Une scénographie intérieure et intime

Le dispositif du casque audio vecteur de théâtralité par dissonance

L’espace scénique est a priori conçu et perçu pour et par le regard du spectateur, qui repère les dispositifs matériels à partir du cadre dressé à l’avant-scène, opérant comme un clivage spatial. Qu’il soit respecté ou franchi, ce cadre est mis en œuvre comme un support de base pour fixer la limite spatiale de la réalisation fictive, et instaure naturellement une distance vis-à-vis de la position spectatorielle. C’est le « cadre visuel du visible »[1], pour reprendre les mots de Michel Chion, « celui de notre vision même »[2]. Mais, contrairement au dispositif matériel visuel qui s’impose de lui-même, le dispositif sonore, quelle qu’en soit la nature (bande-sonore, bruitages, voix des acteurs, etc.), s’étend sans être contraint ni limité par les frontières conceptuelles de la salle. En effet, du fait de leur caractère ondulatoire et immatériel, « il n’y a pas de contenant sonore des sons, et rien d’analogue, pour eux, à ce contenant visuel des images qu’est le cadre »[3]. Les sons se propagent à travers la salle pour venir résonner directement dans le corps et les oreilles des spectateurs, sans que ces derniers en soient réellement conscients.

Le son est d’autre part un repère de spatialisation de l’environnement, et du corps dans cet environnement. Trois facteurs sont importants dans ce sens :
– le fait que nous ayons deux oreilles « décalées » de chaque côté du crâne, deux récepteurs sonores qui entendront plus fort les sons qui leur sont plus proches, ce que le cerveau saura analyser comme un indice de proximité de la source sonore ;
– la vitesse du son, suffisamment lente pour que celui-ci n’arrive pas en même temps aux deux oreilles, différence permettant là aussi la localisation de la source ;
– la forme du pavillon de l’oreille enfin, qui, par les mouvements de la tête et les rebonds successifs des ondes sur ses plis, fournit au cerveau suffisamment de données pour définir la position et les mouvements de l’auditeur vis-à-vis de l’origine du son.

Ainsi, une des forces du dispositif sonore est qu’il permet à celui qui écoute, en même temps qu’il perçoit le son, de se percevoir lui-même en rapport avec ce qui l’entoure, et cela sans aucune modification de son statut. Pourtant, le son seul ne suffit pas toujours à appréhender l’espace. Visuel et sonore sont en effet intimement liés, et Michel Chion décrit le phénomène d’« aimantation sonore »[4] qui l’atteste. Celui-ci repose sur l’hypothèse selon laquelle « c’est la vision de la source qui “capte” l’audition, et dicte le sentiment de localisation »[5]. Cela signifie que le lien entre visuel et sonore est fortement influencé par l’interprétation qu’en fait l’auditeur, ou en d’autres termes, que nous « entendons le son d’où nous le voyons venir, voire même d’où nous le savons venir plutôt que d’où il nous parvient »[6]. Bien que dans le contexte du théâtre, la relation entre vu et entendu soit plus complexe (car les sources sonores et visuelles peuvent être de natures diverses, suivant que les sons ou les images proviennent directement de la scène, d’un autre endroit invisible, ou qu’ils soient enregistrés puis rediffusés), ces observations de l’auteur concernant la relation entre visuel et sonore au cinéma sont un point de départ nécessaire pour le déroulement de cet article traitant du dispositif du casque audio au théâtre.

En effet, lorsque l’usage du casque est impliqué dans la création scénique, ce dernier modifie fondamentalement la condition de la réception, car il isole le sujet écoutant à la fois des sons environnementaux et de leur source visuelle, ce qui le place automatiquement « en dehors » du monde. Selon Thierry Balasse, ce dispositif implique l’annulation des trois facteurs de spatialisation décrits plus haut, et plus particulièrement du troisième : avec le casque, même si l’auditeur remue la tête, le son ne varie plus, ce qui a tendance à tromper le cerveau et à brouiller les signaux qu’il reçoit. Le cerveau se trouve alors dans une impasse, et interprète cette absence de variations comme la conséquence d’un son provenant de l’intérieur du crâne. Le compositeur évoque ainsi la création d’une « image fantôme »[7] mentale, dépendante de la spatialisation du son dans le casque, à savoir que seul un son central, réparti sur les deux écouteurs, permet de duper le cerveau et de simuler des « mouvements à l’intérieur du crâne »[8]. Un nouveau lieu est désormais présent de manière immatérielle à l’intérieur même du spectateur en raison de cette image mentale et de la reconfiguration perceptive induite par l’écoute au casque.

