Hébron, 2018
Winter Family, H2-Hébron
Interprétation de Ruth Rosenthal
Enregistrements et diffusion sonore de Xavier Klaine
Lumières et régie générale de Julienne Rochereau
Modélisation et maquette de Quentin Brichet
Création au Kunstencentrum Vooruit (Gand) les 4 et 5 octobre 2018
Hébron : terminus. Pour atteindre la quatrième et dernière station de notre parcours, suivons les pas de Ruth Rosenthal dans ce qui constitue à ce jour l’avant-dernier spectacle de la Winter Family, H2-Hébron[1]. C’est à nouveau le rôle de la guide de voyage qu’endosse ici la performeuse, de façon plus littérale encore que dans Jérusalem Plomb Durci, puisque celle-ci accueille les spectateur·rices assis·es de part et d’autre d’une grande table noire en les invitant à ce qu’elle présente explicitement comme une visite :
– Bonjour, bienvenue, pendant notre visite, on va rencontrer les soldats, les activistes, les colons et les Palestiniens. Pas beaucoup de Palestiniens, vous allez comprendre.
– Je suis contente que vous soyez là. C’est important que vous voyiez la situation sur place.
– Pour le paiement, on verra au retour. Si vous rencontrez un Palestinien en colère, ne faites rien. Y a aussi des colons énervés, ne leur parlez pas, ne vous battez pas avec eux. Restez groupés et n’ayez pas peur, j’ai l’habitude.
– Hébron est très sainte, Hébron est très ancienne. C’était la capitale de la Judée et c’est là que Roi David a été couronné.
– Hébron a été conquise par tout le monde mais y a eu toujours des juifs ici.
– L’âge de pierre, l’âge de bronze, l’âge du cuivre, les Perses, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Abbasides, les Fatimides, les Croisés, les Ayyoubides, les Mamelouks, les Ottomans, les Britanniques, la catastrophe, l’occupation, l’Intifada, tout ça est à moi, parce que je suis né là.
– J’organise beaucoup de visites ici. Je joue plus ou moins sur l’émotion. Et ça marche. Cet endroit n’est pas rien. Nous avons traversé de grandes épreuves, pendant des milliers d’années, et c’est nos Pères qui ont construit le Tombeau des Patriarches.
– Hébron, c’est un microcosme de l’occupation[2].
Sans solution de continuité sinon quelques inflexions de la prononciation, la parole de Ruth Rosenthal juxtapose les paroles de Palestinien·nes et d’Israélien·nes, de soldat·es, d’observateur·rices et d’activistes internationaux. D’un spectacle à l’autre, le mode opératoire a donc notablement changé, qu’il s’agisse de la nature des documents mis en jeu – dans H2-Hébron, nous avons affaire à des témoignages recueillis par Ruth Rosenthal et Xavier Klaine eux-mêmes – ou de la forme que prend leur montage – ici, un entrelacs de paroles dissonantes qui cohabitent et s’affrontent dans la voix unique et pourtant surpeuplée de la performeuse seule en scène.
Cette approche qui fait d’emblée prévaloir la pluralité des récits et des points de vue doit également beaucoup au changement de lieu. Tandis que Jérusalem Plomb Durci s’employait à mettre à mal la fable israélienne d’une ville réunifiée, H2-Hébron prend place dans un territoire immédiatement fracturé : depuis le protocole d’Hébron signé en 1997, la ville est effectivement coupée en deux, la zone ouest, la plus vaste, sous administration palestinienne (appelée H1) et la zone est, qui contient le centre historique, sous administration israélienne (appelée H2). Cette zone est peuplée d’environ 30 000 Palestinien·nes et de quelques centaines de colons israéliens qui sont sous la protection de l’armée. Elle fait par ailleurs l’objet d’un tourisme de guerre qui condense la bataille des récits qui est au cœur du conflit israélo-palestinien et qui constitue l’enjeu essentiel du spectacle, « Rashomon infernal dans lequel il n’y a que Vérités »[3], Rashomon où tout, partant, devient objet de litige, non seulement les faits, mais jusqu’aux coordonnées de l’espace et du temps[4].
