L’Atelier théâtral du Théâtre des Quartiers d’Ivry

Expériences radiophoniques

L’Atelier théâtral du Théâtre des Quartiers d’Ivry
Séance de l’atelier de Youlia Zimina
© Juliette Drigny

 

L’Atelier théâtral du Théâtre des Quartiers d’Ivry (TQI), créé par Antoine Vitez en 1972, possède jusqu’à présent un statut singulier : il ne s’agit pas d’un cours, ni d’une formation, mais d’un « laboratoire » à vocation artistique autant que citoyenne. Plusieurs ateliers adultes y sont menés par des artistes différent·es et rassemblent chacun une vingtaine de participant·es de tous âges, de tout milieu social et de tout niveau, des parfait·es débutant·es aux comédien·nes en formation. Les artistes intervenant·es proposent en début d’année un projet précis, et les participant·es s’inscrivent en fonction dans l’atelier hebdomadaire. L’année scolaire se clôt sur un temps fort, les présentations publiques de tous les ateliers, adultes et enfants, sur deux week-ends, dans la grande salle du TQI. L’Atelier, qui défend toujours les valeurs d’Antoine Vitez, et en premier lieu l’ouverture sur les « quartiers d’Ivry », a vu ses pratiques pédagogiques évoluer au fil du temps : à la figure de Vitez en personne a succédé une multitude d’artistes, ayant chacun·e sa propre approche de l’art théâtral ; le profil des participant·es s’est diversifié, en même temps que leur nombre s’est accru, et les moyens matériels et financiers consacrés aux ateliers ont également varié au cours des années.

Depuis quelques années, des ateliers ont mis en place des expériences d’enregistrement audio et radiophonique en particulier. Supports de travail pendant les séances des ateliers, en tant qu’exercices ou recherches, ces réalisations radiophoniques ont aussi été intégrées comme éléments constitutifs des représentations estivales. Ces propositions artistiques et pédagogiques ont même débouché sur une « Radio Manufacture »[1], née pendant la pandémie de Covid-19 qui a entraîné l’arrêt forcé des ateliers pendant plusieurs mois. En tant qu’élève de l’Atelier dans le cours de Louise Loubrieu de 2016 à 2020, j’ai pu assister et participer à cette émergence ; simultanément, par ma position d’enseignante en lettres-théâtre au lycée Romain Rolland d’Ivry-sur-Seine, j’ai été amenée à collaborer régulièrement avec les directeur·rices successives, les administrateur·rices, les chargées des relations publiques, ainsi qu’avec d’autres artistes intervenant·es lié·es au théâtre. Cet article tire donc parti des différentes postures dans lesquelles j’ai pu me trouver : celles d’élève, de pédagogue du théâtre, de chercheuse.

Le public amateur qui fréquente l’Atelier théâtral change chaque année, même si certain·es fidèles se réinscrivent d’une saison à l’autre. Or travailler avec les amateur·rices oblige les artistes intervenant·es à se réinventer en permanence ; ils et elles doivent confronter leur pratique au réel qui se trouve en face. Les élèves s’emparent des propositions de manière toujours inattendue ; parallèlement, la pratique amateur oblige l’intervenant·e à faire preuve d’une grande précision sur les demandes, les attentes. Louise Loubrieu, metteuse en scène et réalisatrice (Radio France) et artiste intervenante de l’Atelier, explique que, de son côté, elle n’anticipe jamais sur la forme que l’atelier peut prendre et n’a pas d’intention définie avant de rencontrer le groupe d’élèves. Les dispositifs d’enregistrement et le travail sur la forme radiophonique avec lesquels elle apprécie de travailler ne sont jamais préconçus ; si l’envie est présente au départ, elle n’est jamais sûre que « cela va prendre » en amont, elle attend de la confronter au groupe[2].

La pratique amateur rejoint la pratique radiophonique en ce que toutes deux ont très fortement à voir avec le réel. Dans les ateliers, les artistes doivent composer avec l’hétérogénéité des participant·es[3] : âges, corps, genres, accents[4], vécus, origines sociales, mais aussi valeurs et énergie que les élèves investissent dans l’Atelier. Or, pour Louise Loubrieu, avec la radio, « la question à se poser, c’est toujours la distance qu’on met au réel : la radio est très forte pour ça ; par rapport au théâtre, elle oblige à avoir des matières brutes qui viennent du réel »[5]. En lien avec les valeurs de l’Atelier théâtral, la radio possède une dimension intrinsèquement politique. Par l’idée des « ondes » qu’elle convoque, la radio est pensée comme ce qui relie au monde. Avec sa dimension documentaire, elle fait entendre la vie de la « Cité », des « quartiers d’Ivry ».

La pratique de l’enregistrement radiophonique, dans le cadre d’un atelier amateur, possède une fonction pédagogique : l’enregistrement sonore permet de parler, de libérer la parole des timides, d’inscrire la place de l’individu dans le groupe. Elle répond à un besoin, car les gens viennent faire du théâtre pour parler, pour s’exprimer, et l’enregistrement leur offre cette possibilité. Elle permet également un travail sur l’intime, sur l’endroit de la parole. Le dispositif radiophonique a également une fonction stratégique : dans la représentation, il soutient l’attention du public, fournit une porte d’entrée dans le spectacle. Les spectateurs et spectatrices des restitutions de fin d’année sont un public familial, « conquis », constitué essentiellement de proches et d’Ivryen·nes. La diffusion des voix les entraîne ailleurs, dans un endroit où ils et elles vont voir les gens qui sont et qui ne sont pas ceux et celles fréquenté·es au quotidien. L’étrangeté familière de la voix enregistrée permet justement ce décalage. L’enregistrement est, enfin, un élément esthétique et dramaturgique à part entière des spectacles présentés. Radio et théâtre sont deux arts en dialogue ; la radio est le support d’une « narration seconde », souvent à dimension politique, qui nourrit une narration première portée par les comédien·nes au plateau.

