’un des premiers états de rédaction d’un texte que l’on connaît par cœur, et ce moment très touchant, que l’on pourrait dire à la fois contrefactuel et interactionniste, fait que l’on comprend très bien à quel point ce texte va être difficile à écrire. Là, on a vraiment affaire à un moment qui ne peut se voir qu’au théâtre ! On défatalise le cours des choses, on remonte le temps pour se situer en ce seuil d’incertitude – qui est le lieu même de l’indétermination du politique – où plusieurs devenirs possibles se croisent, s’échangent, bifurquent. Et là, je suis d’accord avec toi, c’est de la recherche historique : un historien recherche une situation qu’il ne peut appréhender qu’en cet endroit-là, au théâtre.

Guillaume Mazeau. – Je voudrais également insister sur un autre point qui déroge à mon sens à la tradition théâtrale comme à la tradition historiographique de la Révolution française, qui a longtemps été clivée, ne permettant que de prendre parti « pour ou contre »[36]. Pour la première fois, je crois, nous avons essayé de restituer la dignité et l’intelligence de tous les acteurs de l’événement, quelles que soient leurs orientations idéologiques, qu’elles soient révolutionnaires, contre-révolutionnaires ou entre les deux. Cette démarche me semble intéressante d’un point de vue intellectuel : elle est bien plus proche de la vérité de l’événement, que l’on a trop réduit à un combat binaire, ou que l’on n’a regardé que d’un seul côté. Elle me convient aussi du point de vue éthique et politique : ce n’est finalement qu’en prenant la mesure de l’intelligence et de la sincérité des arguments conservateurs ou modérés que l’on comprend réellement la force collective des radicaux et des révolutionnaires. Pourtant, cette approche phénoménologique qui complique les choses peut passer pour un excès de prudence ou pour une absence de point de vue. Elle peut créer des effets de réception qui m’échappent et me font parfois peur, par exemple quand j’entends des spectateurs témoigner de leur intérêt pour tel ou tel discours, comme ceux qui préconisent une déclaration des devoirs préalable à celle des droits, qui donnent une image sombre de toute forme de radicalité ou qui associent la violence au peuple. Dans sa plasticité politique, le spectacle touche évidemment des gens partageant des opinions différentes et rencontre peut-être en cela le moment conservateur que nous sommes en train de vivre. En tout cas, notre obsession était de montrer que rien n’était écrit d’avance. C’est aussi la raison pour laquelle nous nous sommes débarrassés des noms, qui produisent des effets sur les spectateurs mais aussi sur les acteurs : si on dit à un acteur de jouer Robespierre, cela ferme tout !

Sophie Wahnich. – Et pourtant, le spectacle garde Marie-Antoinette, alors que c’est le grand fétiche contre-révolutionnaire du moment !

Guillaume Mazeau. – Marie-Antoinette n’est pas la seule à garder son nom : Louis aussi. Là encore, tout part d’une réflexion sur la force des représentations. Nous avons considéré que ces deux-là seraient de toute manière aisément reconnus, même si nous trouvions d’autres noms et qu’il était de ce fait inutile de provoquer, contre notre intérêt, ce jeu du « qui est qui ». Cela dit, je suis d’accord sur le fait que ce personnage est en décalage avec les autres… Cela a d’ailleurs fait partie de nos points de désaccord avec Joël. Marie-Antoinette est le personnage qui vient le plus de l’univers du conte, qui, comme beaucoup de ses pièces le montrent, le fascine. En grande partie apporté par les propositions d’Anne Rotger, le caractère naïf et enfantin de la reine, qui oscille parfois entre l’enfant et l’archétype de la « princesse », dit quelque chose de profondément vrai de ce que Marie-Antoinette a en effet été dans l’imaginaire collectif de la fin du XVIIIe siècle : un motif à la fois merveilleux et monstrueux de ce que pouvaient représenter l’aristocratie et certaines femmes de pouvoir. Cette dimension venait du travail de plateau et il fallait la garder, car elle parlait juste. Mais il fallait veiller à ne pas rompre les équilibres : en même temps, cette orientation avait tendance à faire oublier le rôle politique que la reine a fortement joué, en tant que femme d’État. La voie mythologique ou fantasmatique risquait de nous faire rejoindre, sans l’avoir voulu, les clichés rose bonbon véhiculés par une vision déformée de ce personnage et même parfois victimaire. Avec Marion Boudier, nous avons donc essayé de convaincre qu’il fallait lui donner un peu plus d’épaisseur politique.

