Politiques de la sélection I.

L’institution ou la cabane ?
Programmer et accompagner des artistes de théâtre aujourd’hui

Entretien réalisé par Bérénice Hamidi
avec la collaboration de Pauline Guillier et Camille Jutant

 

 

 

Réalisé le 12 novembre 2021 à l’Université Lumière Lyon 2, cet entretien croisé associe Jean Bellorini (directeur du TNP, Centre dramatique national, Villeurbanne), Marie-Pia Bureau (directrice de Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie), Angélique Clairand (codirectrice du Théâtre du Point du Jour, Lyon), Courtney Geraghty (directrice du Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon), Marianne Mathieu (responsable des relations publiques, territoire, mécénat, Théâtre du Point du Jour), Arnaud Meunier (directeur de la MC2 Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale), Claire Roussarie (codirectrice de la Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche) et Martha Spinoux (directrice du Théâtre des Clochards Célestes, Lyon).

 

 

 

Vous êtes tou·tes directeurs et directrices de lieux de production/diffusion de spectacles de la région Rhône-Alpes[1]. Nous voudrions vous interroger sur deux aspects essentiels de vos missions : la programmation et l’accompagnement des artistes. Dans la salle aujourd’hui se trouvent de futur·es chargé·es de programmation mais aussi responsables des relations aux publics, responsables administratif·ves de compagnies et d’artistes. Quels sont selon vous les points d’attention, de vigilance, les valeurs qui vous semblent importants à transmettre aujourd’hui ? Et, dans un contexte de précarisation des artistes et des acteur·rices culturel·les et d’augmentation des inégalités mais aussi d’augmentation de l’attention aux rapports de domination et aux discriminations, quels sont selon vous les outils les plus utiles pour lutter contre ces tensions structurelles, qui se sont encore aggravées ces dernières années ?

Arnaud Meunier. – Je suis directeur de la MC2, Scène nationale de Grenoble depuis le mois de janvier 2021 et auparavant j’ai été directeur pendant dix ans de la Comédie de Saint-Étienne, toujours dans cette région. Je voudrais commencer par noter une chose positive : la manière dont s’organise la transmission a beaucoup progressé ces dernières années, qu’il s’agisse du nombre d’écoles supérieures, de la façon dont la profession s’est organisée ou du lien avec l’université. C’est intéressant de le noter parce que souvent on trouve que les choses vont moins bien. Le vrai enjeu aujourd’hui me semble tenir à une forme de paradoxe. D’un côté, il y a des jeunes de mieux en mieux formé·es : douze écoles supérieures, ce n’est pas rien et elles forment des interprètes qui ne sont plus seulement des interprètes mais sont aussi formé·es à être des porteurs et porteuses de projet. C’est très nouveau. On a donc des gens de mieux en mieux formés et un réseau de mieux en mieux structuré. Mais dans le même temps, le milieu est clairement dans une règle de marché de plus en plus forte, avec une logique ultralibérale poussée à l’extrême. C’est une bourse, avec des cotes et des décotes, et je trouve que ça s’est aggravé ces dernières décennies, peut-être justement parce que plus de gens sont formés et aussi parce que le champ disciplinaire s’est fortement élargi avec les arts de la rue, les arts circassiens, les arts de la marionnette, etc. D’un côté, nous pouvons nous dire que nous avons la chance d’être dans un pays où le spectacle vivant est extrêmement accompagné, nous en avons vu les bénéfices lors de la pandémie notamment, par comparaison avec d’autres pays qui n’ont pas eu de politiques aussi proactives que la France. Mais d’un autre côté, il y a selon moi plusieurs questions fortes aujourd’hui concernant l’accompagnement des artistes : comment faire en sorte que les institutions ne se déconnectent pas des équipes artistiques ; comment ne pas opposer les personnels permanents aux personnels intermittents ; enfin, comment faire pour que le principe selon lequel les institutions doivent être des abris, des incubateurs qui permettent de proposer du temps long et donc de se projeter et de se structurer, demeure l’enjeu principal de notre travail ?

Jean Bellorini. – Je suis metteur en scène et directeur du TNP. Pour répondre à la première question sur ce qu’il nous semble important de transmettre aujourd’hui aux futures générations de programmateur·rices en termes de programmation et d’accompagnement des artistes, je dirais qu’il faut toujours penser à ne rien déconnecter de la question du rapport au public. Quand on programme, on pense bien entendu aux artistes, mais on pense aussi au public, on doit toujours garder en tête le geste dans sa globalité. Parce que les enjeux sont différents, selon qu’on s’attache à faire grandir une profession et la structurer, à accompagner et aider les artistes ou à penser à ce qu’on offre au public. Pour ce qui est du point de vue des artistes, le TNP est un Centre Dramatique National, c’est-à-dire un théâtre de création avant tout. Dans mon esprit, je m’attache à programmer en priorité des créations, des spectacles qui n’existent pas. Je fais très peu de marché, de recherche de spectacles finis que nous pourrions programmer tels quels. En revanche, les directeurs et directrices ne peuvent évidemment pas faire ce travail seul·es, surtout si on est aussi metteur·se en scène. Nous sommes le plus possible entouré·es et absolument pas seul·es à chercher, à aller voir le plus de spectacles possibles. Car c’est cela, la seule réponse que nous pouvons donner : la rencontre et la confiance. Ma crainte en ce moment, même si toute cette structuration est positive, est que l’acte de programmation ou plus exactement l’acte de confiance dans un·e artiste n’existe plus, parce qu’il est trop conditionné par une liste de cases à cocher. J’ai envie de rappeler presque par provocation qu’il y a une inconscience totale, un risque infini quand on demande à quelqu’un d’imaginer un spectacle. Cette personne ne sait pas ce qu’elle va faire et heureusement, sinon ce ne serait pas une œuvre artistique, ce serait quelque chose de connu. Donc, on se doit de ne pas avoir un cahier des charges absolument strict pour tout, dans un souci d’équilibre et de reflet du monde. Il faut continuer à défendre cette idée très simple que les théâtres sont les mémoires du monde et qu’il faut que les plateaux ressemblent le plus possible au monde extérieur tel qu’il est. À partir de ce postulat, il faudrait que nous puissions avoir le plus d’inconscience possible dans nos choix et donner le maximum de confiance et de temps, de temps d’abord et surtout. Oui, il y a une précarisation, forcément car il y a beaucoup plus d’acteur·rices, d’écoles et il y a sûrement moins d’argent qu’il y a trente ans. Mais il y a quand même encore plein de moyens de faire beaucoup de choses. J’essaye toujours de sortir le plus possible du rapport à l’argent parce que c’est ce qui tue le désir, je trouve, y compris quand on le dénonce. Je pense qu’il y a un moyen peut-être un peu rêveur de faire des spectacles. J’ai fait mes trois premiers spectacles sans un centime, aidé seulement à l’époque par le THÉCIF[2], qui ne donnait pas un centime aux compagnies débutantes mais qui accompagnait leurs premiers pas. Notre mission, notre métier, ce n’est pas seulement de financer, c’est de mettre en œuvre le plus possible des temps de rencontre, de réunir des gens qui vont pouvoir par hasard se retrouver, se reconnaître. J’ai l’impression qu’il est dangereux de se donner trop de cadres et trop de certitudes, il n’y en a aucune.

Sur cette question du cahier des charges et des cases à cocher, pourriez-vous donner quelques exemples concrets de cette liste de contraintes qui font qu’on ne peut pas choisir librement ?

Jean Bellorini. – Eh bien, par exemple quand on dirige un CDN, on se doit de produire une œuvre contemporaine, une œuvre classique, un jeune public, deux en trois ans pour telle ou telle catégorie. Un·e directeur·rice de théâtre reçoit et distribue de l’argent public, on se doit donc de rendre des comptes, c’est bien normal ! Pour autant, je peux vous assurer que, pas une seule fois, je ne me suis préoccupé de cocher telle ou telle case ! Et ça ne fait pas très longtemps mais ça fait quand même huit ans que je dirige des institutions ! Je regarde toujours chaque proposition pour ce qu’elle est. C’est aussi qu’on a toujours une petite marge, parce qu’on peut équilibrer sur un mandat de trois ou quatre ans et donc compenser un manque d’une saison sur l’autre par telle commande d’écriture à un·e auteur·rice vivant·e, tel texte classique ou tel spectacle pluridisciplinaire… Et puis je crois qu’on développe une forme d’intuition : tout à coup, on regarde la programmation qu’on a commencé à construire et on se rend compte qu’il manque ceci ou cela. Pour moi, la programmation raconte quelque chose, elle est en soi un geste artistique inconscient. Le seul endroit où j’ai la sensation d’être volontariste concerne la programmation jeune public, que je souhaite vraiment développer au TNP. Va-t-on y arriver rapidement ? Je ne sais pas. Cette année, il n’y a que trois propositions, l’année dernière, il y en avait cinq. Et là encore, ce n’est pas par obligation, pour cocher des cases dans le cahier des charges, ce sont des envies. Ce qui m’importe, c’est que des enfants rentrent dans le théâtre. Il faut être vigilant, évidemment, il faut regarder. Sur la question de la parité, il se trouve que cette année nous avons plus de femmes que d’hommes au TNP, pour autant, je peux vous assurer que c’est un hasard. Je ne me suis pas dit : je veux la parité. Quand je reçois des demandes, des mails d’artistes femmes… Je lis peut-être avec un peu plus d’attention. Si tout le monde est honnête et travaille bien, cela devrait être tout le temps le cas. Pour autant, est-ce que cela va être strictement, rigoureusement le cas en termes de répartition entre le grand plateau et le petit plateau ? Il y a des tonnes de paramètres qui font que nous pouvons considérer que c’est plus ou moins juste. Pour moi la question de la parité est ancienne et au fond ça ne me choquerait absolument pas qu’il y ait des quotas. Mais c’est le seul endroit où cela me semble légitime, parce que les femmes, c’est l’humanité ! La diversité, c’est autre chose, selon moi, si on commence à considérer telle couleur, tel problème, telle différence, là c’est autre chose… Tout d’un coup, cocher toutes les cases de l’émergence, de la diversité, sélectionner les spectacles sur ces critères, pour moi, ce n’est pas possible.