Cet article entend montrer, à partir de mon expérience d’élève de l’Atelier théâtral de 2016 à 2020, comment la pratique de l’enregistrement dans les ateliers menés par Louise Loubrieu a pu, d’une certaine manière, exemplifier et subsumer le projet de Vitez et de l’Atelier, grâce au lien que la matière sonore établit avec le réel. Je commencerais par revenir sur l’histoire de l’Atelier théâtral à Ivry, indissociable de la figure d’Antoine Vitez, avant de développer la façon dont l’enregistrement était utilisé comme outil pédagogique dans les cours de Louise en particulier. Je développerai ensuite quelques exemples de l’usage des enregistrements sonores dans les représentations de fin d’année, avant d’évoquer pour finir Radio Manufacture et son ambition de rassembler une communauté des « quartiers d’Ivry » dans le contexte de la pandémie de 2020.

 

L’Atelier théâtral et l’héritage d’Antoine Vitez

 

L’Atelier théâtral a été ouvert par Antoine Vitez en janvier 1972, en même temps que le Théâtre des Quartiers d’Ivry. À la recherche d’un nouveau lieu pour fonder une équipe, Vitez propose à la mairie d’Ivry-sur-Seine d’accueillir son « théâtre des quartiers ». Une seule condition est émise par la municipalité : la prise en charge par Vitez du conservatoire municipal d’art dramatique, qui périclitait. Il accepte, le renomme « Atelier théâtral d’Ivry ». L’Atelier prenant de l’ampleur, il changera plusieurs fois de locaux. Au cours de la saison 1975-1976, la gestion de l’Atelier théâtral passe sous la responsabilité du Théâtre des Quartiers d’Ivry, avec l’accord de la municipalité qui exige comme contrepartie l’accueil prioritaire des participant·es ivryen·nes. En 1981, Vitez est nommé à la direction du Théâtre national de Chaillot. Philippe Adrien le remplace à la direction du Théâtre des Quartiers d’Ivry puis Catherine Dasté de 1985 à 1992, et enfin Élisabeth Chailloux et Adel Hakim (décédé en 2017), sous la direction desquel·les le TQI devient le Centre Dramatique National du Val-de-Marne. En 2009, la ville acquiert le bâtiment de la Manufacture des Œillets, déjà connue pour avoir accueilli la mise en scène de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès par Patrice Chéreau, dans laquelle le théâtre s’installera définitivement en 2016 ; c’est la première fois que les activités du TQI se dérouleront dans un lieu unique. En janvier 2019, Jean-Pierre Baro succède à Élisabeth Chailloux et démissionne en décembre, son administrateur général assurant l’intérim jusqu’à la prise de fonction de Nasser Djemaï, en janvier 2021. L’Atelier théâtral s’est perpétué à travers ces changements successifs de direction, malgré des revers sur lesquels je reviendrai plus bas, à tel point que l’on peut dire que le souhait de Vitez a été exhaussé (« l’Atelier est un des éléments composants de l’avenir du Théâtre des Quartiers d’Ivry dans sa nouvelle salle, et nous devons, pariant sur cet avenir, le traiter dès maintenant comme tel »[6]) : l’École fait partie des trois axes du CDN – avec la création et le « théâtre des quartiers du monde » – et elle possède une salle dédiée. À l’heure actuelle, l’Atelier regroupe environ deux-cents élèves, répartis en huit groupes d’enfants et d’adolescent·es, quatre groupes de théâtre et un groupe de chant adultes, qui sont pris en charge par quatorze artistes.

Revenons sur la façon dont Vitez concevait l’Atelier théâtral :

L’Atelier théâtral d’Ivry n’est pas une école d’art dramatique. Ce ne serait qu’une école de plus parmi tant d’autres de la région parisienne, et, malgré ce que nous savons sur la misère de l’enseignement de l’art dramatique en France, nous ne voulons pas ajouter au nombre des écoles à vocation professionnelle. […] Il s’agit ici tout au contraire d’un atelier dont la fin première est le plaisir théâtral lui-même et l’initiation à ce plaisir d’un groupe de participants recrutés de préférence à Ivry même, et dont l’ambition n’est pas du tout professionnelle. Autrement dit, des gens se réunissent à Ivry un certain nombre de fois par semaine autour de l’exercice théâtral, et se font, à eux-mêmes, du théâtre[7].

Les conditions de pratique à l’Atelier obligent à un « changement perpétuel des rôles », donnant lieu pour Vitez à une véritable « esthétique de la permutation », qui se retrouve jusqu’à l’heure actuelle dans les différents ateliers. Un autre aspect constitutif des ateliers vitéziens a traversé le demi-siècle jusqu’à nos jours : la diversité des origines et des milieux des participant·es, avec leur corollaire, le « disparate des mobiles et des désirs de chacun de ses membres ».

Ici est le sens de tout notre travail : le mélange de personnes d’origines diverses, de cultures diverses et de niveaux de culture très variés, parce qu’il est fraternel et amical, permet ce travail du déchiffrement perpétuel qui élève la conscience. Peu importe donc que le geste soit bien ou mal fait, les mots prononcés avec la voix normale du français officiel, ou selon un accent populaire ou étranger, ce qui compte c’est que les actions soient faites et montrées. On disputera de leur économie et de leur montage, mais pas, comme c’est l’usage et de façon normative, de la qualité intrinsèque de chacune[8].

L’Atelier, à mon avis, doit demeurer un lieu de travail pour des jeunes d’origine diverses. […] L’intérêt pour tous est précisément le mélange entre les amateurs locaux, les professionnels, les semi-professionnels, les errants[9].

La diversité des élèves et l’insistance sur le caractère non-professionnalisant de l’Atelier n’excluent pas qu’il puisse répondre, par ailleurs, au besoin d’approfondissement technique que certain·es ressentent ; et dès l’époque de Vitez, des amateur·rices se sont, après leur participation aux ateliers, orienté·es vers une carrière professionnelle de comédien·nes.

