Au cœur de la performance

À propos de La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe) de Phia Ménard

Entretien réalisé par Séverine Leroy

 

La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe)
Compagnie Non Nova – Phia Ménard
©️ Christophe Raynaud de Lage

 

Au Festival d’Avignon 2021, la Compagnie Non Nova – Phia Ménard présentait La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe), une œuvre en trois volets composée de Maison Mère, Temple Père et La Rencontre interdite, dont la création avait commencé en 2017 grâce à l’invitation de la documenta d14 :

L’objet [était] la commande d’une œuvre performative ou d’une installation [par] la quinquennale d’art contemporain documenta d14 de Cassel (Allemagne) sous le commissariat de Adam Szymczyk et Paul B. Preciado.

Cette édition tenait en deux interrogations comme fil conducteur : « Apprendre d’Athènes » et « Pour un Parlement des Corps »[1].

Phia Ménard décide alors d’investir les problématiques posées par la documenta en articulant le passé et le présent de l’Europe :

Après avoir séjourné à Cassel et Athènes, j’ai choisi de travailler autour d’Athènes. Est-elle le berceau d’une Europe mythifiée et Cassel, le berceau d’une Europe monstrueuse ?

Pour nous Européens, la République d’Athènes est un berceau de mythes, une histoire étudiée autant que romancée, la capitale de naissance de la philosophie autant que du théâtre.

Cassel pourrait s’enorgueillir d’être la patrie des frères Grimm, mais comme beaucoup de villes allemandes, c’est l’encombrante tâche historique du passé nazi de 1933 à 1945 qui marque la cité. C’est dans cette ville en ruines de l’après-guerre, au milieu d’une l’Europe détruite, que fut imaginé de reconstruire et soigner une population par l’art et l’éducation avec la « documenta ». Ce projet majeur a été institué pour prévenir et soigner la possible rechute de cette infection.

C’est orientée par ce projet de rééducation que j’ai imaginé une série de performances en forme de contes que je nomme La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe), une trilogie autour de la construction et de la destruction d’une cité : Europe[2].

À partir de cette thématique s’est mis en place le processus de création de La Trilogie, guidé par une approche politique de la matière et de sa transformation, qui caractérise le geste artistique de la Compagnie Non Nova – Phia Ménard :

I.C.E. [« Injonglabilité Complémentaire des Éléments »[3]] est un processus artistique non exclusif. La base fondamentale est de tenter d’amener à ressentir et vivre un imaginaire en interrogeant les notions générales de transformation, d’érosion, d’équilibres vitaux, qu’elles soient corporelles ou mentales, au travers d’un répertoire de formes, performances, installations, films, écrits[4].

La dramaturgie mise en œuvre dans les deux premières parties repose notamment sur la tension d’une action dédiée à la construction d’un édifice : un temple de carton pour Maison Mère et une tour pour Temple Père. La transformation de la matière est explorée comme ligne d’action, et les étapes de l’assemblage sont à envisager comme autant de segments narratifs dans cette forme spectaculaire née du plateau. Dans cette dynamique d’écriture scénique, les actions physiques et vocalisées accomplies sur scène constituent les matériaux sonores à partir desquels Ivan Roussel compose la création sonore du spectacle, également caractérisée par la logique de métamorphose qui circule dans l’esthétique scénique de Phia Ménard.

L’espace sonore de Maison Mère est produit à partir de sons issus de l’activité scénique exclusivement physique et non vocalisée. Ils sont enregistrés pendant la performance, puis traités par amplification, déphasage, répétition, superposition, pour être ensuite diffusés dans une temporalité différée des actions originelles. Les rythmes et les niveaux de diffusion de cette composition sonore génèrent progressivement une activité dramaturgique chez les spectateurs, engagés dans un faisceau de relations entre images, actions, sons.

Dans Temple Père, la dramaturgie sonore intègre la voix. Elle émet en direct et sur scène des textes en diverses langues telles que l’anglais, l’allemand, le français ou encore l’islandais, langue natale de l’interprète Inga Huld Hákonardóttir. La voix de Temple Père devient le lieu d’une création sonore physique, incorporée, où le sens des mots ou des phrases importe moins que l’auralité[5]. Cet effet est renforcé par le multilinguisme qui ne s’accompagne pas d’une transcription dans la langue du pays de représentation, et affirme ainsi le choix d’une dramaturgie du son plutôt que du sens. Avec cette voix féminine unique se conjuguent les sons émis par l’action principale : la construction d’une tour inspirée de cartes de jeux en laquelle les spectateurs projettent, entre autres, une référence à la Tour de Babel, précisément en lien avec le plurilinguisme de la dramaturgie.

Enfin, l’espace sonore de La Rencontre interdite est majoritairement fait de silence que trouble à peine l’activité corporelle de Phia Ménard, mais qui est fracturé par le son d’extincteurs à eau emplis de peinture noire. Ce silence du dernier volet de La Trilogie est tout aussi structurant que l’amplitude sonore du premier.

Pour mieux comprendre les conditions de création de cette partition sonore en trois parties, je me suis entretenue avec Ivan Roussel, collaborateur de Phia Ménard depuis les premières productions de sa compagnie[6]. Durant l’entretien ont été abordées les conditions techniques de La Trilogie, notamment celles de Maison Mère dont l’écriture a été la plus innovante dans le parcours de la compagnie, en raison de ce processus de création lié à la documenta d14 plutôt qu’à un dispositif théâtral. Ivan Roussel nous a expliqué comment ces circonstances avaient favorisé le déploiement d’une écriture sonore en prise avec le direct de l’action. Les questions techniques ayant toujours été liées aux intentions dramaturgiques du créateur sonore et de la metteuse en scène, une attention a été portée aux échanges qui ont nourri le processus de création. Nous avons également interrogé le rôle des dispositifs de création, notamment pour ce qui concerne l’articulation entre les enjeux artistiques de l’écriture sonore et les dispositifs de diffusion qui équipent les lieux de programmation. Enfin, l’entretien laisse transparaître l’expérience spectatorielle qui fut la mienne afin de restituer le point de départ de cette enquête menée sur un objet artistique plusieurs fois éprouvé. La recherche du vocabulaire propre à définir la sensation éprouvée est ici assumée. Nous considérons cette zone d’écriture parfois difficile comme le signe d’une matière délicate à nommer, tant par l’effet de la mémoire que par l’effet d’une expérience située dans l’infra-langage.

