La dramaturgie comme recherche : écrire avec la scène (de l’histoire)

Retour sur le processus de création
de Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat

« Puisse chacun être son propre historien. Alors il vivra avec plus de soin, et d’exigence. »
Bertolt Brecht

 

« La rencontre de deux disciplines ne se fait pas lorsque l’une se met à réfléchir sur l’autre, mais lorsque l’une s’aperçoit qu’elle doit résoudre pour son compte et avec ses moyens propres un problème semblable à celui qui se pose aussi dans une autre. »
Gilles Deleuze

 

« Le positionnement juste, c’est une manière de chercher. »
Joël Pommerat

 

 

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Dossiers documentaires.
Sur la couverture de chaque dossier est collée une liste descriptive des documents qu’il contient. Cette liste était actualisée et complétée pendant les répétitions à mesure qu’étaient ajoutés de nouveaux textes selon l’évolution des improvisations.
© Marion Boudier

Ça ira (1) Fin de Louis, fiction politique contemporaine inspirée de la Révolution française, a été créé par l’auteur-metteur en scène Joël Pommerat et la Compagnie Louis Brouillard à Mons en septembre 2015. Ce spectacle, porté par quatorze comédien·ne·s, est l’aboutissement de plus de deux ans de travail dont près de neuf mois de répétitions. Docteure et chercheuse en arts du spectacle, j’ai été engagée par Joël Pommerat au sein de sa compagnie en 2013 en tant que dramaturge, et c’est à ce titre que j’ai collaboré à la création de Ça ira. Ce texte propose de revenir sur la genèse du spectacle à travers quelques étapes du processus de création, décrites et théorisées de mon double point de vue de dramaturge et de chercheuse impliquée[1].

Joël Pommerat se définit comme un « écrivain de spectacle » : le texte n’est pas un préalable à la mise en scène mais le résultat d’une écriture développée en lien étroit avec la scène. Dans la mesure où il ne dissocie pas l’écriture de la mise en scène, Joël Pommerat annule la distinction entre les deux sens du mot dramaturgie[2] (composition des pièces de théâtre et pensée du passage du texte à la scène), mais la création continue à se développer selon des temps et des étapes distincts, avec des accents spécifiques, plus ou moins textuels ou scéniques, collectifs ou solitaires. En tant que dramaturge pour Ça ira, j’ai accompagné certains de ces moments, depuis la recherche d’une idée de spectacle jusqu’à l’édition de la pièce[3], en passant par le développement de l’écriture lors des répétitions avec les comédien·ne·s.

À chaque étape du processus de création, ce travail dramaturgique ne prend sens qu’en étroite relation avec celui de l’auteur-metteur en scène, des comédien·ne·s et des autres collaborateur·rice·s artistiques : notamment, Isabelle Deffin, François Leymarie et Éric Soyer, respectivement en charge des costumes, de l’univers sonore, et de la scénographie et des lumières, autant d’éléments qui contribuent au développement organique de l’écriture textuelle et scénique de Joël Pommerat, même si ces éléments ne seront pas évoqués dans ce texte – ou seulement partiellement. La genèse du spectacle que je me propose de retracer ici gagnerait évidemment à être complétée par les points de vue de tou·te·s les collaborateur·rice·s. De plus, si les exemples choisis permettent d’appréhender plusieurs étapes et méthodologies d’écriture, ils sont loin de représenter l’ensemble des nuances et procédés développés en répétition. Mais l’approche génétique choisie permet, il me semble, de restituer les tâtonnements de la recherche artistique. Elle serait contre-productive si elle aboutissait à la formulation univoque d’une démarche d’écriture, ou pire d’une « méthode Pommerat ».

Un collaborateur essentiel au travail dramaturgique pour Ça ira a été l’historien Guillaume Mazeau[4]. D’abord sollicité comme « expert » pour des conférences introductives au début des premières recherches de plateau, Guillaume Mazeau a finalement accompagné l’ensemble de la création. Assistés d’un à trois stagiaires – Guillaume Lambert, Marie Maucorps et Pauline Collet – selon les périodes, nous formions « l’équipe dramaturgie » dont j’ai organisé le travail. Dans chaque théâtre où nous avons travaillé, nous avons disposé d’une loge, transformée en « bureau dramaturgique », espace de stockage des archives et lieu de lecture à la fois au calme et à proximité immédiate de la salle de répétition où nous avons été quotidiennement présents.

La collaboration avec un historien est une des conséquences du choix d’un sujet historique et de la méthodologie mise en place pour traiter cette matière. Ça ira occupe en effet une place particulière dans l’œuvre de Joël Pommerat[5], par son ampleur (4h30 de spectacle), par ses sources historiques et par son processus de création. Après avoir notamment observé les microcosmes de la famille (Au monde), de l’entreprise (Ma chambre froide) et du couple (La Réunification des deux Corées), l’auteur-metteur en scène représente la sphère politique, la mise en place de la démocratie, ses courants et ses imaginaires à travers le moment fondateur de la Révolution française. Ce faisant, il continue de développer un théâtre qui travaille sur le point de vue et la perception du spectateur et il approfondit sa recherche sur les présupposés idéologiques de nos actes en s’interrogeant sur les filiations entre passé et présent. Mais à la différence des spectacles précédents, Ça ira développe une grande narration, épique, dans laquelle la parole occupe une place prépondérante avec des débats dans et entre différents groupes politiques (le roi et son entourage, les députés aux États généraux puis à l’Assemblée nationale, les membres des comités de quartier parisiens). Alors que pour ses créations précédentes, tout en développant des dialogues, Joël Pommerat privilégiait la suggestion et un langage scénique non textuel (ce qu’il nomme parfois « la réalité fantôme »[6]), il s’est concentré pour Ça ira sur l’écriture de discours et une parole politique performative (se déclarer Assemblée nationale, c’est le devenir). Cette importance du verbe n’a pas été sans conséquences sur le processus de création. Alors que les répétitions d’autres spectacles ont pu commencer par des improvisations silencieuses avec de la lumière et du son ou par une recherche sur un espace (une cité et une chaîne de montage pour Les Marchands, une scénographie bifrontale pour La Réunification des deux Corées par exemple), Éric Soyer et François Leymarie ont rejoint tardivement les répétitions de Ça ira. Pour cette création, les premières recherches de plateau ont consisté à travailler sur la parole politique, et une des grandes particularités de l’écriture a été le recours à des archives historiques pour développer cette parole. Les archives ont nécessité un travail dramaturgique spécifique de collecte et de « traitement », en amont et au cours des répétitions, pour accompagner les comédien·ne·s dans la production de débats politiques.