En 2020, le manifeste des professeur·es de l’Atelier se revendique, très explicitement, de l’héritage vitézien :

Nous, artistes de l’Atelier théâtral, défendons l’ambition et les moyens de ce lieu de création, élitaire pour tous […]. Nous défendons la forme hebdomadaire, et sur l’année, des ateliers, lieu de l’exercice perpétuel, parce qu’elle est garante de la recherche, de la lenteur, de la profondeur de la création collective, et de l’accompagnement de chaque participant, de leur vraie progression.
Au même titre que la création et la production des spectacles professionnels, l’Atelier théâtral a été et doit rester un pilier du parcours du Théâtre des Quartiers d’Ivry depuis 1972 […].
L’Atelier occupe une place centrale dans la Cité ; il est un lieu du dialogue démocratique, de la création artistique et une nécessité sociale […]. À travers les nombreuses interventions de ses artistes, l’Atelier porte son projet d’un théâtre d’art pour tous dans les collèges, les lycées, les universités, et jusque dans les prisons.
L’Atelier est un acteur partenaire de la Ville, qui favorise de manière égalitaire l’accès de tous à la connaissance et à la pratique artistique, à travers la mixité sociale et la diversité culturelle. Les participants de l’Atelier sont les forces vives du CDN, spectateurs et amateurs éclairés, lien du théâtre avec la cité[10].

 

L’intime et le public :
incursion de la radio dans les cours de l’Atelier

 

Louise Loubrieu est, parmi les artistes intervenant·es, celle qui explore le plus le rapport au sonore : outre sa formation de comédienne et metteuse en scène, elle est réalisatrice à Radio France. Louise a fait intervenir la radio pour la première fois en 2017-2018, dans son projet portant cette année-là sur Le Retour au désert de Koltès, avec un des groupes d’adultes. À l’aide de son enregistreur Zoom, elle a capté les réactions des élèves (dont je faisais partie) au sujet : « Votre expérience de la frontière ». Les élèves se sont vite prêté·es au jeu. En effet, le matériel technique, en tant qu’intermédiaire, protège et simultanément libère la parole. Louise évoque également la nécessité, pour les amateur·rices, de « faire place à la parole » : leur démarche initiale est souvent fondée sur un désir de trouver un lieu pour s’exprimer. « Poser un micro devant les amateurs, c’est rehausser la parole, donner de la valeur au mot. […] Il y a engagement dans ta pensée, dans ton rapport à ton interlocuteur, ça rend les choses plus intenses. » Je me souviens d’un autre exercice d’improvisation de cette époque, où l’enregistreur était posé sur une table, au milieu du plateau. La consigne était de produire un discours à l’intention de l’appareil : nous devions nous y adresser comme à un interlocuteur. Tour à tour journal intime, psychanalyste, micro de studio de radio, l’objet s’est vu doter d’une pluralité de statuts, investi d’imaginaire.

L’année suivante, l’écriture radiophonique a débouché d’un atelier d’écriture. Nous avons dû écrire des listes, répondant à ces deux indications : « Les questions jamais posées » et « Ce que j’aime vraiment ». Après le temps de rédaction, les feuilles ont été échangées de façon aléatoire, et chacun·e a été invité·e à interpréter au micro les écrits reçus, comme s’ils avaient été les siens propres (en transposant du masculin au féminin ou inversement, si besoin). L’échange des feuilles permet en effet de décaler le travail de l’intime, et d’assurer une forme de cohésion de troupe par les liens qu’elle crée. Certains textes présentent des indices sur l’identité de leur auteur·rice ; d’autres, non. Les phrases non attribuables demeurent dans une sorte de « suspension » anonyme, très poétique. Les pensées sont livrées de façon extrêmement intime, mais la prise en charge par l’autre fait qu’il n’y a pas d’impudeur. Il s’agit d’un travail sur l’authenticité. Pour Louise, « c’est une jolie manière de travailler sur ce qu’on dissimule, sur ce qu’il y a comme accident… », sur ce que l’on révèle malgré soi, comme sur le plateau du théâtre.

 

« Les questions jamais posées »
Montage de Louise Loubrieu
à partir d’un enregistrement réalisé à la suite d’un atelier d’écriture

Avec les participant·es de l’atelier de Louise Loubrieu
Prise de son dans la salle de l’Atelier du TQI
Décembre 2019

Mis en ligne sur Radio Manufacture

 

Le décalage dans le rapport à l’intime est aussi propre à l’enregistrement sonore : l’intermédiaire technique protège, presque autant que le travail sur un vrai texte de théâtre. La parole, une fois passée par le médium de l’audio, n’appartient plus en propre. Pour Louise, « les amateurs comprennent très vite que ce n’est plus leur parole, il n’y a plus de sentiment d’impudeur ». Mais l’impudeur survient à un autre endroit, celui de la confrontation à sa propre voix. Comparer le son capté à l’image vocale que chacun·e se fait de sa voix est souvent déstabilisant, voire franchement désagréable – ça l’est encore plus lorsque le comédien ou la comédienne porte le casque sur ses oreilles pendant l’enregistrement, quand le dispositif de captation devient en même temps un dispositif d’écoute : il ou elle y entend alors toutes les manifestations de son propre corps, la déglutition, les chuintements, les défauts de prononciation qui sont amplifiés. Or, la surprise une fois passée, la perception de sa voix telle qu’elle est captée par le micro a pour vertu de remettre de la mobilité dans le jeu. Concentré·e sur sa propre image vocale, le comédien ou la comédienne gagne en liberté par rapport à certaines images toutes faites qu’il avait du jeu théâtral, ou d’elle·lui-même. En travaillant l’enregistrement, il ou elle retrouve aussi un corps plus libre, un abandon de l’image renvoyée, qui est bienvenu dans la pratique théâtrale. La prise de son oblige également à se montrer intransigeant·e envers tous les parasites, les objets manipulés à la table de travail, le froissement des feuilles, les effets de souffle dans le micro, notamment après les consonnes explosives, le B et le P. La maîtrise de toutes ces manifestations intempestives amène l’attention à un endroit inattendu, vers des éléments du réel jusqu’ici insignifiants, et oblige à une acuité sensorielle dont l’art théâtral a besoin – l’on peut convoquer le « grain de la voix », dont parlait Barthes, « qui est un mixte érotique de timbre et de langage, et peut donc être lui aussi, à l’égal de la diction, la matière d’un art : l’art de conduire son corps »[11].