Entre la carte et le territoire, la maquette de la zone H2 que Ruth Rosenthal reconstitue progressivement sous nos yeux devrait permettre d’articuler la topographie objective d’une ville peu familière au public et la façon dont elle est perçue et vécue par la population locale. Or à mesure que la maquette, pièce après pièce, prend forme et consistance dans le périmètre circonscrit de la table, la parole, témoignage après témoignage, en défait l’unité et souligne la fragmentation de l’espace à l’échelle de celles et ceux qui y vivent. Chaque quartier, chaque rue, chaque pâté de maisons fait en effet l’objet de réglementations qui en modifient constamment les modalités d’accès et d’usage, et c’est jusqu’à la frontière pourtant structurante entre les zones H1 et H2 qui devient incertaine tant le tracé sinueux en paraît arbitraire pour qui arpente la ville au quotidien :
– Sur la carte, c’est facile de découper, de dire H1/H2. Mais quand on est dans la rue, on se demande pourquoi ça c’est H1 et ça c’est H2, alors là… je sais pas[5].
– Ici c’est Checkpoint Aabed. Aabed, c’est moi. C’est ma boutique. Ils me contrôlent chaque fois quand je passe, les cons, 20 fois par jour depuis 30 ans, alors que j’habite à 5 mètres d’eux. […]
– Moi je peux marcher ici, mais personne d’autre. Ma sœur habite vers là-bas, je dois faire tout le tour pour aller la voir[6].– Ici, les Palestiniens peuvent pas conduire mais ils peuvent ouvrir leurs magasins. Là c’est pour les non-Palestiniens, à l’exception de ces magasins-là. Et ici ils peuvent pas conduire ou ouvrir leurs magasins mais ils peuvent marcher. Et ça change tout le temps, une vraie torture[7].
– Regardez, on a écrit sur ces portes « contrôler à la sortie », en hébreu. Seuls les gens qui habitent dans ces maisons sont autorisés à marcher ici[8].
– Checkpoint 45. C’est le dernier point autorisé aux Palestiniens. […]
– Et là c’est la vieille ville, mais c’est toujours H2.
– La kasbah, c’est H1 !
– La vieille ville, c’est H2.
– La kasbah, c’est H1.
– Si vous allez vers Bab A-Zawiya, c’est H1, ici c’est H2.
– On a 2 patrouilles dans H2. Parfois on patrouille aussi dans H1 et parfois on sait pas si on est dans H2 ou H1[9].
On est loin des « rhétoriques cheminatoires », tours et détours, par lesquels celles et ceux que Michel de Certeau appelle « les pratiquants ordinaires de la ville » parviennent à s’approprier les lieux et à faire style à l’intérieur du cadre normatif de l’organisation urbaine[10]. Non seulement le contexte géopolitique détermine la moindre parcelle de terrain et, partant, le moindre recoin de l’existence, mais les contraintes qu’il impose assujettissent distinctivement la population selon son origine et sont par ailleurs si variables, dans l’espace et dans le temps, qu’elles en deviennent illisibles et produisent une instabilité qui constitue l’un des premiers obstacles au simple fait d’habiter[11].
Comment ne pas penser ici au moyen métrage de Till Roeskens, Vidéocartographies : Aïda, Palestine[12] ? Réalisé en 2008 dans le camp de réfugié·es palestinien·nes d’Aïda près de Bethléem, le film se compose de six chapitres. Tous associent la parole, en off, d’un réfugié ou d’une réfugiée évoquant la vie quotidienne dans le camp, et le dessin, au feutre noir sur un écran blanc, d’une carte que réalise celui ou celle qui est en train de témoigner et qui schématise les lieux où se déroule son récit, mais surtout qui exprime ce qu’il faut d’endurance pour y vivre. Qu’il s’agisse de suivre le trajet de plus en plus compliqué pour se rendre de chez soi à l’hôpital ou le tracé des murs qui ont brutalement transformé le foyer en tombeau, le film de Roeskens joue des rapports emmêlés du son et de l’image pour faire advenir la géographie subjective et sensible d’un espace habité bien qu’inhabitable. On est au cœur, on le voit, des enjeux et des tensions à l’œuvre dans H2-Hébron. Encore « la ligne graphique » et « la voix narrative » de chaque chapitre des Vidéocartographies forment-elles un ensemble cohérent, toutes distinctes qu’elles soient, qui marquent l’affirmation d’un sujet – palestinien – et son entêtement à se tenir là où toute existence lui est déniée, serait-ce sous la forme minimale d’une voix sans visage et de quelques traits noirs esquissés sur une page blanche[13]. D’une réception plus inconfortable, le spectacle de la Winter Family démultiplie les points de vue et creuse le plus grand écart entre la solidité de la maquette qui se construit à vue sous les gestes assurés de la guide et le chaos produit par les récits antagonistes et non-assignés auxquels elle prête une seule et même voix. De subjectivité, ne subsiste alors que celle, insaisissable, de la performeuse israélienne, maîtresse de cérémonie et corps ventriloqué qui s’affirme tout en s’effaçant.