Au fil des paragraphes suivants, cet article s’attachera à comprendre comment cet usage du casque, central dans certaines mises en scène (devrions-nous dire « mises en son » ?) contemporaines, implique la création d’une scénographie intérieure, d’une remise en espace virtuelle des éléments dramatiques proposés à l’auditeur. Dans un deuxième temps, il conviendra d’explorer la manière dont ces œuvres jouent de l’idée d’intimisation entraînée par ce dispositif, modifiant le rapport entre le spectateur et l’œuvre, et instaurant des liens de proximité et de théâtralité assez inédits. Enfin, c’est d’une certaine idée de dissonance dont il sera question, qui surgit presque invariablement de l’écoute au casque, entre l’espace mental décrit plus haut et l’environnement direct de l’auditeur, duquel il est alors sensoriellement en partie détaché. Afin de rendre les réflexions plus concrètes, deux exemples de pièces contemporaines reposant sur l’usage du casque seront convoqués pour illustrer les propos, et vérifier les hypothèses proposées, à savoir The Quiet Volume (2010) de Tim Etchells et Ant Hampton[9], et The Walks (2021) de Rimini Protokoll[10].

 

The Quiet Volume : un paysage sonore délimité par le langage

 

Le dispositif mis en place pour The Quiet Volume est basé sur le concept d’Autoteatro, désignant des formes théâtrales expérimentales imaginées par Ant Hampton et la performeuse Silvia Mercuriali (avec laquelle il formait le duo Rotozaza), et qui leur permettent d’explorer des modalités de participation et des protocoles dans lesquels les spectateurs-auditeurs sont laissés seuls avec des instructions pour réaliser eux-mêmes l’événement théâtral.

Cette fois, la représentation a lieu dans une bibliothèque qui n’accueille que deux participants à la fois (plusieurs binômes se succèdent dans la journée). Ces derniers sont invités à s’assoir à une table qui a été préparée pour eux : deux chaises, deux lecteurs MP3 avec des casques audio, deux piles de livres identiques (L’Aveuglement de José Saramago, Le Grand Cahier d’Agota Kristof et Quand nous étions orphelins de Kazuo Ishiguro), l’une surmonté d’un calepin rouge, l’autre, d’un calepin jaune, et un gros livre de photos (Cityscapes de Gabriele Basilico). Une fois les spectateurs-auditeurs assis et le casque sur les oreilles, l’expérience commence[11], et ils se laisseront à partir de là diriger par une présence diluée entre les différents supports que sont l’enregistrement, le texte imprimé sur les carnets et, dans un certain sens, le contenu des livres eux-mêmes.

Cette voix leur commandera tout d’abord, d’un ton assez détaché, en chuchotant et sans violence, mais souvent sur le mode injonctif, de se concentrer sur les sons de la bibliothèque, ceux de ses usagers, des machines, des claviers, des pages qui sont tournées. Puis, progressivement, elle concentrera l’attention des participants sur leurs propres bruits, ceux de leurs mouvements, de leur respiration, etc. À l’issue de ce premier contact, la voix les qualifiera d’imposteurs, ce qui aura pour effet de les isoler un peu plus des autres personnes présentes dans la bibliothèque :

La première chose que tu remarques, c’est que pour un lieu dédié au silence, il n’y a pas vraiment de silence. Au bout d’un moment, tu commences à penser qu’il serait plus juste de considérer ce lieu comme dédié à la collecte de sons. Les bruits de choses tirées des sacs – efficacement ou maladroitement. Les bruits de pas – pressés ou patients. Le bruit de toux – des raclements de gorge polis et contrôlés ou des crachotements sourds, hors de contrôle. Les respirations. Le bruit des pieds qui frappent les bureaux, des pages qui se tournent et qu’on presse pour les tenir serrées à leur place. […] Tu es aussi conscient de tes propres sons. Tes mouvements, ton souffle. Assis là sans même un livre ouvert devant toi, tu pourrais presque te sentir exposé – pas vraiment un lecteur – un imposteur, une sorte de fraudeur. Ouvre le cahier jaune à la première page et fais semblant de lire[12].