La finesse du travail au micro permet aussi d’aller à l’encontre d’un des défauts fréquents de la pratique amateur, celui du cabotinage, de la projection en force du texte, de la recherche de l’incarnation à tout prix[12]. La dimension radiophonique, en elle-même, s’accommode d’ailleurs fort bien de l’épique, dont Antoine Vitez faisait l’essence même de la pratique de l’Atelier, car la radio ne peut prendre en charge la mimésis dramatique aristotélicienne, qui implique une « représentation où l’action est jouée sur scène », par opposition à la « représentation de forme narrative [épique] qui est récitée »[13].

Les enregistrements issus d’ateliers d’écriture, les textes travaillés de façon radiophonique, ne sont pas forcément conservés dans la forme finale pour la restitution de fin d’année. Ils viennent cependant nourrir et enrichir le travail au long cours de chaque comédien·ne et celui de l’ensemble de la troupe, qui fait preuve d’une écoute active pendant l’enregistrement ; ils constituent une sorte de matelas dramaturgique.

 

L’enregistrement dans les spectacles

 

Interrogée sur son rapport à la radio, Louise Loubrieu me renvoie à cette citation de Rudolf Arnheim :

C’est le grand miracle de la radio. L’omniprésence de ce que des hommes chantent et disent en un lieu donné, les frontières survolées, l’isolement spatial vaincu, de la culture importée par les ondes, à travers les airs, une même nourriture pour tous, du bruit dans le silence[14].

À propos de la fonction de l’outil radiophonique dans ses mises en scène, elle ajoute :

C’est une mise en perspective par des choses : moi, je vois l’outil radio comme vraiment radio. Qu’est-ce qui me relie au monde, qu’est-ce qui fait du propos qui est là sur scène quelque chose de beaucoup plus large, de beaucoup plus universel, […] qu’est-ce qui nous relie avec une cause plus grande, une histoire plus grande…

La radio lui permet ainsi, d’un point de vue dramaturgique, de travailler sur des « narrations parallèles » qui, conjointement à la pièce choisie, mettent en perspective en diachronie ou en synchronie les questionnements actuels des comédien·nes, en confrontant par exemple nos croyances actuelles aux croyances d’il y a quarante ou cinquante ans, comme ce fut le cas lors du travail sur Le Retour au désert.

Le dispositif sonore dans Ma terre à moi, où est-elle ?
d’après Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès (2018)

Le Retour au désert, choisi par Louise comme support à l’atelier de 2017-2018, peut se résumer ainsi : Mathilde revient d’Algérie dans sa ville et dans sa maison natale, après quinze ans d’absence, bien décidée à « régler des comptes » et à se réapproprier l’héritage familial – son frère, Adrien, ne l’entendant pas de cette oreille. Le Retour au désert est une pièce à part dans le répertoire de Koltès, écrite au départ comme un vaudeville. Or derrière le conflit familial de comédie, c’est bien sûr l’Histoire qui est convoquée : Adrien accuse Mathilde de « fuir la guerre », tandis que la France est morcelée, déchirée par les attentats de l’OAS – dans la pièce, c’est l’attentat du café Saïfi, dans lequel l’homme-à-tout-faire Aziz trouve la mort, ainsi que peut-être Édouard, le fils de Mathilde, même si la fin de ce dernier demeure énigmatique. On apprend aussi que Mathilde a été « tondue » avant son départ, condamnée à l’exil, et les questions du viol et du féminicide transparaissent derrière les personnages de Fatima et de Marie.

Chacun des ateliers ayant pour contrainte de ne pas dépasser la durée d’une heure pour la restitution finale, la radio a été le moyen de prendre en charge la dimension politique et historique de la pièce, pour permettre au jeu de se resserrer sur l’histoire familiale. La représentation commençait par un long prologue pendant lequel les comédien·nes, déjà costumé·es, évoluaient sur le plateau en vaquant à différentes occupations tout en écoutant la « radio », en l’occurrence un mélange d’archives sonores de 1961-1962 : l’annonce des résultats du référendum sur l’autodétermination de l’Algérie, des archives de la manifestation des Algériens et de sa répression sanglante du 17 octobre 1961, mêlées au ton léger de Dany Saval dans le Sonorama n° 34 d’octobre-novembre 1961, à l’air entraînant « Dans le cœur de ma blonde » de Valentino et son orchestre, et à un reportage sur Johnny Halliday par Pierre Bellemare. La présence audio du Sonorama, ce magazine sonore publié entre 1958 et 1962, mélangeant actualités et presse people, est aussi en soi une façon d’éclairer cette époque qui possédait un rapport à l’audio différent du nôtre, dans lequel le visuel n’avait pas encore pris le pas sur le sonore ; elle répond aussi à l’esthétique de la pièce de Koltès, dans laquelle les questions les plus brûlantes d’actualité sont à peine camouflées sous la comédie familiale.

 

Prologue sonore de Ma terre à moi, où est-elle ?
Montage d’archives sonores réalisé par Louise Loubrieu
à partir du n° 34 du magazine Sonorama (oct.-nov. 1961)
Diffusion dans la salle de la Fabrique
pendant la présentation publique de l’atelier
Dimanche 24 juin 2018

 

Esthétiquement, Louise Loubrieu aime jouer sur le contraste, le décalage ; dans Ma terre à moi, où est-elle ?, les spectateur·rices entendaient un micro-trottoir de 1980 sur la bombe atomique, tandis que Pierre, dans le rôle d’Aziz, balayait la scène. Une séance d’hypnose à la radio contextualisait l’époque et venait créer une distance un peu ironique. La radio, mais plus généralement l’audio, prenaient en charge la partie politique de la pièce, représentant les deux pensées françaises qui s’opposent dans la pièce de Koltès. Ainsi, la chanson de Trenet, « Douce France », légèrement altérée par des grésillements, comme si elle était diffusée à la radio, revenait comme un leitmotiv obsessionnel, évoquant le discours réactionnaire tenu dans la même pièce par le parachutiste noir, et introduisait avec un violent contraste le son de l’attentat. Elle ouvrait également le monologue d’Adrien[15], qui a eu droit lui aussi à un traitement radiophonique très intéressant : plutôt que de faire jouer le monologue par Martial, le comédien, sa voix préalablement enregistrée était diffusée, tandis que le Martial, d’abord digne et droit dans son costume, affublé d’un masque de singe, s’animalisait progressivement, jusqu’à se déchaîner à la fin du monologue sur la messe de Requiem de Verdi.

