Politiques de la sélection II.

Subvention et fabrique de la valeur esthétique

Entretien réalisé par Bérénice Hamidi
avec la collaboration de Pauline Guillier et Camille Jutant

 

 

 

Réalisé le 12 novembre 2021 à l’Université Lumière Lyon 2, cet entretien croisé associe Aline César (metteuse en scène et comédienne, co-fondatrice du réseau ASTREA, réseau professionnel dédié au soutien et à la promotion des carrières des femmes artistes, créatrices et autrices, du spectacle vivant, et membre du Syndeac, Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles), Bastien Colas (directeur du pôle création, médias et industries culturelles de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes), Anne Monfort (metteuse en scène et traductrice, secrétaire du Syndeac déléguée à l’égalité femmes-hommes, à la diversité et aux équipes artistiques) et Thierry Pariente (conseiller culture, région PACA).

 

 

Bastien et Thierry, vous êtes du côté de l’accompagnement et de la subvention publique (État et région) des compagnies et des projets ; Aline et Anne, vous êtes artistes et membres d’organismes qui défendent les intérêts des artistes et des compagnies. Quels sont, depuis vos positions respectives, les points de vigilance et les leviers d’action qui vous semblent les plus urgents pour accompagner au mieux les artistes, contribuer à leur visibilité dans les programmations ?

Aline César. – Je vais parler du point de vue des enjeux d’égalité femmes-hommes et notamment du réseau de femmes artistes ASTREA et du Syndeac. Aujourd’hui, je dirais qu’un premier combat a été gagné. Nous sommes d’accord sur l’absolue nécessité et l’urgence de parvenir à une parité femmes-hommes et à une représentativité d’artistes issu·es des diversités, pour que le monde de la culture soit en accord avec la société réelle[1]. Il n’y a plus personne pour dire qu’il ou elle s’en fiche de l’égalité homme-femme ou que si l’on programme moins les femmes, c’est parce qu’elles ont moins de talent. Enfin, certains le pensent encore, mais ils n’osent plus le dire tout haut ! Cela dit, maintenant que nous sommes d’accord sur cet objectif, il reste qu’un certain nombre de mythes persistent qui empêchent que la situation change. Je voudrais insister sur trois de ces mythes en particulier.

Le premier est qu’il serait difficile de programmer des femmes. Je rappelle qu’il y a 61 % de femmes à la sortie des écoles d’art et de culture mais qu’elles sont seulement 40 % à exercer le métier et seulement 10 % dans les espaces de la consécration artistique, c’est-à-dire les prix, les festivals, les grands lieux de la visibilité. C’est ce que la sociologue Marie Buscatto appelle les trois étapes du métier : « tenter, entrer, rester »[2]. À l’étape « tenter », on est à 60 % de femmes ; à l’étape « entrer », on est à 40 % ; à l’étape « rester », on tombe à 10 %. L’évaporation se fait donc à plusieurs stades, du « plancher collant » (pour reprendre l’expression québécoise) au plafond de verre. Selon ce premier mythe, il serait donc difficile de programmer des femmes car il serait difficile de les repérer. Effectivement, il y a un enjeu d’inégalité de regards, et cela doit être un des endroits de travail. En 2021, nous avons lancé au Syndeac un comptage, après ceux de la SACD et du mouvement H/F[3]. Il nous a semblé important de relancer la machine parce que le ministère de la Culture avait annoncé qu’en 2018, il fixerait des objectifs chiffrés de progression mais il ne les a ensuite jamais mis en œuvre au motif qu’il manquait le comptage de l’année zéro. Nous avons décidé de donner au ministère ce point de repère manquant, en sollicitant l’ensemble de nos adhérent·es. Nous avons compté à peu près 150 lieux selon les mêmes méthodes que celles du ministère. Sans grande surprise, ces nouveaux chiffres attestent la persistance des inégalités : on est à 35 % de créatrices porteuses de projet (metteuses en scène ou chorégraphes) dans le réseau labellisé et à 29 % d’autrices. Nous avons aussi remarqué la persistance de l’effet de ciseau inversé : plus les lieux sont dotés financièrement et moins il y a de femmes programmées.

Un argument associé à ce mythe est ce que les féministes appellent « le syndrome de la Schtroumpfette » : il serait difficile de programmer les femmes parce qu’en fait, il n’y en aurait pas beaucoup. Il existe encore des personnes qui osent dire cela, mais ce phénomène est surtout la conséquence de l’idée qu’il ne peut y avoir qu’une femme qui réussit, qui brille et pas plusieurs. Pendant longtemps, c’est un peu la place qu’a tenue Ariane Mnouchkine pour le théâtre. C’était la seule à avoir vraiment une notoriété, une visibilité internationale, on la mettait d’autant plus en avant qu’elle permettait de dire que tout allait bien. Si ce n’est qu’elle n’était pas représentative ! C’était un peu l’arbre qui cache la forêt. Aujourd’hui, il y en a un peu plus d’une, la Schtroumpfette s’est trouvée quelques copines ! Mais quand nous nous amusons à superposer les brochures, les plaquettes de saison, nous nous apercevons que c’est toujours la même bande de Schtroumpfettes, elles sont quinze-vingt à tourner à peu près dans toutes les salles du réseau labellisé. La Schtroumpfette n’est plus seule, certes, mais on reste dans le même schéma de l’exception.

Un autre argument invoqué est que les femmes seraient moins bankables, qu’elles rempliraient moins les salles, et les programmer constituerait donc un risque financier plus grand dans un contexte où les directeur·rices de lieux peuvent de moins en moins se permettre de prendre ces risques et où l’enjeu de la rentabilité économique devient de plus en plus important. C’est un peu l’argument qui a remplacé celui qui voulait que les femmes aient moins de talent. Je pense que cela va vraiment devenir le discours à déconstruire dans les prochaines années. Vous l’avez entendu dans la première table ronde[4], les problématiques de billetterie s’insinuent de plus en plus dans les préoccupations des directeur·rices de lieux, c’est une question qu’on n’entendait pas du tout avant. Dans ce contexte, il nous a donc semblé très important, au Syndeac, de mettre au point un nouvel instrument de mesure : la mise en visibilité, c’est-à-dire le potentiel de public auquel les créatrices ont accès. Nous avons croisé les programmations avec la jauge moyenne et le nombre de représentations, et cela nous a donné un potentiel de public auquel on a accès quand on est programmé. Le potentiel moyen auquel ont accès les créatrices est de 31 % : une créatrice a en gros 2,5 fois moins d’accès à un·e spectateur·rice — donc de potentialité de rencontrer le public — qu’un créateur. C’est un chiffre qu’il faut évidemment rapprocher, d’une part, de ce que j’évoquais tout à l’heure, la moindre visibilité des femmes dans les festivals, qui sont des tremplins pour la visibilité et donc pour la diffusion et pour la consécration artistique et, d’autre part, des moyens de production qui restent drastiquement et scandaleusement plus faibles pour les femmes. Selon les chiffres de 2018, 22 % des équipes conventionnées DRAC-DGCA sont dirigées par des femmes et, qui plus est, elles ne captent que 18,3 % de l’argent :concrètement, 4,5 millions sur l’enveloppe globale de 25 millions d’euros. Ainsi, non seulement les compagnies dirigées par des femmes sont bien moins conventionnées, mais le montant des conventions qu’elles obtiennent est plus bas. Seules treize compagnies dirigées par des femmes ont un conventionnement de plus de 100 000 euros et une seule compagnie dépasse la barre des 150 000 euros. Voilà pour le premier mythe : il est difficile de programmer des femmes.