 

The Quiet Volume
Ant Hampton et Tim Etchells
Extrait sonore
© Ant Hampton

 

Tout au long de la pièce, des instructions enjoindront les spectateurs-auditeurs de lire tel ou tel texte, de montrer tel mot à leur partenaire, de tourner des pages, de regarder une photo, ou de ne rien faire d’autre que prendre une pause pour réfléchir. Ces instructions, au départ identiques pour chacun des participants, différeront progressivement, d’abord très légèrement, puis suffisamment pour entraîner des interactions et instaurer entre eux une complémentarité.

Le fait que les participants soient deux à faire cette expérience simultanée les place en effet d’emblée à la fois en acteurs et en spectateurs. Chacun aura à effectuer ces actions simples (lire, penser, écouter, regarder, toucher), mais aussi parfois à guider ou se laisser guider par son partenaire, pointer un mot du doigt ou au contraire suivre celui de son voisin lorsqu’il souligne certaines phrases. Plusieurs couches d’intimisation se développent ainsi dans ce dispositif : non seulement les participants sont « isolés ensemble », complices de l’expérience secrète à laquelle ils se prêtent tous les deux, mais en même temps, ils se trouvent séparés l’un de l’autre, comprenant petit à petit que l’expérience qu’ils vivent n’est pas tout à fait similaire.

 

The Quiet Volume
Ant Hampton et Tim Etchells
Bibliothèque de l’Université Humboldt – Berlin
Septembre 2010
© Ant Hampton

The Quiet Volume
Ant Hamton et Tim Etchells
Berlin, Buenos Aires, Varsovie & Zurich
Festival Ciudades Paralelas
© Expander Film

 

La pièce est un voyage en soi et dans les textes, pourtant, aucun récit dramatique basé sur la fiction n’est proposé, et cette expérience se place plutôt comme un prétexte pour ressentir les émotions liées à la lecture. Ant Hampton et Tim Etchells évoquent leur propre difficulté à définir le sujet de The Quiet Volume, car cette pièce est « intensément basée sur l’expérience elle-même »[13] et consiste en un assemblage « des textures et des images qui peuvent être tracées d’un livre à l’autre […] qui traitent toutes du fait de se décoincer, de se briser, de se séparer ». Le langage y est également central, et il est exploré sous toutes ses formes : il est parlé et murmuré dans les écouteurs, écrit sur les pages parcourues et signé par les participants lorsqu’ils devront trouver un moyen de faire comprendre à l’autre ce que la voix leur demande. Il y est interne, habitant chaque lecteur par l’intermédiaire de la voix intérieure qu’il met en œuvre lors de l’acte de lecture. Il ira même, enfin, jusqu’à sa propre détérioration lorsque l’enregistrement doublera le texte lu en le décalant, en intervertissant certains mots par d’autres ou en en rendant d’autres encore inaudibles pour semer le trouble dans l’esprit et la concentration des participants. Le langage devient dès lors lui-même création, d’une part prévue et anticipée par Hampton et Etchells, et d’autre part augmentée par les lecteurs qui investiront par leur imagination ces béances dans le verbe. Difficile de ne pas penser à Michel Foucault qui parlait de mots devenant « texte à fracturer »[14] afin que puisse surgir « en pleine lumière cet autre sens qu’ils cachent »[15]. En s’éloignant parfois de l’instruction et de la description pour se rapprocher d’un langage basé sur les non-dits, la voix enregistrée libère le spectateur-auditeur, l’incitant ainsi à trouver sa propre cadence. Son corps d’auditeur s’intériorise et le plonge dans un espace sonore n’appartenant qu’à lui, limité par sa sensorialité et rythmé par le va-et-vient de sa respiration. D’un bout à l’autre de l’expérience, ce n’est que dans et par le langage que les lecteurs s’engageront dans ce paysage qui leur est proposé.