Till Roeskens, Vidéocartographies : Aïda, Palestine
2009
Mais avant de nous appesantir sur la présence décidément paradoxale de Ruth Rosenthal, revenons à Hébron et poursuivons la visite. Nous l’avons vu : la ville est divisée en deux, et la zone sous autorité israélienne est à son tour traversée par une ligne de fracture qui soumet la population palestinienne à des conditions spécifiques d’habitation et de circulation. Non seulement certains lieux lui sont interdits, mais l’espace qu’elle partage avec les Israélien·nes fait l’objet de deux topologies distinctes qui se superposent sans se confondre[14]. Cette dualité est au cœur du montage documentaire qui la déploie dans toutes ses dimensions, concrète et imaginaire, et qui souligne notamment la guerre onomastique que se livrent les habitant·es pour marquer leur territoire et signifier à qui n’use pas des bons mots pour le désigner qu’il y est – et y restera – un étranger.
Un jour j’arrive et le soldat me demande où est-ce que je vais. Je lui dis : « Bah je vais à la mosquée d’Ibrahimi. » Il me dit : « Interdit ! Il fallait dire : le Tombeau d’Abraham. »[15]
Le Tombeau des Patriarches constitue évidemment le creuset de cette dualité : non seulement il abrite à la fois une synagogue et une mosquée, mais le lieu revêt une très haute importance religieuse et symbolique aux yeux des juifs comme des musulmans du fait de la présence du cénotaphe d’Abraham-Ibrahim, figure fondatrice des trois monothéismes. Or loin de légitimer un récit œcuménique des origines tout à la gloire de la coexistence, le lieu saint est devenu l’épicentre des conflits qui opposent les deux communautés et les façons antagonistes dont elles se représentent l’espace, dont elles le nomment, dont elles l’historicisent et le mythologisent et dont elles justifient, ce faisant, la place qu’elles y tiennent et celle qu’elles assignent aux autres, selon qu’il sera dit « reconquis » ou « occupé », « libéré » ou « colonisé ». Question de perception et de lexique, donc, mais aussi question de vie ou de mort ou, plus exactement, de droit de vivre et de tuer : le 25 février 1994, le Tombeau des Patriarches est le lieu d’un attentat terroriste à l’occasion duquel un colon israélien tue 29 Palestiniens et blesse de nombreux autres en pleine prière du ramadan[16].
Évoqué dès les premières minutes du spectacle, l’événement constitue un point de repère important dans l’histoire de la ville, d’autant que c’est dans son sillage que s’est organisée sa bipartition. Il n’en est pas moins aussitôt pris – comment pourrait-il ne pas l’être ? – dans la bataille des récits qui se disputent l’autorité, non seulement sur les lieux, mais aussi sur les dates, contestant à l’infini l’ordre de succession des attaques et des représailles comme celui des arrivées et des départs. À l’image des grottes qui se trouvent sous le Tombeau et suscitent tous les fantasmes, la guerre territoriale qui se joue à Hébron est indissociable d’une guerre archéologique. Du couronnement de David à la dernière attaque au couteau, cette guerre dessine une frise chronologique qui inscrit l’espace dans la très longue durée et mêle les dates-charnières de l’Histoire majuscule – le pogrom de 1929, la victoire israélienne de 1967, le massacre de 1994, le protocole de 1997, l’Intifada initiée en 2000 – avec le temps multiséculaire des mythes et le temps biographique des souvenirs. Prise dans le tourniquet d’une voix unique où la concurrence mémorielle fait rage et inverse constamment la place des causes et celle des effets jusqu’à remettre parfois en question le nombre des victimes et l’identité de leurs bourreaux, cette frise ne constitue qu’un opérateur supplémentaire de désorientation.
– Dans les années 20, les gens commençaient à parler d’un pays pour les juifs, ce qui a mis les Palestiniens en colère, ce qu’on peut comprendre.
– Mais l’ancienne communauté n’était pas du tout sioniste. Ils voulaient juste vivre près du Tombeau.
– 24 août 1929, les Arabes courraient de maison en maison avec des haches et des épées et en moins de deux heures, ils ont massacré 67 personnes : des femmes, des enfants, des vieillards, tout le monde, un vrai pogrom.
– Oui, 19 juifs ont été tués, mais des milliers ont été sauvés par leurs voisins palestiniens.
