Partages sensibles

Écritures documentaires de la ville
dans Jérusalem Plomb Durci (2011) et H2-Hébron (2018)

New York, 1954


 

Notre parcours commence dans les années 1950 dans un quartier de Midtown Manhattan. Nous sommes au cœur de ce qui est alors identifié comme la zone postale 19 (aujourd’hui 10019), bordée, à l’ouest, par l’Hudson River, au nord, par la Soixantième Rue et Central Park. Archiviste sonore qui habite le quartier, Tony Schwartz choisit d’en documenter le quotidien en collectant sur son magnétophone portable de multiples sons qui mêlent bruits ordinaires, musiques de rue et paroles des habitants. Cette collecte donne bientôt lieu à l’album New York 19 (Folkways Records, 1954), véritable Babel de langues, d’accents et de rythmes où cohabitent sans heurts le vendeur à la criée et le prêcheur de rue, la comptine enfantine et le souvenir de l’aïeule, la prière juive et la chanson nigérienne, l’accordéon et le marteau piqueur.

 

Tony Schwartz, New York 19
Folkways Records 5558
1954

 

Tony Schwartz intervient brièvement avant chaque son pour l’identifier, sans autre commentaire, mais la sélection et le montage des extraits participent à la construction d’un itinéraire sensible tout à la gloire des classes populaires new-yorkaises et de la place de choix qu’elles occupent – ou auraient tout lieu d’occuper – dans la culture états-unienne. Il n’est pas indifférent, à ce titre, que le quartier où nous sommes invités à déambuler constitue un haut lieu de divertissement traversé par Broadway et comptant nombre de maisons de disque, théâtres, cinémas ou salles de concert : en privilégiant les musiciens de rue qui vivotent sans la protection d’un label[1], les qualités « rythmiques et poétiques »[2] des aboyeurs qui se tiennent à la porte des lieux culturels pour y attirer le chaland et la musicalité propre des voix du voisinage[3], Schwartz déjoue les hiérarchies qui gouvernent nos perceptions et met la périphérie au centre de notre attention pour en souligner la valeur éminemment artistique.

C’est également le cosmopolitisme des classes populaires new-yorkaises que pointe le parcours sonore proposé par Schwartz qui inclut étudiant·es et visiteur·ses étranger·ères, travailleur·ses immigré·es et Américain·es dont les origines plus ou moins lointaines se laissent deviner à leur prosodie ou aux chants qu’ils et elles continuent de fredonner. La première plage du disque – « Why Collect Recordings? / El Venadito (medley) » – vaut ici comme programme :

La musique et la parole ne peuvent pas être entièrement écrites. Sur les partitions musicales, en plus des notes et des mots, on peut trouver des notations telles que : « avec des tons fluides », « avec un sentiment fort », « avec enthousiasme et vie », « paresseusement mais fermement ». Le premier extrait de ce disque, une version de la chanson mexicaine El Venadito, une chanson d’amour pour cow-boy, a été apprise par Paul Bain sur un livre. Il a lu les notes et les mots et a suivi la description du mieux qu’il a pu. Plusieurs années plus tard, il a eu la chance de faire un voyage au Mexique où il a entendu par hasard El Venadito chanté par un Mexicain. Il a dû réapprendre la chanson. Le deuxième extrait est la façon dont Paul Bain a chanté la chanson après son retour à New York[4].

Une telle entrée en matière a pour enjeu de valoriser les vertus documentaires et épistémologiques de l’enregistrement sonore contre les insuffisances de la notation écrite et prouve, par l’exemple, la fécondité de l’apprentissage par l’écoute. Mais en faisant commencer l’excursion new-yorkaise par un aller-retour au Mexique, c’est la fécondité des dialogues interculturels qu’il s’agit tout autant de souligner. Non seulement le premier son que New York 19 donne à entendre est une chanson mexicaine entonnée par un Américain, mais il faut l’entendre deux fois pour saisir pleinement la puissance de métamorphose et de vitalisation des échanges entre le Nord et le Sud, dès lors qu’ils ne se réduisent pas au tout-venant de l’exploitation commerciale ou culturelle, mais prennent la forme d’une véritable rencontre. Sous des dehors anecdotiques, la cartographie imaginaire qui se dessine ici s’attache à ouvrir sur l’extérieur le territoire tout à fait circonscrit où le disque s’apprête à nous immerger. Par l’évocation de cette trajectoire toute personnelle qui ne doit apparemment qu’à la bonne fortune, Schwartz a pour geste inaugural de tracer, depuis la zone postale 19 de Manhattan, l’une de ces innombrables lignes de flux sans l’apport desquelles il est impossible d’approcher l’identité new-yorkaise.

Pour rappel, West Side Story est créé en septembre 1957 au Winter Theatre de Broadway puis est adapté au cinéma en 1961 : l’action s’y déroule à quelques rues du Midtown, un peu plus au nord, et c’est une tout autre cartographie du New York populaire qui s’y trouve mise en scène, entièrement structurée par l’opposition entre les Américain·es d’origine polonaise, irlandaise et italienne, et les immigré·es d’origine portoricaine, entre les Blancs et les Latinos, entre les Jets et les Sharks. Loin de ces lignes de fracture qui séparent la ville en communautés irréconciliables, Schwartz multiplie les jeux de circulation. Ainsi de la plage 5 de la face 1 intitulée « Translations (Italian, Puerto Rican Jukebox Record) » qui fait entendre deux traductions improvisées par des intervenants bilingues d’une chanson italienne et d’une chanson portoricaine. Ce collage sonore volontiers hétérogène – le mot « medley » (pot-pourri) apparaît régulièrement dans les titres des différentes plages – constitue l’outil idéal pour louer les vertus et les charmes du melting-pot new-yorkais. Au besoin, la sortie antiraciste de l’épicier que l’on entend sur la dernière plage de la face 2 – « Music in Speech (Grocer, Elderly woman, Plumber) » – se donne aux dires de Schwartz lui-même comme « un exemple de la considération que les gens peuvent développer dans une ville dont la population est issue d’origines différentes »[5]. Ce Qu’il Fallait Démontrer.