Cet entretien a été réalisé le 20 septembre 2022.

 

 

Le dispositif de diffusion et sa valeur dramaturgique

 

Si vous voulez bien, j’aimerais que l’on commence par la nature des dispositifs que vous mettez en œuvre dans la prise de son et sa diffusion dans La Trilogie.

Je travaille depuis longtemps avec des systèmes surround qui permettent de diffuser le son au plateau et autour des spectateurs. Pour ce qui concerne l’espace scénique, j’utilise le système de face au niveau du cadre de scène qui est souvent imposé par les lieux, parce qu’ils ont réalisé d’importants investissements techniques, en particulier dans le système line array, une technologie récente et opérante mais délicate à utiliser pour le théâtre. Ce dispositif permet d’assembler de petits haut-parleurs sous forme de grappe. Chacun a un angle particulier qui rend possible la sonorisation d’une zone spécifique. De plus, chaque haut-parleur est amplifié en fonction de l’éloignement entre son point d’attache et la zone ciblée. Ce système est formidable et pertinent pour les grandes salles ou en extérieur, notamment pour les concerts, car il permet un son puissant quelle que soit la distance qui nous sépare de la scène. En revanche, il se justifie beaucoup moins pour les salles de théâtre plus petites qui disposent de jauges à 800 ou 900 places. La difficulté réside dans le fait que ce système nécessite un réglage en amont qui consiste en une vue technique de tous les angles et de toutes les puissances que l’on souhaite attribuer à chaque haut-parleur. C’est un réglage si complexe qu’une fois qu’il est en place, on n’y touche plus. Dans les théâtres, cela conduit à des systèmes figés qu’on prend tels quels, sans avoir le choix.

Vous révélez comment les lieux de programmation, par leurs choix d’équipements, affectent les conditions artistiques de diffusion et de réception des créations sonores.

D’après moi, une des problématiques de ces lieux réside dans la programmation de diverses formes spectaculaires qui varient aussi en fonction des directeurs et directrices successifs. Comme chacune de ces formes spectaculaires a des besoins techniques spécifiques, cela conduit toujours à un compromis qui, pour ces dernières années, a plutôt été en faveur des musiques amplifiées que du théâtre, où on a davantage besoin de souplesse et de réactivité. La diffusion de la musique amplifiée est assez simple, parce qu’elle se fait en façade, alors qu’au théâtre, en danse, au cirque, on peut avoir besoin de systèmes de diffusion complexes avec davantage de haut-parleurs positionnés à des endroits plus inattendus. Le problème est que les salles ne s’y prêtent pas.

Ainsi, la dimension immersive recherchée avec le surround n’est pas prise en compte par les lieux ? Comment faites-vous alors pour créer ce dispositif immersif ? Vous implantez en plus du dispositif existant ?

Oui, sur notre fiche technique, on demande un certain nombre de haut-parleurs autour du public. Parfois, les directeurs techniques nous préviennent que dans leur salle, ce ne sera pas possible, à moins de bricoler. En règle générale, sauf exception, toutes les salles doivent bidouiller pour accéder à nos demandes. Elles ne sont pas prêtes à installer un système immersif. L’installation d’un tel système pose problème en particulier parce qu’il n’y a pas d’endroits d’accroche prévus pour cela.

Comment faites-vous pour mettre malgré tout en œuvre votre dramaturgie sonore immersive ?

Nous n’avons jamais renoncé à jouer, jamais été dans l’impossibilité d’installer un système. En revanche, nous avons parfois dû installer des systèmes sur pieds dans les gradins au détriment de la jauge, ce qui faisait perdre parfois une centaine de places. En général, les lieux sont compréhensifs, les négociations finissent toujours par aboutir. De toute façon, c’est contractuel : la fiche technique accompagne la diffusion.

À quel point est-il important pour vous de diffuser le son en surround ?

J’accorde beaucoup d’importance au fait que le spectateur qui vient voir un spectacle auquel je participe soit propulsé dans un endroit inattendu, irréel, nouveau, etc. Bien sûr, l’image peut produire cela, mais le son a aussi une importante partie à jouer à cet endroit-là. Dans la vie, on écoute de la musique, on entend du son toute la journée, mais finalement il y a des choses qu’on n’entend pas vraiment bien parce qu’elles sont noyées dans l’environnement. Si ces choses-là sont simplement diffusées dans un ou deux haut-parleurs, cela ne nous paraîtra pas étrange parce que c’est comme lorsqu’on regarde la télévision ou un film. Or, quand ces mêmes éléments sont diffusés dans des endroits un peu inattendus, par exemple sur le côté, derrière, devant, et peuvent se répondre dans un espace, alors ils prennent une tout autre valeur et acquièrent une présence à l’endroit du spectateur. Pour moi, c’est un très bon moyen d’inclure ce dernier dans ce qui se passe. Inversement, une diffusion de face crée un écran entre la scène et la salle, si bien qu’on est probablement moins dans le spectacle, moins en danger, en surprise potentielle, ou moins en train de flotter. Comme c’est ce qui me touche, je me dis que cela peut toucher le public. J’ai donc axé mon travail depuis très longtemps sur des systèmes de diffusion autour du spectateur.