Le deuxième mythe à déconstruire est celui de la génération spontanée. Cela vous concerne aussi, vous qui êtes dans la salle, puisque vous faites partie de la nouvelle génération. Ce mythe, c’est un peu comme la gomme magique à effacer les problèmes : les nouvelles générations seraient la solution. Ceux et celles qui invoquent ce mythe aiment à citer un certain nombre de réussites d’artistes, généralement de moins de 35 ans, qui témoigneraient du fait que, ça y est, la parité est arrivée, et que le problème va se résoudre de lui-même grâce à cette nouvelle génération qui a du talent, qui est conscientisée. « La preuve, regardez dans mon festival, j’ai programmé plein de femmes, plutôt jeunes et émergentes ! » – et tant pis pour les générations précédentes qui ont été sacrifiées mais qui sont toujours là, « on ne va pas réécrire l’histoire ! ». On veut croire que ces succès sont la preuve que la nouvelle génération aurait enfin réussi à « exploser le plafond de verre », pour citer le titre du dernier livre de Reine Prat. Ce leurre de la nouvelle génération est un lieu commun qui revient tout le temps, cela fait quinze ans et déjà deux générations de femmes artistes qui subissent ce syndrome de la nouvelle génération, qui existe dans différents secteurs professionnels. Ce mythe est une bonne manière de se voiler les yeux et de ne pas appeler aux changements structurels.

Le troisième mythe à déconstruire est celui de l’émergence à tout prix. Évidemment, il est essentiel d’accompagner les artistes, les jeunes qui sortent des écoles – sinon à quoi bon les former ? Mais il y a une sur-attention à l’émergence, nous le remarquons dans un certain nombre de dispositifs d’accompagnement, de festivals, de programmations. C’est d’autant plus problématique que cette émergence est calibrée pour récompenser un certain type de profil et qu’elle vient accentuer l’uniformité des parcours et des origines. En résumé, la voie royale, ce sont les grandes écoles, hors desquelles il n’est point de salut. Tout le dispositif de la sélection est adossé au mythe de l’excellence, qui profite surtout à des personnes plutôt issues de milieux privilégiés, blancs, malgré un certain nombre de mesures correctives importantes qui commencent à changer la donne. Le problème est aussi que l’âge de l’émergence passe très vite, comme la jeunesse. Après un premier ou un second spectacle, le suivi ne se fait pas toujours. Les directeurs et directrices de théâtre ont parlé très bien tout à l’heure de l’importance de l’accompagnement sur la longue durée, insistant sur le fait que même trois ans, c’est court ! L’accompagnement nécessaire à la construction de trajectoires professionnelles solides, durables, constitue en effet un point essentiel. Le corollaire de ce mythe de l’émergence est un certain âgisme qui frappe bien plus les femmes que les hommes, à l’image du sexisme. Nous passons assez vite du fruit trop vert au fruit trop mûr – et encore, mûr, c’est plutôt positif. Comme disait Simone Signoret : « Montand mûrit, moi je vieillis ! » Il y a un double standard de l’âge qui est défavorable aux femmes et qui aboutit à une forme de mortalité professionnelle, qui constitue un véritable gâchis de talents et, pourrait-on dire, d’investissement, puisque ces personnes ont été formées. On parle de la responsabilité écologique, il faudrait apprendre à raisonner aussi en termes de gaspillage et de durabilité du point de vue des carrières. Je conclurai par un exemple concret : au contraire des festivals d’émergence, il faudrait développer des festivals de résurgence. En géologie, ce mot sert à désigner un phénomène de réapparition, qui implique un dispositif de traçage. Quand on voit une source et qu’on veut savoir où va l’eau qui disparaît sous terre, on la piste : on met un colorant rouge par exemple, pour suivre son cours et voir où elle ressort. Il faudrait faire de même, suivre les parcours des artistes, qui sont tantôt souterrains, tantôt à ciel ouvert, qui ne sont pas toujours en ligne droite, sinon nous aboutissons à une uniformisation des parcours et partant, des esthétiques.

Anne Monfort. – J’interviens moi aussi à la fois comme directrice de compagnie et membre du Syndeac, où je suis « déléguée à l’égalité femmes-hommes, à la diversité et aux équipes artistiques ». Cet intitulé de mission est important pour moi, parce qu’il dit que ce syndicat rassemble aujourd’hui des lieux de production/diffusion et des compagnies qui ne sont pas toutes de grosses structures. Historiquement, il n’y avait que les compagnies conventionnées, mais les choses ont changé. Cela crée un espace assez rare dans notre profession, qui permet peut-être de sortir du face-à-face en guerre de tranchées entre compagnies et lieux pour essayer de construire ensemble. Si j’avais quelque chose à transmettre aux nouvelles générations, je reviendrais moi aussi sur cette question de l’accompagnement sur le temps long, dont nos ami·es parlaient tout à l’heure. Le Covid aura servi au moins à rappeler cette évidence : nous avons besoin de temps pour créer ! Pendant des mois, nous n’avons pas pu jouer, seulement répéter et à l’issue de ce temps, tout le monde s’est rendu compte que quand on répète les spectacles plus longtemps, ils sont meilleurs, surtout si on a pu prendre le temps de développer la phase de recherche, d’expérimentation. Au Syndeac, nous avons rédigé un texte, « Vers une politique éthique de l’accompagnement des artistes chorégraphiques »[5], qui traite de cette question.

Cette question du temps long mais aussi celle, corollaire, de la tentative, a encore du mal à exister dans les dispositifs de soutien. Je parle là bien plus en tant que metteuse en scène que « Madame Syndeac », mais il me semble que ce sont mes spectacles les plus « ratés » du point de vue de leur réception professionnelle qui ont impulsé les choses les importantes pour ma démarche artistique dans les dix années qui ont suivi. Comment prendre en compte ce critère quand on sélectionne les projets et les artistes ? Il me semble que la question essentielle de l’expertise devrait être : « comment accompagner des artistes ? », et non pas : « comment fabriquer de bons produits ? ». J’ai fait partie du comité d’expert·es dans ma région en Bourgogne-Franche-Comté pendant quatre ans. Parfois, c’était saisissant, les dossiers nous donnaient l’impression qu’on avait déjà vu le spectacle, ce qui peut avoir un côté rassurant mais qui est en fait complètement terrifiant. Souvent, nous financions ces projets, parce que nous n’avions pas de raison de ne pas les aider, alors qu’ils ne risquaient rien, ne tentaient rien. L’enjeu est quand même de créer de nouveaux spectacles, pas de refaire des spectacles qui existent depuis vingt ans avec le dispositif de Julien Gosselin remixé avec la scénographie de Cyril Teste… On en voit plein, des spectacles comme ça ! Comment accompagner les artistes pour les aider à développer leur identité propre ? Et comment aussi ne pas être dupes d’artistes qui savent très bien « vendre » leur travail et parler de leur recherche, tandis que d’autres n’ont pas ce talent mais créent des spectacles plus inventifs ? Ces questions ont à voir avec tous les mythes qu’évoquait Aline. C’est aussi pour cela que, suite à notre comptage, nous avons demandé à ce que les lieux aient des programmations qui ressemblent un tout petit peu plus à ce qu’est la société. Cela a beaucoup fait grincer des dents dans nos rangs mais tant pis. Ceux qui ont moins de 25 % de femmes dans leur programmation doivent augmenter de 20 % d’ici l’année prochaine – ils ne sont pas contents parce que le ministère ne leur demandait que 10 % d’augmentation – et ceux qui sont entre 30 et 40 % doivent augmenter de 10 % au lieu de 5 %. Nous avons aussi demandé que le non-respect de la parité soit inscrit dans les critères de non-renouvellement des directions. Sachant qu’on fonctionne un peu comme avec les mauvais élèves : la sanction est liée au manque d’efforts et de progression et non directement aux résultats obtenus. Quand on a des résultats très mauvais, l’important est de progresser. C’est comme ça que nous avons réussi à faire passer la pilule !