Patrick Boucheron. – En t’écoutant, je comprends que la plupart de vos choix reposent sur le postulat que la Révolution est un sujet rebattu qu’il faudrait absolument défétichiser. Or, comme Sophie, je ne crois pas du tout que cela soit le cas. Marie-Antoinette est encore un fétiche, mais Robespierre, plus du tout ! Faire véritablement réentendre Robespierre, c’est là qu’il y aurait un risque à prendre…

Sophie Wahnich. – Plus encore que de faire réentendre Robespierre, il faudrait le faire entendre autrement, hors des postures qu’on lui attribue habituellement, que ce soit dans le Danton de Wajda[37] ou dans Notre terreur de Creuzevault. Ça ira, il faut le reconnaître, évite bien des écueils que l’on trouve dans d’autres représentations de la Révolution, et il a un effet indéniablement positif sur le désir de comprendre ce qu’est la Révolution, même s’il n’offre pas toutes les entrées que j’aurais aimé y voir, et même s’il ne parvient pas à mettre au jour ce qui ne va pas dans notre époque et que la Révolution pourrait précisément nous aider à déplacer, en particulier concernant la confusion des femmes et du féminin. Ma dernière question porte sur ce qui a conduit Joël Pommerat à faire un spectacle sur la Révolution aujourd’hui.

Guillaume Mazeau. – Je peux difficilement répondre à sa place, mais il s’est clairement exprimé sur ce point. Il a fait un spectacle sur la Révolution parce qu’il en ressentait la nécessité et qu’il voulait revenir à ce moment de fondation de la communauté civique qui, par le jeu, puisse nous aider à mieux penser le délitement démocratique actuel. Il tient un discours assez classique de ce point de vue, et c’est un discours évidemment politique même s’il s’en défend en permanence, car il y a un grand malentendu sur cette expression de « théâtre politique », souvent amalgamé au « théâtre militant ». Au contraire, il est beaucoup question à son sujet de son exigence de « neutralité » ou d’impartialité, mais je ne suis pas d’accord avec cette idée, parce que c’est une chimère, et surtout parce que cela ne correspond pas à ce qu’il fait ! Je pense que c’est un contresens d’analyser certains points de sa démarche comme une marque d’apolitisme ou comme un refus de frayer avec le monde : la suspension du jugement, le refus de l’auteur-démiurge, la volonté de ne jamais faire la leçon et d’éviter le théâtre à message m’ont aussitôt fait penser à la critique des autorités et dominations intellectuelles développée par Jacques Rancière[38]. Joël est un autodidacte. Il est à la fois fasciné et très méfiant par rapport au savoir et à ses usages, qui peuvent se mettre au service d’une domination, à l’école comme au théâtre. Il y a donc une dimension politique et éthique dans cette démarche. En s’assignant la tâche de représenter des situations dans leur complexité, Pommerat ne refuse pas de poser un point de vue sur le monde, mais il le retient, il le barde de garde-fous méthodiques (la recherche documentaire tous azimuts, le travail collectif, la volonté de prendre au sérieux tous les acteurs) mais aussi épistémologiques (la dimension phénoménologique de son regard) qui tissent, je crois, un lien bien moins dissymétrique entre lui et le public que dans beaucoup d’autres spectacles, même si le dispositif scénique n’est pas vraiment immersif. Dans cette pièce, les spectateurs ne sont pas « soumis » à l’autorité d’un auteur, ne sont pas considérés comme les réceptacles d’un « message », ne sont pas « sommés » de s’engager pour telle ou telle cause, ne sont pas « obligés » de participer ni de réagir. Ils ne sont pas pour autant passivement placés dans un monde d’équivalences : si je devais trouver un point de vue, je dirais que les révolutionnaires modérés comme Carray gagnent plutôt sa sympathie. Carray, ce député du tiers état, qui s’engage à corps perdu dans l’insurrection et la Révolution, avant de prendre une voie légaliste, visant à bâtir un ordre de long terme et combattant, de ce fait, les violences populaires comme les aspirations à la démocratie directe. Il n’y a évidemment pas un seul type de théâtre politique. Je ne qualifierais pas le théâtre de Joël de « théâtre politique », mais de théâtre dans lequel il y a de la politique. Le refus de Joël Pommerat de reconnaître le caractère politique de son théâtre tient peut-être au champ dans lequel il se situe, à son positionnement par rapport au public, à ses propres méfiances par rapport à certaines formes de radicalité… Pourtant, ce spectacle vient d’une passion pour la politique et ses moments d’espérance, pour l’exercice du pouvoir, son incarnation, son cynisme et ses perversions, pour les moments de crise aussi, pendant lesquels toutes les cartes semblent pouvoir être rebattues. Les conversations que nous avions me montraient que Joël était hyperinformé, qu’il suivait depuis longtemps l’actualité politique. Même si l’idée était de faire quelque chose de nouveau, je sais qu’il était intéressé par le travail qu’avait fait Pierre Schoeller dans son film L’Exercice de l’État[39], mais aussi par le spectacle d’Ariane Mnouchkine L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge[40], adaptée du livre d’Hélène Cixous. Pour revenir sur les lycéens évoqués précédemment, leur réaction ne m’étonne pas : ce qui leur interdit de participer, je suppose que ce sont moins le dispositif scénique et la pièce en elle-même, que le lieu, intimidant pour eux, et le public du théâtre subventionné qui les entoure.