– On ne connaît pas les détails de cette histoire, y avait pas de caméras. Mes grands-parents m’ont toujours dit que les tueurs venaient de l’extérieur, pas d’Hébron. Et où était la police britannique ?
– Ça a été la fin de l’ancienne communauté juive, 67 morts.
– 8 juin 1967, je me souviens très bien, les soldats israéliens sont arrivés d’ici. Ils ont volé tout l’argent dans les poches de mon père. Ils ont demandé de l’eau. Mon oncle a voulu les servir mais Allah a séparé l’anse de la cruche. Ce fut mon 1er contact avec eux.
– En 67, les Arabes ont eu peur qu’on se venge de 1929, ils ont hissé le drapeau blanc et disaient : « Entrez, entrez, priez dans le Tombeau des Patriarches. »
– On pensait que c’étaient les mêmes que l’ancienne communauté juive, mais très vite on s’est rendu compte que ces gens-là venaient prendre nos maisons et nos terres[17].
Il y aurait tout lieu de confronter ce montage documentaire et « l’entrelacs »[18] tel que le pratique le dramaturge Michel Vinaver, a fortiori lorsqu’il en use avec des citations issues de la presse états-unienne comme c’est le cas dans son avant-dernière pièce, 11 septembre 2001[19]. À l’exception des discours de Bush et Ben Laden que cette pièce intrique sur un mode provocateur dans ses dernières pages, l’essentiel des répliques est le fait de quidams qui racontent les attentats terroristes au plus près de leur expérience vécue, sans jugement, ni prise de parti. Or, loin de ce processus de « dé-hiérarchisation » du quotidien que Vinaver place au cœur de sa poétique et qui valorise la parole en immersion contre le commentaire en surplomb[20], H2-Hébron souligne à quel point ledit quotidien est assujetti à des déterminations idéologiques auxquelles personne n’échappe et qui conditionnent jusqu’aux manières de vivre et de percevoir. Dans ce contexte, l’entrelacs ne s’en tient pas aux effets de frottement recherchés par Vinaver, mais exacerbe la part de conflictualité dont les témoignages sont porteurs : ce ne sont plus seulement des opinions qui divergent sur un même objet, c’est le monde dans ses coordonnées pourtant les plus évidentes qui cesse précisément de faire monde et de se donner comme un lieu commun, un espace partagé. L’entrelacs enchaîne dès lors le micro- au macro- au lieu de les délier et contraint simultanément notre écoute, constamment sous tension et surtout bien en peine de se déprendre des points de vue dans lesquels la réalité israélo-palestinienne est toujours déjà prise et semble vouée à devoir rester enfermée.
Encore négligeons-nous ce qui fait la singularité – et la grande force – de H2-Hébron : ce fatras de paroles emmêlées ne jaillit pas d’énonciateur·rices distinct·es mais a pour seul siège le corps et la voix de Ruth Rosenthal où elles cohabitent malgré leur incompatibilité. Alors que la maquette paraît d’une objectivité très factice tant elle oblitère la pluralité des récits dont Hébron est le cœur, c’est la performeuse qui en fournit l’incarnation la plus juste en se donnant elle-même comme un territoire, un « microcosme » pourrait-on dire en reprenant le terme utilisé au début du spectacle, métonymie d’une ville qui constitue à son tour la métonymie d’une région tout entière. Le jeu de la citation documentaire et les rapports troubles qu’il permet d’instaurer entre le citant et le cité, mais aussi bien entre soi-même et l’autre, deviennent le foyer réflexif d’une situation géopolitique où se trouvent sans cesse disputées la place de l’autochtone et celle de l’étranger. Car notre guide ne joue pas celles et ceux auxquels elle prête son corps et sa voix. Certes, il lui arrive de recourir momentanément à l’un ou l’autre costume ou accessoire. De même, loin d’être monocorde, l’énonciation accueille plusieurs accents et manières de dire tandis que la sonorisation du spectacle conçue par Xavier Klaine produit des effets d’amplification et de réverbération qui varient au fil des prises de parole et en déplacent la source aux quatre coins de la salle. Toutes ces modulations sont néanmoins insuffisantes à neutraliser le vertige et l’indécision où nous plonge la conflictualité des points de vue qui se juxtaposent sans dialoguer. Même si les énoncés eux-mêmes laissent finalement assez peu de doutes sur leur source énonciative lorsqu’on lit le texte du spectacle à tête reposée, l’écoute en direct de ce qui se donne dans un seul et même flux de paroles produit des effets conjoints de dissonance et d’incompréhension, un véritable malaise en somme, qu’exacerbent la brièveté des fragments entrelacés, la rapidité d’élocution de Ruth Rosenthal et la frontalité imperturbable de son adresse (durant toute la durée du spectacle, le·la spectateur·rice constitue son interlocuteur·rice direct·e, elle l’interpelle du regard à la façon d’une conférencière tout en se déplaçant autour de la table et il arrive même qu’il·elle soit très concrètement sollicité·e, pour lire un texte, boire un café ou regarder de plus près un objet mis en valeur au cours de la visite).