Quand j’ai débuté en son, j’ai travaillé avec différentes équipes et notamment sur des travaux d’André Serré qui était un grand créateur son au TNP. Il a travaillé avec divers directeurs, dont Roger Planchon. Il montait ses bandes-son avec des haut-parleurs partout et cherchait cette immersion du spectateur. C’était déjà dans l’air du temps : l’époque était aux expériences acousmatiques. Grâce à tous les concerts de musiques acousmatiques, les gens qui pratiquaient le son à ce moment-là ont compris qu’il y avait d’incroyables possibilités. J’ai moi-même expérimenté cela avec André Serré, mais sans jamais être aux commandes. Alors, quand j’ai créé à mon tour des bandes-son, j’ai pris cette direction.

Ce travail implique une écriture.

Oui, au lieu de donner de la nourriture à deux haut-parleurs, on doit en donner à six, huit, dix, douze, cinquante, etc. C’est très particulier, on crée une partition.

Nous allons poursuivre notre discussion sur la question des niveaux sonores et de leurs effets sur le public. Mon expérience en tant que spectatrice a été la sensation d’un magma en formation, comme si la terre vibrait de l’intérieur. Il y avait quelque chose de tellurique que je pouvais éprouver dans l’environnement sonore de Maison Mère et cela d’autant plus lorsque ce son était associé au déluge qui s’abattait sur le Parthénon de carton et à l’attitude que prend Phia Ménard à ce moment de la représentation : elle fait circuler son regard entre la catastrophe qui s’abat sur le bâtiment qu’elle a eu tant de difficulté à monter, et le public qui assiste impuissant à cet effondrement. À ce moment du spectacle, l’association de l’image et du son crée cette sensation de fin du monde. Comment travaillez-vous à trouver les niveaux et les placements de son qui vont favoriser cette dramaturgie de la sidération chez les spectateurs ? 

Il y a effectivement dans ce type d’écriture une recherche du niveau juste et une recherche de puissance sur les effets telluriques que vous mentionnez, mais je dois veiller à ne pas agresser les oreilles des spectateurs. C’est toujours un risque parce qu’il y a des gens qui sont rapidement gênés, même quand la puissance n’est pas si forte. Cela tient au fait de se sentir enveloppé de sons forts. Néanmoins, la plupart des spectateurs jouent le jeu et nous font confiance car ils comprennent que c’est un environnement non agressif. Pour ce qui concerne le réglage des niveaux du point de vue de la puissance, c’est à moi de voir jusqu’où je peux aller sans que ce soit pénible, voire dangereux pour les oreilles.

J’imagine que vous réglez vos niveaux pour chaque salle en fonction de l’acoustique du lieu, mais plus concrètement, comment se passe le réglage à chaque représentation ? Est-il calé dans la machine au niveau de l’envoi des sons ?

Il n’y a pas grand-chose de calé dans mes machines. Bien sûr, pendant l’implantation, je fais des essais, je jauge les systèmes de sons mis en place et je fais des réglages. Dans cette phase d’installation, je me promène dans le gradin pour vérifier si les sons sont à peu près homogènes partout et pour entendre quels niveaux je peux obtenir. Mais, par la suite, c’est surtout mon écoute au moment du spectacle qui est le dernier juge. J’ai remarqué un phénomène un peu curieux :  quand on est seul dans une salle à régler un système, on a une certaine impression, et quand cette salle est emplie de six-cents ou huit-cents spectateurs complètement concentrés et absorbés dans le spectacle, alors l’impression du son est très différente.

Est-ce parce que les corps absorbent les sons ?

Bien sûr, les corps absorbent les sons, mais ce n’est pas la principale raison. C’est plutôt que l’intention recherchée au moment des réglages n’est plus la même.

Autrement dit, vous sentez l’énergie de la salle et vous jouez avec ?

Absolument. C’est vrai pour les niveaux forts comme pour les niveaux faibles, mais c’est particulièrement surprenant pour ce qui concerne les niveaux faibles. Je me suis aperçu que le silence de la salle, ajouté à l’attention des spectateurs, permettait de creuser encore plus bas que prévu au moment des réglages. C’est comme si la concentration du public rendait possibles des niveaux qui ne le sont pas quand la salle est vide. Lorsque je suis seul, j’ai tendance à penser que c’est une erreur d’aller si bas, alors qu’au moment du mixage pendant la représentation, des niveaux incroyablement faibles sont rendus possibles par l’attitude du public. C’est donc en sentant l’attention de ce groupe de gens que je me laisse la possibilité d’y aller. De ce point de vue, mes machines ne sont donc pas calées, c’est moi qui interviens et qui juge à chaque instant ce que je pense être le niveau juste.

 

La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe)
Compagnie Non Nova – Phia Ménard
©️ Christophe Raynaud de Lage

 

Extrait de La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe)
Captation réalisée dans le cadre du Festival d’Avignon le 18 juillet 2021

 

 

Jouer les sons du plateau : une dramaturgie performée

 

Dans La Trilogie des Contes Immoraux, et notamment dans Maison Mère, nombreux sont les sons diffusés qui résultent de l’activité du plateau. L’unique action, qui consiste à monter la maison de carton, et que Phia Ménard mène seule, à bout de bras et de cannes, est enregistrée et rejouée dans votre création sonore, ce qui lui confère une logique performancielle. Cette question de la partition performée est-elle propre à La Trilogie ou aviez-vous déjà introduit ce processus dans de précédents spectacles de la Cie Non Nova ?