 

Monologue d’Adrien dans Ma Terre à moi, où est-elle ?
Extrait du Retour au désert joué par Martial
et enregistré par Louise Loubrieu dans la salle de l’Atelier en avril 2018
Diffusion dans la salle de la Fabrique
pendant la présentation publique de l’atelier
Dimanche 24 juin 2018

 

Le prologue sonore : « À quoi tu rêves la nuit ? » (2018)

En janvier 2019, le Théâtre des Quartiers d’Ivry apprend la nomination du nouveau directeur du CDN, Jean-Pierre Baro. En avril, ce dernier annonce à la surprise générale le renouvellement complet de l’équipe des professeurs des ateliers adultes pour la rentrée scolaire suivante. En guise de « manifestation », les élèves et professeur·es décident de mener des actions joyeuses collectives. Les groupes de Louise et de Youlia Zimina se rassemblent pour dire le premier chœur de Fracassés de Kae Tempest[16]. Un audio, « À quoi tu rêves la nuit ? », lui sert de prologue. Pendant que les élèves se rassemblent sur ce plateau, on entend leurs voix qui répondent à cette question, qui exposent leur vision du théâtre, de l’égalité, des fragments de conversation improvisées, enregistrées, puis montées par Louise, semblant illustrer par avance la parole de Tempest : « On veut seulement vous montrer quelque chose d’honnête. Quelque chose qui vient de nous. » Les voix récentes des participant·es (Benoît, Ermès, Priscilla…) répondent à celle d’un enfant interrogé par Marguerite Duras en 1967 dans l’émission « Comme il vous plaira »[17]. Les époques, les âges et les accents se répondent. Le chevauchement entre l’audio et les voix live des comédien·nes, telles qu’on les entend à la fin de l’extrait suivant (enregistré le jour de la représentation), fait le lien entre l’audio et le plateau.

 

 

« À quoi tu rêves la nuit ? »
Montage réalisé par Louise Loubrieu
à partir des archives sonores de l’émission « Comme il vous plaira » (France Culture, 2 avril 1967)
et les voix de quatre participant·es des ateliers de Louise Loubrieu et Youlia Zimina

Enregistrement dans la salle de l’Atelier le 18 novembre 2018

 

Le dispositif sonore dans Vivre à la frontière,
d’après Wajdi Mouawad, Tiago Rodrigues et Sénèque (2019)

Vivre à la frontière, le projet de l’année suivante, était également introduit par un audio liminaire, mélangeant un extrait de Sopro de Tiago Rodrigues[18] enregistré par trois comédiennes-élèves, et la voix d’un envoyé spécial de la TSR découvrant le massacre de Sabra et Chatila en 1982[19]. Le dispositif radiophonique plonge le public dans une écoute autre : dans le noir, il entend des voix qui sont et qui ne sont pas celles des comédien·nes qu’il connaît. Familières, elles sont porteuses d’un coefficient d’étrangeté que leur confère l’amplification, le « grain de la voix ». Pour le spectateur ou la spectatrice de théâtre amateur, l’enregistrement vient avertir du décalage avec le réel quotidien, de l’entrée dans un autre monde.

 

 

Vivre à la frontière
Montage réalisé par Louise Loubrieu
à partir d’un extrait de Sopro dit par Tcha, Eva et Juliette,
(enregistré dans la salle de l’Atelier le 25 février 2019),
et d’une archive télévisuelle (Télé Journal du 20 septembre 1982, TSR)

 

D’autres radios intradiégétiques apparaissent, correspondant à des passages du texte de Mouawad faisant intervenir des informations télévisuelles. À chaque fois, des matériaux sonores exogènes sont ajoutés au texte de Mouawad, qui fournit la trame principale. Le texte du « Téléviseur » qui annonce aux informations le massacre de Sabra et Chatila dans la scène 17 de Tous des oiseaux, tel qu’il figure dans le texte de Mouawad[20], est enregistré par des élèves du groupe, et mêlé à des sons d’archive, issus de reportages réels. Les cris de la femme pleurant son enfant évoqués dans le texte de Mouawad sont ainsi redoublés par les lamentations authentiques d’une mère endeuillée captée par la télévision de l’époque ; la scène, libérée de l’image, glace davantage le sang en ouvrant à l’imaginaire visuel. Dans la scène 18, le récit par Norah de la découverte de sa judéité à la télévision de la RDA quand elle était enfant est mis en scène par Louise comme une analepse, incarnée par les comédien·nes. Au lieu d’une tirade de Norah[21], le spectateur assiste à la scène vécue en 1982 entre Norah jeune fille et son père réécrite à partir du texte de Mouawad, mais la télévision du texte original y est remplacée par un poste de radio, physiquement présent sur le plateau, qui diffuse une archive en allemand avant la voix enregistrée de Charlotte, afin que les deux scènes se répondent en miroir.

 

Radio Manufacture : les « ondes » comme moyen de rassembler malgré la crise sanitaire

 

Radio Manufacture, radio éphémère de l’Atelier du Théâtre des Quartiers d’Ivry, donne à entendre des objets sonores, sur Soundcloud. Disons-le d’emblée : même si la chaîne a été créée à la faveur du confinement, l’idée de radio était déjà en germe depuis longtemps. Les « objets sonores » qui figurent sur Radio Manufacture sont variés : documentaires, dramatiques, extraits de romans mis en voix, chansons, et aussi plusieurs des séquences audio des spectacles.

Pour « De la révolte après le confinement », Louise a recueilli les réponses des participant·es des différents groupes des ateliers, y compris des jeunes et de leurs parents. On y entend, littéralement, les voix des « quartiers » d’Ivry : la captation sur le vif témoigne des préoccupations des habitant·es à la fin de la crise sanitaire. Le dispositif radiophonique permet de mettre en avant la singularité et de la diversité des voix, des accents et des dictions sans les lisser ni les normaliser, ce qui possède une dimension intrinsèquement politique.