Courtney Geraghty. – Je suis directrice du Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon depuis janvier 2021, donc comme Arnaud, je suis arrivée dans un contexte bien particulier : théâtre fermé, spectacles annulés de semaine en semaine, tout cela était bien étrange. Je souhaite rebondir sur ce qu’a dit Jean, parce que je suis très d’accord avec certaines choses et moins avec d’autres. Je suis plus que d’accord avec le souci d’être attentive à la nature de nos institutions. La parole que nous portons est très différente en fonction de la typologie des lieux dans lesquels nous travaillons. Jean expliquait les missions qui sont les siennes en tant que directeur d’un CDN, qui est un lieu de création. Au Théâtre de la Croix-Rousse, nous n’avons pas de label mais nous travaillons plutôt sur la diffusion, la programmation. Même si nous sommes aussi à l’endroit de la création, à l’inverse de Jean, une majorité des spectacles que j’accompagne sont déjà existants, nous avons pu les voir en amont. Je dirais même que je défends le principe de programmer des spectacles qui existent parfois depuis plusieurs années, pour que l’on sorte d’une logique de consommation trop immédiate des spectacles vivants qui souvent se périment très vite dans le système du théâtre public. J’aimerais promouvoir un principe d’écoresponsabilité de la programmation, si je puis dire, qui permette de donner plusieurs vies à des spectacles. Le spectacle que nous avons ce soir et demain, Julia, de Christiane Jatahy, a été créé il y a plus de dix ans, en 2010. Je l’ai vu pour la première fois il y a huit ans et je l’avais déjà programmé dans d’autres contextes, mais il n’était jamais venu à Lyon. Cela me paraissait intéressant de le faire découvrir à ce nouveau public. Il y a aussi dans notre programmation des spectacles qui sont déjà venus à Lyon mais dans d’autres lieux, par exemple des spectacles qui sont déjà passés aux Clochards Célestes ou au TNG. En ce cas, le pari est que ces spectacles n’ont peut-être pas rencontré la totalité des publics potentiels.

Pour revenir à ce que disait Jean, je suis tout à fait d’accord avec l’idée que le public est essentiel, surtout dans un théâtre tourné vers la diffusion comme le nôtre. Si le spectacle ne rencontre pas les spectateurs, spectatrices, le métier de programmateur·rice que nous faisons n’a pas d’intérêt. Je le vois vraiment comme un pont entre des artistes et leur public. À partir de là, comment faire une programmation qui puisse avoir une certaine cohérence, un propos, mais qui, en même temps, s’adresse à une pluralité de publics ?

Ceci m’amène à un point sur lequel je ne suis pas d’accord, concernant le caractère inconscient ou intuitif de cette action de programmation, notamment en ce qui concerne le souci de faire une programmation paritaire. Pour moi, c’est un effort conscient et je ne pense pas du tout que cela se fasse tout seul. Cela demande au contraire de l’énergie et de la volonté, du volontarisme même. Parce que, si je ne fais pas attention, les références que j’ai en tant que spectatrice sont surtout des hommes, parce que c’est surtout ce qui a été programmé tout au long de ma vie de spectatrice, donc spontanément, si je pense aux spectacles qui m’ont marquée durant mon parcours, ce sont presque uniquement des spectacles d’hommes qui me viennent à l’esprit ! Parce qu’ils ont eu accès à plus d’opportunités de programmation, à plus de moyens de production, à plus d’exposition, à plus de grands plateaux. Même si je suis une femme, ce n’est pas une évidence que des artistes femmes me viennent à l’esprit. Et donc c’est une décision de poser que la programmation sera paritaire. Et c’est une décision qui m’engage. Ma programmation sera paritaire et je n’y dérogerai pas. C’est une condition sine qua non et donc mon travail de programmatrice inclut des cases homme/femme, et je compte tout au long de la saison. Je constate d’ailleurs que, si je ne fais pas attention, ça va très vite de ne programmer que des hommes. Donc parfois, quand cela se produit, je m’arrête dans ma réflexion sur la prochaine saison et je me dis que je ne regarderai plus tant que je n’ai pas plus de femmes.

Sur la question de la diversité, cela nous emmène en effet sur un autre débat. Je suis franco-américaine et cela influence sans doute ma vision de ces questions, puisqu’aux États-Unis, il y a la possibilité de faire des statistiques ethniques, ce qui n’existe pas du tout ici du fait de la tradition universaliste. D’un point de vue intellectuel, je trouve ces débats passionnants, mais je pense que ces deux cultures peuvent s’entendre. Ce que je tiens à dire, parce qu’en France il me semble qu’on méconnait parfois la manière dont les choses sont faites aux États-Unis. Personne ne vous met dans une case raciale là-bas, tout est auto-déclaratif. Personne ne vous dit que vous êtes noir·e, asiatique ou latino, c’est vous qui choisissez à travers des formulaires comment vous vous définissez en tant qu’individu. Et vous pouvez cocher plusieurs cases ! Personnellement, j’avoue que je vois aussi un bienfait à ces statistiques ethniques, car elles permettent de nommer des discriminations que nous avons du mal à nommer en France, de pouvoir dire par exemple qu’effectivement, il y a plus de Noir·es dans les prisons américaines. Je ne suis pas en train de plaider pour une transformation de la Constitution française, je souscris aux valeurs républicaines de la France, mais nous voyons que cette vision universaliste se heurte parfois à des limites pratiques, dans la façon dont elle empêche de faire bouger les lignes. Vous nous demandiez quels étaient les défis principaux qui nous attendent ces prochaines années, le défi est principalement là, pour moi. Comment amener d’autres discours et d’autres regards en tant que programmateurs et programmatrices, dès lors que nous disons que nous voulons nous adresser à tous les publics ? En fait, nous sommes quand même souvent représentatif·ves d’une certaine frange de la population dans les métiers que nous faisons et pour moi tout l’enjeu est de susciter des désirs et des vocations chez des publics qui a priori ne se destinent pas du tout à ces métiers. Et ce souci suppose qu’ils puissent se reconnaître dans les artistes et les histoires qui sont sur les plateaux de théâtre, que les discours s’élargissent et que les regards soient moins normatifs et plus pluriels. Il y a là pour moi un enjeu essentiel.

Je voudrais finir par une contrainte extérieure mais très prégnante, en matière de programmation : la contrainte liée aux moyens. La Croix-Rousse est un théâtre où les recettes de billetterie comptent pour beaucoup dans l’équilibre financier de la structure. Pour parler très concrètement, les subventions publiques s’élèvent à 1,4 millions d’euros par an et la billetterie à environ 500 000 euros par an. C’est donc une part importante du budget, dans beaucoup de lieux, le ratio est moins élevé. Cette donne contraint d’emblée mon regard de programmatrice, je dois d’emblée me demander : est-ce que je vais pouvoir remplir avec des billets payants sur plusieurs soirs une salle de 600 places avec ce spectacle-là ? J’ai du mal à programmer des spectacles sur un modèle de gratuité dans l’espace public par exemple. J’aimerais bien investir davantage le parvis devant le théâtre, mais le modèle économique dans lequel nous sommes ne me laisse pas beaucoup de marge. Je veux en venir au défi que je vois : ce sont les limites de l’institution. C’est vraiment la problématique que je vois pour la suite. Si nous voulons aller à la rencontre d’autres publics, nous voyons que les artistes sont très en avance sur nous. Ils et elles réfléchissent beaucoup à des formes qui éclatent l’institution mais nous sommes contraints par nos lieux, par notre bâti, par l’outil dont nous avons hérité. Alors oui, les pouvoirs publics font leur possible pour s’adapter aux évolutions du temps qui se sont accélérées avec le Covid, mais les pratiques liées aux nouvelles technologies, au streaming à la maison, font que le principe même de la rencontre frontale avec un spectacle en même temps que six-cents autres personnes dans une salle de théâtre fermée ne sera pas forcément la pratique théâtrale majoritaire de demain. Les artistes proposent vraiment des choses très différentes, qui interrogent la ruralité, la proximité, l’espace public, mais j’ai du mal à accompagner ces démarches parce que le modèle d’institution que je dirige n’est matériellement pas équipé pour accompagner ces évolutions.

Martha Spinoux. – Je suis directrice des Clochards Célestes à Lyon. Nous sommes un lieu vraiment dédié à l’émergence et je voudrais prolonger ce que tu disais, Courtney, à propos des tendances qui se dégagent des compagnies. C’est drôle, depuis le début de la saison, toutes les compagnies que je rencontre veulent jouer dehors, toutes, que ce soient des solos ou des petites formes, alors que nous ne sommes pas du tout un lieu particulièrement adapté – nous avons bien une place devant le théâtre mais elle n’est pas très grande, et cela pose aussi des problèmes financiers comme tu le soulignais, puisque nous ne pouvons pas faire payer dans l’espace public. Je voudrais aussi revenir sur la question de la précarisation des artistes, parce qu’aux Clochards, nous sommes en plein dedans. Je rappelle notre modèle économique : nous ne pouvons accueillir les compagnies qu’en partage de billetterie, à 50/50, dans un lieu de cinquante places, sur des séries de cinq à dix dates. Il faut donc imaginer qu’à la fin des séries, nous ne donnons pas beaucoup d’argent aux artistes. Ils viennent chez nous car ils profitent de la vitrine comme on dit, du fait que les Clochards sont plutôt bien identifiés par le reste de la profession. Nous sommes assez mal à l’aise sur ces conditions d’accueil, même si pour le moment nous ne pouvons vraiment pas faire plus. Cela dit, cette contrainte a aussi ses avantages pour les artistes, au sens où les lieux comme le nôtre offrent surtout du temps et la possibilité de se planter. C’est important, au début d’un parcours de compagnie, on ne peut pas toujours tout réussir et si on se plante aux Clochards Célestes, ce n’est pas grave, le monde ne va pas s’écrouler, l’enjeu est moins lourd dans une petite salle et avec de petits moyens de production. J’estime que notre travail est d’accompagner le plus possible les créations, en sachant qu’on ne peut pas toujours prévoir ce que le projet va donner une fois qu’il sera créé et de laisser aux artistes la liberté de tout inventer et de tout imaginer. Et je crois aussi qu’au début, le fait de ne pas avoir les moyens de payer une chargée de prod, un chargé de diffusion, de communication force les metteur·ses en scène à expérimenter tous ces métiers, ce qui est formateur pour la suite, quand ils et elles devront embaucher d’autres personnes à ces postes. S’ils et elles n’ont pas mis les mains dedans, ce sera plus compliqué. Je trouve toujours cela étonnant quand des jeunes metteur·ses en scène me disent que la diffusion ne les intéresse pas du tout ! Je comprends mais en fait, ça fait partie de ton métier, il faut que tu saches le faire. L’endroit où nous sommes dans l’accompagnement permet d’essayer beaucoup de choses et il faut s’en saisir au début de sa carrière.