Patrick Boucheron. – Certaines représentations ont-elles été particulièrement remuantes ?

Guillaume Mazeau. – Exceptionnellement. Par exemple, au lendemain des attentats du 13 novembre 2016 : il y a eu plus de rires ce jour-là, les spectateurs avaient manifestement envie de partager quelque chose ensemble…

Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Éric Feldman, Philippe Frécon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir

Ça ira (1) Fin de Louis écrit et mis en scène par Joël Pommerat
Théâtre Nanterre-Amandiers – juin 2015
© Élisabeth Carecchio

Patrick Boucheron. – J’aurais une question pour conclure : en tant qu’historiens de la Révolution, trouvez-vous que le spectacle est en phase avec l’état de la recherche historiographique aujourd’hui, à la façon dont, par exemple, le 1789 de Mnouchkine[41] pouvait rendre compte d’un état de la recherche des années 1970 ? Cela rejoint notre questionnement initial : d’un côté, il est de plus en plus fréquent que des historiens soient mis à contribution par des créateurs, ce dont on peut se réjouir ; de l’autre, la faiblesse de certaines œuvres de création tient précisément à leur désir d’être en phase avec l’Histoire des historiens. Quand Echenoz, dans 14[42], cherche à prendre en compte toute l’historiographie existante sur la Première Guerre mondiale, je me dis que ce n’est pas là qu’est la littérature. Car si l’histoire a tout à gagner à être contemporaine de la littérature, je ne suis pas certain que la littérature doive être contemporaine d’un état historiographique qu’elle se contenterait de mettre en langue – étant donné que je crois, comme je l’ai dit précédemment, que cette mise en beauté des énoncés de savoir est une manière de mise en défense qui les rend inviolables, donc inatteignables à la critique. Si la bonne volonté actuelle des artistes à notre égard est très flatteuse pour nous et nous permet de vivre des expériences inoubliables, ne nuit-elle pas à la force des œuvres ?