 

« De la révolte après le confinement »
Montage de Louise Loubrieu
à partir de prises de son artisanales envoyées en avril 2020
et de prises de son de Louise Loubrieu réalisées en extérieur à Ivry en mai 2020

Avec les voix de participant·es aux ateliers enfants d’Hélène Avice et Claire Cafaro (Sasha, Elouan, Tila, Elya), d’élèves ou d’ancien·nes élèves des ateliers de Louise Loubrieu (Audrey, Khadija, Juliette, Arnaud, Aloïs), de Louise Loubrieu et de Youlia Zimina
Mis en ligne sur Radio Manufacture

 

Les enregistrements de textes de littérature sont le résultat d’une rencontre entre la personne qui choisit son texte, ce qu’elle a envie d’y travailler et le contexte d’enregistrement. Pour Louise, ces matériaux sont porteurs d’un « hyperréel », avec lequel il est difficile de tricher. Par exemple, Passion simple d’Annie Ernaux[22], lu par Marine, a été enregistré dans la rue ; on y entend les bruits de la circulation, un vélo qui passe. Le texte de Léonora Miano, Habiter la frontière[23], avec la voix de Nathalie, a été enregistré dans le jardin de Louise, au cours d’une soirée qui a invité les langues à se délier. Nathalie m’a ainsi raconté ces souvenirs du jour de la captation : « C’était assez maladroit et très émouvant pour moi. Le micro et la radio appellent à la confidence, ce soir-là, on s’est bien lâché et on avait parlé de trucs assez intimes. » L’enregistrement est porteur de cette qualité d’échange de la parole et d’écoute.

 

 

Passion simple par Marine
Prise de son dans la rue à Ivry en avril 2020
Mis en ligne sur Radio Manufacture

 

Habiter la frontière par Nathalie
Enregistrement dans un jardin privé de Vitry en mai 2020
Mis en ligne sur Radio Manufacture

 

« Défense et illustration » de l’Atelier

 

Incontestablement, la riche activité de Radio Manufacture a été aussi un moyen de soutenir et de défendre le statut de l’Atelier et ses principes. La qualité professionnelle de certains audios et le dispositif technique donnent une légitimité aux pratiques amateurs, dans le cadre d’un risque de diminution des moyens financiers et humains accordés à l’Atelier[24]. Or, contrairement à d’autres podcasts ou entreprises sonores mises en place dans d’autres théâtres ou centres dramatiques – à l’instar des consultations poétiques et scientifiques du Théâtre de la Ville (Paris)[25], de Radio Amandiers (Nanterre)[26], des podcasts du Rond-Point (Paris)[27], des différents podcasts de la Colline (Paris)[28], de « Port du casque non obligatoire » de la Filature (Mulhouse)[29], de Radio en mai au Théâtre Dijon Bourgogne[30]… –, Radio Manufacture n’a pas réellement servi de vitrine des activités du Théâtre des Quartiers d’Ivry pendant le confinement, ni par la suite. Elle a été une tentative modérément couronnée de succès d’attirer la lumière sur les productions amateurs, car l’absence de communication de l’institution à son sujet a limité sa portée. Le fait qu’elle ait émané essentiellement des cours amateurs ne peut être la seule raison de cette invisibilisation, car d’autres CDN, comme le Théâtre National de Strasbourg[31], la Criée à Marseille[32] ou la Commune d’Aubervilliers[33] ont su dédier des espaces à la production radiophonique amateur. Il faudrait plutôt y chercher la cause dans une certaine vulnérabilité du TQI à la suite des nombreux changements ou crises traversées entre 2016 et 2022 (la transformation en Centre Dramatique National et le changement de locaux, le décès d’Adel Hakim, le changement de direction et le scandale suscité par la nomination de J.-P. Baro) qui ont probablement entraîné une forme de frilosité. Il n’en demeure pas moins que Radio Manufacture a bel et bien été pensée comme un espace de valorisation de l’Atelier, par ses intervenant·es et participant·es eux·elles-mêmes, et la plateforme a été très active pendant les quelques mois de suspension des activités « en présentiel ». Outre les enregistrements réalisés et montés par Louise, de nombreux·ses participant·es envoient aussi leurs propres audios, enregistrés depuis leur lieu de confinement, témoignant de leur enthousiasme et de leur soif de partage de la culture.

À ce titre, le documentaire sur l’atelier du jeudi (« projet volé » selon Louise) est particulièrement éloquent. Un mois avant la déclaration du confinement, le jeudi 20 février 2020, Louise se rend avec son micro dans l’atelier dirigé par Youlia Zimina, autour du mythe de Faust. « Signerions-nous le pacte avec le Diable ? » Telle est la question à laquelle tous et toutes tentent de répondre à travers une discussion collective, entrecoupée de scènes de Pessoa jouées par les participant·es[34].

 

 

« Une soirée à l’atelier du jeudi.
Un Documentaire sur Faust : Rien n’arrive que ce qui doit arriver »

Documentaire de Louise Loubrieu
Prise de son le jeudi 20 février 2020
dans la salle de l’Atelier pendant un cours de Youlia Zimina

Les scènes travaillées sont issues du Faust de Fernando Pessoa
Mis en ligne sur Radio Manufacture

 

Youlia Zimina s’est exprimée ainsi sur cette séance :

Pour nous, ça a été une expérience passionnante, parce que l’arrivée du micro c’est tout de suite comme l’arrivée du public, et en même temps le public n’est pas là. […] Tout le monde au début était sur son trente-et-un, c’était très raté, pompeux et sévère, mais par la suite le fait que la discussion circulait, qu’on avançait dans la réflexion, le fait qu’on pouvait jouer les parties, ça faisait une étrange sensation : comme si […] tout ce qui se faisait n’était pas vain et que ça ne disparaissait pas dans le cosmos. Il y avait une sorte de solennité du moment, et en même temps c’était très agréable parce que très détendu.
[Pour les scènes de Pessoa], Louise a dirigé autrement [les élèves de l’atelier], leur a fait faire plein d’essais dans lesquels ils étaient obligés de s’adapter, de partir à l’opposé, de tordre ce texte dans un autre sens. C’était formidable pour eux, très enrichissant[35].