Ni métamorphose intégrale, ni voix blanche où les propos se trouveraient dès lors exposés, distanciés et jugés. Le corps comme terre d’accueil et comme territoire occupé, l’un et l’autre tout à la fois et indissociablement : il se déchire de l’intérieur en même temps qu’il fait tenir ensemble toutes les parties. On pense assez inévitablement ici à la démarche parallèle du danseur et chorégraphe israélien Arkadi Zaides dans son spectacle Archive créé en 2014[21]. Certes, la matrice documentaire en est tout autre puisqu’il s’agit de vidéos collectées depuis 2007 par l’ONG B’Tselem auprès de Palestinien·nes auxquel·les l’organisation a prêté des caméras pour qu’il·elles documentent leur quotidien en Cisjordanie et les violations des droits humains dont il·elles sont victimes. Projetés sur un grand écran qui se trouve à même le plateau, les extraits vidéo, dûment légendés et contextualisés, montrent la violence ordinaire de colons israéliens, jets de pierre, insultes, dispersion d’un troupeau à seule fin de compliquer la tâche du berger… Seul en scène, Arkadi Zaides regarde ces extraits et s’aide d’une télécommande pour faire un arrêt sur image ou revenir en arrière. Il imite ensuite quelques gestes prélevés ici et là, que la vidéo continue de tourner ou non, et y associe bientôt quelques cris, interjections ou sifflements entendus dans les extraits. En enregistrant ces derniers sur un sampler, il compose une boucle qui s’intensifie à mesure qu’il y intègre de nouveaux sons et qui se double bientôt d’une autre boucle, constituée, elle, des gestes préalablement compilés et s’intensifiant à son tour du fait de leur accumulation et de leur accélération. Alors que la danse se fait attendre durant l’essentiel du spectacle, tout attaché qu’il est à la restitution exacte des gestes observés, cette séquence tardive joue avec l’appétit chorégraphique du public pour mieux le décevoir. Pas d’esthétisation possible de l’archive, ni de réparation par l’art : la danse cède le pas à la transe, puis s’interrompt à la faveur de deux derniers extraits vidéo qui scellent le primat du document et de la réalité à laquelle il renvoie sur la performance elle-même.
Arkadi Zaides, Archive
Création le 8 juillet 2014 au Tinel de la Chartreuse
dans le cadre du Festival d’Avignon
Bande-annonce
Si le régime gestuel de la citation[22] et les interactions qu’il induit sur le plateau entre le film et le corps du performeur distinguent très nettement cette proposition de celle de la Winter Family, nous frappe cependant un même processus d’incorporation de la violence ordinaire, assumée en même temps qu’éprouvée par l’artiste qui non seulement la montre et la dénonce, mais aussi l’accueille et accepte d’être traversé par elle. Frédéric Pouillaude analyse Archive en des termes qui nous semblent valoir tout autant pour H2-Hébron : « un dispositif de capture, donnant à voir le double mouvement par lequel un sujet capture le réel et se laisse capturer par lui »[23]. Plus encore, le jeu de la citation, qu’il reste stable dans son indécision (H2-Hébron) ou qu’il évolue au fil de la performance (Archive), fait du corps même de l’artiste un lieu d’exposition et d’expérimentation des rapports – géopolitiques, intimes, esthétiques – entre soi-même et l’autre, le propre et l’étranger, le Heim et le Unheimlich[24]. Corps-territoire, disions-nous, mais aussi corps-frontière. Placé au cœur de la performance documentaire, le dialogisme à l’œuvre du fait de l’usage de ce qu’on pourrait apparenter à du style indirect libre, qu’il s’agisse de rapporter gestes ou paroles, devient le théâtre très incarné d’une rencontre faite de litiges et de contaminations réciproques entre le citant et le cité, entre l’occupé et l’occupant. Le corps de l’artiste – et il importe évidemment que ce corps soit israélien – est à la fois colon (il s’agrège la part de l’autre et la fait sienne) et colonisé (il se laisse envahir par elle et s’y dissout).