 

The Walks : la promenade théâtralisée dans le quotidien

 

Contrairement à The Quiet Volume, qui d’une part prend place dans un espace clos dont on peut facilement présumer de l’ambiance, et d’autre part impose une position fixe aux participants, presque tous les volets de The Walks sont pensés pour se dérouler en plein air, et reposent sur les déplacements corporels. La marche est en effet le thème central de cette création, dont chaque itération est initiée et réalisée par le participant, de manière autonome et selon un choix libre parmi dix propositions (départ, parc, feu rouge, supermarché, rond-point, cimetière, théâtre, eau, rue, terrain de jeux). Il s’agit d’une expérience à laquelle chacun peut participer quand il le souhaite et dans la ville qui lui convient. Tout cela est déclenché par une simple pression sur leur écran de smartphone grâce à une application développée par la compagnie, et téléchargeable gratuitement[16]. Cette application a la particularité d’établir un dispositif théâtral en tous lieux, ou du moins tous ceux que l’auditeur est invité à visiter, indépendant de tout support matériel scénique, reposant uniquement sur la modification de sa perception. Une fois l’application téléchargée, l’auditeur devient le seul à décider (excepté dans les quelques cas où la participation repose sur un duo), il peut initier l’expérience quand et où il le souhaite pendant son quotidien, émancipé des programmations ou horaires habituellement imposés par les lieux recevant des créations culturelles. Même s’il est censé suivre les instructions données par la voix enregistrée et retransmise dans les écouteurs, tout reste sous le contrôle de l’auditeur : il peut commencer lorsqu’il est prêt, effectuer les gestes demandés à son propre rythme, reprendre l’expérience après un temps de pause nécessaire pour une respiration ou pour prendre les photos qui lui sont proposées (ou ne pas le faire, encore une fois, en fonction de son choix). Plusieurs types de voix interviennent : des voix humaines préenregistrées (celle d’un enfant, d’une femme, d’un homme, parfois nommée, parfois anonyme), une voix maquillée par un effet d’écho ou de délai, une voix artificielle informatique ponctuant les phrases des précédentes. Elles s’adressent au participant par le tutoiement, lui donnant tour à tour des instructions, soulevant des questionnements philosophiques, amenant des pistes de réflexion, ou partageant les souvenirs d’un moment de vie :

Départ. Tu es chez toi, entre tes quatre murs. Se préparer. Tu veux y aller, quitter la maison, on veut sortir. Qu’est-ce qu’il ne faut pas oublier ? Les clés, un téléphone portable, une veste, un masque ? Équipe-toi ! Ah ! Il te manque peut-être encore ton portefeuille ? As-tu besoin d’un sac, ou transportes-tu tout dans tes poches ? Tu as déjà tes chaussures aux pieds ? Si ce n’est pas le cas, mets-les maintenant. Est-ce qu’elles sont suffisamment déformées pour les enfiler facilement, ou est-ce que tu dois soigneusement les desserrer et refaire les lacets ? Partir. C’est parti ! Sortons d’ici, allons-y ! Dehors ! Allez, lève-toi maintenant[17] !

The Walks
Rimini Protokoll
© Expander Film

The Walks
Rimini Protokoll
Extrait sonore : « Départ »
© Rimini Protokoll

 

Chaque enregistrement est une expérience complète, une pièce à exécuter soit en solo soit en duo, et présente un rythme et une conception chaque fois différents afin de faire (re)découvrir à l’auditeur un lieu du quotidien à travers une forme de reconstitution théâtrale : le volet intitulé « départ » suggère une promenade apaisante et solitaire, si ce n’est l’accompagnement vocal d’un enfant entrecoupé de temps de silence, tandis que celui appelé « supermarché » propose une marche en duo, dynamique et dansante, collaborative et interactive, guidée par la voix du chorégraphe italien Antonio Tagliarini, complice invisible et aveugle des auditeurs.