Bastien Colas. – Je commencerai par rappeler en quelques mots ce qu’est la DRAC, Direction régionale des affaires culturelles. Le nom induit un peu en erreur parce qu’il s’agit en fait de la direction déconcentrée du ministère de la Culture, autrement dit, de l’État. Il y a donc des DRAC dans toutes les régions et nous sommes censés appliquer les mêmes règles sur l’ensemble du territoire national sans faire de différences d’une région à une autre. Pour répondre à la première question, je voudrais renouer avec ce qui a été dit pendant la première table ronde. Le ou la programmateur·rice/directeur·rice/prescripteur·rice a une fonction d’éditeur, il ou elle établit la ligne artistique d’un lieu. Tout l’art de la programmation tient au fait que cette ligne singulière à creuser doit en même temps s’inscrire dans des missions de service public qui sont extrêmement variées et imposent leurs contraintes. Il y a évidemment une mission par rapport au public, mais aussi un impératif d’équilibre financier et tout un cahier des charges mis en place par l’État. Ce n’est pas simple, ce sont des tensions permanentes à résoudre et chacun·e des intervenant·es de la première table ronde en a parlé depuis sa propre expérience de programmateur·rice. À la DRAC, on se situe à un autre endroit que celui de la programmation : celui de la subvention. Certains circulent de l’un à l’autre, ce n’est pas mon cas, je n’ai jamais exercé ce métier. Dans ma vie d’avant, j’étais comédien, ce qui m’a permis de voir les choses de l’intérieur du côté des compagnies. Mais je vois surtout les choses depuis mon métier actuel, et j’entends aujourd’hui beaucoup de directeurs et directrices de lieux et donc de programmateurs et programmatrices dans des comités de suivi, des CA, des AG. Et je constate que chacun·e à sa manière essaie de résoudre cette tension entre le souci de l’art et celui des missions de service public et notamment du rapport au public et au territoire, ce qui fait que dans certains lieux, il peut y avoir une tendance à oublier un peu les équipes artistiques accueillies. Parfois, les personnes en charge des relations publiques voient défiler tellement d’artistes qu’elles peuvent les considérer un peu comme un produit à vendre à leurs publics. Ce problème est accentué par la baisse du nombre de représentations par spectacle programmé, qui constitue aussi un frein à ce que les spectacles rencontrent le territoire, le public. Il ne faut pas oublier que les artistes sont les grand·es précaires de cette histoire, de façon globale dans toute la société ! Ce sont elles et eux qui sont le plus en situation de fragilité. Quand on est subventionneur·se ou programmateur·rice, représentant·e d’institution donc, même si on a eu un passé d’artiste, on n’est plus dans des situations de précarité. Les artistes viennent à nous avec des projets artistiques, or les projets artistiques, c’est le cœur de toute l’activité du spectacle vivant. C’est donc à nous d’être à leur service et non l’inverse. C’est fondamental pour moi.

Il faut aussi absolument garder un esprit d’ouverture à toutes les œuvres, au monde, à la société sur scène aussi. Ce sont des questions extrêmement complexes, sur lesquelles ma position personnelle a évolué et qui évoluent elles-mêmes beaucoup. Par exemple, quand je suis arrivé en Auvergne-Rhône-Alpes comme conseiller théâtre après mon premier poste en Alsace, j’ai rapidement été interpellé par l’association H/F. Nous avons commencé à travailler ensemble sur les enjeux d’égalité femmes-hommes en 2015-2016 et à l’époque, la question des violences sexuelles et sexistes n’existait tout simplement pas dans les discussions, alors que c’est aujourd’hui devenu une évidence. À l’époque, le sujet principal était celui des inégalités professionnelles et salariales, sur lesquelles il fallait que nous arrivions à porter un regard. Avec H/F et un certain nombre de collectivités, nous avons mis en œuvre des actions et en particulier nous avons mis en place un système de comptage régulier en demandant aux structures de s’en saisir et de nous faire remonter elles-mêmes les chiffres. Au-delà des données recueillies, le but caché était qu’elles prennent l’habitude de compter, car jusqu’à présent, non seulement elles ne comptaient pas, mais elles ne regardaient même pas les chiffres que produisaient les autres, que ce soient les pouvoirs publics, H/F ou la SACD. Certain·es directeur·rices de lieux ont commencé à se pencher sur le problème et à développer une analyse personnelle.

Cela dit, au début, il faut reconnaître que le taux de retour était très faible, et quand j’appelais pour demander les chiffres, des directeur·rices me répondaient que ce n’était pas un sujet, un problème, une question, etc. Nous avons dû nous résoudre, comme disait Anne, à faire comme avec les mauvais élèves et à menacer d’une sanction en utilisant un dispositif budgétaire passionnant qui s’appelle le gel budgétaire. Les financeurs publics versent 96 % de la subvention aux structures en début d’année et le reste en fin d’année, pour des raisons comptables que je vous passe. Nous avons dû dire à toutes les structures culturelles qui n’auraient pas répondu à ce comptage qu’elles ne recevraient pas la seconde partie de leur subvention. Nous avons donc eu cette année-là un taux de retour phénoménal ! Tout le monde a répondu et effectivement les chiffres sont assez alarmants, avec des variables toutefois. Dans les arts plastiques par exemple, la parité est plutôt en place, mais c’est aussi le secteur où il y a le moins de moyens budgétaires en général. Dans la musique, les chiffres sont catastrophiques pour tous les types de musiques, y compris dans les musiques actuelles, le jazz, etc. Évidemment pour la musique dite savante, classique, les chiffres n’étaient pas bons non plus. Et le Covid n’a rien arrangé.

Nous en sommes à un point aujourd’hui où nous, les DRAC, ne pouvons pas aller beaucoup plus loin que ce que nous faisons déjà tant qu’il n’y a pas d’impulsion politique forte. Nous sommes une administration sous la tutelle d’un pouvoir politique incarné par le ou la ministre et si cette question des quotas, qui est posée régulièrement et qui a été portée avec force par une Haute-Fonctionnaire chargée de l’égalité femmes-hommes n’est pas tranchée à ce niveau-là, on ne peut pas le faire à notre niveau. Je vois que les professionnel·les se saisissent aussi de cette question à présent et c’est très bien ; peut-être que le changement finira par arriver par ce biais plutôt que par la voie verticale, mais cela reste en tout cas pour nous un point de vigilance et d’attention sur lequel il va falloir que nous continuions à travailler dans les prochaines années.

Thierry Pariente, vous avez une longue carrière derrière vous, vous avez été directeur du THÉCIF (association Théâtre et Cinéma en Île-de-France), conseiller au cabinet du ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres, directeur d’une école nationale de théâtre (l’ENSATT) et vous êtes aujourd’hui conseiller culture du Président de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Nous aimerions donc vous poser une question complémentaire : qu’est-ce qui a changé selon vous par rapport à vos débuts dans ce secteur ?

Thierry Pariente. – Je vais sans doute vous étonner mais je dirais : pas grand-chose. J’ai l’impression que les problèmes qu’on se pose aujourd’hui, je me les posais il y a trente ans, au début de ma carrière de jeune comédien. Je jouais dans le OFF en 1981, jeune comédien d’un conservatoire de région. Ce festival s’était créé en parallèle du Festival IN d’Avignon dans les années 1960. Nous étions alors 80 compagnies invitées et on entendait déjà le même discours : « C’est insupportable, il y a trop de compagnies. » Je me souviens qu’un homme était même monté au sommet d’une grue pendant un spectacle pour dire qu’on n’y voyait pas clair et qu’il fallait que l’on remette de l’ordre parce que les spectateurs et les spectatrices ne se repéraient pas. Cet homme, Alain Léonard, a alors créé une structure pour organiser les compagnies du OFF : Avignon Public Off. Avec ma compagnie, nous allions coller des affiches à l’ancienne avec de la colle, nous étions recouverts par les autres et c’était vraiment pénible, il fallait faire un catalogue avec des repères, des horaires. Et qu’est-ce que nous faisions ? Nous essayions désespérément d’aller « draguer » les officiels du festival, les journalistes qui rencontraient les équipes officielles pour leur dire : « Venez aussi chez nous ! » Aujourd’hui, le volume a changé, il n’y a pas 80 compagnies mais 1000 et pas 500 spectacles mais 1500, mais les problèmes restent les mêmes : l’idée qu’il y a trop de compagnies, la question de savoir comment faire pour que les gens du IN et du OFF travaillent ensemble, que les compagnies soient repérées, que les spectacles soient vus et aient une chance d’exister. Pourquoi ces données sont-elles à ce point constantes ? Je pose la question mais je n’ai pas la réponse.