Angélique Clairand. – Nous sommes arrivé·es avec Éric Massé à la direction du Point du Jour à Lyon en 2019. Nous n’avons pas encore vraiment fait de vraie saison complète, donc comme Jean Bellorini ou Courtney Geraghty, nous n’avons pas beaucoup de recul, mais je commencerais par dire que, la première année, Éric et moi, qui sommes tous les deux comédien·nes et metteur·ses en scène, avons fait le choix de ne pas créer pour pouvoir nous consacrer à la vie du théâtre. Nous avons d’abord pris la programmation en charge à deux, mais nous nous sommes rendu compte que pour développer le projet que nous voulions pour le Point du Jour, il fallait élargir la programmation au reste de l’équipe de direction. Nous sommes donc cinq à prendre en charge la programmation : l’administrateur, la directrice de production, Marianne, Éric et moi. Cela nous permet d’aller voir beaucoup de propositions en amont mais cela permet aussi que chaque membre de l’équipe s’investisse pleinement à son endroit de compétence, puisque nous avons choisi ensemble les artistes. Nous avons vraiment la sensation que cela permet un meilleur accompagnement. Nous ne sommes pas à décider en haut, Éric et moi, puis l’équipe exécute, et c’est un travail plus horizontal qui permet aussi aux compagnies d’être mieux accueillies.

J’aimerais donner un conseil non pas pour l’avenir mais pour le présent aux compagnies qui contactent les théâtres : prêtez attention aux lignes de programmation des lieux. Par exemple, au Point du jour, nous avons une ligne contemporaine, en partie axée sur ce qu’on pourrait appeler un théâtre du réel, très en lien avec les faits d’actualité. Par exemple, en tant que metteuse en scène, chaque fois que j’envoie un mail à un·e directeur·rice de théâtre ou à quelqu’un qui fait de la programmation, je vais sur le site du théâtre, je regarde ce qui s’y passe, je lis l’édito. Cela me prend du temps mais cela permet de limiter les envois de mails et de baisser la quantité de refus ou de non-réponses. Je rejoins donc complètement l’idée que les metteur·ses en scène ne doivent pas abandonner complètement à d’autres la diffusion de leurs spectacles. Et autre conseil : n’envoyez pas vos projets uniquement aux directeur·rices des lieux, surtout quand ce sont des artistes qui sont donc souvent en tournée ou en création.

Quand nous proposons des rendez-vous à des compagnies, nous essayons le plus possible de faire les rendez-vous à deux au moins, parce que si nous programmons le projet, il est important qu’un autre membre de l’équipe en ait connaissance et aussi pour accompagner au mieux les compagnies en fonction de leurs besoins particuliers. Par exemple, Alexis Gangloff, l’administrateur du théâtre, qui est aussi nouvellement expert DRAC, peut aider spécifiquement sur la recherche de financements, tandis que Marianne va aider plutôt sur la recherche de publics.

Marianne Mathieu. – En tant que responsable des relations aux publics, je suis très heureuse d’entendre combien il est important, pour les directeur·rices de lieux, de toujours garder la question des publics au cœur des questions de programmation et de création. Quand on travaille en tant que responsable des relations publiques, notre mission est de donner au public potentiel l’idée que c’est un besoin de venir découvrir ce spectacle, donc bien sûr, comme le disait Angélique, c’est toujours plus facile quand on a entendu parler du projet très en amont. Dans les rendez-vous avec les artistes, j’ai souvent une double casquette de responsable des relations publiques et de responsable des projets de territoire. Le projet de théâtre hors les murs est en effet un des axes forts du projet d’Éric et d’Angélique : avec ce que nous appelons la « saison nomade », un tiers de la programmation du Point du Jour est jouée hors les murs, c’est-à-dire en dehors de lieux théâtraux, à l’échelle du cinquième arrondissement. Nous allons au-devant de ce fameux non-public qui aurait du mal à pousser la porte du théâtre, non parce qu’il serait éloigné géographiquement mais parce qu’il n’a pas connaissance de ce qui se passe au théâtre et surtout parce qu’il estime qu’il n’a rien à y faire. Avec des formes artistiques singulières, souvent légères (mais pas toujours), il faut trouver le lieu qui mettra en valeur la proposition, mais aussi qui permettra de créer au mieux la rencontre avec le public de ce lieu, qui aura investi la salle polyvalente la veille pour son concours de bridge et qui le redécouvre comme théâtre le lendemain. Mais la particularité, c’est que dans ce contexte, le public est chez lui, c’est nous qui devenons un peu une sorte d’intrus, une curiosité. C’est chez lui, c’est lui qui nous accueille et ça change le rapport. Cela implique des actions en amont des représentations, avec les artistes, auprès de ces publics. Nous parlions des cases à cocher tout à l’heure… Pour nous, la co-construction, la mutualisation, la transversalité font aussi partie des cases à créer, à développer. Mais ce ne sont jamais simplement des mots et des cases, pour que cela fonctionne, il faut que cette co-construction existe très concrètement, entre les équipes artistiques, les équipes administratives qui les accompagnent et les partenaires qui sont en face et nous reçoivent. Parfois, en face de certaines équipes artistiques qui nous présentent un embryon de projet, nous pouvons mettre de petits warnings quand nous recevons un projet qui demande dix mètres d’ouverture, trois mètres sous plafond, dix comédiens… Nous n’avons pas vraiment de lieu pour ça. Il s’agit d’adapter, d’être dans le conseil et dans un rapport de travail dès le départ ! Et pour la recherche de public, c’est même chose, c’est important que les équipes artistiques parlent très tôt avec les RP d’où en est la création et quel public cibler. Même si nous voulons nous adresser au plus grand nombre, il y a des publics un peu fléchés auxquels nous pensons plus particulièrement pour tel spectacle.

Marie-Pia Bureau. – Je suis pour cette année encore directrice de la Scène nationale de Chambéry. Je voudrais parler de trois endroits où le mot programmation me gratte un peu, provoque en moi un certain malaise. Le premier, et je sais que c’est quelque chose que je partage avec un certain nombre de personnes qui exercent le métier de directeur·rice de théâtre, c’est que je déteste qu’on nous appelle programmateurs et programmatrices. Parce que généralement, quand le mot arrive, il vient désigner l’acheteur·se de spectacles. Or, ce qui m’a motivée pour exercer ce métier, avant lequel je suis passée par plein de cases différentes, c’était d’abord un plaisir de lectrice puis de spectatrice, et la conviction que l’art est quelque chose de fondamental dans la vie des gens. C’est toujours cette chose-là que j’ai envie de partager. Donc quand je vais voir des spectacles, et je vais toujours en voir autant que je peux, je n’y vais pas en me demandant si je vais acheter ou non. J’y vais en espérant me voir traversée par des émotions, par une intelligence des formes, avant de penser achat.

Le deuxième endroit de malaise est celui du goût et du « pourquoi » de nos choix de programmation. Je partirai d’une anecdote : il y a trois ans, il y a eu un changement de direction à la Scène nationale de la Rochelle et le nouveau directeur a succédé à quelqu’un qui était là depuis vingt-cinq ans. Ils ont des personnalités très différentes et ce nouveau directeur a été beaucoup contesté par le public à son arrivée, notamment par les abonné·es du théâtre. C’était assez violent, toute la profession a un peu été prise à parti et un jour, un représentant du ministère de la Culture est venu défendre ce directeur auprès du noyau d’abonné·es qui voulait son éviction. Mon propos n’est pas ici de dire qui avait tort ou raison, mais j’ai été frappée par son argument, qui a consisté à dire : il faut garder ce directeur, parce qu’il programme un tel et une telle, et ce sont de bon·nes artistes qui font de bons spectacles. J’ai tiqué en me disant que le monsieur du ministère de la Culture était en train de donner raison aux élu·es du territoire que je croise et qui me demandent si l’on me fournit des listes de spectacles à programmer obligatoirement pour plaire au ministère. En fait, derrière cette ligne de défense, il y avait une certaine idée de ce qu’est le bon goût qui me pose problème. C’est aussi dans ce sens, pour moi, qu’il faut entendre le mot « diversité ». Je ne parle pas des gens qui n’ont pas envie d’aller dans les lieux de culture, mais de ceux qui en ont envie sans avoir les références de bon goût qui sont les nôtres. Qu’est-ce qu’on en fait, de ces personnes ? C’est une vraie question ! Il se trouve que, quand j’ai commencé ce métier, je faisais des petits boulots dans un lieu de la mondanité parisienne. Je venais de la campagne très populaire et j’étais effrayée parce que je sentais bien qu’il y avait ce qu’on pouvait dire ou citer, et ce qui n’avait pas droit de cité sous peine de révéler qu’on n’était pas de ce monde-là. Par exemple, j’aimais lire les livres de Borgès, mais en 1987 c’était déjà ringard, il ne fallait pas dire qu’on aimait ça ! Ces codes du bon goût me questionnent maintenant que je suis en position de programmer.

Le troisième problème se manifeste au moment de l’exercice auquel doivent se livrer tous les directeur·rices de scènes nationales : la rédaction d’un contrat d’objectifs et de moyens (COM). Le formulaire même du COM est prévu selon un plan qui établit une hiérarchie : en position numéro un, il y a l’activité artistique ; en deux, le public et le territoire ; en trois, les moyens. Autrement dit, on est censé d’abord choisir les œuvres et expliquer pourquoi, selon quel quota etc., puis dire comment on va faire en sorte que les gens viennent voir ces œuvres et comment la programmation va trouver son assise sur un territoire, enfin, on doit expliquer comment on trouve les sous pour faire tout ça. Je caricature bien sûr, mais c’est quand même un peu l’ordre établi. Or, j’ai l’impression que nos choix ne se font pas du tout selon cette hiérarchie-là, qui relève un peu d’une pensée coloniale, comme si les programmateur·rices étaient les détenteur·rices du bon goût, que nous saurions quelles sont les bonnes œuvres et que nous allions faire converger les goûts des publics avec ce bon goût.