 

The Walks
Rimini Protokoll
« Supermarché »
© Rimini Protokoll

 

L’emploi du casque audio est ici, comme dans l’exemple précédent, un intermédiaire indéniable entre la réalité et l’artificialité, et la manière dont il superpose à l’environnement imposé par l’œuvre un sonore recomposé, projeté sur les différents lieux de la ville, permet au participant de les réapprécier, de se détacher de la vision qu’il en a par ailleurs. Ainsi tous ces lieux deviennent autant de scènes ou de théâtres, car chaque série d’instructions est pensée et dramatisée en fonction des caractéristiques environnementales du lieu visité, devenant dès lors le décor de l’expérience. Cette délocalisation de l’événement théâtral permet l’éclosion d’un théâtre personnel, confondant parfois la fiction au réel, dans une dramatisation de la relation au monde qui nous entoure. Le casque audio permet de redessiner, de réorienter la banalité de chaque site en y apposant une surcouche d’intimité, lié au fait que l’auditeur y aura vécu une expérience qui lui a imposé une perception autre. Ce dispositif émancipe donc non seulement l’action du lieu conventionnel théâtral, en la déplaçant partout ailleurs, mais il libère aussi le corps du participant, affranchi par cette expérience unique et intime.

 

L’espace intérieur de la scénographie sonore

 

L’idée d’une scénographie intérieure, d’un espace de représentation mental, est prégnante dans The Quiet Volume comme dans The Walks. Dans ces deux cas, pas de théâtre, pas de lieu chargé d’une spectacularité intrinsèque, et donc pas de scène physique, pas de cadre censé contenir l’imaginaire du spectateur ni de salle pour disparaître dans l’obscurité. Difficile cependant d’ignorer l’apparition de certains espaces de théâtralité, dans lesquels le rapport entre regardant et regardé, qu’il s’agisse de vivant ou d’inerte, de la page d’un livre, de la façade d’un immeuble ou d’une autre personne, induit cette tension spécifique à l’acte spectatoriel. Pour The Quiet Volume, au-delà de la bibliothèque, de la table à laquelle les participants sont installés, du livre tenu en main ou de la page isolée, l’espace dans lequel se développent les enjeux dramatiques, celui qui sera le support de projection des images suggérées par la voix et qui accueillera les personnages rencontrés dans les livres, est en premier lieu l’espace virtuel induit par le casque, dans la tête des participants. C’est à partir du collage des paysages et des situations présentés par tous les supports à travers lesquels les auditeurs voyagent, désordonnés mais chargés de sens, que les scènes imaginaires prendront forme. Pour The Walks, ces liens de théâtralité peuvent se retrouver dans les rapports que le dispositif installe entre le participant et le lieu qu’il visite, le redéfinissant et le fictionnalisant ; dans la relation entre le participant et les personnes qu’il croise lors de sa promenade, qui deviennent immédiatement des personnages de l’expérience qu’il est en train de vivre, mais aussi les spectateurs des gestes et des danses qu’on lui demande d’accomplir ; dans le rapport à la dramaturgie pareillement, les fragments de mémoire, de réflexions et d’expériences qui lui sont soufflés dans le creux de l’oreille « augmentant » ce qu’il ressent et perçoit[18]. Enfin, et surtout, dans ces deux exemples, le véritable lieu de la théâtralité est l’espace mental du participant, dont les limites sont fixées par la voix et les sons qui proviennent des écouteurs autant que par sa propre imagination, bridée ou encouragée par les instructions qui défilent. Elles y fabriquent les images fantômes évoquées précédemment par Thierry Balasse, et y établissent des lieux où se développeront le fictif et le spectaculaire.