Sophie Wahnich. – Je ne pourrais pas dire ce qu’il en était dans les années 1970. Mais je ne crois pas que le fait d’avoir plus de savoir contemporain fasse obstacle à la qualité d’une œuvre. Cela peut éventuellement être lié à une certaine difficulté à se détacher du savoir, mais pas au savoir lui-même. Ce qui est sûr, c’est que le désir de savoir est très présent aujourd’hui dans tous les champs artistiques, il y a beaucoup de lectures et de recherches préalables aux œuvres, et je trouve que c’est une bonne nouvelle. En ce qui concerne spécifiquement les expériences qui ont été les miennes, cela m’a plu d’y participer à plusieurs reprises même si je n’ai pas toujours été satisfaite du résultat. Je ne sais pas si je le referais, mais, si c’était le cas, je voudrais être responsable de la construction du récit dans son intégralité. La coupure entre pratique savante et pratique artistique me paraît beaucoup trop forte. Il faut non seulement penser nos porosités mais les penser dans les deux sens et non pas seulement du savoir vers l’art. De ce point de vue, je pense qu’il y a à tenir ensemble les trois positions d’histoire pour la vie de Nietzsche[43] : l’histoire critique qui juge et qui condamne ; l’histoire antiquaire qui adore, qui fabrique des fétiches et qui produit la communauté par des formes de religiosité, quelles qu’elles puissent être, à l’égard de ses objets ; enfin, l’histoire monumentale qui encourage à agir. En fonction des configurations historiques et de ce qui est indispensable pour la vie, il nous faut mettre la valence sur l’une ou l’autre de ces positions. La question de la nécessité qu’évoquait Guillaume au sujet de Pommerat, se joue pour chaque individu, y compris pour l’historien. Notre contrat est de recourir à ces différents registres de l’histoire. J’ai longtemps été très critique sur l’histoire antiquaire, mais je ne le suis plus : conserver les noms des disparus, avoir des monuments à Thiepval pour la Guerre de 14 ou au mémorial de la Shoah pour l’extermination des juifs, c’est nécessaire par rapport à notre condition d’humain. J’étais également contre l’histoire monumentale, mais c’était une erreur. Quelque chose de la grandeur des Romains a servi aux révolutionnaires et leur a même été indispensable, même s’il s’agissait de Romains de pacotille. Les révolutionnaires en étaient d’ailleurs tout à fait conscients, et Marx[44] tente de réfléchir à ce qui, dans ce besoin des habits anciens, fait répétition ou au contraire ouverture historique. Quand on se trouve face à une situation décourageante, comme c’est le cas aujourd’hui, on a besoin de trouver des points d’appui imaginaires, symboliques, énonciatifs… Il se trouve que l’archive est un répertoire d’énoncés difficiles à prononcer dans un pur présent qui, lui, est marqué par une très grande frilosité en termes de prises de position politique sur ce qu’il est possible d’imaginer faire. Remettre sur la table cet imaginaire révolutionnaire, c’est faire de l’histoire monumentale, et on en a besoin, comme on a besoin de l’histoire critique. Celle-ci n’a pas le même enjeu, c’est un raffinement de la démocratie, alors qu’on est dans une période d’effondrement de la démocratie. Il ne faut évidemment pas céder sur l’histoire critique et la maintenir, mais il ne faut pas se leurrer sur l’espace de réception de cette histoire critique dans un contexte comme le nôtre.