D’un point de vue stratégique, ce documentaire a bien sûr son utilité : il permet de montrer la vitalité de l’Atelier en temps de pandémie. Mais il permet également l’échange d’un point de vue artistique, entre Youlia et Louise, et avec les autres artistes et élèves, en donnant accès à la « cuisine interne » de l’atelier, et en permettant aux autres élèves de découvrir un peu mieux celles et ceux qu’ils et elles connaissaient seulement de visage. Il apparaît en définitive que l’usage de la radio dépasse largement la fonction de visibilité (ou d’audibilité) ; elle est conçue par les artistes et les élèves qui l’écoutent comme un facteur de lien dans la communauté des ateliers.

 

***

 

Je souhaite, pour finir, évoquer ce beau texte d’Antoine Vitez, qui, loin de parler d’enregistrement sonore ni de radio, me semble pourtant illustrer l’esprit de l’Atelier, que le micro de Louise, le travail de Youlia et de tou·tes les autres artistes intervenant·es tentent de préserver :

Une fois c’était dans la voiture, Hérold m’a dit : « Je vais vous raconter la vraie histoire du théâtre à Ivry. » Il a parlé, il a décrit depuis l’origine la vie de l’Atelier d’Ivry, à partir de notre arrivée en 1972, ce que je ne pouvais jamais savoir : ce que les gens emportent avec eux, chez eux, on dirait dans leurs vêtements, comme un objet volé, les conversations après les cours, les espoirs, les interprétations de paroles auxquelles nous n’avions pas pensé […].
Hérold, ce soir-là, m’a tout raconté : la face cachée, le versant à l’ombre. Et un théâtre m’est apparu, non pas celui que nous avons fait – je veux dire, nous les artistes, pour le public –, mais un autre, qui s’est formé chaque soir à l’Atelier dans les consciences, les mémoires multiples. C’est un théâtre qui n’a pas besoin, pour vivre, du théâtre, mais seulement que les gens soient rassemblés, alors il est là[36].

C’est ce que l’enregistrement fait : il « vole » les conversations, les textes, les fragilités et les maladresses, les voix et les projets, pour enrichir les mémoires multiples de l’Atelier. « Pour moi, dit encore Louise, les enregistrements de cet ordre-là, ça a toujours été des cadeaux. Tu as aussi à cœur de faire en sorte que ce soit beau. »

 

Notes

[1] Voir le compte Soundcloud de Radio Manufacture.

[2] Ces propos sont issus de discussions informelles avec Louise Loubrieu.

[3] Les élèves des ateliers ne sont jamais sélectionné·es sur des critères de niveau. Les « ancien·nes » avaient jusqu’en 2022 une priorité à l’inscription, puis les Ivryen·nes et Val-de-Marnais·es en priorité. Le tarif est en fonction du quotient familial.

[4] Par « accents », j’entends la pluralité des prononciations du français, qui sont souvent porteuses de représentations concernant l’origine régionale ou sociale du·de la locuteur·rice. Si l’accent est souvent pensé par rapport à une norme imaginaire, il est évident qu’il n’existe pas de locuteur·rice d’une langue qui ne possèderait pas un, ou plutôt des accents.

[5] Louise Loubrieu, entretien réalisé le 4 novembre 2022. Toutes les citations de Louise Loubrieu qui figurent désormais dans cet article proviennent de cet entretien.

[6] Antoine Vitez, « Lettre aux amis » [1976], Écrits pour le théâtre, I, L’École, Paris, P.O.L., 1994, p. 186. Sur l’Atelier théâtral du TQI, voir notamment Julia Gros de Gasquet, « L’atelier théâtral selon Antoine Vitez. Une philosophie de l’acteur », European Drama and Performance Studies, n° 13 : « The Stage and its Creative Processes, volume 1 » (coord. Sabine Chaouche), 2019|2, p. 289-308.

[7] Antoine Vitez, « L’Atelier théâtral d’Ivry » [1976], Écrits pour le théâtre, I, op. cit., p. 177.

[8] Ibid., p. 178-179.

[9] Antoine Vitez, « Lettre aux amis », art. cité, p. 187.

[10] Intervenants artistiques du TQI, « Manifeste pour l’Atelier théâtral d’Ivry », Blog de l’Atelier théâtral d’Ivry, 8 juin 2020.

[11] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 104.

[12] Vitez, en 1981, ne dit pas autre chose : « Le travail sur l’incarnation [à l’Atelier théâtral] est impossible parce que c’est ce que font les mauvais amateurs (les amateurs au sens péjoratif du terme). » Antoine Vitez, « L’Atelier théâtral d’Ivry. Déclaration faite à la commission sur les enseignements du théâtre, le 6 mai 1981 », Écrits pour le théâtre, I, op. cit., p. 254.

[13] Aristote, Poétique, trad. Pierre Destrée, Paris, Flammarion, 2021, p. 151 et p. 152.

[14] Rudolf Arnheim, Radio, trad. Lambert Barthélémy, assisté de Gilles Moutot, Paris, Van Dieren, coll. Musique, [1936] 2005, p. 43.

[15] Bernard-Marie Koltès, Le Retour au désert, Paris, Éditions de Minuit, Paris, [1988] 2015, p. 41.

[16] Kae Tempest, Fracassés, trad. Gabriel Dufay et Oona Spengler, Paris, L’Arche, 2018.

[17] « Marguerite Duras et les enfants », émission « Comme il vous plaira » produite par Jacques Floran et réalisée par Georges Godebert, France Culture, première diffusion le 2 avril 1967.

[18] Tiago Rodrigues, Souffle (Sopro) suivi de Sa façon de mourir, trad. Thomas Resendes, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2018.

[19] Il s’agit d’un extrait du Télé Journal du 20 septembre 1982 pour la TSR (Télévision Suisse Romande) dans lequel le journaliste Pierre-Pascal Rossi commente le massacre de Sabra et Chatila.

[20] Wajdi Mouawad, Tous des oiseaux, Montréal/Arles, Léméac/Actes Sud-Papiers, 2018, p. 59.

[21] Ibid., p. 67.

[22] Annie Ernaux, Passion simple, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1992.

[23] Léonora Miano, Habiter la frontière : conférences, Paris, L’Arche, coll. Tête-à-tête, 2012.