Je vais prendre un autre exemple, peut-être moins de constance que de lenteur des évolutions, en lien avec la question des inégalités H/F : tout le mouvement de décentralisation théâtrale de ce pays a été créé par une femme, Jeanne Laurent, qui a confié les rênes de la décentralisation théâtrale exclusivement à des hommes, pour des raisons qu’il serait intéressant d’interroger. Toute l’histoire du théâtre a donc été faite par des hommes, jusqu’au moment où émerge une figure de femme : Ariane Mnouchkine, le Théâtre du Soleil, 1964. Une femme émerge, mais une seule comme disait Aline. Il ne faut pas oublier que le théâtre, la politique et la société marchent en parallèle. La question de la place des femmes dans la société était si absente au moment que j’évoque que ça a pris beaucoup de temps pour inventer l’espace qu’elles n’auraient jamais dû ne pas avoir. Il a fallu le leur inventer au théâtre et cela a pris du temps, comme cela a pris du temps en politique. Je rappelle qu’il n’y a jamais eu de femme Présidente de la République et une seule femme Premier Ministre, et encore elle n’est pas restée longtemps. Nous en sommes toujours aux balbutiements par rapport à d’autres pays européens. Pourquoi le théâtre serait-il différent ? Pourquoi la culture ne serait pas au diapason de la société ? Je vais faire une proposition disruptive, pardonnez-moi, c’est une provocation. La création du ministère des Affaires culturelles est le fait d’un homme, André Malraux. L’incarnation contemporaine du ministère de la Culture est un homme, Jack Lang. Et l’ère plus récente d’effacement ou du moins d’affaiblissement du ministère coïncide avec une féminisation de la fonction. Dans beaucoup d’instances politiques et territoriales, on a commencé à considérer que la culture, c’est très sympathique mais pas très important et que ça a à voir avec le sensible, donc qu’il est logique de le donner à des gens plus sensibles que les autres mais aussi qui s’occupent des choses moins importantes, c’est-à-dire les femmes. Il y a beaucoup d’adjointes à la Culture, beaucoup de femmes qui incarnent ces fonctions et peu d’hommes, parce qu’ils estiment que ce n’est pas une affaire d’hommes, justement. Il est donc d’autant plus nécessaire de rappeler que si on donne le pouvoir à une femme dans la culture, ce n’est pas parce que ce domaine est moins important dans un budget et un projet politique municipal, départemental, régional ou étatique que les autres segments de la vie publique. Quand il y a un adjoint à la Culture, c’est de plus en plus souvent une femme qu’on met parce qu’il en faut bien une dans le conseil municipal.

Il me semble qu’une des urgences aujourd’hui est que la culture retrouve une place centrale, pas seulement dans la vie politique, mais dans la vie des gens. Je nous rappelle qu’il y a quelques semaines nous étions non-essentiel·les, et aussi que l’absence de visibilité et l’absence de moyens sont aujourd’hui criantes. Il faut oser dire que nous vivons avec des moyens de survie. Comprenez-moi bien : nous avons évité que la culture s’écroule, pendant la pandémie, et nous avons injecté beaucoup d’argent pour cela mais nous n’injectons pas d’argent pour le développement, pour la nouveauté, ou de manière très fragile, je peux en témoigner, étant aujourd’hui dans une collectivité territoriale. C’est un combat, un budget culture — un combat permanent ! Ça l’a toujours été et ça l’est toujours et peut-être même plus que jamais, les agents des collectivités et de l’État le savent.

Pour en venir à la question de la programmation et des relations entre compagnies et lieux, il ne me semble pas là non plus qu’il y ait de changement radical. J’ai commencé ma carrière en 1990, en région Île-de-France, soit la plus grande région en termes de volumes d’activité, de théâtres (plus de six cents), de compagnies. Croyez-vous qu’en 1990, il était facile pour une compagnie d’entrer en relation avec les Théâtres nationaux, les Centres dramatiques nationaux, les Scènes nationales, qu’il était facile de se faire programmer ? Pas du tout, c’était un enfer permanent ! Et pour les programmateurs et les programmatrices, la question à l’époque, qui est toujours la même aujourd’hui, n’était pas de modéliser les critères, de dire « voilà comment nous allons faire pour faire une programmation, voilà la technique ». L’enjeu était et reste d’essayer de rapprocher en permanence celles et ceux qui font de celles et ceux qui regardent, celles et ceux qui ont la capacité d’agir à un certain endroit de celles et ceux qui l’ont à un autre, celles et ceux qui créent l’œuvre de celles et ceux qui ont la possibilité de lui donner une visibilité auprès des publics. Et pour faire cela, il n’y a pas de recette, la seule possibilité est la rencontre humaine ! Cela a été dit par plusieurs des programmateurs et programmatrices invité·es et j’étais parfaitement en phase avec cette idée que la seule solution est d’essayer de trouver des plateformes d’échange, de rencontres. Et si j’ai été surpris de la réaction de l’étudiant qui disait : « Je découvre que vous êtes des êtres humains », je la comprends. Il est certain que l’invasion des mails dépersonnalise une relation qui est indispensable à la création culturelle : il n’y a pas d’art s’il n’y a pas de rencontre entre des gens. C’est cette rencontre que nous, les institutions, devons favoriser.

Je vous donne un exemple, qui ne vaut pas modèle bien sûr : au sein de THÉCIF, l’organisme qui a été plusieurs fois mentionné, nous avions mis en place plusieurs actions en ce sens. Nous avons mis en place des petits-déjeuners entre programmateur·rices et compagnies le lundi matin au Petit Journal Montparnasse, une boîte de jazz à Paris. Nous offrions le café, les croissants et les gens venaient ensemble pour se rendre compte en effet que c’étaient des êtres humains qui essayaient de s’adresser à d’autres êtres humains autour de quelque chose de très simple. C’est beaucoup plus simple pour une compagnie de venir défendre son projet en face à face autour d’un café qu’en envoyant un dossier, dont on n’est jamais sûr qu’il arrive à bon port. Et puis, à l’intention des compagnies, nous avons édité tous les ans pendant six ans, de 1991 à 1997, un guide de la diffusion théâtrale qui présentait tous les théâtres de la région Île-de-France avec toute leur programmation. Parce que, à cette époque où les programmations n’étaient pas toutes accessibles en ligne comme aujourd’hui, c’était un très bon outil pour permettre aux équipes artistiques de regarder lieu par lieu les lignes de programmation. Dans ce descriptif figuraient aussi des indications techniques sur les salles, les mensurations des plateaux. Cela permettait d’éviter d’envoyer son dossier à un théâtre où il était impossible que le spectacle soit programmé, pour l’une ou l’autre raison. Et chaque semaine, nous sortions un guide qui s’appelait Bruits de saison et recensait tous les spectacles sur le marché pour tous les théâtres. Il s’adressait aussi bien aux gros qu’aux petits comme nous disions tout à l’heure, au CDN de Nanterre comme à la MJC de Palaiseau. Les deux étaient traités de la même manière.

C’est une énorme perte de temps et d’argent pour les compagnies d’envoyer des dossiers à des lieux incapables de donner vie à l’œuvre qu’elles ont créée ! Mon conseil aux artistes est vraiment d’éviter au maximum d’envoyer ce genre de bouteille à la mer sans être allé·es dans le lieu, sans avoir reçu éventuellement de la part de celui ou celle qui le dirige le signe que peut-être, ce ne serait pas absurde de l’envoyer quand même car cela ferait dériver la programmation. C’est absurde d’imaginer que la communication se passe exclusivement par : « J’ai un produit, vous êtes un·e acheteur·se, donc je vous envoie mon produit et faites avec. » Cela ne marche pas, jamais. Pour prendre une comparaison un peu triviale, imaginons qu’un soir, je n’aie plus rien à manger chez moi et que je me mette en tête de me faire inviter à dîner. Je vais quand même plutôt demander à des ami·es s’ils ou elles auraient la gentillesse de m’accueillir que poster cette demande sur Facebook en cochant l’option « adresser à tout le monde » ! Ce n’est pas une bonne manière d’entrer en relation, il faut avoir eu un bout d’échange, quelque chose qui permette que se noue ce qui est de l’ordre du subjectif absolu.