 

 

La fusée de Malraux
Schéma de Nathalie Autréau, responsable billetterie à Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie

 

Avec l’équipe de la Scène nationale de Chambéry, nous essayons de procéder autrement. La programmation est à la fois un processus et une stratégie pour atteindre un objectif : que les gens qui fréquentent ce lieu ressemblent le plus possible à la diversité de la population alentour. J’ai apporté un dessin [voir ci-dessus]. Lors d’une réunion où j’essayais d’expliquer ce grand objectif à toute l’équipe, j’étais un peu fouillis, alors la responsable de la billetterie m’a dit : « Je peux te le dessiner, ton truc. » Nous avons ri, parce que, ce qu’elle a dessiné, c’était un peu la fusée de Tintin. C’est resté : chaque saison, nous essayons de créer une nouvelle « fusée de Malraux » à trois étages. En effet, nous nous sommes dit que nos choix croisaient de façon non hiérarchisée trois types d’entrée. Des entrées effectivement artistiques, un peu comme on voit la programmation au sens classique, des entrées liées aux dynamiques du territoire et des entrées liées à des questions de cadre très diverses. Si nous regardons les entrées artistiques, chez nous, il y a des artistes associés de longue durée, une artiste est là en association depuis sept ans. Cela permet qu’ils et elles aient une très bonne connaissance du territoire et de l’établissement. C’est important pour nous et surtout fructueux dans le travail. Dans la programmation, il y a donc d’abord leurs productions, et nous avons aussi avec eux des discussions sur la façon de construire des axes artistiques. Puis il y a des artistes que nous programmons de façon ponctuelle. Comme tout le monde ici, nous recevons des tonnes de mails avec des tonnes de propositions de spectacle. Nous avons un réseau professionnel aussi, avec lequel nous faisons des réunions régulières au sein de divers organismes. Cela peut être l’ONDA, des réseaux régionaux ou des réseaux plus cooptés. Donc là nous parlons de spectacles en disant : « Tiens, j’ai découvert untel en Normandie, ça peut valoir le coup que tu ailles voir… » La présélection passe quand même pas mal par là. Il y a l’expertise de la DRAC et de la DGCA aussi. Elle n’est pas infaillible, bien sûr, et nous pouvons nous questionner sur son goût mais, malgré tout, quand des gens voient deux cents spectacles par an pendant vingt ans, ça finit quand même par faire une compétence.

Il y a aussi des entrées par le territoire qui sont très importantes pour moi, presque premières. On ne fait pas du tout les mêmes choix si on est, comme c’est le cas de la Scène nationale Malraux, une très grande salle dans une ville de 60 000 habitant·es et dans une situation de quasi-monopole sur une bonne partie de la Savoie, et à Lyon par exemple. L’idée de s’adresser à tous et toutes, de l’éclectisme, de la pluridisciplinarité est vraiment très importante à Chambéry, parce que ce que les gens ne verront pas à Malraux, ils ne le verront pas ailleurs, dans une aire géographique accessible. Il y a aussi les spécificités propres au territoire : nous sommes en zone proche montagne et nous avons fait de ces questionnements autour de la montagne un objet de travail avec les artistes associé·es en explorant par exemple des formes dans la montagne, des formes déambulatoires, etc. Il y a des événements culturels liés au contexte local. Par exemple, nous avons créé un festival de cinéma africain. Ce n’est pas tombé du ciel parce que moi ou quelqu’un d’autre dans la maison aimerait bien le cinéma africain. Le projet est né parce qu’il y a à Chambéry des associations en charge de coopérations avec plusieurs pays d’Afrique, notamment le Burkina, qui sont très actives, et il y avait la volonté de prolonger les choses qui se faisaient hors du lieu central de culture qu’est la Scène nationale pour les faire grandir à l’intérieur de ce lieu central de culture. Il y a vraiment une question de sociologie des publics qui se pose. On peut le percevoir en étudiant les chiffres de billetterie ou de façon plus instinctive, au doigt mouillé en regardant la salle, mais la conclusion est la même : globalement, on voit bien que le public des théâtres est plutôt âgé et pas assez diversifié. Il y a en fait plusieurs manques. Par exemple, à Malraux, le théâtre était très fréquenté par la gauche locale mais il n’y avait pas une entreprise qui venait parce qu’idéologiquement, ce n’était pas perçu comme leur lieu. Pour moi, c’était un enjeu de faire en sorte que les entreprises locales s’intéressent au projet, que leurs employé·es fréquentent la salle et ne se disent pas que ce lieu leur est hostile. Créer des ponts passe parfois par des propositions qui viennent de partenaires. Cela peut être par exemple un festival du premier roman qui va me dire : « Si on faisait un spectacle ensemble au moment du festival ? » Souvent, je leur laisse la place pour le choix du spectacle, même si nous en discutons ensemble. Après, il y a les hasards des rencontres liées au territoire. Je vais reparler de la montagne : un jour, j’ai rencontré un berger qui m’a parlé de ses problématiques, et je me suis dit que ça vaudrait le coup que nous en parlions sur scène. J’en ai discuté avec les artistes associé·es qui ont mis un an et demi à deux ans pour imaginer un projet, mais cela valait vraiment la peine.

Il y a enfin d’autres choses qui ne font pas à proprement parler partie des cases qu’on évoquait mais qui comptent beaucoup. Les règles de sécurité, d’abord. Mine de rien, ça prend beaucoup de place, la sécurité dans les théâtres ! Il y a aussi les demandes particulières des tutelles, des financeurs, des axes politiques qu’on nous donne. Cela peut être la ville qui tout à coup nous demande de travailler sur leur carnaval avec des artistes. Et puis, j’en parle en dernier, les missions de service public imprègnent tout ! Elles impliquent d’être toujours en questionnement sur l’accessibilité financière, mais pas uniquement. Est-ce que nous avons fait ce qu’il fallait pour toucher tel type de population ? C’est une question qui doit toujours nous habiter, et qui demande une part d’investigation. Je voulais pour finir vous parler d’un projet qui me tient très à cœur, le projet La Base. La programmation consiste toujours à remplir, alors nous avons voulu penser une programmation en préservant des espaces de vide pour laisser la place à des choses qui arriveraient mais qu’on n’aurait pas prévues. Un tiers-lieu a été créé au sein du bâtiment qu’occupe la Scène nationale et nous en sommes partie prenante avec un collectif d’artistes et des bénévoles. Ce sont eux qui expertisent les projets qui arrivent. Nous ne sommes pas sur le même type de projet que ce dont nous avons parlé jusqu’ici. S’il y a besoin de dix mille euros de coproduction, c’est la Scène nationale qu’on vient voir. La Base accueille des projets qui ont besoin d’un peu d’accompagnement mais qui ne sont pas loin de l’autofinancement et qui relèvent d’une définition très large du mot « culture ». Cela peut être du graphisme, de la cuisine, de l’architecture, etc. Cela peut être une exposition provisoire, du DJ set, du jeu… Nous avons désormais une trentaine de projets supplémentaires par mois qui arrivent et auxquels nous faisons place. Mon travail dans ce cadre est de faire de la couture ou du tissage pour que ces projets fassent sens avec le reste de la programmation et que se créent de nouvelles dynamiques.

Claire Roussarie. – Je rejoins beaucoup de ce qui a été dit par Marie-Pia, sur la question des territoires notamment. J’insisterais sur un point, qui est aussi l’histoire des lieux de théâtre. Le Centre dramatique national de Valence Drôme-Ardèche est un théâtre issu de la décentralisation dramatique, c’est quelque chose d’important pour moi et cela conditionne certaines missions. Nous sommes des lieux moteurs sur le territoire dans lequel nous sommes, à la fois pour accompagner des artistes et pour présenter au public l’état de la création aujourd’hui en France et un peu à l’international. Nous avons donc le devoir d’être assez éclectiques aussi bien dans les formes que nous pouvons présenter, que dans les textes, le répertoire, auteur·rices contemporain·es etc. Je suis arrivée il y a un an et demi avec Marc Lainé, l’actuel directeur. Auparavant, je travaillais à la MC93 à Bobigny sur les questions de territoire, et même si nous l’avons déjà beaucoup dit, j’insiste sur la nécessité de s’ajuster aux territoires. Ça n’a évidemment rien à voir de travailler dans de gros axes comme la région parisienne ou, j’imagine, à Lyon, et à Valence. Il y a d’autres structures culturelles à Valence qui sont très bien, mais nous avons quand même l’obligation de ne pas avoir une ligne trop spécifique. Même si, évidemment, nous avons un projet et une ligne artistique, nous devons essayer d’élargir au maximum le spectre des spectacles que nous accueillons. C’est une question importante.

Je voudrais aussi reprendre cette expression d’une programmation « miroir du monde », c’est exactement ça, il me semble, notre travail. Et aussi, sur ces questions de territoire, j’ai souvent le sentiment que nous sommes un pôle, un centre, mais qu’il ne faut pas hésiter à se dire aussi que l’action du théâtre sort très largement de nos murs. Nous pouvons faire des milliards de choses aussi en dehors, soit pour ramener du public dans nos salles, soit pour qu’il se passe des choses avec des gens tout simplement à l’extérieur. J’ai l’impression que le rôle d’un théâtre est aussi très largement là. Par ailleurs, je voudrais partager une inquiétude que nous sommes plusieurs à avoir aujourd’hui, nous en parlions entre nous tout à l’heure. Vous n’êtes pas sans savoir qu’aujourd’hui les théâtres ont des problèmes de fréquentation, notamment dans les grandes salles. Ce dont j’ai peur, c’est que tout à coup, nous soyons tenté·es (ou contraint·es) d’aller vers des choses dont nous sommes assuré·es du succès, parce que tel nom d’artiste va parler aux gens et garantir qu’ils viennent. J’ai l’impression qu’il faut que nous fassions très attention à cela. C’est aussi pour cette raison que je rappelle l’histoire de la décentralisation. En tant que CDN, nous devons être aussi à l’endroit du risque de la création, nous devons confronter le public à des choses qui vont le déplacer, qu’il ne va peut-être pas forcément aimer d’ailleurs et qui vont lui faire se poser des questions. Je ne dis pas qu’il faut par principe viser des spectacles qui désemplissent les salles. Mais cela fait du bien de temps en temps d’avoir un Frank Castorf, par exemple, parce que même si la moitié de la salle va partir, l’autre moitié va rester et il se sera passé quelque chose d’extrêmement fort pour ceux et celles qui seront resté·es aussi bien que pour ceux et celles qui seront parti·es et qui pourront se demander pourquoi… ou pourquoi les autres sont restés ! Je trouve que c’est très important de garder cette chose-là. Nous travaillons toujours en pensant : est-ce que c’est intéressant de faire cela pour notre public ? Enfin non, pas notre public justement, le public qui nous entoure. Qu’est-ce qui va pouvoir entrer en résonance ? C’est ce que tu disais, Marie-Pia, à propos du cahier des charges, quand on pense à une programmation, on ne pense pas les choses comme une addition : simplement un spectacle + un spectacle + un spectacle, on réfléchit de façon globale à tout ce que chaque spectacle et l’ensemble vont pouvoir constituer d’émulation, d’action, d’activité autour.