Guillaume Mazeau. – Moi aussi, j’aurais du mal à évaluer la différence entre les années 1970 et aujourd’hui. Ce que je sais, c’est que nous sommes, nous historiens, dans un moment d’inconfort, comme si nous étions pris dans un étau. D’un côté, nous sommes amenés à sortir de nos territoires et à desserrer les carcans scientistes qui contraignent parfois beaucoup trop notre discipline. C’est important de le dire comme cela : nous explorons d’abord les liens entre sciences sociales et création artistique pour des raisons intellectuelles, parce que nous sommes convaincus que le recours à l’imagination, à la fiction et à d’autres formes, plus sensibles, de connaissances, s’il est correctement pratiqué, ne brise pas nécessairement le socle commun de la méthode historienne mais permet d’ouvrir de nouveaux horizons et de dialoguer avec d’autres formes de savoirs sur le passé. Évidemment, il y a aussi là une question éthique, civique et même politique, consistant à défendre ce qui nous distingue – une méthode – dans la fabrication publique du passé. Or pour cela, il semble évident que ni la langue universitaire ni les supports écrits ne sont suffisants. Mais de l’autre côté, alors que les conditions du débat public ne cessent de se dégrader à tel point que l’on parle de « post-vérité » ou de « faits alternatifs », nous sommes pressés par un puissant désir et un puissant besoin de vérité, par une demande de savoirs stables, qui, seuls, peuvent permettre de construire des repères communs. La tension entre les deux est indéniable, et demande de redéfinir notre pratique et son éthique. C’est précisément ce que nous sommes en train de faire en dialoguant aujourd’hui. Pour ma part, j’ai envie de continuer l’expérience en tâchant de contrôler le plus longtemps possible le processus de fabrication et de transmission du savoir, y compris dans le travail muséographique que je fais en ce moment à la Conciergerie[45]. Est-ce qu’il vaudrait parfois mieux s’abstenir plutôt que de risquer de sortir de la méthode historienne et contribuer à démonétiser la notion de vérité, quitte à rester en retrait du monde ? Où se situe le point de limite ? C’est une vraie question… Moi, je préfère quand même tenter, quitte à me tromper parfois.

Patrick Boucheron. – Nous sommes d’accord sur le fond. Nos différences d’approche tiennent sans doute en grande partie au fait que nous travaillons sur des passés qui n’ont pas la même valeur monumentale. Je le répète amicalement : vous faites avec votre objet ce que personne ne s’autoriserait à faire avec le mien, et nous ne sommes pas loin du fétiche dès qu’il s’agit de la Révolution française.

Sophie Wahnich. – C’est toute la question du partage entre mythe et Histoire[46]. Où se situe le savoir dit scientifique par rapport au mythe quand il s’agit de l’histoire, dans la mesure où celle-ci a en propre d’être une mise en récit ?

 

 Entretien réalisé le 16 décembre 2016.

Texte relu et amendé par les auteurs.

Transcription et annotation de Frédérique Aït-Touati, Bérénice Hamidi-Kim,
Tiphaine Karsenti et Armelle Talbot.

 

 

 

Notes

[1] Sur ce dernier point, voir notamment Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 2014. [Toutes les notes sont de la rédaction.]

[2] Jacques Rancière, Les Noms de l’Histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 1993.

[3] Voir notamment Nicole Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989 ; Les Mères en deuil, Paris, Seuil, 1990 ; « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, n° 27, 1993 ; La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997.

[4] Sophie Wahnich, L’Impossible Citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, [1997] 2010.

[5] Voir Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste [en ligne], trad. Laura Lafargue, coll. Les Classiques des sciences sociales, [1848] s.d., p. 9 : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses ‘‘supérieurs naturels’’, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du ‘‘paiement au comptant’’. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. »

[6] Lucien Febvre, « Honneur et patrie », Paris, Perrin, 1996. Ce texte est la publication posthume de cours donnés au Collège de France en 1945-1946.

[7] Jean-Jacques Annaud (réal.), Le Nom de la rose, 131 min., 1986.

[8] D’après Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines : 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, coll. Trente journées qui ont fait la France, 1973. C’est dans les années 1980 qu’une adaptation cinématographique est envisagée à l’initiative du producteur François Ruggieri qui désigne Miklós Jancsó à la réalisation et Serge July au scénario. Sur cette expérience, voir Antoine de Baecque, « Duby et le cinéma », dans Patrick Boucheron et Jacques Dalarun (dir.), Georges Duby, portrait de l’historien en ses archives, Paris, Gallimard, coll. Hors série Connaissance, 2015, p. 315-327.