Car dans ces « spectacles », ce n’est pas le visuel mais bien le sonore qui conditionne tout, tant la dramaturgie que la scénographie, et donc à la fois le temps et l’espace. Dès le lancement de l’enregistrement, le spectateur – mot bien mal choisi car dérivé du latin spectō/spectare qui signifie « regarder » –, l’auditeur-actif devrions-nous plutôt dire, se retrouve enfermé dans cet espace sonore. La voix chuchote, s’adresse à l’auditeur à la première personne, comme pour lui révéler un secret ou lui raconter une histoire. C’est un climat très différent de celui de l’environnement physique de l’auditeur qui est instauré, et cela aura pour effet d’établir une distance de plus en plus grande entre l’espace intérieur du participant et le lieu dans lequel se déroule l’expérience. Ainsi y aura-t-il émancipation entre le dedans et le dehors, jusqu’à parfois quasiment faire oublier la bibliothèque de The Quiet Volume, ou transfigurer le supermarché de The Walks, par exemple. Pour faciliter cela, c’est le son qui fige le décor intérieur de ces expériences, guidant l’auditeur à travers des paysages imaginaires de mots – qu’ils soient écrits sur le papier, prononcés ou formés en esprit – ou à travers les images d’une ville réelle remodelée dont l’apparence sera d’abord puisée dans la mémoire de celui qui écoute, pour se retrouver ensuite gravée sur les pages d’un livre déjà écrit, et enfin sur le papier glacé d’une photo. Même lorsqu’elle le ramène à la réalité de ce qui l’entoure, la voix invite le participant à l’appréhender différemment, à en modifier l’apparence ou les propriétés, le sonore gardant à tous moments le contrôle sur le visible et le sensible.

 

S’enfermer dans le son pour s’ouvrir à soi

 

L’espace artificiel ainsi créé, dans lequel le son se développe de manière virtuelle entre les deux oreilles, implique une proximité extrême, une intimité idéale entre ce qui est redéfini par le cerveau comme la source sonore et l’auditeur. Ce rapport d’intimité s’instaure systématiquement entre l’objet sonore et le sujet entendant, intimité qui vient du rapprochement entre émetteur et récepteur, qui permet de « donner à entendre des tout petits sons »[19] tels des chuchotements ou des frottements, mais aussi car l’auditeur est seul à entendre, et qu’il établit ainsi une « relation privilégiée avec ce qu’il entend dans le casque »[20]. L’expérience spectatorielle, dans ces deux œuvres, est donc individualisée. Le participant y est en permanence ramené par la voix et le son à ce qu’il ressent sans se soucier, à part en quelques occasions, des autres autour qui vaquent à leurs occupations habituelles, ni même de son partenaire, dont il ne sait même pas, lorsqu’il en a un, s’il entend les mêmes instructions, les mêmes didascalies[21] sonores que lui. Bien que ne reposant pas sur la dramatisation de la vie de chaque participant, cette expérience, par le dispositif à travers lequel elle se manifeste, aboutit à un phénomène d’intériorisation de l’événement théâtral. C’est encore une des propriétés du sonore, à plus forte raison lors d’une écoute au casque, par la proximité physique qu’elle permet avec le son. À ce sujet, Jean-Luc Nancy fait un lien direct entre l’acte d’écoute et cette ouverture à soi et en soi :

Écouter, c’est entrer dans cette spatialité par laquelle, en même temps, je suis pénétré : car elle s’ouvre en moi tout autant qu’autour de moi, et de moi tout autant que vers moi : elle m’ouvre en moi autant qu’au dehors, et c’est par une telle double, quadruple ou sextuple ouverture qu’un « soi » peut avoir lieu. Être à l’écoute, c’est être en même temps au dehors et au-dedans, être ouvert du dehors et du dedans, de l’un à l’autre donc et de l’un en l’autre. L’écoute formerait ainsi la singularité sensible qui porterait sur le mode le plus ostensif la condition sensible ou sensitive (aisthétique) comme telle : le partage d’un dedans/dehors, division et participation, déconnexion et contagion[22].

Il est bien là question d’un espace intérieur qui rappelle l’idée de scénographie intérieure évoquée plus haut, mais aussi d’un mouvement vers le soi, vers sa propre individualité, car « être à l’écoute, ce sera donc toujours être tendu vers ou dans un accès au soi »[23].

