La Mort de Danton

Obligez ces gens à quitter le théâtre

Extrait de l’acte 2


 

 

Une pièce

 

 

Camille. Je vous le dis, si on ne leur offre pas le monde sous forme de mauvaises copies en bois, bien découpé et rangé dans des théâtres, des concerts, des expositions, ils n’ont pas d’yeux pour le voir, pas d’oreilles pour l’entendre. Si un auteur fabrique une marionnette dont on voit pendre un fil qui la tiraille en tous sens, dont les membres craquent en pentamètres iambiques à chacun de ses pas, ils s’écrient : « Quel caractère ! Quelle force ! » Si un autre prend un petit sentiment de rien du tout, une phrase, une idée, qu’il lui passe veste et pantalon, qu’il lui bricole des pieds et des mains, qu’il lui teint le visage et qu’il laisse ce machin se donner bien du mal pendant trois actes jusqu’à ce qu’enfin il se marie ou se brûle la cervelle – ils disent : « Un idéal ! » Si un autre gribouille un opéra qui rend les hésitations de l’âme humaine comme un sifflet à eau imite le son du rossignol, ils s’exclament : « Ah de l’art ! »
Obligez ces gens à quitter le théâtre et à descendre dans la rue, ils diront : « Bah quelle réalité dégoûtante ! »
Ils oublient Dieu pour ses mauvais copistes. De la création, incandescente, bouillonnante, lumineuse, qui se réinvente et renaît à chaque instant, en eux, autour d’eux, ils n’entendent rien, ils ne voient rien. Ils vont au théâtre, lisent des poèmes et des romans, découpent des visages d’après les grimaces qu’ils y trouvent et disent aux créatures de Dieu : « Mais comme vous êtes vulgaires ! »
Les Grecs savaient ce qu’ils disaient quand ils racontaient que la statue de Pygmalion était venue à la vie, mais n’avait pas eu d’enfants.

Danton. Et les artistes en usent avec la nature comme David qui en Septembre avec le plus parfait sang-froid dessinait les victimes des massacres au fur et à mesure qu’on balançait les mourants des fenêtres des prisons – il disait : « Je saisis les derniers mouvements de la vie dans les corps de ces scélérats. »

Danton est appelé au-dehors.

Camille. Qu’en dis-tu, Lucile ?

Lucile. Rien, j’aime tant te voir parler.

Camille. Tu m’écoutes aussi ?

Lucile. Bien sûr.

Camille. J’ai raison, n’est-ce pas ? Sais-tu seulement ce que je viens de dire ?

Lucile. Non, en vérité, non.

Danton revient.

Camille. Qu’est-ce que tu as ?

Danton. Le Comité de Salut Public a décidé mon arrestation. On vient de me prévenir, on m’a proposé un lieu où fuir. Ils veulent ma tête – et alors. Je suis écœuré de tous leurs micmacs. S’ils la veulent, qu’ils la prennent. Qu’est-ce que ça fait après tout ? Je saurai mourir avec courage, c’est plus facile que de vivre.

Camille. Danton, il est encore temps

Danton. Impossible, mais je n’aurais pas cru.

Camille. Ta paresse !

Danton. Je ne suis pas paresseux, je suis fatigué. Mes semelles me brûlent.

Camille. Où vas-tu ?

Danton. Si quelqu’un le savait !

Camille. Sérieusement, où ?

Danton. Me promener, mon garçon, me promener !

Il sort.

Lucile. Ah Camille !

Camille. Sois tranquille, cher enfant.

Lucile. Quand je pense qu’ils pourraient, cette tête ! Mon Camille ! Mais non, c’est absurde, tu crois que je deviens folle ?

Camille. Sois tranquille, Danton et moi, ça fait deux.

Lucile. La terre est vaste et il y a tant de choses dessus, pourquoi justement celle-là ? Qui voudrait me la prendre ? Ce serait méchant. Qu’est-ce qu’ils en feraient ?

Camille. Je te le répète, tu peux être tranquille. Hier j’ai parlé avec Robespierre, il était amical. Il y a un peu de tension entre nous, c’est vrai, des opinions différentes, rien d’autre.

Lucile. Demande à lui parler.

Camille. Nous étions ensemble au lycée. Il était toujours sombre et solitaire. Moi seul allais lui parler et parfois je le faisais rire. Il m’a toujours montré beaucoup d’affection. J’y vais.

Lucile. Si vite, mon ami ? Va ! Non, viens ! Juste ça (elle l’embrasse) et ça ! Va ! Va !

Camille sort.

C’est une méchante époque. C’est comme ça. Qui peut y faire quelque chose. Il faut être courageux.

Elle chante.

Adieu mon amour adieu adieu –

Mais qui donc inventa les adieux ?

Pourquoi c’est justement cet air qui me passe par la tête ? Ce n’est pas bien qu’il trouve comme ça son chemin tout seul.
Quand il est sorti, j’ai eu l’impression qu’il ne reviendrait plus et qu’il faudrait qu’il s’éloigne de moi, plus loin, toujours plus loin.

Comme la chambre est vide, – les fenêtres sont ouvertes comme si un mort avait reposé dans la pièce. Je n’en peux plus, il faut que je sorte.

Elle sort.

 

 

Pour citer ce document

Georg Büchner, La Mort de Danton, extrait de l’acte 2, trad. Irène Bonnaud, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 9 juin 2017. url : https://www.thaetre.com/2017/04/13/mort-de-danton/4/

 

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