Les deux spectacles ont également en commun un même mouvement d’exaspération qui fait leur noirceur et scelle le caractère aporétique de la situation qu’ils documentent comme de sa mise en jeu artistique. Dans Archive, c’est à même le corps d’Arkadi Zaides que se joue cette dynamique intensive à la faveur de laquelle le dispositif citationnel se dérègle et s’emballe : si la danse n’advient pas, c’est qu’il n’est pas d’appropriation possible de l’archive ; au contraire, c’est elle qui prend le pouvoir et semble « posséder » celui qui, jusqu’alors, s’appliquait avec minutie à en maîtriser l’imitation. Dans H2-Hébron, c’est l’environnement de Ruth Rosenthal qui finit dans le dernier quart du spectacle par porter la contradiction à son paroxysme et par mettre à mal l’apparente impassibilité avec laquelle la performeuse passait jusqu’alors d’un témoignage à l’autre. Après quarante-cinq minutes de représentation, s’opère un premier décrochage : la guide offre des glaces à l’eau aux spectateur·rices et les invite à regarder un court film constitué d’un travelling sur la rue Shuhada (« rue des martyrs », rue « Roi David », rue « de l’Apartheid »[25]), rue centrale de la zone H2 devenue fantomatique depuis que l’armée israélienne l’a vidée de ses habitant·es palestinien·nes. Après la césure produite par le film du fait même de la projection mais aussi du silence – de la rue et de l’actrice – qui l’accompagne, les quinze dernières minutes du spectacle multiplient les sources d’inconfort : des jeux de lumière et de fumée plongent la scène dans l’obscurité et le brouillard, tandis que la chaleur qui émane de plusieurs lampes à proximité des spectateurs et des spectatrices se met à augmenter ; des sons amplifiés surgissent simultanément des quatre coins de la salle, grenades assourdissantes, bruits d’émeute, sonneries d’alarme, tandis que Ruth Rosenthal, de moins en moins audible, force sa voix et accélère son débit. La cohabitation des contraires paraît de plus en plus intenable pour celle qui s’en était fait le siège et qui se trouve maintenant assiégée. Elle ne l’est pas davantage pour le public dont la posture (télé)spectatrice devant le film est désormais mise à mal par un dispositif qui l’inclut et l’immerge physiquement dans le chaos, là où celui-ci avait été maintenu et comme encapsulé dans la voix de la performeuse jusqu’à ce moment de bascule de la représentation. Chargée d’une force implosive impossible à endiguer, la bataille des récits déborde de son lieu premier et fait signe vers des scènes de conflit autrement plus concrètes, serait-ce par des artifices théâtraux volontairement chiches qui privilégient la suggestion.
Comme Archive, H2-Hébron refuse de finir sur un paroxysme et opte pour un retour au calme qui renvoie à la cyclicité des violences tout en produisant pour le public un effet de sas à quelques minutes de la fin. Nous retrouvons peu à peu nos esprits après avoir été au bord de la suffocation, doutant toutefois qu’ils nous suffisent pour comprendre ce que nous avons vu ici et surtout ce qui se passe là-bas. Hébron : terminus. C’est la fin du spectacle. C’est la fin de la visite. Tout le reste, en revanche, va bel et bien continuer.
– Alors ? Vous pensez toujours que tout cet endroit devrait être aux Palestiniens ? Vous ne voyez pas que tout ça c’est de leur faute ?
– Voilà, c’est la fin de notre visite, merci d’être venus. Envoyez vos amis, et vous, revenez ! Vous pouvez laisser un pourboire, on va faire un petit selfie tous ensemble !
– Hé, attends, c’est quoi ta religion ? T’es musulmane ?
– Les gens aimeraient avoir une vraie guerre, ils en ont marre d’être massacrés ici tous les jours.
– Moi je pensais que je ne partirais jamais d’ici, mais maintenant c’est décidé, je me casse, je veux une vie meilleure.
– Ok les gars, on s’arrête un instant pour admirer la vue, après on retourne au bus, on rentre à Tel Aviv[26].
Cet article trouve son origine dans une intervention
effectuée à l’occasion d’une journée d’études
intitulée « Franchissements/Travessias.
Approches intermédiales des imaginaires
et expériences artistiques de la ville contemporaine »
et organisée par Pénélope Patrix (CEC, Université de Lisbonne)
et Régis Salado (CERILAC, Université Paris-Diderot),
à l’Université de Lisbonne le 10 mai 2019.
Notes
[1] H2-Hébron, conception, recherche, mise en scène et scénographie de Winter Family, création au Kunstencentrum Vooruit (Gand) les 4 et 5 octobre 2018.