Arnaud Meunier. – Je fais une parenthèse, mais je voudrais dire aux étudiant·es présent·es que vous avez vraiment de la chance de pouvoir entendre toutes ces paroles. Quand j’étais étudiant, j’aurais adoré pouvoir entendre une telle diversité de lieux et de structures, entre des grosses maisons comme le TNP ou la MC2 et des structures qui accueillent en coréalisation… Ce panel donne à voir la complexité et la richesse de ce qu’il faut entendre par « institution ». C’est important, en ce moment particulièrement, de ne pas tomber dans des oppositions binaires. Cet écosystème très français des institutions est une très grande chance et rassemble des lieux très différents les uns des autres dans leurs missions, leur label, leur financement. Bien sûr, c’est important de continuer à interroger la rigidité de l’institution par rapport à l’accompagnement des artistes. Je parlais du libéralisme tout à l’heure, or le libéralisme nous amène à nous opposer les uns aux autres constamment : les urbains contre les ruraux, les vieux contre les jeunes, les riches contre les pauvres, etc. Ce qui fait que nous avons réussi à traverser la pandémie, c’est en grande partie lié à l’immense diversité de nos structures. Donc je pense qu’il est extrêmement important de se dire que nous avons absolument besoin de l’institution. C’est la richesse française d’avoir des lieux, de gros lieux qui ont aussi des outils très performants avec des équipes aux savoir-faire très variés, des ateliers de construction de décor, de costumes, etc., et des lieux comme les Clochards Célestes. Tout cela est complémentaire ! Quand les compagnies acceptent de « jouer à la recette », autrement dit qu’elles acceptent de perdre de l’argent, c’est parce qu’elles espèrent qu’elles vont vendre ensuite à un lieu qui a les moyens de payer la représentation.

Pour moi, c’est une chose importante à avoir constamment en tête, et ce serait un danger d’attaquer les « grosses » machines de l’institution dans le contexte actuel. Jean faisait allusion tout à l’heure au THÉCIF. Depuis que ma génération a commencé ce métier, nous pouvons voir un affaiblissement des moyens : nous avons donc d’un côté un nombre de structures et d’artistes qui augmente et de l’autre une baisse d’argent. C’est un fait extrêmement important. Courtney l’a nommé tout à l’heure, pour beaucoup de lieux maintenant, le financement est en grande partie tiré par la billetterie. Nous nous appelons toujours « théâtre public » mais dans les faits, la logique de rentabilité liée à la billetterie est devenue dominante pour beaucoup de lieux. Je pense qu’il n’y a plus guère que les Centres dramatiques et les Théâtres nationaux qui échappent encore à cette logique. Dans un contexte où le public va peut-être rester sur les habitudes culturelles refuges qu’il a développées pendant la pandémie, la question de l’accompagnement des artistes et celle de la prise de risque vont se poser de manière extrêmement aiguë. Cela va être un peu la quadrature du cercle de continuer à mener nos missions de théâtre public et en même temps de faire attention à la remontée de la billetterie, avec un tas de tableaux de plus en plus savants où l’administrateur·rice commence désormais à calculer le retour sur investissement, le prix fauteuil, etc. Tout cela est lié. Et dans la check-list de plus en plus difficile à suivre, il faut encore ajouter la commande politique, qui est de plus en plus exigeante, on reçoit beaucoup de demandes : « Faites ceci, faites cela… », alors même que les financements baissent. C’est pour cela que j’insiste sur le piège à éviter selon moi, qui serait d’opposer les structures les unes aux autres et de lutter contre l’institution : le système français est encore très puissant, très fort, et nous pouvons effectivement nous en enorgueillir mais il est fragile, y compris dans les grosses maisons. Le fait est qu’à l’Opéra de Paris ou la Philharmonie, pour prendre un exemple extérieur au théâtre, la totalité de l’artistique est payée par la billetterie. La subvention ne couvre que les frais de fonctionnement, donc les frais de personnel et l’éducation artistique et culturelle. Au théâtre, nous ne pouvons pas faire ça, sauf à augmenter de façon délirante le prix des places. Cela pose de sérieuses questions dans la manière dont nous allons accompagner le projet, les artistes.

Courtney Geraghty. – J’ai vécu dans beaucoup de pays dans le monde qui n’ont pas du tout le bagage culturel de la France et effectivement, nous avons un système unique dans le monde qu’il faut préserver. L’institution a une compétence et un savoir-faire indéniables, mais l’affaissement des moyens fait que l’institution, comme tu le pointais très justement Arnaud, est de plus en plus affectée par les nécessités de billetterie et a des difficultés à se questionner sur ce positionnement et ses manières de faire. Il faut prendre garde à ce risque de nous enfermer en nous-mêmes. Laurent Gutman, le directeur de l’ENSATT, m’a dit quelque chose qui m’a beaucoup marquée l’an dernier. Il m’a dit que les élèves qui sont actuellement en école d’art ont presque tou·tes le rêve de la cabane, que plus personne ne veut diriger un lieu. Nous formons aujourd’hui des élèves pour qu’ils et elles soient les meilleur·es comédien·nes possibles et puissent aller occuper les plateaux des grandes institutions, mais eux·elles veulent aller travailler dans la ruralité et faire du théâtre pour vingt habitants dans un petit village avec des vaches autour ! Je comprends d’ailleurs ce rêve de la cabane. Je l’ai aussi, ce rêve, mais mon théâtre fait six cents places et il est en plein centre-ville. La question est : comment, en ayant conscience aujourd’hui de ce désir des jeunes artistes que nous accompagnons, faire plus de choses comme celles dont parle Marie-Pia, qui a un programme absolument passionnant avec cette histoire de montagnes ? Comment être sur plusieurs tableaux à la fois ? Comment pouvons-nous, nous qui sommes l’institution, qui la faisons, continuer à évoluer et ne pas nous figer ?

Pourriez-vous à présent témoigner de deux expériences d’accompagnement que vous avez pu vivre avec un·e artiste ou une compagnie, l’une que vous considérez comme un succès et l’autre que vous considérez comme un échec ou en tous cas qui vous a questionné·es soit sur le moment, soit rétrospectivement ?

Claire Roussarie. – Un exemple me vient à l’esprit, que j’ai vécu comme un échec parce que nous n’avons pas réussi à bien adapter l’expérience au public ni à l’équipe du théâtre. Nous faisons à Valence des Objets Valentinois Non Identifiés (OVNI), qui sont des objets partagés. L’artiste est très libre dans la forme de l’objet, en revanche, il a pour contrainte d’impliquer dans le processus de création des participant·es dans une temporalité qui est la sienne. Le projet peut durer une semaine, six mois ou un an, c’est à voir. Nous avons une artiste avec laquelle nous travaillons qui s’appelle Silvia Costa, une artiste formidable, à la fois artiste visuelle et metteuse en scène. Dans l’OVNI qui s’appelait La Belle Image, un projet avec des personnes âgées, elle voulait que ces personnes, qui habitaient depuis longtemps à Valence, témoignent de la transformation d’un bâtiment, soit dans son usage, soit dans son esthétique. Tout le processus a été génial, au sens où c’était formidable pour ces personnes âgées de revivre, de se replonger dans l’histoire. Silvia voulait ensuite confronter les bâtiments à des images d’archive. Le service des archives de Valence a été très intéressé par la confrontation entre ces témoignages vivants, audio, et des images. Alors, pourquoi je parle d’échec ? Parce que je pense que j’ai mal suivi la chose sur la forme. Silvia a travaillé avec un photographe et elle souhaitait créer un parcours dans la ville de Valence. L’idée était de mettre les images d’archive sur les bâtiments dont parlent les personnes âgées, et également de faire figurer dans un lieu central de la ville les portraits de ces personnes et leurs témoignages audio. Or, avec les moyens et les effectifs que nous avions à disposition, nous n’étions pas en mesure de faire une forme complexe qui implique beaucoup de démarches (demander des autorisations pour ces actions dans l’espace public) et de questions pratiques à régler (trouver les bons matériaux, la bonne colle, savoir comment diffuser de façon audible du son dans la ville). D’un petit projet, nous étions passé à un très gros que nous n’avons pas réussi à bien suivre. Nous étions très en retard dans tout, et finalement nous avons été totalement absorbé·es par la conception sans avoir le temps de nous consacrer à la recherche de publics. L’objet était extrêmement beau, mais la fréquentation a été décevante, parce que nous n’avions pas eu les ressources nécessaires en interne pour faire venir les personnes qui auraient pu être intéressées. J’aurais dû, au moment où Silvia m’a présenté son projet, lui dire qu’il fallait faire plus simple.

Angélique Clairand. – Je voudrais témoigner de deux expériences assez différentes. D’abord, une expérience que nous avons vécue comme une grande réussite. Au Théâtre du Point du Jour, nous avons chaque saison deux temps forts qui sont les « Grands Reporterres », qui nous confrontent toujours aux mêmes questions : nous devons concevoir le projet avec un ou des artistes puis trouver les partenaires, le financement… Cela met beaucoup de temps à se monter, de un à trois ans, voire plus maintenant. Nous nous sommes dit que nous allions proposer aux artistes un temps de création intermédiaire, en association avec un·e journaliste. Ça nous semblait d’autant plus intéressant que l’artiste est confronté·e à un temps de création très long alors que le·a journaliste travaille dans un temps plutôt resserré, à chaud, avec l’actualité. Dans le projet « Grand Reporterre », nous associons donc un·e artiste et un·e journaliste qui mettent en pièce un sujet d’actualité qui les anime. Le premier « Grand Reporterre » a été mené par Sébastien Valignat avec une contrainte très serrée : il avait une semaine pour créer et il devait performer à la fin de cette semaine-là deux représentations. Il nous a dit que cette expérience et ces contraintes très serrées, qu’il avait trouvées difficiles au moment du montage du projet, avaient complètement modifié sa façon de travailler pour sa prochaine création que nous accompagnons, qui s’appelle Campagne et qui porte sur les élections présidentielles et l’entre-deux-tours.

Je complèterai par une expérience que nous n’avons pas vécue comme un échec mais plutôt comme un essai à transformer. Notre mandat est de trois ans renouvelables. À notre arrivée, nous avions deux compagnies associées, le Collectif Marthe et la Compagnie Y, et nous nous sommes rendu compte que trois ans, ça passe très vite, et inversement, que monter un projet prend beaucoup de temps aux jeunes compagnies, entre l’idée du projet et la recherche de partenaires, cela peut mettre plusieurs années. Pour le prochain mandat, nous avons pris la décision d’accompagner les compagnies associées dès maintenant en résidence, en production, en recherche de partenariats avec d’autres structures. Les temps d’accompagnement sont beaucoup plus longs que ce que nous avions pensé au départ.