[9] Dominique Cabrera (réal.), Le Beau Dimanche, 50 min., 2007.

[10] Marie-Hélène Fournier (musique), Pierre Kuentz et Sophie Wahnich (livret), Allégorie forever, opéra farandole, création en septembre 2009 au festival d’Ambronay. Voir Pierre Kuentz et Sophie Wahnich, « allégorie forever (extrait) », Vacarme, n° 49, 4|2009, p. 60-63.

[11] Soulèvement(s), création collective, texte de Marcel Bozonnet et Judith Ertel, création en octobre 2015 à la Maison des Métallos, Paris. Voir « À cœur battant. Conversation avec Marcel Bozonnet, Valérie Dréville, Richard Dubelski, Judith Ertel, Marie Orts, Sophie Wahnich autour de Soulèvement(s) », entretien réalisé par Martial Poirson, dans Lisa Guez et Martial Poirson (dir.), Révolution(s) en actes, Revue d’Histoire du Théâtre, n° 268, 4|2015, p. 631-646.

[12] Vincent Dieutre (réal.), Fragments sur la grâce, 101 min., 2006.

[13] Voir Georges Didi-Huberman, Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit, 2000.

[14] Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Paris, Verdier, 2008.

[15] Voir notamment Guillaume Mazeau, « Histoire sensible », Écrire l’histoire, n° 15, 2015, p. 253-257 et « Décélérer, soumettre le temps (États généraux, mai-juin 1789) », Écrire l’histoire, n° 16, 2016, p. 83-89.

[16] Les « libres de couleur » désignent les Noirs et métis des colonies françaises qui ne sont pas esclaves. En 1792, à la suite de débats à la Convention Nationale, on leur reconnaît l’égalité juridique avec les Blancs.

[17] Guillaume Mazeau, Le Bain de l’histoire. Charlotte Corday et l’attentat contre Marat (1793-2009), Seyssel, Champ Vallon, 2009.

[18] Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, trad. Alain Spiess, Paris, Albin Michel, coll. L’Évolution de l’humanité, [1996] 1997. Voir encadré 1.

[19] Voir Adrien Duquesnoy, Un révolutionnaire malgré lui. Journal mai-octobre 1789, édition présentée et établie par Guillaume Mazeau, Paris, Mercure de France, coll. Le temps retrouvé, 2016. Le député de Lorraine Adrien Duquesnoy mentionne à plusieurs reprises la pression des populations à l’extérieur de l’Assemblée.

[20] Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, Arles, Actes Sud-Papiers, 2016, p. 16-24.

[21] Ibid., p. 24 : « Homme 4. Et moi monsieur, je rajouterai cette question : pourquoi la masse immense de chômeurs, de pauvres, de nécessiteux qui errent dans les rues n’est pas appelée elle aussi à s’exprimer avec nous aujourd’hui ? Pourquoi on leur a refusé de se joindre à nous aujourd’hui alors qu’ils auraient tant à dire ?? Je ne demanderai pas pourquoi il y a tant de malheureux dans ce pays mais je nous demanderai pourquoi ils ne sont pas considérés chez nous comme des êtres humains, comme des frères, comme des Français comme nous. Ce que je ressens aujourd’hui, c’est de la fierté de pouvoir m’exprimer et de la honte en voyant tous ceux qui sont exclus de nos débats. »

[22] Ibid., p. 85 : « Ce peuple, je ne crains pas aujourd’hui de le désigner sous l’appellation de “peuple illégitime” (Réactions de protestation dans la salle.) Et même de “mauvais peuple”, car ce peuple-là, c’est un peuple criminel et sauvage, mesdames messieurs, qui ne doit pas être confondu avec le véritable peuple, citoyen, qui connaît ses devoirs, qui a le respect des lois et de la vie humaine. »

[23] Ibid., p. 124 : « J’avais à ce propos une suggestion : est-ce que ce ne serait pas moderne et amusant de substituer pour une période d’essai le culte de Mahomet au culte franchement démodé de Jésus-Christ ? »

[24] Peter Watkins (réal.), La Commune (Paris, 1871), 345 min, 2000.