P.P.P.[7] était aussi une pièce à accident possible, avec la chute des boules de glace qui était liée à un phénomène aléatoire. Pour ce spectacle, je jouais très peu avec les sons du plateau, mais j’avais une partition musicale qui me permettait d’allonger ou de raccourcir une séquence en fonction des accidents intégrés au spectacle. D’une manière générale, cela est particulier au spectacle vivant qui contient la possibilité de l’imprévu dans le déroulement de l’action. On doit donc constituer sa matière en amont, pour ne pas se retrouver avec une absence de séquence musicale.

Et pour Saison Sèche[8], preniez-vous des sons en direct du plateau ?

Il y a une reprise de plateau que j’amplifie pour un moment de danse où toutes les interprètes sont au centre de la scène, et donnent toutes les rythmiques avec des coups de pied au sol. J’y associe une musique qui joue plus ou moins ce rythme-là, de telle sorte que ce n’est pas très grave si le tempo du jeu n’est pas toujours le bon.

La prise de son qu’implique cette partition est donc plutôt propre à la création de Maison Mère et marque un changement dans le rapport de la compagnie à la dramaturgie sonore. D’où est venu ce processus performatif qui s’étend à la création sonore ? Pourriez-vous raconter le processus par lequel vous êtes passé, et comment vous êtes arrivé à cette acmé sonore qui ponctue la première partie, avant le silence de l’après-catastrophe diluvienne ?

C’est venu de manière très évidente. Maison Mère est une commande que la documenta d14 a passée à Phia Ménard. Or, cette manifestation s’inscrit non pas dans le champ du spectacle vivant, mais dans celui de l’art contemporain. La commande était de proposer une performance pour cette édition titrée « Apprendre d’Athènes » et « Pour un parlement des corps ». À l’époque, Phia a proposé trois performances. C’est Maison Mère qui a été retenue, et qui s’est ensuite trouvée associée aux deux autres contes de La Trilogie. Phia m’a présenté le projet en m’informant qu’il s’agirait d’une performance, alors qu’on n’avait pas l’habitude de travailler comme ça. D’ordinaire, on répète les spectacles plusieurs semaines ou plusieurs mois. Là, il s’agissait d’une forme avec une idée de base, quelques essais, et on part jouer. J’ai donc réfléchi à ce que cela modifiait et décidé de me mettre également dans une situation de performance. C’est ainsi qu’est venue l’idée des micros qui capteraient les sons avec lesquels je pourrais jouer.

Les sons que nous entendons sont-ils exclusivement issus du plateau ou les associez-vous à d’autres éléments ?

Le souci que j’avais résidait principalement dans ma capacité à trouver le bon moment pour démarrer la reprise. Si je commençais trop tôt à renvoyer et traiter des sons du plateau, je craignais que l’on entre trop vite dans un espace. J’avais envie qu’on prenne le temps de voir Phia déambuler autour de son carton, commencer à le plier, puis que d’un coup, des choses un peu étranges parviennent aux oreilles des spectateurs. Sauf qu’en procédant ainsi, je mettais en valeur l’aspect sonorisation. Je disais aux gens : « Attention c’est sonorisé, et paf vous entendez ça et ça et ça… » Or je voulais que cela reste une surprise. Une de mes astuces a donc été de diffuser un petit son qui n’a rien à voir avec l’action du plateau et qui se balade dans tous les haut-parleurs dès l’entrée du public. Pendant que la salle se remplit, Phia est assise à jardin, au lointain. Lorsque le spectacle commence et qu’elle fait le tour de son carton, ce petit son est déjà en train de se promener. Il installe l’idée qu’il va y avoir du son qui se balade dans les haut-parleurs disposés en divers endroits de la salle. Au bout d’un moment, il va se mêler avec ceux qu’émettent les actions de Phia, qui sont sonorisées. Il y a, à mon sens, une espèce de trouble qui se crée chez le spectateur parce qu’il a été habitué à des sons qui se promènent, et d’un coup il entend ceux des manipulations avec une amplification. La fonction de ces petits sons était de décrire l’espace technique de diffusion de sorte que la surprise ne vienne pas de l’implantation mais du décalage entre la perception de l’action en direct et sa reprise en différé.

Il y a aussi les sons émis dans le public qui semble jouer avec votre dispositif.

Les sons de la salle arrivent généralement un peu plus tard. Un des classiques de ce spectacle est qu’après avoir entendu les petits sons de Phia pendant un quart d’heure ou une demi-heure, certains spectateurs comprennent d’où ils viennent et se mettent alors à tousser, à faire des bruits ou émettre des petits rires. Quelque chose se passe à ce moment de la révélation, qui vient créer un trouble nouveau pour celles et ceux qui n’avaient pas compris.

 

Maison Mère | Extrait sonore
©️ Compagnie Non Nova – Phia Ménard

 

Ces sons que vous prenez au plateau et qui sont d’abord à l’état de latence, vous leur faites subir une transformation. Vous leur appliquez un traitement qui m’a semblé être de l’ordre du déphasage, de la superposition et de l’amplification, qui conduit à une ampleur phonique incroyable allant de concert avec l’image que l’on voit se construire et se déconstruire sous nos yeux. Cette relation entre image et son produit un effet de projection dramaturgique chez le spectateur, en même temps qu’elle suscite une émotion esthétique. Pourriez-vous préciser comment vous construisez les étapes de cette dramaturgie et comment vous traitez ces sons ?