Marianne Mathieu. – Je voudrais évoquer une autre expérience un peu malheureuse, qui questionne les stratégies de programmation. L’année dernière, nous avions programmé en ouverture de la saison un spectacle d’Étienne Gaudillère, une fresque théâtrale sur l’affaire WikiLeaks. Il prend des morceaux de l’histoire contemporaine et les développe dans des spectacles avec dix comédien·nes, pour trente personnages, de deux heures dix… C’est du gros bateau ! Et pendant qu’il travaille sur ces spectacles, il déploie une petite forme, qui peut être jouée un peu partout. En 2019-2020, Pale Blue Dot était dans la plaquette, il a été annulé à cause du confinement. En 2020-2021, il a été annulé de nouveau. Nous nous sommes dit que ce n’était pas possible que ce spectacle ne joue pas. Or, il y avait un endroit où nous pouvions encore jouer, c’étaient les lycées. Nous avons donc décidé de prendre la petite forme et de la jouer en milieu scolaire. Ce spectacle s’appelait Conversation privée, c’était l’histoire de Chelsea Manning, de la prise de contact de Chelsea Manning avec Adrian Lamo à sa décision de tout balancer à Julian Assange. Cela a très bien fonctionné, tout le monde était ravi de pouvoir jouer quand même, d’avoir un public… Comme nous sommes assez entêté·es, la saison suivante, nous sommes dit : comme Pale Blue Dot sera encore dans la plaquette en 2021-2022, pourquoi ne pas déployer aussi cette Conversation privée sur le territoire du cinquième arrondissement et créer une sorte de diptyque entre cette histoire et la grande fresque qui sera ensuite jouée au théâtre ? Conversation privée était programmé la dernière semaine avant les vacances de Toussaint et Pale Blue Dot la première semaine de décembre. Je rentre dans ces détails pratiques parce qu’ils ont leur importance dans l’erreur stratégique que nous avons commise. À force que le spectacle soit dans les plaquettes du théâtre, Pale Blue Dot était très attendu, au fil des saisons qui passaient nous avions ciblé de plus en plus de réseaux de publics et nous avions naïvement pensé que Conversation privée vivrait grâce à cet appel d’air. Mais en fait, ça n’a pas du tout été le cas ! Le public s’est vraiment focalisé sur la grande forme au théâtre et il y a eu un effet doublon. Le fait que ce soit la reprise de l’activité des théâtres et que ça se joue hors-les-murs a rajouté aux difficultés et en définitive, sur l’exploitation de Conversation privée, nous avons vraiment dû aller chercher le public un par un, on était vraiment fauteuil par fauteuil, vraiment, sur les quatre représentations !

Martha Spinoux. – Je commencerai par les échecs, même si nous ne les considérons pas trop comme tels. Disons que mécaniquement, dans la mesure où nous accueillons tellement de compagnies chaque année, beaucoup disparaissent ou réapparaissent sous d’autres formes. C’est la vie des jeunes compagnies : elles se modifient, quelquefois elles bifurquent et puis elles reviennent au bout de trois ans, quand elles ont fait une pause. Cela arrive assez souvent. Et, en ce qui concerne les accompagnements réussis, un exemple me vient en particulier : il y a trois ans, nous avons accueilli en compagnie associée un collectif composé de circassien·nes, metteur·ses en scène, régisseur·ses, comédien·nes et danseur·ses. Nous leur avons proposé mille euros en plus du partage de billetterie dont je vous parlais. Ils et elles voulaient travailler en horizontalité, ce qui implique que tout prenne plus de temps, d’autant que leur projet était de faire une forme gigantesque sur les départs sans retour ! Le collectif a investi le théâtre pendant deux mois, les artistes en mettaient partout parce qu’ils et elles étaient très nombreux·ses et, chaque soir, le départ était différent, donc le spectacle était différent. Pour vous donner quelques exemples, le départ sans retour pouvait être un départ dans l’espace, la vieillesse, la mort, la lutte, l’ensauvagement. Chaque soir, il y avait un montage et un démontage. Au terme de cette aventure, nous leur avons proposé de revenir pour une deuxième saison, et ils et elles nous ont dit leur désir de compiler ces six spectacles en un seul, pour faire un grand spectacle sur les départs. Nous les avons accueilli·es l’année dernière et là, c’est le confinement. Le collectif a eu du mal à trouver la forme d’ensemble, les artistes ont proposé une sortie de résidence pendant le confinement, c’était très fouillis mais il y avait plein de très belles choses. Notamment, une des artistes proposait une sorte de performance au sein du spectacle, avec des synthétiseurs et des rétroprojecteurs, sur sa transition de genre. J’ai parlé avec elle et elle m’a dit qu’elle voulait faire un spectacle à partir de cet extrait. Je lui ai dit : « Ça a l’air super, on y va. » Elle a réussi à séduire beaucoup de lieux de résidence, elle a fait une résidence à la Chartreuse à Avignon, les résident·es et les gens de la Chartreuse lui ont demandé si elle avait pensé à jouer dans les CDN parce que ce qu’elle faisait était super. Je trouve ça intéressant de voir comment de cet énorme fouillis qu’ils et elles ont créé ensemble, nous arrivons progressivement à une forme beaucoup plus solide parce qu’elle a pris le temps de se construire. Cette artiste est restée trois ans chez nous et elle a pu contacter des lieux de diffusion et des lieux qui accueillent en résidence dans de bonnes conditions. Elle jouera chez nous, dans plein de festivals sur ces questions de transition… Pour moi c’est un accompagnement réussi justement parce qu’il s’inscrit dans la durée.

Courtney Geraghty. – Je ne vais pas pouvoir vous parler de succès ou d’échec au Théâtre de la Croix-Rousse, puisque la programmation que j’ai impulsée vient à peine de démarrer, mais je voudrais parler de quelques expériences que j’ai eues dans des fonctions antérieures, notamment à un endroit qui nous décale un peu par rapport à celui où nous sommes aujourd’hui, qui est celui de la diffusion internationale. J’ai beaucoup travaillé dans ce qui s’appelle le réseau culturel français à l’étranger, les Instituts français, les ambassades de France, ce genre de choses. Le travail de programmation se situe à un autre endroit dans ces cas-là, puisque généralement nous n’avons pas de lieu. Nous avons donc plutôt un rôle de conseil et d’écoute de ce qu’on appelle les partenaires locaux du territoire, ce qui signifie que notre rôle est de connaître très bien tous les partenaires du territoire culturel du pays, de leur faire des préconisations et d’aider à réaliser leurs vœux, tout en faisant en sorte qu’ils connaissent bien aussi ce qui se fait en France et que se mettent en place des logiques d’échange. Je vais vous parler de deux expériences au Chili. D’abord, celle que j’estime être un succès. Je travaillais avec le festival Puerto de Ideas, un festival de débats d’idées à Valparaiso. Avec la directrice du festival, qui était quelqu’un de très engagé, nous avions identifié une autrice que j’aime beaucoup, Léonora Miano, qui est une autrice camerounaise. Nous voulions l’inviter pour la force de son écriture et parce que cette invitation rejoignait notre souhait d’accompagner plus de femmes dans le réseau à l’étranger, plus de diversité, etc. Mais il y avait deux obstacles. D’une part, Léonora Miano est quelqu’un qui n’a pas peur du conflit, de se fâcher avec les gens. D’autre part, j’étais très peu en accord avec mon directeur, nos visions de ce que nous attendions de nos métiers étaient très éloignées. C’était en partie dû à une rupture générationnelle sur la question de ce que cela signifie de travailler à l’international et sur la conception du soft power. Il était en fin de carrière et il était dans une logique d’export des joyaux de la culture française alors que j’étais dans un moment de questionnement sur la création de rencontres, sur ce nous voulons raconter, sur l’image de la France que nous voulons donner. Au début, il a laissé faire puis il a commencé à se renseigner sur Léonora Miano, qui a un discours assez critique à l’égard de la France, notamment sur la période coloniale et sur tout l’écosystème post-colonial. Il a donc voulu annuler l’invitation, puis il a voulu imposer un professeur du Lycée français pour animer le débat avec elle, ce qui ne me semblait pas une bonne idée parce qu’il n’était pas du tout assez pointu pour faire face. Et bien sûr, quand Léonora Miano a reçu les questions, elle a dit qu’il n’était pas question qu’elle accepte ce débat et elle a voulu annuler son séjour, alors que la directrice du festival tenait à sa venue à Puerto de Ideas. Finalement, elle a accepté de venir à Valparaiso mais sans faire le débat. Le public et elle se sont retrouvés dans la salle et franchement ça a été une des plus belles émotions que j’aie jamais vécues, ce que cette invitation a généré a dépassé tout ce que je pouvais attendre… J’ai pris conscience à ce moment de quelque chose que je n’avais jamais autant conscientisé, à savoir la force des rapports Sud-Sud et donc la nécessité, quand on s’occupe de diffusion internationale, de créer des endroits qui soient comme des courroies de transmission entre les anciennes puissances coloniales et les anciens pays colonisés, qui ont très peu accès à des dialogues en commun car beaucoup de leurs rapports aux échanges culturels passent par l’hémisphère Nord, par l’Occident, par des pays qui ont plus de moyens pour faire de la diffusion internationale. La salle était debout et en larmes, les gens remerciaient Léonora Miano pour ses paroles. Mon directeur a failli me licencier ensuite, il était exaspéré parce qu’elle a critiqué la France à au moins trois ou quatre reprises, de manière assez « vociférante ». Il ne comprenait pas que j’aie laissé faire cela, mais j’ai eu au contraire le sentiment de faire exactement mon travail, d’aider à ce que la France défende la liberté d’expression à l’étranger et de montrer que nous sommes un pays qui offre une liberté de création et d’expression. Cette expérience était extraordinaire !

À l’inverse, je voudrais évoquer une expérience que je n’ai pas du tout vécue comme un échec sur le moment mais a posteriori. Elle concerne un spectacle que pourtant j’aime beaucoup, celui de Julien Gosselin, 2666, à partir du texte de Roberto Bolaño, qui est un immense auteur sud-américain. Nous avons donc voulu faire une tournée en Argentine et au Chili de cette forme épique de douze heures. C’était une tournée colossale, qui a coûté une fortune. Deux très grands festivals, Santiago a Mil au Chili et le FIBA à Buenos Aires se sont mis ensemble pour accueillir ce spectacle. Cela faisait beaucoup de monde en tournée, d’énormes décors qui ont traversé l’Atlantique sur des paquebots. Et puis, une fois sur place, les déplacements ont été très compliqués. De France, nous avons l’impression que l’Amérique du Sud, ce n’est pas si grand mais en réalité, c’est immense ! Sans compter les obstacles naturels : pour faire traverser les Andes à un décor, c’est au minimum une semaine d’immobilisation de l’équipe et des comédien·nes. Bref, tout cela coûte beaucoup d’argent. Nous avons beaucoup travaillé pour monter la tournée, mais la partie chilienne a fini par capoter et la tournée a été maintenue uniquement pour aller au FIBA en Argentine. Comme j’étais aussi en charge de la coordination du spectacle vivant dans toute l’Amérique du Sud, je suis allée du Chili en Argentine pour la venue du spectacle. C’était chouette, il y a eu du public, c’était un moment agréable mais rétrospectivement, je me demande quel est le sens de ce genre de tournée, cette dépense de tonnes d’euros, de tonnes de carbone, tout ça pour deux dates à Buenos Aires et pour toucher 1600 personnes sur deux soirs. Sur ces questions, les choses se déplacent assez rapidement, et je trouve que nous ne sommes pas encore suffisamment dans une logique de réciprocité dans le réseau français. C’est pour cela que je valoriserais le fait de sortir d’une logique d’export pour aller plus vers un soutien à la création locale du pays. Les Suisses sont très en avance là-dessus.