[25] Jean-Claude Milner, Relire la Révolution, Lagrasse, Verdier, 2016.

[26] Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, op. cit., p. 9-10 : « Premier ministre. Notre système fiscal […] s’accompagne de trop nombreuses exonérations particulières en rapport avec trop de statuts que j’appellerais ‘‘privilégiés’’ » ; « Représentant de l’Église. […] Et même si l’on devait parler de privilèges, d’allègement fiscal en ce qui nous concerne, c’est en compensation de très lourdes responsabilités et services rendus à la Nation » ; « Premier ministre. J’en appelle aux devoirs des privilégiés vis-à-vis de la Nation » ; p. 98 : « Premier ministre. […] Face aux désordres actuels […], plusieurs députés du parti de la noblesse ont fait une déclaration en faveur de l’abandon immédiat de tous leurs avantages fiscaux… »

[27] Éric Rohmer (réal.), L’Anglaise et le duc, 129 min., 2001.

[28] Les Damnés, mise en scène de Ivo Van Hove d’après le film éponyme de Luchino Visconti, création en juillet 2016 au Festival d’Avignon.

[29] Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent, Pierre Serna, Pour quoi faire la révolution, Marseille, Agone, 2012.

[30] Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française. Pratiques sociales d’une commémoration, Paris, CNRS, 2000 ; Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau (dir.), Le Récit du commun. L’histoire nationale racontée par les élèves, Lyon, PUL, 2016 – voir notamment Laurence de Cock et Benoît Falaize, « Les acteurs de l’histoire : présences, absences et fonctions », p. 51-66. Voir encadré 2.

[31] Outre l’ouvrage, déjà cité, de Timothy Tackett, voir Haïm Burstin, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, coll. Révolutions, 2013 ; Jean-Clément Martin, Nouvelle Histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, coll. Pour l’histoire, 2012.

[32] Notre terreur, création collective d’ores et déjà, mise en scène de Sylvain Creuzevault, création en septembre 2009 à La Colline, Paris.

[33] Voir les séances du 17 juin 1789, date de proclamation de l’Assemblée nationale, du 19 juin, pendant laquelle l’archevêque de Bordeaux refuse de sortir de l’Assemblée de peur de se faire molester, ou du 23 juin, date de la séance royale : Adrien Duquesnoy, Un révolutionnaire malgré lui, op. cit., p. 88, 95, 100.

[34] Marc Abélès, Un ethnologue à l’Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000.

[35] Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, op. cit., p. 71 : « Député Possion Laville. Mesdames messieurs, je souhaiterais faire à l’assemblée la proposition suivante : étant donné qu’une Constitution ne pourra jamais s’appliquer si elle n’est pas pleinement soutenue et consentie par la population, étant donné que ce consentement de tous reposera sur le respect strict des droits de chacun, je propose que nous définissions précisément ensemble ce que sont ces ‘‘droits’’ que possèdent [sic] tout à chacun. (Applaudissements et réactions de protestation.) Avant de se pencher sur les lois fondamentales de la France que notre Constitution va devoir établir je propose que nous fassions un inventaire de tous les droits que possèdent tous les hommes à leur naissance. […] (Réactions de protestation et de soutien, chahut.) Je vais donner quelques exemples de formulation des droits les hommes tel que je les conçois : premièrement la nature a conçu au départ les hommes libres et égaux ; deuxièmement tous les hommes naissent avec des droits perpétuels, telles la liberté d’opinion, la liberté d’action, la recherche du bien-être et la résistance à l’oppression. (Applaudissements.) Troisièmement aucun homme ne peut être contraint à subir des lois qu’il n’a pas consenties. / Député Camus (depuis la salle). Vous comptez aller jusqu’où comme ça monsieur ? »

[36] Steven L. Kaplan, Adieu 89, trad. André Charpentier et Rémy Lambrechts, Paris, Fayard, 1993.

[37] Andrzej Wajda (réal.), Danton, 136 min., 1983.