Non que Schwartz pèche par innocence. Du moins son irénisme peut-il être considéré comme une stratégie de lutte à une époque où les discours qui dominent sur ces quartiers sont lourdement dépréciatifs et déplorent avec d’autant plus d’aplomb la promiscuité, la saleté et la délinquance censées les caractériser qu’il faut simultanément promouvoir des projets de rénovation urbaine qui participeront bientôt au déplacement des classes populaires loin de Manhattan[6]. De fait, un an après la sortie de New York 19, des grands travaux commencent en vue de la construction du Lincoln Center qui doit notamment accueillir le Metropolitan Opera et qui occupe aujourd’hui six hectares dans l’Upper West Side.

 

The Case Against Lincoln Center
Newsreel
1968

 

En 1968, un court-métrage intitulé The Case Against Lincoln Center[7] dénonce la gentrification du quartier et oppose l’architecture froide du nouveau centre culturel à des scènes de rue animées et elles-mêmes porteuses d’une culture menacée d’invisibilisation. Pour mettre en valeur ce patrimoine jugé aussi légitime que celui qu’expose le Lincoln Center, le film utilise plusieurs enregistrements de Schwartz, empruntés notamment à New York 19[8]. C’est sur ces bandes que ce patrimoine a été sauvegardé. Pour le voir vivre (et l’entendre au présent), il faut désormais traverser l’Hudson River et se déplacer dans le New Jersey[9].

 

Notes

[1] Voir la plage 1 de la face 2 qui s’intitule « Street Musicians / Times Square Accordionist / Carnegie Hall Fiddler (medley) », New York 19, Folkways 5558, 1954.

[2] Tony Schwartz, Liner notes, New York 19, Folkways 5558, 1954. Il s’agit du livret qui accompagne le disque et que l’on trouve sur le site de Folkways. Schwartz y décrit ici la plage 2 de la face 2 de son disque, « Selling (Theater Barker, 52nd Street Doorman, Salesman, Theater Program, Flowers, Newspapers) » : « The rythmical et poetic use of words is very important in the calls and spiels of many vendors, barkers and pitchmen. » En français : « L’utilisation rythmique et poétique des mots est très importante dans les appels et les discours de nombreux vendeurs, aboyeurs et bonimenteurs. » Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de notre fait.

[3] Voir la plage 5 de la face 2 qui conclut le disque et s’intitule « Music in Speech (Grocer, Elderly woman, Plumber) » : « The music in the voices of people is a source that has hardly been tapped, and yet all you have to do is listen to the people around you. » (« La musique dans les voix des gens est une source à peine exploitée, et pourtant il suffit d’écouter les gens autour de soi. »)

[4] Tony Schwarz, Liner notes, op. cit. : « Music and speech cannot be fully written down. On sheet music in addition to notes and words one can find notations such as: “with flowing tones,’’ ‘‘with strong feeling,’’ ‘‘with enthusiasm and life,’’ ‘‘lazily but steady.’’ The first selection on this record, a version of the Mexican song, ‘‘El Venadito,’’ a cowboy love song, was learned by Paul Bain on a book. He read the notes and words and followed the description as best he could. Several years later, he was fortunate enough to take a trip to Mexico where he happened to hear ‘‘El Venadito’’ sung by a Mexican. He had to relearn the song. The second selection is how Paul Bain sang the song after his return to New York. »

[5] Ibid. : « The recording of the grocer making change is an example of the consideration people can develop in a city with a population of different backgrounds. »

[6] Sur ce point (et sur bien d’autres), voir le chapitre 3 (« Tony Schwartz’s Popular Phonography in New York 19 ») de la thèse de philosophie de : Pascal MassinonActive Listening: The Cultural Politics of Magnetic Recording Technologies in North America, 1945-1993, Université du Michigan, 2016, p. 147-206. Pour évoquer le contexte new-yorkais en matière urbanistique et les préjugés dont certains quartiers font l’objet, Massinon s’appuie notamment sur : Samuel Zipp, Manhattan Projects: The Rise and Fall of Urban Renewal in Cold War New York, New York, Oxford University Press, 2010.

[7] The Case Against Lincoln Center / El Caso En Contra del Centro Lincoln, Newsreel, N&B, 12 min., 1968.

[8] Sur la postérité de New York 19, voir Pascal Massinon, Active Listening, op. cit., p. 185-195.

[9] Pour en savoir plus sur Tony Schwartz (1923-2008), voir Benjamin Serby, « Tony Schwartz’s New York Recordings: Sound, Place, And Civic Identity », site du Gotham Center For New York City History, 13 juillet 2017. La plupart des albums de Tony Schwartz sont accessibles sur une chaîne YouTube qui lui est consacrée. Outre New York 19, nous recommandons particulièrement son premier album, 1, 2, 3 and a Zing Zing Zing (1953), dévolu aux jeux de rue et autres comptines enfantines, ainsi que Nueva York (1955), qui s’attache aux paroles et aux musiques de la communauté portoricaine new-yorkaise.

 

 

 

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