[2] Winter Family, H2-Hébron, 2018, inédit, p. 1. Un grand merci à Ruth Rosenthal pour nous avoir communiqué le montage textuel du spectacle dont nous reproduisons ici des extraits en y corrigeant simplement quelques coquilles. Nous supprimons également le surlignement du texte en quatre couleurs différentes qui distinguent les sources des énoncés.
[3] Winter Family, « Présentation du spectacle H2-Hébron », dossier de presse, 2018. Pour rappel, Rashōmon est un film japonais de 1950 d’Akira Kurosawa dans lequel quatre personnages présentent des versions très différentes d’un même crime. Le film a donné son nom à « l’effet Rashōmon » qui désigne l’interprétation contradictoire d’un même événement par les personnes impliquées.
[4] Pour une contextualisation de la situation à Hébron, qui inclut les politiques de la ville (et de sa destruction) dans leurs dimensions matérielle et symbolique ainsi que la bataille des récits et les stratégies de résistance qu’elles suscitent, voir notamment les travaux de la géographe et sociologue Marie Lecoquierre : « Hebron: challenging the “urbicide” », dans Mansour Nasasra et Haim Yacobi (dir.), Handbook on Middle East Cities, Londres, Routledge, 2019, p. 319-333 ; « Hebron: a nested division of sacred space », dans Michael Dumper (dir.), Contested Holy Cities: The Urban Dimension of Religious Conflicts, Londres, Routledge, 2019, p. 120-144 ; Emplaced Resistance in Israel and Palestine: The Cases of Hebron, Silwan and Al-Araqib, Londres, Routledge, 2021.
[5] Winter Family, H2-Hébron, op. cit., p. 4.
[6] Ibid., p. 7.
[7] Ibid., p. 8.
[8] Ibid., p. 9.
[9] Ibid., p. 10.
[10] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. I. Arts de faire, chap. 7. « Marches dans la ville », Paris, Gallimard, coll. Folio/Essais, [1980] 1990, p. 141 et suiv. Notons que le chapitre s’ouvre sur une vue surplombante de Manhattan observé depuis le 110e étage du World Trade Center. Étayée par l’exemple new-yorkais, l’opposition que fait de Certeau entre la « ville-panorama » et la « ville habitée » semble devoir être amendée à l’aune de contextes géopolitiques laissant aux « marcheurs » bien moins de marges de manœuvre et de possibilités d’errance.
[11] Pour le dire moins schématiquement, ces variations doivent à la fois aux décisions du gouvernement et de la Cour Suprême israélienne, aux mesures de restriction et de surveillance mises en place localement par l’armée pour protéger les colons et aux actions des colons eux-mêmes pour renforcer leur implantation territoriale. Ces différentes instances méritent d’autant plus d’être distinguées que leurs rapports évoluent en fonction de la situation internationale et de la couleur politique qui domine à la Knesset et qu’ils sont souvent marqués par l’ambiguïté (par exemple, lorsque le gouvernement refuse de reconnaître une installation tout en assurant la protection militaire des nouveaux arrivants). En tout état de cause, ces distinctions ne remettent pas en cause le constat général, qu’il s’agisse de l’opacité de l’organisation urbaine à l’échelle des habitants ou de l’inégalité – des droits et de traitement – entre Palestiniens et Israéliens. Sur ce sujet, voir Chloé Yvroux, « L’impact du contexte géopolitique sur ‘‘l’habiter’’ des populations d’Hébron-Al Khalil (Cisjordanie) », L’Espace géographique, vol. 38, 2009|3, p. 222-232.
[12] Till Roeskens (réal.), Vidéocartographies : Aïda, Palestine, 47 min., N&B, 2009. Le film est accessible sur le site de Dérives.tv et sur leur compte Vimeo.
[13] Sur le film de Till Roeskens, voir Guillaume Sibertin-Blanc, « Audiographie de la frontière vécue. Vidéocartographies : Aïda, Palestine, de Till Roeskens », dans Corinne Maury (dir.), Filmer les frontières, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2016, p. 19-32.
[14] Cette façon de déconstruire l’espace palestinien par la fabrique d’une « réalité totalement bi-couche » a été mise en valeur par Jacques Lévy à l’échelle de la Cisjordanie – voir Jacques Lévy, « Topologie furtive », EspacesTemps.net, 28 février 2008.
[15] Winter Family, H2-Hébron, op. cit., p. 4.