Dans un premier temps, ils sont presque à l’identique de ce qu’ils étaient au plateau au moment de la prise. Il s’agit des sons de scotch, de ciseaux, des cannes qui tombent, etc. Je les rediffuse avec quelques petites variations dans leurs graves et leurs aigus, mais je le fais, notamment au début, de façon à ce qu’ils entrent en scène de manière un peu discrète. Je cherche à ce qu’ils aient des timbres assez proches des petits sons qui se baladent et qui n’ont rien à voir avec ceux du plateau. C’est seulement avec les bruits typiques, comme ceux produits par la chute des cannes qui servent à tenir les murs de la maison, que le spectateur comprend que tous les sons entendus viennent du plateau. C’est par ce son typique, très fort et qui se répète, qu’on comprend le principe.

Selon vous, le spectateur ne le comprend pas avant ?

Tout dépend des spectateurs ; certains ont déjà fait une analyse du dispositif, d’autres, non. Souvent, dans les réactions que je vois, je sens que les gens prennent conscience du système à partir du moment où ces sons typiques et forts sont joués. Ça vient assez vite quand même : par exemple, Phia a deux cannes qu’elle lance à plat sur la maison. Ces sons-là sont parfois repris mais pas toujours, parce que tous les sons qu’elle produit ne sont pas forcément rejoués ! J’ai installé un petit outil dans mon ordinateur qui choisit d’en capturer certains et d’autres, pas !

Vous faites donc intervenir de l’aléatoire et rejoignez là aussi la logique de l’inattendu, de la performance ?

Oui, je voulais quelque chose dans ce sens-là, parce que si tous les sons avaient été repris, on se serait retrouvé dans un système d’écho que je ne souhaitais pas. Et je préférais que ce soit de l’ordre du hasard pour ne pas avoir à choisir. Mon intervention se fixe sur le réglage de cet outil dont les paramètres s’étendent de zéro à cent : quand il est à zéro, il ne reprend rien ; quand il est à cent, il reprend tout, et quand il est entre les deux, c’est le hasard…

Ainsi, Phia et vous êtes surpris par cet outil à chaque représentation. Vous créez les conditions d’une zone d’instabilité sonore associée aux difficultés aléatoires du montage de la maison. Peut-on considérer que c’est une zone nécessaire à la tension, à l’énergie de ce spectacle ?

Oui, je pense.

 

Maison Mère | Extrait sonore
©️ Compagnie Non Nova – Phia Ménard

 

J’aimerais maintenant que l’on parle de la dernière séquence de Maison Mère. Elle commence à l’ouverture des robinets d’eau cachés dans les cintres, qui vont provoquer le lent effondrement de la structure de carton. C’est peu avant cette dernière phase consacrée à la dissolution que la maison est devenue un Parthénon de carton. Elle a pris la forme symbolique de ce temple après une action particulièrement puissante au cours de laquelle Phia Ménard utilise une tronçonneuse pour découper, depuis l’intérieur de la maison, des bandes qui font apparaître les colonnes. Ce son répétitif de la tronçonneuse sur le carton entre ainsi dans les micros pour être repris en léger déphasage et créer une rythmique mécanique. Comment se construit cette dernière séquence que j’ai précédemment qualifiée de tellurique ?

De mon point de vue, quand l’eau arrive, le son n’est pas tellement intéressant parce qu’on a beaucoup de gouttes et l’ensemble de ces gouttes forme une espèce de nuage qui ressemble un peu à du bruit blanc ou rose. On qualifie ainsi un ensemble de fréquences qui ne sont ni aiguës ni graves mais forment néanmoins une zone très vivante, presque trop vivante. Pour moi, c’est compliqué à gérer car on ne distingue plus rien, et je ne peux plus vraiment agir. Cependant, j’utilise cette matière pour créer les sons qui viennent après, et notamment ces sons telluriques. Je me sers de cette nappe constante, homogène, comme déclencheur. C’est un travail à la console où je joue à ouvrir et fermer des micros. Ce son-là passe ensuite par des effets qui vont donner l’impression que c’est un craquement. Ainsi, quand on voit la maison s’écrouler, le point de départ du son est cette espèce de bruit d’eau très vivant et sans surprise qui, une fois traité, joué avec la console et associé à la maison qui s’écroule, construit la perception de l’effondrement. Pourtant ça n’a rien à voir, puisque le carton qui s’écroule ne fait pas de bruit dans la mesure où il est ramolli par la pluie de théâtre !

On obtient donc des sons qui peuvent renvoyer à un univers réaliste, mais qui ne le sont pas eux-mêmes. Vous produisez un son dans lequel on peut sentir le concret de l’action et qui, en même temps, peut nous projeter dans un irréel, cet ailleurs que vous disiez rechercher en début d’entretien.

Voilà. C’est vrai aussi à d’autres moments du spectacle. Par exemple, à partir du moment où la maison est à peu près formée, l’ensemble de la structure a un son particulier qui contient beaucoup de réverbération. Il intervient la première fois lorsque Phia réalise un premier pliage avec la partie avant de la feuille de carton, ce qui crée un tunnel par lequel elle passe. Dès qu’elle se trouve dans cet objet qui va devenir maison – et qui est déjà un premier abri –, on a ce son réverbéré, comme si elle était dans une sorte de cave… c’est en tout cas l’idée. Les premiers sons que je traite sont ceux-là ; ça intervient quasiment avant que l’on perçoive les premiers bruits de scotch et de ciseaux lorsqu’elle assemble les murs de la maison. J’applique ce traitement-là à chaque fois que la maison a un mouvement ou une bascule, depuis l’instant où son volume est formé, jusqu’au moment où elle bascule sur elle-même. Je le maintiens jusqu’au moment où la maison est sur ses pieds et où Phia en a découpé toutes les colonnes depuis l’intérieur, faisant alors apparaître le temple grec. Lorsqu’elle se trouve à l’intérieur du bâtiment, elle marche, et ses pas ont énormément de réverbération. Cet effet produit la sensation sonore que l’on pourrait éprouver depuis l’intérieur d’un bâtiment grec qu’on imagine en pierre et très réverbérant. Ça m’a beaucoup amusé de jouer avec ça, car je construis une situation sonore absurde où vous pouvez trouver normal d’entendre cette réverbération en lien avec le temple, alors qu’à partir du moment où vous vous trouvez à l’extérieur du bâtiment, ce son-là n’arrive pas à vos oreilles. Les spectateurs sont à l’extérieur du temple et ne devraient pas du tout entendre cette résonance… et cela est d’autant plus vrai si c’est une cabane en carton qui n’a aucune réverbération ! Je ne sais pas comment vous l’avez vécu et si vous y avez été attentive, mais j’ai peu de retours de spectateurs sur cet effet-là, comme s’il paraissait normal.