Pour prolonger sur la question des façons de choisir, je voudrais préciser que je désapprouve totalement le principe de « critérisation » des choix pour sélectionner les projets et les spectacles. Je suis un fou de la subjectivité dans ce domaine ! Je pense qu’il n’y a pas d’autre solution. Nous avons tout essayé, que ce soit dans les comités d’expert·es, que j’ai faits à l’échelle de la région et de l’État, ou quand je dirigeais une école nationale supérieure de théâtre pour choisir les candidat·es. Ce qui marche le mieux, c’est le partage de la décision et c’est la discussion entre différentes subjectivités. Cela n’est jamais une objectivité. Nous nous rassemblons pour discuter et va sortir de ce groupe quelque chose qui lui appartient. Si demain j’ai la même conversation à propos des mêmes objets avec un autre groupe humain, il va en sortir une autre vérité. Il faut accepter une fois pour toutes que nous sommes dans un champ éminemment subjectif dans lequel il n’y a aucune règle intangible possible. La seule chose à laquelle nous devons veiller, et je remercie les équipes H/F pour le travail effectué, c’est que la diversité, sous toutes ses formes, soit garantie. La diversité des artistes mais aussi la diversité des programmateurs et des programmatrices ! Par exemple, qu’il n’y ait qu’un·e seul·e programmateur·rice dans une ville est un problème – je le dis avec amitié mais je suis dans une région dont un directeur dirige cinq théâtres ! Évidemment, c’est avantageux et c’est lié à une histoire, à chaque fois. Mais, aujourd’hui, vous avez de grands groupes privés qui rachètent un à un les programmations des théâtres municipaux car, pour eux, c’est plus intéressant de vendre cinq pommes de terre que de n’en vendre qu’une ! Il y a plein de maires qui sont très contents de confier leur théâtre à un groupe qui va pouvoir mutualiser les achats, faire une centrale d’achats et puis se débarrasser du problème de la programmation. Sans se rendre compte que faire ça, mettre en conformité les programmations, c’est la mort progressive de l’art ! Il faut au contraire dans chaque lieu une programmation qui ne ressemble pas à celle du voisin et qui est énervante précisément parce que tel·le programmateur·rice a refusé le spectacle de tel·le artiste parce qu’il ou elle le trouve mauvais, même si les autres aiment bien. Sauf si ce programmateur est le seul du coin. Dans ce cas, cette subjectivité devient insupportable.

C’est pour cette raison que je suis aussi en complet désaccord avec le diagnostic selon lequel il y aurait trop d’artistes ou trop de lieux ! Je pense même que plus il y a de gens formés, de gens qui produisent, plus il y a de chances que chacun·e existe individuellement. Nous le savons très bien, c’est vrai pour la presse, quand un journal meurt, il y a un risque que les autres meurent, quand un restaurant ferme, c’est pareil. Nous l’avons vu pendant le confinement : quand les lieux de culture s’arrêtent, il y a le risque que le public ne revienne plus. C’est ce qui est d’ailleurs en train d’être vécu dans beaucoup de lieux. Au contraire, c’est la suractivité qui crée la possibilité de la liberté. Cela a toujours été le cas dans le monde artistique. Et puis, comme on dit, c’est sur le fumier que poussent les coquelicots : il faut beaucoup de choses, pas toujours très bonnes, pour qu’une fleur émerge. Il faut accepter que la masse est nécessaire pour produire du mouvement, du sens et de la création. Veiller à la liberté, à la densité de tout ce qui est, veiller à la pluralité, c’est capital pour que de tout cela naissent parfois des bonnes surprises, parfois des mauvaises. Comme disait Churchill à propos de la démocratie : c’est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres ! Si vous en avez un à me proposer, personnellement je suis très en demande de savoir ce qu’on pourrait faire de mieux à la place.

Pour prolonger la discussion sur cette question des critères, ils existent bel et bien dans les dispositifs de sélection. Les critères esthétiques sont forcément subjectifs en effet, et donc sujets à débat. Comment se met-on d’accord pour considérer que telle œuvre vaut plus que telle autre, a plus de qualités, une qualité plus grande ? Qui en décide ? Surtout, est-ce une propriété de l’œuvre ou de l’évaluation ? Mais on peut même discuter des critères qui semblent plus objectifs, comme le nombre de dates, le degré de professionnalisation de la compagnie, ou encore le « travail de terrain », c’est-à-dire d’action culturelle sur le territoire où se trouve la compagnie, pour les demandes de conventionnement. Ils font moins débat. Pourtant, des discussions ont commencé à apparaître autour notamment du principe de « moindre effort » ou d’« effort différencié » destiné à compenser des inégalités. L’idée est que l’égalité stricte des critères aboutit à des injustices du fait de l’existence d’inégalités structurelles et qu’il serait plus juste de basculer dans une logique d’équité. Par exemple, est-il juste d’appliquer les mêmes critères en matière de nombre de dates à une compagnie qui se trouve dans le centre-ville d’une grande métropole et à une compagnie qui travaille en milieu rural ? La question du territoire n’est évidemment pas la seule, nous avons beaucoup parlé de la question des discriminations que subissent les créatrices femmes, il en existe d’autres, liées à la race. Vous semble-t-il important de sortir des critères standardisés pour être plus attentif·ves à la diversité des inégalités et essayer de les transformer ?

Anne Monfort. – C’est une question essentielle et les choses sont en train de changer à ce sujet. Le ministère est en train de mettre en place une réforme des aides aux équipes artistiques mais il semblerait que le chemin soit semé d’embûches. Au-delà des résistances politiques, cela pose en effet la question de l’adaptation des critères, mais aussi beaucoup d’autres questions : qu’est-ce qu’on considère comme une date ? Est-ce qu’il faut avoir les mêmes attentes pour un spectacle avec deux personnes et avec dix ? Nous savons qu’un classique se vend mieux qu’un contemporain : faut-il là aussi en tenir compte ? Est-ce qu’une date « jeune public » vaut la même chose qu’une date de spectacle « tout public » ? Pour l’instant, ces distinctions n’existent pas. Suivant le profil de la compagnie, peut-on considérer que le temps de recherche vaut comme temps de diffusion ? Il y a une réflexion à mener sur toutes ces questions et notamment sur l’idée d’adapter les critères aux parcours des artistes et d’avoir toute une série de clauses d’exception. Ce qui est très intéressant, c’est qu’évidemment nous sommes toujours dans une contradiction qui est la volonté d’avoir à la fois des critères démocratiques et des clauses d’exception qui permettent l’absolue subjectivité des regards. En sachant que par ailleurs, tout dépend de celles et ceux qui décident à la fin, puisque les comités d’expert·es n’ont qu’un rôle consultatif !

Je voudrais également partager une expérience personnelle que j’ai vécue récemment comme artiste. Je viens de passer mon oral de conventionnement, puisque les compagnies conventionnées doivent redéposer un dossier tous les trois ans pour défendre leur bilan et leur projet pour les trois ans à venir. Les expert·es m’ont dit être très étonné·es, positivement, mais étonné·es tout de même, parce que j’étais la seule compagnie qui parlait de mettre l’argent sur les moyens artistiques et non sur la structuration de la compagnie. Apparemment, lors de cette commission, les autres équipes ont surtout parlé de structuration, ont mis en avant le renforcement de l’équipe administrative (avoir une troisième chargée de diffusion, un deuxième attaché de presse, etc.). Pour moi, c’est aussi cet étonnement des expert·es que je trouve étonnant. Parce que les compagnies anticipent des attentes. Et aussi, parce que, puisqu’il y a de plus en plus de dossiers à rendre, l’équipe administrative (qu’on appelle aussi de façon assez laide l’équipe support) est en effet devenue une fonction extrêmement importante dans les compagnies alors même que ce serait plus logique que l’argent aille surtout à la création. Coralie, mon administratrice, avait modélisé cette chose pour dire très précisément où allait l’argent. Elle est d’ailleurs arrivée à la conclusion qu’elle était très mal payée. Je trouvais intéressant ce retour des expert·es, qui disaient que nous étions la seule compagnie qui parlait de mettre l’argent de son conventionnement aussi dans la recherche artistique, le travail de l’équipe d’acteurs et d’actrices. Ça rejoint ce que disait Bastien sur le fait que l’attention aux artistes disparaît parfois au profit des enjeux administratifs. Je donne un autre exemple. Dans le cadre de mes fonctions au Syndeac, pendant le confinement, au moment où on pouvait recommencer à travailler sur site mais où les théâtres n’étaient pas rouverts au public ni aux artistes extérieur·es au lieu, j’ai eu au téléphone un directeur de théâtre qui me disait qu’il n’arrivait pas à faire revenir au bureau ses équipes de relations avec le public. Moi, je comprenais que sans la présence d’artistes et de spectateur·rices, ça n’ait pas de sens pour ces équipes, je trouvais même que c’était plutôt bon signe ! Si le travail consiste à actualiser le fichier public, iels pouvaient le faire de chez elleux ! Ce directeur a finalement réussi à leur expliquer les raisons pour lesquelles iels devaient revenir sur place et iels ont ensuite inventé ensemble plein de choses, mais je trouvais intéressant de voir comment la machine pouvait devenir quelque chose qui s’entretient tout seul.