[38] Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.

[39] Pierre Schoeller (réal.), L’Exercice de l’État, 115 min., 2011.

[40] L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, texte d’Hélène Cixous, mise en scène d’Ariane Mnouchkine, création en octobre 1985 à la Cartoucherie de Vincennes.

[41] 1789. « La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur » Saint-Just, création collective du Théâtre du Soleil, mise en scène d’Ariane Mnouchkine, création en novembre 1970 au Piccolo Teatro de Milan.

[42] Jean Echenoz, 14, Paris, Éditions de Minuit, 2012.

[43] Voir Friedrich Nietzsche, « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie » [1874] dans les Deuxièmes Considérations inactuelles.

[44] Voir Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852].

[45] Guillaume Mazeau est le commissaire scientifique du nouveau parcours permanent proposé par la Conciergerie depuis le 14 décembre 2016.

[46] Sophie Wahnich, La Révolution française n’est pas un mythe, Paris, Klincksieck, coll. Critique de la politique, 2017.

 

 

Les auteurs

Patrick Boucheron est historien, spécialiste de l’histoire politique et urbaine de l’Italie médiévale. Il s’intéresse également aux questions d’écriture et d’épistémologie de l’histoire. Professeur au Collège de France, il est titulaire de la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle ». Parmi ses derniers ouvrages : Léonard et Machiavel (Verdier, 2008), Faire profession d’historien (Publications de la Sorbonne, [2010] 2016), L’Entretemps.Conversations sur l’histoire (Verdier, 2012), Conjurer la peur. Sienne 1338. Essai sur la force politique de l’image (Seuil, 2013), Ce que peut l’histoire (Fayard, 2015), Histoire mondiale de la France (direction, Seuil, 2015). Il s’intéresse aussi aux rapports entre théâtre et histoire et mène quelques expériences en ce sens, notamment au Grand T de Nantes (avec l’organisation de la manifestation « Nous autres »), au TNB de Rennes et à La Colline – Théâtre National, Paris.

Guillaume Mazeau est historien à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de la Révolution française, mais aussi de l’épistémologie de l’histoire, en particulier en ce qui concerne les liens entre sciences sociales, arts et politique. Auteur du Bain de l’Histoire (Champ Vallon, 2009), de Corday contre Marat (Artlys, 2009), co-auteur de Pour quoi faire la Révolution (Agone, 2012), il a récemment édité le journal d’Adrien Duquesnoy (Un Révolutionnaire malgré lui, Mercure de France, 2016). Au-delà de la Révolution française, ses recherches portent sur les manières de mieux articuler la recherche scientifique aux autres formes de mises en récit de l’histoire, que celles-ci soient écrites ou non. Il participe ainsi à des expériences en pédagogie, au théâtre, au cinéma, au musée ou, bientôt, dans la bande dessinée.

Sophie Wahnich est historienne de la période révolutionnaire et directrice de recherche au CNRS (IIAC/TRAM-EHESS). Elle travaille d’une manière pluridisciplinaire et dans le souci d’articuler passé et présent sur l’invention démocratique, les émotions politiques et les après-coups de la violence. Ses recherches actuelles portent sur les institutions civiles révolutionnaires et contemporaines quand elles travaillent à réparer ou refonder un corps social fragilisé par la violence subie. Elle vient de publier Le Radeau démocratique. Chroniques des temps incertains (Éditions lignes, 2017) et La Révolution française n’est pas un mythe (Klincksieck, 2017).

 

 

Pour citer ce document

Patrick Boucheron, Guillaume Mazeau et Sophie Wahnich, « Usages de l’histoire, fétiches de la Révolution. Retour sur Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat », thaêtre [en ligne], Chantier #2 : La Révolution selon Pommerat, mis en ligne le 9 juin 2017.
url : https://www.thaetre.com/2017/03/24/usages-de-lhistoire-fetiches-de-revolution/

 

 

À télécharger

Usages de l’histoire, fétiches de la Révolution

 

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