Cela ne me semblait pas normal. Je trouvais que tout son repris et amplifié envoyait une sensation plutôt qu’une normalité, je n’ai pas vraiment senti ici un son réaliste, de même que je ne l’ai pas associé à la résonance du bâtiment. Je l’ai plutôt considéré comme une matière de l’ordre de la plasticité sonore, une matière propice à la sensation. J’aimerais maintenant vous entendre sur les modalités de la collaboration avec Phia Ménard dans l’élaboration de l’espace sonore qui, dans ses mises en scène, a une importance dramaturgique. Est-ce que vous avez une sorte de carte blanche ?

Ça dépend des pièces.

Concentrons-nous sur La Trilogie.

Principalement sur Maison Mère, c’était vraiment carte blanche. L’idée de la performance pour la création sonore l’a d’autant plus séduite qu’elle avait peu de temps pour travailler à cette forme. La proposition de la documenta d14 était donc de travailler sur les relations entre la Grèce et l’Allemagne au niveau de l’Europe. Phia est rapidement arrivée à cette idée de maison en carton qui allait se transformer en bâtiment grec. Pendant ses courts temps de répétition, l’important pour elle était de comprendre comment elle allait pouvoir construire cette maison. Elle l’a construite une seule fois : elle a fait une première maquette à une échelle assez réduite pour comprendre comment faire avec les pliages, puis elle a eu une maquette à 0,5, et ensuite elle a fait la maison à l’échelle 1 mais il n’y a eu qu’un seul montage. On a donc eu la feuille de carton au sol, elle a commencé à construire, puis elle a déconstruit pour améliorer les pliages, les attaches, etc. Elle les a ensuite réassemblés, et une fois que la maison a été complètement formée, elle a découpé les bandes pour faire apparaître les piliers, et c’était terminé pour la phase de construction. Ensuite, on a sorti cette énorme maison à l’échelle 1 dans la rue, et on l’a arrosée pour voir combien de temps le carton allait mettre à s’écrouler. On n’a pas eu davantage de temps de répétition avant de partir pour jouer à Cassel. En ce qui me concernait, je n’avais pas tellement de solution : soit je proposais une musique ou un accompagnement, soit j’entrais dans une situation de performance en étant à l’écoute, prêt à traiter les événements qui arriveraient de l’action. Comme Phia, je n’ai pas eu beaucoup de possibilités de répétition mais j’avais quand même enregistré les sons de cartons, de scotch, de cannes, pour comprendre, une fois dans mon studio, comment j’allais pouvoir les traiter. Mais on ne s’est pas concertés, sauf pour savoir comment faire les prises de son. Instinctivement, je me suis dit que les prises intéressantes seraient celles des sons de proximité. Je lui ai donc installé deux petits micros HF sur les mains. Dans les premiers essais, ça marchait très bien, mais une fois que le costume est arrivé, tous les bruits générés par sa matière[9] étaient plus forts que ceux, plus subtils, du carton et du scotch. La première du spectacle a été un peu catastrophique parce que je ne pouvais pas traiter tous ces sons de costume. J’ai alors rectifié à toute vitesse en posant des micros tout autour et j’ai appris à me passer des micros dans son costume.

C’est là que vous avez associé les micros aux paraboles ?

Les paraboles étaient déjà un peu dans l’idée, mais en effet je les ai vraiment ressorties et elles ont été d’une grande aide. Les paraboles permettent de reconcentrer le son sur un micro et d’avoir ainsi un son qui ressemble assez bien à un son de proximité que l’on obtient plutôt avec un micro placé tout proche de l’action.

Ce n’est pas si fréquent dans le spectacle vivant de convoquer cet outil, n’est-ce pas ?

Non. Parfois, il peut aussi être camouflé et on ne sait pas qu’il est utilisé.

Mais là les paraboles sont bien à vue. C’est intéressant parce que cela signe le dispositif technique et participe aussi de la scénographie. Comment ça s’est passé pour Temple Père qui n’est pas né dans cette dynamique de performance élaborée en très peu de temps ?