Aline César. – L’adaptation des critères constitue effectivement un véritable enjeu de démocratisation, de lisibilité de la politique publique, mais aussi de transparence et d’égalité. Comment essayer de tendre vers cette égalité dont on est si loin ? Le principe des critères d’évaluation pondérés est un outil qu’on a commencé à développer à propos des inégalités hommes-femmes et qui me semble bien fonctionner. Le nombre de dates de tournées devient un critère de plus en plus important aujourd’hui : c’est un critère d’éligibilité pour candidater au conventionnement et il est désormais pris en compte dans les shortlists de candidatures à la direction des lieux labellisés. On pourrait se dire que c’est un critère objectif, donc juste. Mais c’est faux : comment demander aux équipes artistiques dirigées par des femmes qui, on l’a dit, sont plafonnées à 30-35 % de programmation dans le meilleur des cas, de produire le même nombre de dates que les équipes artistiques dirigées par des hommes, largement majoritaires sur les plateaux ? Il y a là une injustice flagrante ! Nous voyons bien par quel goulet d’étranglement doivent passer les équipes artistiques féminines. Véronique Felenbok, qui est directrice du bureau de production Le Bureau des Filles, a fait le choix de s’occuper exclusivement de défendre des projets artistiques dirigés par des femmes et, en tant qu’experte DRAC en Île-de-France, défend l’idée d’un mérite différencié. Puisque les femmes font structurellement trois fois moins de dates, il faudrait que l’objectif à atteindre qui leur est demandé soit trois fois moindre. En Île-de-France, on demande aux compagnies de faire 70 dates en 4 ans. Pour les femmes, il faudrait que cela soit deux tiers de moins, donc 25 dates. Ce serait logique par rapport à la réalité. Nous pourrions décliner comme cela tous les critères de façon différenciée au lieu de valoriser un critère universel qui ne correspond pas aux réalités.

Je voudrais aussi insister sur une autre question qu’on a rapidement abordée et qui me paraît importante : les textes contemporains et en particulier ceux écrits par des autrices. On sait bien que faire beaucoup de dates est plus simple avec un classique, et encore plus un classique monté par un homme. D’où un effet « double peine » pour les autrices, contemporaines mais aussi passées, puisqu’elles ne correspondent pas au critère qui fait qu’on monte les classiques. C’est donc un frein à la résurgence de textes d’autrices du passé, du matrimoine comme on dit. Il faudrait mettre au point un bonus dans les critères pour compenser, le fait de créer des textes d’autrices, qu’elles soient mortes ou vivantes, parce qu’évidemment qu’avec un texte de Claudine Galea (et encore, ce n’est pas la moins jouée des autrices contemporaines), on va faire moins de dates qu’avec un Molière, c’est mathématique. Pourtant, quand on remplit des dossiers, les critères d’évaluation sont les mêmes. Les dispositifs d’aide qui reposent sur de l’argent public doivent jouer un rôle de levier et de correcteur de ces effets de marché. L’argent public doit être vertueux et doit soutenir les créatrices autant que les créateurs, soutenir au fond des formes audacieuses, nouvelles et les esthétiques qui ne sont pas mainstream. Sinon, on n’a pas besoin de subvention publique !

Bastien Colas. – Je voudrais non pas prolonger ou contredire ce qui vient d’être dit, mais ajouter un autre élément à prendre en compte en revenant un peu en arrière dans la discussion, à cette idée du triangle prescripteur·rice/artiste/public qui serait devenu avec le numérique une ligne directe producteur·rice/consommateur·rice. Votre génération a sans doute plus de réponses que nous sur ce que le numérique transforme des usages sociaux. Nous travaillons sur de l’art vivant, sur la présence et la relation à l’autre et nous voyons bien que nous sommes intermédié·es en permanence par des écrans, ou plutôt par les ordinateurs que nous avons dans la poche ou à notre bureau. Peut-être même que vous aussi commencez à être dépassé·es par la génération de ceux qui ont 18 ans aujourd’hui et qui arrivent à la majorité avec le bac et le Pass Culture ! On n’en a pas beaucoup parlé, mais c’est quand même un outil qui change beaucoup les choses en matière de médiation et de prescription ! Cela va bouleverser les habitudes culturelles. Mais ce n’est pas seulement un outil technique, c’est un choix politique. La ministre de la Culture a annoncé hier que le dispositif du Pass Culture allait être étendu aux collégiens et aux lycéens sur des formats collectifs, notamment pour les ateliers de pratique artistique. C’est un enjeu fort face à la mondialisation et il est nécessaire d’avancer sur ce sujet. Dans la relation aux arts vivants, il va falloir travailler cette question, qui pour le moment reste un impensé à mon sens.

Pour en revenir à la question des critères, je partage le constat de Thierry. Je suis entré au ministère il y a une dizaine d’années et nous devions déjà refaire des textes sur les critères. Un nouveau texte va sortir bientôt et tous les ans nous nous posons la question au ministère et à la DRAC et nous remettons le chantier sur l’établi. Et nous aboutissons chaque fois à un nouveau texte qui grosso modo ne change pas beaucoup. Nous en revenons à chaque fois au même point ou presque, alors que beaucoup de gens y travaillent. Il faut avoir en tête que les aides de l’État sont des aides extrêmement sélectives. La politique pourrait consister à donner deux mille euros à tou·tes les artistes qui viennent demander des moyens. C’est le cas dans certaines villes d’ailleurs. Ce n’est pas le choix porté par l’État qui, justement, fait des choix. On va choisir peu d’artistes mais on va les aider fortement pour leur permettre d’avoir véritablement les moyens de créer et de rémunérer leurs équipes. Et en effet, c’est bien de rémunérer en priorité les artistes et les technicien·nes avant de rémunérer les services de production et de diffusion ! Il faut que les artistes aient les moyens de créer. C’est la première chose. J’ai beaucoup entendu tout à l’heure les directeur·rices dire que le budget était stagnant. Ça se discute ! Le budget n’est pas si stagnant que ça, il a quand même progressé à certains moments. En revanche, le nombre de demandes augmente de façon considérable et on dit plus souvent non que oui. Et encore, de nombreux artistes ne viennent même pas demander à la DRAC. Nous avons conscience que ceux et celles que nous aidons à la DRAC représentent une petite minorité des compagnies qui existent sur le territoire national. Il n’y a qu’à voir les compagnies dans le OFF d’Avignon, je ne sais pas combien reçoivent d’aides de l’État, mais assez peu.