[24] J’ai évoqué plus haut l’annonce du non-renouvellement de l’équipe des professeurs par J.-P. Baro en avril 2019, quelques mois après sa nomination, ainsi que le changement des conditions de recrutement des élèves et une possible évolution des modalités, par « masterclass ». Sa démission en décembre 2019, liée à une affaire de viol présumé classée sans suite, mais aussi à des problèmes de fonctionnement en interne, a remis en question les changements annoncés dans l’équipe des Ateliers. Le directeur actuel, Nasser Djemaï, affiche son soutien à l’Atelier. Cependant, en 2022-2023, un changement des modalités de règlement des artistes, non plus en cachets mais en heures effectuées, a abouti dans les faits à une diminution du nombre de séances annuelles. Au printemps 2023, le CDN annonce une diminution de 27 % des heures des ateliers adultes et de 20 % pour les enfants (soit un passage de 33 séances à 24 pour les premiers et de 30 séances à 24 pour les seconds) à prix d’inscription identique, en conséquence de l’inflation sur les matières premières et le prix de l’énergie et accompagnant des réductions budgétaires sur d’autres postes (notamment la programmation). À l’heure où cet article est rédigé, une pétition à l’initiative du collectif des élèves circule. La direction, dans un communiqué publié sur le site du théâtre, annonce espérer revenir au nombre initial de séances en 2024-2025 si le contexte économique le permet.

[25] Ces « consultations du Théâtre de la Ville », à Paris, ont été mises en place dès le 23 mars 2020 par téléphone ; d’abord poétiques, des consultations scientifiques s’y sont adjointes dès le mois d’avril.

[26] Le Théâtre Nanterre-Amandiers a créé une radio conçue par la journaliste Aude Lavigne, le réalisateur Alexandre Plank et le Collectif Making Waves en 2020-2021, une « revue sonore » dans laquelle « les artistes nous ouvrent leurs espaces de travail, domicile, studio de son, ateliers décors, plateau de théâtre… Ils nous livrent leurs réflexions, leurs recherches, ils partagent leurs répétitions » : voir le site du Théâtre Nanterre-Amandiers.

[27] Les podcasts du Rond-Point proposent des entretiens avec des artistes du spectacle vivant (comédien·nes, metteur·ses en scène, écrivain·es…). Le premier épisode date du 5 novembre 2020. Voir le site du Théâtre du Rond-Point.

[28] Voir le journal de confinement de Wajdi Mouawad du 16 mars au 20 avril 2020 et, plus récemment, Poèmes ! Radio, création sonore accompagnant la manifestation Poèmes ! du 21 mars au 15 avril 2023.

[29] Le podcast « Port du casque non obligatoire », lancé avec Arte Radio en juillet 2021, fait intervenir des artistes accueillis à la Filature, scène nationale de Mulhouse. Voir le site d’Arte Radio.

[30] « Radio en mai » accompagne le Festival Théâtre en mai depuis l’édition de 2022. Voir le site du Théâtre Dijon Bourgogne.

[31] Le Théâtre National de Strasbourg propose des ateliers radiophoniques avec Making Waves dans le cadre du programme d’action culturelle et artistique « La traversée de l’été » (depuis 2020), dont les productions, préparées et réalisées par les participant·es amateur·rices, sont mises en ligne par le TNS. Voir le site du TNS.

[32] Certains des « Feuilletons sonores » de La Criée à Marseille, en partenariat avec Radio Grenouille, laissent la parole aux amateur·rices (février 2021-mars 2022). Voir le site de Radio Grenouille.

[33] Une page « Médiathèque » sur le site de la Commune d’Aubervilliers fait ainsi entendre un épisode consacré aux paroles de participant·es de l’École des Actes, association dont les activités se déroulent au sein même du théâtre proposant des cours gratuits, un cadre pour des réflexions politiques et philosophiques et un « laboratoire pour des acteurs nouveaux ».. Les archives laissent lire également que des ateliers d’initiation à la radio ont été proposés dans le cadre de leur « Laboratoire pour des acteurs nouveaux » (archives de l’année 2020-2021).

[34] Fernando Pessoa, Faust, trad. Pierre-Léglise Costa et André Velter, Paris, Christian Bourgois, 2008.

[35] Youlia Zimina, entretien réalisé le 6 novembre 2022.

[36] Antoine Vitez, « Pour Hérold » [1980], Écrits pour le théâtre, I, op. cit., p. 204.

 

L’autrice

Juliette Drigny est maîtresse de conférences en littérature à CY Paris Cergy Université, où elle enseigne l’écriture pour la scène et la littérature performée dans le master de création littéraire. Spécialiste des avant-gardes littéraires françaises des années 1970, elle a publié Aux limites de la langue : la langue littéraire de l’avant-garde (1965-1985) chez Classiques Garnier en 2022, ainsi que des articles sur Pierre Guyotat (Fabula-LHT n° 12) et sur la performance vocale de cette époque (« Que faire de la voix ? Performances vocales et enregistrements sonores autour de l’avant-garde théorique des années 1970 » dans Olivier Penot-Lacassagne et Gaëlle Théval (dir.), Poésie & performance, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2018). Ses recherches s’orientent actuellement sur les interactions entre texte et partition musicale, les pratiques du texte dans la performance et la recherche-création. Agrégée de lettres modernes et titulaire de la certification théâtre de l’enseignement secondaire, elle a longtemps enseigné le théâtre au lycée Romain Rolland d’Ivry-sur-Seine (spécialité et option facultative). Ancienne élève de l’Atelier théâtral d’Ivry-sur-Seine, elle est également comédienne et metteuse en scène.

 

Pour citer ce document

Juliette Drigny, « L’Atelier théâtral du Théâtre des Quartiers d’Ivry : expériences radiophoniques », thaêtre [en ligne], Chantier #8 : Dispositifs sonores. À l’écoute des scènes contemporaines (coord. Marion Chénetier-Alev, Noémie Fargier et Élodie Hervier), mis en ligne le 15 janvier 2024.

URL : https://www.thaetre.com/2024/01/15/latelier-theatral-du-theatre-des-quartiers-divry/

 

À télécharger

L’Atelier théâtral du Théâtre des Quartiers d’Ivry

 

 

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