Jean Bellorini. – Je pourrais parler pendant des heures de l’expérience d’Exhibit B quand j’étais directeur du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis, ce performeur-metteur en scène blanc sud-africain dont le spectacle sur l’esclavage a été empêché. Je ne sais toujours pas si c’est un échec ou une immense réussite. Mais je rejoins ce que disait Martha, je pense que les plus belles réussites sont celles qui s’inscrivent dans la durée, quand on découvre quelqu’un à un endroit et qu’on le retrouve des années après ailleurs. Et heureusement, cela arrive quand même régulièrement !

Étudiant·e.Je voudrais non pas poser une question mais vous faire part d’un sentiment. La plupart des étudiant·es ici présent·es sont né·es dans les années 2000 et en vous entendant, j’ai l’impression que vous vous êtes faits tou·tes seul·es, sans passer par l’université ou par des grandes écoles de théâtre. Vous nous avez aussi dit que de plus en plus de gens sont formés aujourd’hui. C’est un peu inquiétant, sachant que nous sommes plus nombreux·ses que vous quand vous avez pris vos postes. Je me demande un peu comment nous allons trouver notre place.

Marie-Pia Bureau. – Je vais répondre en tant que doyenne de l’assemblée je crois ! Au moment où j’ai débuté, j’aurais énormément apprécié d’avoir une formation sur certaines choses, cela m’aurait fait gagner du temps. Mais je pense aussi que nous en avions moins besoin parce que le paysage dans lequel on s’inscrivait était moins complexe à l’époque. À partir du moment où nous faisions le choix du théâtre public, les présupposés qui allaient avec étaient finalement assez clairs. Aujourd’hui, il y a un nombre d’acteurs et de statuts intermédiaires beaucoup plus grand. Par exemple, depuis tout à l’heure, nous parlons de théâtre public, mais le privé n’est jamais totalement privé et le public plus vraiment public : quand nous parlons d’équilibre avec la billetterie, nous parlons de logiques qui viennent du privé… Tout cela s’est complexifié, sans parler des plateformes et du développement d’autres sources d’accès à la culture. Donc, je pense que les formations sont vraiment indispensables aujourd’hui. Mais je voudrais vous donner un conseil qui m’a servi tout le temps : en parallèle des formations où vous réfléchissez beaucoup aux pratiques du métier, à sa théorie, complétez par un apprentissage sensible, qui se fait par le plateau. Essayez d’aller du côté du plateau, de l’assistanat à la mise en scène, de la performance vous-mêmes… Ça me semble indispensable pour appréhender les métiers dits administratifs, qui ne sont jamais vraiment seulement cela. C’est la seule façon de savoir si ce métier est fait pour vous. Il y a un moment où la place se trouve intuitivement, où les épaules baissent de deux centimètres et c’est à ce moment-là qu’on comprend que là, on est un peu moins contractés qu’ailleurs. Et je voudrais finir en parlant d’une expérience qui m’a terrifiée, dans une université dont je ne citerais pas le nom : on m’a demandé d’être jury pour les projets que faisaient les étudiant·es. Chacun·e avait un petit bout du territoire où se trouvait cette formation, et devait proposer un projet artistique. Aucun·e des étudiant·es n’a présenté de projet qui impliquait réellement un artiste. C’était toujours un concept. Pour moi, c’est n’importe quoi. Il faut toujours partir de là, d’un ou une artiste, qui est toujours quelqu’un avec sa singularité. Je ne sais pas si le festival de guitare ou de projection de danse numérique que nous allons proposer sera bien ou pas bien, et je n’ai pas de théorie préconçue, mais je sais que le spectacle vivant n’existe que dans une incarnation. Cela prend un sens différent selon la personne qui porte ce projet, comment elle le porte et l’inscrit dans une histoire des formes. L’important est de ne jamais oublier cela, sinon je ne sais pas quel sens donner à notre action. De toute façon, vous n’allez pas gagner beaucoup d’argent et vous allez travailler beaucoup. Donc si c’est une question de confort de vie, il ne vaut mieux pas faire ce métier !

Courtney Geraghty. – Pour compléter ce que dit Marie-Pia, j’ajoute qu’il est extrêmement important que vous développiez votre pratique de spectateur·rice, c’est le meilleur cadeau que vous puissiez vous faire : former votre regard, savoir comment vous vous positionnez. C’est ce qui va faire la différence entre vous et une autre personne si vous cherchez un travail dans ce secteur, ce que vous aurez vu et le regard, l’intériorité d’un rapport aux œuvres que vous aurez construit. Et je vous rassure, j’ai fait une formation de master en politiques et gestion de la culture et ça s’est très bien passé ! Mes camarades de classe étaient nombreux·ses et chacun·e a trouvé sa place. Cela prend un peu de temps, plusieurs années. Certain·es bifurquent aussi vers d’autres choses. J’ai fini mon master il y a treize-quatorze ans et je pense qu’aujourd’hui tous ces gens sont à des endroits qui leur conviennent très bien. Soyez rassuré·es !

Étudiant·e.Récemment, lors d’un cours sur les règles de l’offre et de la demande dans le secteur culturel, le professeur nous a présenté un schéma pyramidal qui montrait une évolution des relations entre artistes, prescripteurs et publics. Selon ce schéma, alors qu’il y a quelques années, l’artiste allait vers le prescripteur, puis le prescripteur allait vers le public, permettant in fine que le public et l’artiste se rencontrent, aujourd’hui l’artiste va vers le public et réciproquement, notamment grâce aux réseaux sociaux, ce qui fait que le prescripteur ne sert plus à rien. Certain·es d’entre nous ici sommes inscrit·es dans une formation pour devenir directeur·rices de projets culturels et ce schéma nous a un peu fait nous dire que nous n’avions plus qu’à aller construire une cabane nous aussi, pour y élever des chèvres, si nous voulions servir à quelque chose. Que pensez-vous de cette analyse ? Et réfléchissez-vous, plus largement, à de nouvelles formes de partage de ce rôle de prescription avec les publics ? Par exemple, avez-vous déjà fait des projets de cocréation avec les habitants, voire envisagez-vous de déléguer complètement certaines parties du travail de programmation à d’autres personnes qui sortent du champ culturel ?

Claire Roussarie. – Tant mieux si les artistes ont le désir de sortir des théâtres et d’aller davantage à la rencontre des gens, parce que nous aussi avons l’envie d’élargir nos façons de travailler avec les publics. Cela ne retire rien, selon moi, à notre rôle de catalyseur. En revanche, si j’ai l’impression que nous pouvons faire encore davantage participer le public à des spectacles et à des discussions sur ce que doit être un lieu, sur la façon d’accueillir les gens etc., je garde une réticence sur la participation directe des publics à la programmation. Cela dit, il faut peut-être aussi que nous allions vers des choses qui nous dérangent un peu ! Mais c’est aussi que je pense que nous avons une certaine expertise, à force de voir des milliers de spectacles et d’être en contact avec les artistes, qui nous permet de prendre des risques justement. J’ai l’impression que cela ne se devine pas complètement, ces dosages.

Arnaud Meunier. – Je voudrais bien dire deux mots sur la tentation de la cabane car j’ai l’impression que cela nous agite beaucoup. À tou·tes ceux et celles qui ont peur des institutions, j’ai envie de dire : venez faire des stages chez nous ! Vous allez voir un peu à quoi ça ressemble et nous serons contents d’échanger nos savoirs et nos expériences. Je vais continuer à tenir ce rôle de « Monsieur Institution » aujourd’hui et à les défendre : je pense vraiment que ce sont les lieux qui ont la chance de mettre en cohésion des territoires, des publics et des moyens et c’est une chance assez extraordinaire. Quand vous êtes à la tête d’une institution, vous avez une capacité réelle à agir sur votre territoire. À Saint-Étienne, en dix ans, nous avons développé un programme d’égalité des chances qui a fait date et nous avons réellement vu les publics se transformer au fur et à mesure de notre travail en direction de celles et ceux qui n’avaient pas l’habitude de fréquenter les lieux d’art et de culture. Je pense aussi à Émilie Capliez et Matthieu Cruciani, les deux artistes qui dirigeaient une des compagnies associées que nous avons accompagnée pendant six ans, à qui nous avons donné des moyens et pour qui nous avons pris des risques en production déléguée quand elle n’était pas encore suffisamment structurée. Or, Émilie Capliez et Matthieu Cruciani dirigent maintenant à leur tour une institution, la Comédie de Colmar. Et j’ai plaisir à voir que tout ce qu’il et elle ont appris pendant six ans à l’intérieur de l’institution, il et elle essayent de le mettre en œuvre sur un autre territoire, différent mais tout aussi passionnant. Je crois beaucoup à cela ! Je le redis : cela peut être formidable d’être au fond d’une cabane, mais si vous n’avez pas de moyens, pas d’équipe, vous ne ferez pas le même travail. Les institutions sont une chance extraordinaire, avec des expériences, des outils, des bâtiments, des équipes qu’il faut à tout prix et constamment rendre vivantes et requestionner de l’intérieur.

Marianne Mathieu. – Je voudrais revenir sur l’idée selon laquelle aujourd’hui, le public et l’artiste se rencontreraient directement grâce aux réseaux sociaux. Ce n’est pas forcément vrai ! La place de prescripteur·rice et surtout celle de médiateur·rice restent très importantes. Et on ne peut pas demander aux artistes de se substituer aux médiateur·rices. Il faut faire très attention aux injonctions qui pourraient être données à des artistes de faire dix interventions artistiques en amont d’un spectacle et trois rencontres derrière… C’est aussi une tentation qui peut être dans les maisons, dans le contexte post-Covid, on cherche à redonner l’envie et l’habitude aux gens de venir à la découverte. Il faut faire attention à ne pas épuiser les artistes. Le·a programmateur·rice doit garder une exigence dans les propositions et ensuite, la personne en charge de la médiation est là pour donner les clés. Je suis persuadée que n’importe quelle personne peut voir n’importe quel spectacle, il faut juste créer la rencontre et qu’elle se passe le mieux possible. Il manque un petit bout à cette pyramide, c’est aussi la médiation qui crée la rencontre.