La deuxième problématique est que l’État a des règles, des normes, et qu’il est bel et bien censé les appliquer sur l’ensemble du territoire national sans distinction. Et ces normes sont celles de l’action publique en général. Il y a eu une loi sur la création pour la première fois en 2016, c’est très récent. Avant, il n’y avait pas de loi qui encadrait spécifiquement les activités du ministère de la Culture dans le domaine de la création artistique. Nos aides sont organisées aujourd’hui sur la base de cette loi, avec des décrets et des applications pour aider les artistes sur l’ensemble du territoire national. C’est bien d’avoir une norme et une loi spécifiques, cela assoit la position du ministère de la Culture au sein de l’État de façon définitive. Nous ne sommes pas des hurluberlus qui soutiennent quelque chose d’inutile, voire de non-essentiel. La difficulté de cette loi, c’est que nous sommes là pour soutenir des artistes et pour aider des projets dont nous ne savons pas ce qu’ils vont donner. Un projet artistique, c’est une idée, une étincelle, une intuition. Nous ne savons pas ce que cela va être au final. Le travail que nous faisons à la DRAC est justement d’être entre la norme et ces artistes, ces projets, ces folies qui peuvent arriver. Il faut que nous organisions cela pour pouvoir soutenir les artistes.

La troisième difficulté tient à la forme qu’a prise le grand mouvement de décentralisation : d’une certaine façon, nous avons reproduit des formes de centralisme en région. La politique culturelle s’est beaucoup appuyée sur les villes et les métropoles dans lesquelles il y a les plus gros équipements culturels. Les moyens les plus importants du ministère de la Culture sont consacrés à ces métropoles et c’est là que nous voyons l’émergence du plus grand nombre de compagnies, d’artistes. Pour un créateur ou une créatrice en métropole, cela reste difficile d’avoir des moyens mais disons qu’il y a une proximité, une facilité pour créer et une visibilité des œuvres. En région Auvergne-Rhône-Alpes, nous avons un déséquilibre territorial énorme entre les métropoles et les milieux ruraux, encore plus dans l’ex-Auvergne. Par exemple, Clermont-Ferrand est la quatrième métropole de la région Auvergne-Rhône-Alpes en termes d’habitants et on vient seulement d’inaugurer il y a quelques mois leur scène nationale, qui existait mais qui n’avait pas de lieu en propre. Nous sommes aussi en train de travailler à la structuration de la danse, un lieu à Clermont va bénéficier d’un label national. Nous sommes en train de faire un travail de rattrapage de cinquante ans d’absence de structure importante en Auvergne.

Pour en venir aux critères d’éligibilité, il faut préciser que les artistes qui sollicitent la DRAC sont des professionnel·les déjà un peu reconnu·es. Nous n’avons pas d’aides pour les professionnel·les qui démarrent juste, qui sont en tout début de carrière. Et ce premier filtre est effectué par ces critères objectifs dont on parlait et qu’on peut affiner, je ne suis pas en désaccord avec ce qui a été dit. Mais avant d’y venir, je voudrais dire que pour ce qui concerne le second filtre, c’est-à-dire l’avis sur la qualité artistique des projets, je partage totalement le point de vue de Thierry et d’ailleurs je fais souvent la même citation de Churchill ! Je ne vois pas mieux que ces débats qui relèvent à la fois du dialogue et de la dispute et qui sont tranchés par un vote final. Pour autant, je reconnais que ce n’est pas du tout un système infaillible et que nous faisons plein d’erreurs tout le temps. Il y a plein de projets formidables que nous n’avons pas soutenus et inversement plein de projets que nous avons soutenus qui ne se sont finalement pas révélés être très bons. Mais nous sommes à un endroit de prise de risque, nous nous engageons avec des moyens budgétaires importants. J’ajoute que la commission ne fait pas tout et que les conseillers DRAC assument aussi certains choix à titre individuel. Le ministère de la Culture recrute les conseillers en mettant là aussi en place des critères, qui sont la capacité à porter un regard artistique et une forme d’expertise sur les projets, la capacité à accompagner les artistes et les projets. Et tous les ans, il y environ cinq-six projets dans chaque discipline (danse, théâtre, musique) que nous aidons directement après un avis défavorable de la commission d’expert·es. Nous les faisons passer ailleurs, par d’autres biais, parce que nous estimons que la commission a fait une erreur ou qu’il nous semble qu’il est de la responsabilité du ministère de le financer.

Pour en venir maintenant aux difficultés que nous avons bien repérées, la question est : que mettons-nous en place pour corriger les inégalités dans les limites imparties par les cadres législatifs ? Certains dispositifs sont spécifiquement destinés à soutenir des choses plus marginales : le texte qui encadre les résidences artistiques par exemple nous laisse une marge de manœuvre beaucoup plus importante pour aider des artistes qui ont besoin d’un accompagnement particulier, soit parce qu’ils sont en milieu rural ou dans l’émergence, souvent dans des territoires excentrés. Nous nous servons beaucoup de cette aide à la résidence en particulier dans les territoires de l’ex-Auvergne. Cela permet aux artistes d’expérimenter des choses avec le public, tout en permettant aux lieux et aux populations de se familiariser avec des œuvres. Il y a aussi les aides que nous apportons à des lieux particuliers, qui ont changé plein de fois de dénomination ; en ce moment on les appelle « tiers-lieux », avant on parlait d’« ateliers de fabrique artistique » et il y a vingt ans, un rapport les avait baptisés « nouveaux territoires de l’art ». L’intérêt de ces lieux un peu hybrides est qu’ils n’ont pas vraiment de mission de service public et donc pas de cahier des charges ; de plus, il y a souvent un·e artiste ou une équipe artistique à l’origine du projet. Je pense au Cube à Hérisson, dirigé par Pierre Meunier, un artiste remarquable que nous aidons en tant que compagnie mais aussi au titre de ce lieu de répétition ouvert au plus grand nombre. Nous finançons ce tiers-lieu en lui demandant justement d’inventer des choses qui ne seraient peut-être pas possibles dans des lieux labellisés. Nous avons essayé de développer le soutien à ce type de démarches cette année, mais je dois dire aussi que si, à la DRAC, nous avons des budgets extrêmement importants, 90 % du volume voire un peu plus est fléché pour financer les grandes institutions. Le financement des tiers-lieux concerne vraiment les marges budgétaires.

Nous essayons aussi de nous saisir de certains dispositifs ponctuels. Par exemple, cette année, dans le cadre du plan de relance « France Relance » lancé par le gouvernement, nous avons bénéficié de moyens assez importants pour la relance dans le spectacle vivant. Comme nous avons aussi eu des moyens exceptionnels pour l’investissement qui ont bénéficié aux lieux, nous avons choisi de cibler les moyens importants qui ont été accordés pour le fonctionnement à l’aide à la reprise de l’emploi artistique. Nous avons eu à peu près 3,5 millions d’euros en concertation avec les syndicats du spectacle vivant (avec lesquels nous avons été en dialogue permanent pendant la crise sanitaire), nous avons décidé de dédier 70 % de ces moyens à des structures ou des équipes artistiques que nous connaissons et soutenons déjà mais de consacrer 30 % de cette somme à des artistes ou des équipes artistiques que nous ne connaissions pas. Il a fallu les trouver, donc nous avons fait un appel à projets qui a duré un mois. Nous avons exclu les compagnies de théâtre amateur mais sinon, nous avons tâché d’être le plus ouvert possible dans l’appel à projets, non seulement en sortant de nos critères économiques habituels mais aussi sur le plan des esthétiques. Nous avons reçu environ 400 demandes et nous avons encore fait des choix en décidant de ne pas aider tout le monde à 1500 euros mais d’établir un seuil à 5000 euros minimum d’aide. Nous n’avons donc pas pu tous les aider. Nous avons aidé environ 200 projets. Ce dispositif nous a donc permis de découvrir des artistes que nous ne connaissions pas, des montages économiques dont nous n’avions pas forcément idée. Cela a été très intéressant pour nous en plus, nous l’espérons, d’avoir aidé les artistes. Nous sommes en phase de clôture de ce plan mais quand ce sera fait, nous ferons un bilan avec des professionnel·les, certain·es des artistes que nous avons soutenu·es et les syndicats, mais aussi un bilan en interne pour savoir comment cela a pu nous transformer, déplacer notre regard et nos façons de faire.