Avec Maison Mère, je me suis rendu compte de l’effet que cela produisait de fabriquer du son en direct. Je n’avais pas imaginé que cela toucherait les gens à ce point. J’ai donc eu envie de faire ça pour la suite de La Trilogie, mais ça n’a pas été si simple. Dans un premier temps, ça n’intéressait pas vraiment Phia que les bruits de montage de cette tour soient traités. Au départ, elle voulait vraiment que ce soit presque gommé et que l’on puisse être concentré sur Inga qui raconte son histoire. J’ai donc mis de côté mon envie tout en faisant quelques essais malgré tout. C’était compliqué, parce que la voix d’Inga est omniprésente, et ça rendait difficile la prise isolée des sons un peu subtils comme les premières planches qui se frottent, les tas qui se défont, etc. J’ai donc abandonné mon idée dans un premier temps. J’ai alors procédé de manière un peu plus classique, où j’avais des sons pré-enregistrés qui participaient à des rythmiques et qui étaient associés à la voix d’Inga. Je me suis attaché à trouver des traitements sur sa voix : on a réalisé beaucoup de captures de sons qui pouvaient tourner en boucle, donner des rythmiques, des ambiances, etc. Or, à un moment dans le processus de création, on a fait une répétition où la consigne était d’oublier ce qu’on venait de répéter, oublier ce qu’on avait fait pendant quinze jours, trois semaines ; on avait pour consigne de se lâcher un peu. De mon côté, j’ai réintroduit pas mal de sons de cette construction sous différentes formes avec des choses qui rayonnent un peu. Ce n’étaient pas des sons captés en direct mais des sons que j’avais préparés, et qui correspondaient à ceux que j’avais captés lors de la construction de la tour. J’ai donc à nouveau soumis ma proposition de mettre du son à cette tour en construction. Et là, Phia a été d’accord avec l’idée que cette tour pouvait aussi participer à l’espace sonore. Les bruits de la tour sont donc réintervenus comme ça et on a cherché ensemble ceux sur lesquels on allait s’arrêter : des sons spécifiques de petits coins qui fixent les planches et du chantier général, qui sont très amplifiés. Ça permet de jouer des alternances de présence sonore entre Inga et la tour. Ça me donne aussi davantage d’éléments pour mixer Inga et la tour, ou Inga sans la tour, ou la tour sans Inga, etc.

Sur le plan dramaturgique, cela infléchit l’idée initiale de Phia et fait exister la tour qui devient un monstre physique et sonore.

C’est ça.

Pour Temple Père, ma mémoire a été moins imprégnée par le son que par l’image en dehors de la voix, des langues…

Au démarrage, on a le texte d’introduction porté par la voix d’Inga, et il y a tout l’amas de carton de Maison Mère qui est sur le plateau avec l’eau et qu’il faut nettoyer. On passe un long moment à tout débarrasser pour retrouver un espace vide, mais c’est une image silencieuse. Il y a donc un chant d’Inga mais pas de sonorisation de l’image. Une petite précision sur les conditions de ce chant du début : Inga n’est pas vraiment chanteuse. On savait qu’elle travaillait la voix de manière importante dans ses performances et c’est pour cette raison que Phia l’avait repérée, mais elle ne développait pas réellement un travail de chant de manière classique. À partir de là, j’étais un peu dans le flou parce que je ne savais pas si je pouvais lui proposer un accompagnement qu’elle pourrait suivre, et avec lequel elle pourrait s’accorder. Je me suis dit que j’allais procéder autrement et créer des boucles avec sa propre voix, pour faire son accompagnement. Donc, dès le début du spectacle, quand le rideau est encore fermé, elle a son premier texte qui explique qu’une machine est arrivée, et elle commence à chanter un air très simple, une modulation de « A ». Là, je fais ma capture de son, je fais tourner ça en boucle, et c’est son premier accompagnement. Le rideau s’ouvre, on voit les acteurs, et on peut avoir l’impression que ce sont leurs voix. Ce n’est pas le cas, mais comme les loops[10] sont diffusées au lointain du plateau, on peut éventuellement établir une relation directe entre la voix et leur présence. Inga improvise sur cette matière : elle performe son texte en chantant et en s’appuyant rythmiquement et harmoniquement sur les loops qu’elle vient de faire et que je lui envoie.

C’est toujours la même chose, ou, comme avec Maison Mère, il y a de l’ici et maintenant qui joue ?

Ce n’est pas toujours la même chose mais là aussi, ça n’a pas été facile à mettre en place. Les premières fois où on a mis au point ces systèmes de loops sur lesquels Inga et moi avons beaucoup travaillé, c’était compliqué parce qu’il suffisait qu’elle tousse, ou ne soit pas dans les bons tempos, pour que ces « accidents » se baladent pendant un quart d’heure en boucle. Phia nous a alors incités à enregistrer, puisque c’est normalement la même séquence à chaque fois. On l’a donc enregistrée, mais on s’est aperçu que lorsque ces loops n’étaient pas prises dans le vivant, ça ne fonctionnait pas, car la voix d’Inga n’était pas la même à chaque représentation. Cette infime variation s’entendait avec la loop enregistrée, qui apparaissait comme une tâche, puisqu’on n’avait pas les raccords de voix. Ces petites fluctuations viennent surtout du fait qu’elle démarre son chant dans le vide et qu’elle ne peut pas se caler dans le même tempo ou le même niveau à chaque fois. Par conséquent, une hésitation dans la voix invalidait les loops si elles n’étaient pas prises dans le vivant de la représentation. Ça a été une petite bataille avec Phia, parce que la prise en direct actait le risque d’avoir une loop avec un petit accident de voix qui se répéterait pendant un quart d’heure. Pour moi, ce risque-là paraissait plus intéressant, plus en relation avec ce qui s’était passé dans Maison Mère.

Oui. Ça rejoue la possibilité de l’accident et du live de la performance également du point de vue sonore, ce qui n’est pas si fréquent dans le spectacle vivant. Donc, dans Temple Père, votre matériau principal c’est la voix.

Oui, c’est celui-là que je vais reprendre sans cesse pour fabriquer des loops notamment.

Dans La Rencontre interdite, êtes-vous d’accord pour dire que le matériau principal est le silence ?

Oui, je pense. Dans les faits, on a passé tout le temps de répétition dont on disposait pour construire Temple Père et on était en manque de temps pour la dernière partie. Dans ces conditions, Phia voulait plutôt un effet qui ferme le spectacle. Pour moi, c’est plutôt comme une lente fin pour conclure. Ça aurait été aussi compliqué de faire une vraie dernière partie du point de vue de la durée globale, parce que quand elle a imaginé trois parties, elle ne mesurait pas encore le temps qui serait nécessaire à la construction de la tour.