[16] Voir l’entrée « Massacre d’Hébron (1994) » sur Wikipédia : le préambule de l’article souligne la pluralité des termes par lesquels le même événement est susceptible d’être désigné – « massacre d’Hébron », « massacre du Tombeau des Patriarches », « massacre de la mosquée d’Ibrahim » ou « massacre de la grotte de Machpéla » –, ce qui donne lieu, sous l’onglet « Discussion », à des échanges aussi intenses qu’interminables qui en disent beaucoup sur la charge idéologique et donc conflictuelle dont le lexique est ici porteur.
[17] Winter Family, H2-Hébron, op. cit., p. 21-22.
[18] Voir Michel Vinaver, « Une écriture du quotidien », Écrits sur le théâtre, t. 1, Paris, L’Arche, 1998, p. 133.
[19] Michel Vinaver, 11 septembre 2001, Paris, L’Arche, 2002.
[20] Sur les effets du montage documentaire dans 11 septembre 2001, voir notamment Armelle Talbot, « Le système Vinaver », Théâtre/Public, n° 203, mars 2012, p. 32-40.
[21] Archive, conception et chorégraphie d’Arkadi Zaides, création le 8 juillet 2014 au Tinel de la Chartreuse dans le cadre du Festival d’Avignon. Pour plus d’informations, voir le site d’Arkadi Zaides.
[22] Frédéric Pouillaude invente à ce sujet le terme de « gestuatim » (par distinction avec le théâtre dit « verbatim ») tout en soulignant le renouvellement profond qu’implique l’extension de la citation documentaire au champ du mouvement. Sur ce point et sur le spectacle Archive qu’il a longuement analysé, voir Frédéric Pouillaude, « Dance as Documentary: Conflictual Images in the Choregraphic Mirror (On Archive by Arkadi Zaides) », Dance Research Journal, vol. 48, n° 2, août 2016, p. 80-94 ; « Images en conflit et miroir chorégraphique. Sur Archive d’Arkadi Zaides », dans Jacinto Lageira (dir.), Usages géopolitiques des images, Paris, Le BAL/Textuel/Centre National des Arts plastiques, coll. Les Carnets du BAL, 2017, p. 136-161. Il est également question du travail d’Arkadi Zaides dans la somme de Frédéric Pouillaude : Représentations factuelles, Paris, Les Éditions du Cerf, 2020, p. 437-445.
[23] Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles, op. cit., p. 444-445.
[24] Là encore, nous faisons tout à fait nôtres les analyses de Frédéric Pouillaude : « Zaides est-il ce qu’il imite ? Citoyen israélien, il contemple, à travers le miroir peu flatteur des images de B’Tselem, d’autres citoyens israéliens. Si la reprise et l’effectuation scéniques des gestes semblent pousser à son comble cette figure du miroir et de l’identification mimétique, c’est paradoxalement pour la renverser en son contraire, pour produire, par la répétition même, de la distance, de la critique et de la dénonciation. Imiter, en ce sens, ce serait avant tout se désolidariser, se dés-identifier, de ce que l’on imite. Cependant, toute la force du spectacle tient dans le maintien délibéré d’une ambiguïté plus subtile. Accompagnant la dernière vidéo – celle du soldat filmé en contre-plongée –, Arkadi Zaides accomplit deux actions complémentaires : il esquisse une ultime reprise mimétique, arborant la posture et le regard du soldat, et il s’en déprend, revenant face public, pour une dernière présentation de soi. Par ce double geste, il radicalise une instabilité qui traverse tout le spectacle, et nous dit tout à la fois ‘‘je suis’’ et ‘‘je ne suis pas’’ ce soldat que je dénonce. » (ibid., p. 443)
[25] Winter Family, H2-Hébron, op. cit., p. 15. La conflictualité onomastique préalablement observée pour le Tombeau des Patriarches est à l’œuvre une nouvelle fois ici et dote la même rue de noms différents, selon qu’on est Israélien, Palestinien ou activiste. L’article « Al-Shuhada Street » sur la version anglaise de l’encyclopédie collaborative Wikipédia constitue une assez bonne synthèse des multiples règlements et interdits dont la rue a fait l’objet au fil du temps. Y est également évoqué le mouvement « Open Shuhada Street » créé le 25 février 2010, date anniversaire de l’attentat de 1994, par le groupe palestinien « Youth Against Settlements » et donnant lieu depuis sa création à une manifestation annuelle pour l’ouverture de la rue qui rassemble à Hébron Palestiniens et militants israéliens et internationaux.
[26] Winter Family, H2-Hébron, op. cit., p. 29.