Marie-Pia Bureau. – Ce terme de prescripteur·rice, je ne m’y reconnais pas beaucoup ! Je me vois beaucoup plus comme une médiatrice effectivement. J’y vois un danger… Un syndicat de cirque contemporain, je crois, a lancé une pétition pour que les directions de lieux changent tous les trois ans, afin que les équipes puissent tourner davantage. Mais pour moi, le rôle des directeur·rices de lieu est d’apporter aux artistes la connaissance du territoire. Quand je dis cela, je ne parle pas d’une connaissance abstraite mais de mise en relation. J’ai l’impression que le plus gros de mon travail est là, dans la relation que j’entretiens et qu’entretient toute l’équipe avec le territoire. C’est ce qui va permettre de tisser des rencontres entre les artistes et la population, qu’elles aient lieu et qu’elles soient fertiles. C’est dans ce cas que la participation me semble très novatrice, pas dans le fait de faire monter trente amateurs sur un plateau. Cela peut être intéressant esthétiquement pour certains spectacles, je ne le nie pas, mais je n’appelle pas cela de la participation. Ce que j’appelle « participation », c’est un moment où il va y avoir de l’écoute entre des gens qui n’étaient pas faits pour se rencontrer, artistes et non-artistes, et qui vont inventer un projet ensemble. Par exemple, nous essayons avec le metteur en scène Mohamed El Khatib, qui est un de nos artistes associés, de créer un centre d’art dans un EHPAD. Ce projet est parti d’une part de la volonté de la directrice de cet EHPAD, qui est très dynamique et qui voulait un projet durable et d’autre part, de l’envie de l’artiste d’inventer à partir de cela. Ce genre de projet n’arrive pas clé en main. Et si cet artiste n’avait pas été sur le territoire régulièrement depuis un moment, il n’aurait pas fait cette rencontre. Et nous, nous avons mis notre savoir-faire au service de ce projet pour l’accompagner au mieux.

Autre chose, et je vais contredire un peu ce qu’a dit Claire : pendant deux ans et demi, à Chambéry, nous étions hors-les-murs pour cause de travaux et nous avons décidé ne pas reconstruire une boîte à côté du théâtre mais de faire un projet sur le territoire. Nous avions déjà un théâtre à l’italienne, donc nous avons fait une programmation culturelle traditionnelle, pas au sens de formes traditionnelles mais au sens où nous accueillons des spectacles à vingt heures le soir. C’était la première moitié de la programmation et l’autre moitié, nous avons décidé de la faire en co-construction. Le mot est galvaudé, mais nous l’avons vraiment fait. Cela a impliqué de discuter avec des élu·es dans différentes communes, notamment celles et ceux dont on m’avait dit qu’ils et elles étaient les plus hostiles à la Scène nationale, ou alors des propriétaires de lieux atypiques et des associations dont l’objet n’était pas forcément culturel, pour trouver des programmations que nous pourrions faire en commun. J’ai compris qu’il ne fallait pas avoir peur de se faire déposséder et que l’essentiel, pour créer une relation avec des partenaires qui ne nous ressemblent pas, c’est d’avoir du temps. L’écoute aussi est fondamentale : on ne fait pas du co-quelque chose si on fait semblant d’écouter l’autre. Il a fallu prendre le temps d’écouter tous les a priori que pouvait avoir tel maire contre la Scène nationale et pour entendre aussi les choses qu’il voyait bien, qui venaient en général en second lieu, et ses attentes. Le bilan de cette expérience, c’est qu’à part une fois où quelqu’un a voulu programmer le cousin de sa femme, jamais mon expertise artistique n’a été remise en cause. La co-construction consistait plutôt à entendre la demande et la problématique des partenaires puis à leur faire une proposition ajustée : si vous avez telle attente, que vous voulez un travail avec les clubs sportifs et que cela se passe plutôt dans un gymnase, je pense à ceci ou à cela. En général, les gens finissaient par me répondre « Ok » ! Il faut laisser de la place à des choses qui viennent, mais c’est possible, même dans notre cadre, de construire ce type de projets.

Claire Roussarie. – Mais tu gardes quand même ta place d’experte sur le choix des spectacles. Ce ne sont pas les partenaires qui te disent « Moi je veux faire ça », c’est vraiment un échange.

Marie-Pia Bureau. – Nous mettons en place une participation des publics à la programmation, via ce que nous appelons le collectif « Événements et usages du lieu », mais nous avons évité la programmation directe de la saison. C’est plus un espace de réflexion critique. J’ai aussi toujours des spectateur·rices qui vont à Avignon, qui se baladent dans le OFF et qui reviennent la saison suivante en me disant qu’ils ont vu le spectacle génial qui va marcher. Nous avons tous cela, je pense ! Et oui, pourquoi pas, ce n’est pas non par principe, mais pourquoi ce choix-là serait-il plus juste ? Ce qui est intéressant, c’est de faire argumenter des gens sur les raisons qui feraient que ce serait plus juste et de se laisser convaincre par eux, d’accepter de changer s’ils sont convaincants. C’est un enjeu très intéressant, et parfois ces personnes le sont, convaincantes ! Et parfois, même si je ne suis pas du tout convaincue a priori, je peux me rendre compte que c’est formidable a posteriori. Par exemple, je me souviens d’une zombie party géante organisée par des compagnies locales dans le conservatoire de Chambéry avec un départ toutes les cinq minutes. Mon a priori négatif venait aussi de ce que les étudiant·es de Chambéry, dont nous disons toujours qu’ils et elles n’ont pas d’argent, qu’ils et elles ne sont pas au courant de notre programmation etc., étaient massivement là, il devait y avoir huit cents personnes, qui avaient payé leur place assez cher. Et franchement, le truc était d’une qualité artistique assez intéressante ! Cela m’a ouvert une porte sur le jeu ! Je ne sais pas si cela attirerait autant de monde, mais je me suis dit que nous pourrions imaginer un jeu Truffaut-Godard ! En tous cas, cela vaut le coup d’aller y voir, parfois il y a des pratiques, des rituels qui sont différents des nôtres et qui nous déplacent.

Étudiant·e.Je dois d’abord dire que cela me fait beaucoup de bien de vous rencontrer, car cela me fait percevoir que vous êtes aussi des êtres humains, ce que nous avons parfois tendance à oublier ! J’ai aussi une question sur la relation artiste/programmateur·rice-prescripteur·rice. J’ai travaillé pendant cinq ans à la Maison de la Danse et je voyais souvent au pot de première les artistes, qui venaient de proposer un spectacle, faire encore ce travail d’aller voir les programmateur·rices. Ça me semble tellement difficile que les artistes, en plus de la création, doivent s’occuper de la communication, de la production, de la diffusion, assurer le suivi du spectacle… Est-ce que vous ne considérez pas que c’est aux programmateur·rices d’aller à la rencontre des artistes ?

Courtney Geraghty. – Sur la question du pot de première, je ne sais pas… Je ne suis pas artiste et Angélique, Arnaud ou Jean vont peut-être me contredire, mais je pense qu’il y a aussi du plaisir à échanger après un spectacle. De toutes façons, à ce moment-là, nous sommes dans un rapport autre qui n’est pas un rapport marchand : ce n’est pas au pot de première qu’on décide d’un rendez-vous pour parler achat de dates ou autre, la conversation tourne autour de ce qu’on vient de partager autour du plateau, on parle de notre expérience de spectateur·rice. Ce sont des temporalités différentes, il y a aussi de vrais moments de partage, me semble-t-il !

Angélique Clairand. – Pour ma part, en effet, je ne suis pas sûre que les pots de première soient les meilleurs moments pour échanger autour d’un spectacle. En tant qu’artiste, quand je sors de scène, quand je suis comédienne sur les projets, je suis dans un état de fragilité, très poreuse sur les retours, donc je n’ai pas trop envie que les programmateur·rices ou les directeur·rices me parlent du spectacle ! Je préfère prendre un temps et qu’on en parle après. Quand je suis de l’autre côté, je suis donc très vigilante à ça aussi, parce que je sais combien c’est un moment fragile, surtout après une première. Nous avons pu remarquer aussi qu’il manque parfois des temps de re-travail des spectacles après les premières. Ça fait partie des questions à se poser quand on coproduit un projet : parfois, les spectacles ne sont pas forcément aboutis aux premières, or ce sont souvent les moments où les programmateur·rices viennent voir les spectacles. Parfois, les spectacles s’aboutissent au bout de dix représentations, mais encore faut-il les avoir ! C’est quelque chose que nous allons essayer de mettre en place avec les prochaines compagnies que nous allons accompagner au Point du Jour, qui sont de très jeunes compagnies. Nous allons essayer d’étaler les premières dates sur deux ou trois semaines, pour ménager ces vrais temps de recréation après avoir eu les premiers retours du public et des programmateur·rices. Cela pourrait même s’établir dès le début du planning de création.

Jean Bellorini. – Pour répondre sur les premières, je pense en effet que ce sont des temps d’échange réel. Et si je peux ajouter un mot, je suis heureux que vous vous rendiez compte que nous sommes aussi des êtres humains ! Mon espérance est de rester toujours un spectateur face aux spectacles et de ne jamais devenir seulement un directeur ou un programmateur. De même que, quand tu es acteur·rice et que tu vas voir un spectacle, j’espère que tu peux être spectateur·rice et non dans l’analyse du jeu de l’acteur·rice tout du long. Je vous souhaite et je nous souhaite à tous de rester spectateur·rices !

 

 

Entretien réalisé le 12 novembre 2021
à l’Université Lumière Lyon 2
dans le cadre d’une journée d’études pédagogique
à destination d’étudiant·es de licence et de master en arts de la scène
et d’étudiant·es d’un master direction de projets culturels.

 

Notes

[1] La rédaction de thaêtre a choisi de privilégier l’écriture inclusive et les formulations épicènes dans la totalité de l’entretien, que les participant·es les aient employées ou pas à l’occasion de la rencontre.

[2] THÉCIF : Théâtre et Cinéma en Île de France. Cet organisme régional de soutien à la diffusion des spectacles n’existe plus aujourd’hui.

 

Pour citer ce document

Jean Bellorini, Marie-Pia Bureau, Angélique Clairand, Courtney Geraghty, Marianne Mathieu, Arnaud Meunier, Claire Roussarie et Martha Spinoux, « Politiques de la sélection I. L’institution ou la cabane ? Programmer et accompagner des artistes de théâtre aujourd’hui », entretien réalisé par Bérénice Hamidi (avec la collaboration de Pauline Guillier et Camille Jutant), thaêtre [en ligne], mis en ligne le 28 novembre 2022. URL :  https://www.thaetre.com/2022/11/28/politiques-de-la-selection-1/

 

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Politiques de la sélection I.

 

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