C’est vrai que la durée de cette troisième partie est presque trop courte pour qu’on ait le temps de voir se déployer une dramaturgie. Les sons qui nous parviennent sont ceux de la tour qui tourne et qui grince, puis celui du rideau de plastique qui vient masquer cette tour patriarcale, et le son de la peinture qui est projetée sur la bâche de plastique. Comment traitez-vous ces actions ?

La tour fait très peu de bruit en réalité ; j’ai donc positionné deux micros dans sa base et deux autres dans l’axe de la structure, qui sont très amplifiés et sonorisent les grincements. Ces micros me permettent aussi d’avoir différents effets pendant son montage dans Temple Père : quelques sons de planches, de petits coins, des endroits très précis dans l’écriture, où il y a une reprise de sons très amplifiés.

Quel type de micro utilisez-vous ?

J’utilise des micros à condensateur alimentés par 48 volts, parce qu’ils ont tendance à prendre un champ plutôt large et lointain, à l’inverse des micros de chant qui perdent le son à mesure qu’on s’en éloigne. Mon équipement de base se constitue donc de micros statiques, et je travaille avec les équipements que je trouve dans les théâtres. La compagnie n’achète pas ses micros de tournée. J’ai en revanche une console de mixage, et je l’apporte quand celle du lieu ne me convient pas.

Ainsi, pour ce qui concerne cette lente fin qui donne néanmoins un troisième titre à La Trilogie des Contes Immoraux, il n’y a pas d’effet de sonorisation autre que celui que vous décrivez et qui assure une transition entre Temple Père et La Rencontre interdite. Contrairement aux deux autres volets, c’est le silence qui domine l’espace, et c’est précisément cette qualité de silence qui renforce le bruit de la bâche venant fermer la scène, et celui des projections de peinture noire qui viennent fracturer cette ambiance, sans qu’il soit besoin de sonoriser ces bruits. Par cette dernière action accomplie au bord de la scène, très proche du premier rang des spectateurs, Phia concentre l’attention sur la densité des derniers instants : l’acte plastique de la projection de peinture, que le spectateur interprète en fonction de sa propre réflexion dramaturgique, suivi de l’acte de repli sur le corps nu de Phia, lorsqu’elle se couche en position fœtale, signe ainsi la dernière image du spectacle dans le calme et l’immobilité. Pour conclure cet entretien, pourriez-vous dire si les modalités de création sonore de La Trilogie, et particulièrement de Maison Mère, ont ouvert une nouvelle voie dans l’écriture sonore des spectacles de la compagnie ?

Pour ma part, j’ai très envie de prolonger l’expérience de création de Maison Mère, mais je ne sais pas encore comment. Ce ne sera pas obligatoirement avec Phia, car ça dépendra des projets et de la matière qu’il y aura à enregistrer. Ces derniers temps, je me demande dans quelle mesure ce dispositif pourrait être intéressant en extérieur : prendre les sons de la ville, de la nature, et pour quels spectateurs ? C’est la question du son à prendre et à jouer en live qui m’intéresse.

 

Notes

[1] Phia Ménard, présentation de La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe) sur le site de la Compagnie Non Nova – Phia Ménard. Voir également l’entretien réalisé en avril 2021 par le Théâtre national de Bretagne avec Phia Ménard et son dramaturge Jonathan Drillet à l’occasion des répétitions de La Trilogie : à retrouver sur la chaîne YouTube du TNB.

[2] Ibid.

[3] I.C.E. est l’acronyme qui a valeur de manifeste artistique du processus de création de la Compagnie Non Nova – Phia Ménard. Il signifie Injonglabilité Complémentaire des Éléments.

[4] Phia Ménard, présentation sur le site de la Compagnie Non Nova – Phia Ménard.

[5] Voir Jean-Marie Privat, « Oralité/Auralité », Pratiques [en ligne], n° 183-184, 2019, mis en ligne le 30 déc. 2019 : « Il n’y a pas de voix sans oreille, le néologisme d’auralité vise à prendre acte de cette réalité […]. Un second intérêt de l’auralité est de mettre l’accent sur la matérialité du corps parlant (la voix) et du corps écoutant (l’oreille). »

[6] Ivan Roussel et Phia Ménard ont commencé à travailler ensemble avec le metteur en scène circassien Jérôme Thomas.

[7] Le spectacle P.P.P. (Position Parallèle au Plancher), conception et mise en scène de Phia Ménard, est une « pièce de glace » créée le 18 janvier 2008 aux Subsistances (Lyon) et fait partie du processus I.C.E. Voir le site de la Compagnie Non Nova – Phia Ménard.

[8] Saison Sèche, conception de Phia Ménard et Jean-Luc Beaujault, est une « pièce d’eau et du visqueux » créée le 17 juillet 2018 dans le cadre du Festival d’Avignon dans la salle de spectacles de Vedène.  Voir le site de la Compagnie Non Nova – Phia Ménard.

[9] La matière du costume ressemble à du simili cuir.

[10] Loop signifie boucle. Il s’agit d’un effet de montage qui permet de répéter une séquence sonore afin de créer le motif de la répétition.

 

Pour citer ce document

Ivan Roussel, « Au cœur de la performance. À propos de La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe) de Phia Ménard », entretien réalisé par  Séverine Leroy, thaêtre [en ligne], Chantier #8 : Dispositifs sonores. À l’écoute des scènes contemporaines (coord. Marion Chénetier-Alev, Noémie Fargier et Élodie Hervier), mis en ligne le 15 janvier 2024.

URL : https://www.thaetre.com/2024/01/15/au-coeur-de-la-performance/

 

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Au cœur de la performance

 

 

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