Thierry Pariente. – La parole qui vient de s’exprimer est celle de l’État et c’est une parole fondamentale. Mais la difficulté est qu’aujourd’hui, la culture est financée majoritairement par l’État et par les collectivités territoriales. Or celles-ci, du fait de l’augmentation de l’autonomie de gestion, n’ont pas du tout les mêmes critères que l’État et que les autres régions. Ça augmente ladifficulté pour chaque équipe artistique, qui doit rentrer dans les moules que l’État va lui fixer au niveau central ou déconcentré mais qui doit aussi répondre aux attentes de la région, du département, de la métropole, de la ville… Et ce ne sont pas du tout les mêmes critères la plupart du temps ! Mais ce ne sont jamais les critères quantitatifs seuls qui intéressent. Je sors d’un comité de sélection pour un CDN. C’est la première fois qu’on reçoit tous les bilans de diffusion des candidat·es. Eh bien, je ne crois pas me tromper en disant qu’absolument personne ne les a regardés. On s’en fiche ! Excusez-moi de dire cela mais ce qui compte, c’est la personnalité artistique, c’est la proposition qui est faite pour le lieu et le territoire et l’adéquation avec l’imaginaire de l’artiste, c’est la lettre de motivation, c’est-à-dire l’engagement de la personne dans le projet qu’elle va faire, la sensation partagée qu’elle va faire un bon candidat ou une bonne candidate au bon endroit, ce n’est pas le nombre de représentations qu’elle a pu donner de ses spectacles précédents qui n’est en aucun cas un gage du nombre de représentations de ses spectacles futurs ni de sa capacité à bien diriger un lieu et ce lieu en particulier. Tout le travail que cela demande pour les candidat·es de remplir ce type de dossiers, personnellement, ça me rend furieux ! Comme l’a dit Bastien, et je confirme pour avoir vécu la même chose quand j’étais délégué au théâtre au ministère de la Culture, la réflexion sur la critérisation est une bonne manière pour le ministère de ne pas s’occuper de l’essentiel, à savoir comment soutenir au mieux les artistes. Heureusement qu’en DRAC, c’est le boulot des conseillers et des conseillères théâtre qui – objectivement – font peu de cas des critères, et tant mieux. Cela fait partie à mon sens des prérogatives de ces conseillers et conseillères d’aménager les critères qu’on leur impose d’en haut, puisqu’évidemment, ce n’est jamais la même chose d’un territoire à un autre. Quand vous êtes au centre de Marseille ou à Briançon, vous n’avez pas du tout le même rapport au public, la même capacité d’action, le même nombre de diffusion, nous le savons ! Si on doit avoir des critères qui font la décision, on n’a plus qu’à créer une machine dans laquelle on entre tous les critères et qui sortira un résultat, un peu comme vous déposez un dossier dans une agence immobilière : ça passe ou ça ne passe pas. Pour moi, la seule façon positive de penser ces critères, c’est de les voir comme des indicateurs, qui peuvent aider à la décision mais pas la conditionner.

Pour finir, je voudrais revenir au décret fondateur du ministère de la Culture, le décret Malraux, qui tient en cinq lignes qui fixe comme mission au ministère de rendre les œuvres accessibles « au plus grand nombre possible » de spectateur·rices. Aujourd’hui, si vous lisez le cahier des charges des CDN, vous verrez qu’on a placé la barre bien plus haut ou du moins de façon très précise : ce n’est pas le plus grand nombre, c’est 32 % de la population, correspondant à tel critère social, habitant dans tel type d’espace, etc. C’est impossible de satisfaire toutes les injonctions. Ce n’est pas pour rien qu’il commence à y avoir une vraie crise de recrutement dans les établissements publics. Pour le CDN du Théâtre de la Criée à Marseille, nous avons reçu treize candidatures seulement, c’est du jamais-vu ! Je ne sais plus combien il y en avait à Nanterre l’année dernière, mais moins de dix, je crois ! Pour diriger Nanterre-Amandiers, qui est quand même l’un des grands théâtres de ce pays ! C’est fou ! Beaucoup de metteur·ses en scène confirmé·es, en position de candidater, ne l’ont pas fait.

Anne Monfort. –  Je suis tout à fait d’accord sur cette notion d’indicateurs. Mais les critères ne sont pas forcément des choses horribles, complètement castratrices. J’ai été par exemple membre de la commission d’ARTCENA qui accompagne les auteurs et les autrices. Cette aide est un dispositif de financement du ministère qui a délégué la sélection à ARTCENA. Il aide de façon significative (16 000 euros) des équipes artistiques qui vont monter un texte inédit. Donc, régulièrement, le ministère rappelle à la commission que le but est d’aider des écritures spécifiques, nouvelles, qui ont éventuellement du mal à rencontrer le public. Cette aide a une fonction incitative parce qu’elle permet à des compagnies de prendre le risque financier de monter ces écritures. En l’occurrence, les critères sont vertueux, visent à rendre visibles de nouvelles formes artistiques. Quant aux candidatures à la direction des lieux, cela ramène pour moi aussi à la question de l’ajustement et de la différenciation des critères. Nous parlions de la question des équipes dirigées par des hommes et par des femmes. En ce moment, il y a même un effet pervers de l’incitation faite aux femmes de candidater juste pour faire des shortlists paritaires, alors qu’ensuite, elles ne sont jamais sélectionnées. Et plus largement, je pense qu’il faut vraiment interroger cette inflation des dossiers à remplir, d’autant que les critères de sélection sont souvent assez opaques, alors que les nombreux critères à renseigner dans les appels à candidature font croire qu’on est dans une chose très démocratique et que tout le monde peut déposer un dossier. C’est assez décourageant. Faut-il vraiment remplir cinquante milliards de dossiers quand nous savons que l’issue est aussi serrée ? À partir du moment où nous vivons dans un monde où les chiffres sont ce qu’ils sont, où les femmes ou les personnes racisées sont défavorisées, il faut trouver une façon pour que ce critère apparaisse ou du moins que les personnes qui choisissent puissent adapter leurs critères. C’est là où je pense que les critères doivent être des indicateurs en construction permanente. Même si nous revenons souvent à la même chose, je ne pense pas que nous y revenions forcément exactement de la même façon.

 

 

Entretien réalisé le 12 novembre 2021
à l’Université Lumière Lyon 2
dans le cadre d’une journée d’études pédagogique
à destination d’étudiant·es de licence et de master en arts de la scène
et d’étudiant·es d’un master direction de projets culturels.

 

Notes

[1] La rédaction de thaêtre a choisi de privilégier l’écriture inclusive et les formulations épicènes dans la totalité de l’entretien, que les participant·es les aient employées ou pas à l’occasion de la rencontre.

[2] Marie Buscatto, « Tenter, rentrer, rester : les trois défis des femmes instrumentistes de jazz »Travail, genre et sociétés, n° 19, 2008|1, p. 87-108.

[3] Le mouvement H/F désigne la fédération inter-régionale pour l’égalité femmes-hommes dans les arts et la culture. Voir le site du mouvement H/F.

[4] Voir Jean Bellorini, Marie-Pia Bureau, Angélique Clairand, Courtney Geraghty, Marianne Mathieu, Arnaud Meunier, Claire Roussarie et Martha Spinoux, « Politiques de la sélection I. L’institution ou la cabane ? Programmer et accompagner des artistes de théâtre aujourd’hui », entretien réalisé par Bérénice Hamidi (avec la collaboration de Pauline Guillier et Camille Jutant), thaêtre [en ligne], mis en ligne le 28 novembre 2022.

[5] Syndeac, « Vers une politique éthique de l’accompagnement des artistes chorégraphiques », site du Syndeac, 6 mai 2020.

 

Pour citer ce document

Aline César, Bastien Colas, Anne Monfort et Thierry Pariente, « Politiques de la sélection II. Subvention et fabrique de la valeur esthétique », entretien réalisé par Bérénice Hamidi (avec la collaboration de Pauline Guillier et Camille Jutant), thaêtre [en ligne], mis en ligne le 28 novembre 2022. URL : https://www.thaetre.com/2022/11/28/politiques-de-la-selection-2/

 

À télécharger

Politiques de la sélection II.

 

 

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