Pour appréhender la singularité de ce processus créatif, je me concentrerai surtout sur les recherches préparatoires à la création à partir des notes de Joël Pommerat, puis je décrirai et analyserai le processus d’écriture avec l’archive à travers des exemples. Les scènes dites « du district » (scène 4, 13 et 14 dans le texte édité), le « 14 juillet à l’Assemblée » (scène 15) et « l’arrestation » (scène 24) me permettront de formuler quelques éléments de réflexion sur le processus de création comme recherche et sur ses modalités dramaturgiques, notamment sur l’usage du document, l’écriture en collaboration avec les acteur·rice·s, la fonction de dramaturge et la porosité avec l’enquête historique.

Afin d’analyser plus précisément les liens entre documentation historique, dramaturgie et écriture de plateau, j’ouvrirai certains dossiers documentaires distribués aux comédien·ne·s lors des répétitions. Ces « fameuses pochettes en carton »[7], évoquées par la journaliste Fabienne Darge dans Le Monde, constituent en effet une part importante du travail dramaturgique mené pour l’écriture de Ça ira. À la différence de la « dramaturgie du texte », qui vise à éclairer un texte préexistant en vue de son passage à la scène, ce travail documentaire consistait à rassembler un matériau (textuel, iconographique ou autre) et à accompagner ses possibles évolutions scéniques. Comment cette « dramaturgie documentaire » a-t-elle concrètement contribué à l’« écriture avec la scène »[8] développée par Joël Pommerat avec ses comédien·ne·s et collaborateur·rices ? Le matériau historique influence-t-il une manière de faire du théâtre qui, réciproquement, est peut-être aussi une manière de faire de l’histoire ?

 

 

Notes

[1] Dans une perspective de théorisation des pratiques, ce texte s’inscrit dans le prolongement des travaux que j’ai menés avec le laboratoire « Agôn – dramaturgies des arts de la scène » et initie un nouveau projet que je souhaite développer, à partir d’un plus large corpus, autour de l’idée de « la dramaturgie comme recherche » – recherche sur le théâtre par la pratique (recherche-création) et pratique du théâtre comme recherche. Appréhender la dramaturgie comme recherche est une manière de questionner ce que peut être la recherche avec et à travers l’art, et de commencer à illustrer, à partir de la pratique du dramaturge, les méthodes concrètes que recouvre le terme de « recherche » souvent utilisé de manière peu précise pour qualifier tout processus de création. Ce questionnement postule une force épistémique du théâtre afin d’interroger à nouveaux frais sa spécificité heuristique et les (nouvelles) collaborations possibles entre théâtre et sciences humaines et sociales.

[2] Voir la distinction de Joseph Danan entre « dramaturgie 1 » et « dramaturgie 2 » dans Qu’estce que la dramaturgie ?, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2010, p. 7. Voir aussi Marion Boudier, « Quand dramaturgies 1 et 2 se rejoignent… Tentative de retour sur le travail dramaturgique réalisé pour Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat », dans Raphaëlle Jolivet Pignon et Marie Vandenbussche-Cont (dir.), Joël Pommerat : processus de création, Registres, n° 19, printemps-été 2016.

[3] Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, Arles, Actes Sud-Papiers, 2015.

[4] Guillaume Mazeau est maître de conférences à l’Institut d’Histoire de la Révolution Française, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il est notamment l’auteur du Bain de l’histoire (Champ Vallon, 2009) et de Pour quoi faire la Révolution (Agone, 2012, en collaboration avec Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Frédéric Régent et Pierre Serna).

[5] Marion Boudier, « Ça ira (1) Fin de Louis, un tournant dans l’œuvre de Joël Pommerat ? », Alternatives théâtrales, n° 130, oct. 2016.

[6] Joël Pommerat, Théâtres en présence, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2016, p. 27 : « quelque chose qui doit s’immiscer, se glisser entre les lignes des gestes et des phrases prononcées, comme une réalité fantôme bien plus présente, bien plus forte sous cette forme que si elle était désignée par le texte ou par le jeu des interprètes. »

[7] Fabienne Darge, « Joël Pommerat, le théâtre à l’œuvre », Le Monde culture et idées, 9 juillet 2015. La journaliste a suivi quelques-unes des répétitions de Ça ira à la Ferme du Buisson au printemps 2015. Je préfère nommer ces pochettes « dossiers documentaires » même si nous plaisantions autour des « pochettes-surprises » pour désamorcer le stress que les documents pouvaient susciter chez les comédien·ne·s !

[8] Je choisis cette expression utilisée par Joël Pommerat plutôt que celle d’« écriture de plateau » employée par Bruno Tackels. Voir « Écrire avec la scène », dans Marion Boudier, Avec Joël Pommerat, un monde complexe, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2015, p. 21-32.

 

 

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