Et même lorsque les deux participants interagissent, leur isolement devient, pour reprendre la formule oxymorique déjà employée plus haut, momentanément partagé, tous deux se retrouvant complices isolés du reste du monde, en mission : ils tentent d’agir discrètement, non seulement pour ne pas déranger ceux qui les entourent, mais aussi pour ne pas être identifiés comme les imposteurs, les faux lecteurs pour The Quiet Volume, ni simplement susciter la curiosité des passants pour les promenades de The Walks. C’est alors une forme de théâtralité singulière qui naîtra de ces micro-rapports entre l’auditeur et la représentation intérieure qui prend forme en lui, nouant une dramaturgie relationnelle intime par l’intermédiaire du son lors de ce voyage sonore et théâtral.

 

De la dissonance : la réalité bousculée

 

La proposition de la redécouverte de la ville dans The Walks, ou de celle du langage et de l’acte de lecture dans The Quiet Volume, est donc basée sur un fort sentiment d’intimité mettant l’accent sur le rapport entre les lieux communs et le soi, en interagissant d’une part avec ces lieux eux-mêmes, d’autre part, avec ceux qui les habitent. Un décalage cognitif apparaît cependant inévitable, né de cette modalité invitant le spectateur-auditeur dans le fictif, dans une œuvre théâtrale dépourvue de la moindre matérialisation scénique, ni théâtre, ni scène, ni acteur. En dépit de cette complexité, il est difficile d’ignorer que la situation théâtrale est bien là, elle a lieu malgré tout en proposant un environnement renouvelé ou un voyage immobile, selon les exemples. Tout semble être délivré sans borne spatio-temporelle autre que celle délimitée par l’enregistrement et l’espace intérieur, en discordance avec l’environnement et les activités environnantes qui suivent leur cours normal, alors que le participant se laisse immerger dans le son, absorber par lui. Jean-Luc Nancy énonce que « le présent sonore est d’emblée le fait d’un espace-temps : il se répand dans l’espace ou plutôt il ouvre un espace qui est le sien, l’espacement même de sa résonance, sa dilatation et sa réverbération »[24]. Plus qu’un élément constitutif de la scène soulignant le discours dramatique, le dispositif sonore, lorsqu’il est le cœur de représentations contemporaines impliquant le spectateur-auditeur par l’intermédiaire d’un casque audio, entraîne une mutation de la perception de l’espace et du temps sans pour autant en modifier la nature. Une certaine dissociation est créée par frottement entre l’espace de la représentation et le son diffusé par le casque audio, et elle aboutit à un environnement reconstitué, un espace-temps reconditionné.

Thierry Balasse, lors de la communication précédemment citée, évoque le rapport entre l’intimité induite par une écoute au casque et ce phénomène de dissonance quasi inévitable qui naît chez l’auditeur. La dissonance serait due au manque de lien entre ce qui est perçu visuellement et ce qui est entendu au casque, établissant un « rapport complètement troublé entre le visuel et l’auditif »[25]. Il explique comment l’extrême proximité sonore permise par l’écoute au casque peut inverser le rapport de domination des sens, donner l’ascendant au sonore sur le visuel et aboutir à une fictionnalisation de la réalité visible. Mais ce rapport de fiction ne se limite pas au visuel, et le chercheur ajoute qu’en jouant sur les propriétés du son, il est possible de le fictionnaliser lui aussi, et qu’« au lieu d’avoir l’impression de basculer tout à coup dans la réalité d’un espace, […] on bascule dans une fiction […] comme une espèce de maquette réduite d’un espace très grand »[26] qui serait recomposée dans la tête de l’auditeur, l’emmenant « dans un rapport de fiction »[27]. Cet effet de dissociation entre le visuel et le sonore, Erica Magris le note également, et précise qu’il aboutit à ce qu’elle qualifie comme un « entre-deux oxymorique » :

Ces effets variés sont engendrés par la concurrence perceptive intense que produit la dissociation du regard et de l’écoute médiatisée dans le cadre d’une position frontale et fixe des spectateurs ; une concurrence qui peut être exploitée pour introduire une dimension autoréflexive et rendre les spectateurs conscients de leur position. […] Le regard oppose ainsi une résistance à la force immersive individualisée de l’écoute, en produisant des états immersifs intermittents, ludiques, critiques. En jouant avec l’écart entre les dimensions visuelles et sonores, en travaillant sur la concurrence de perceptions dissociées, les spectacles où le public est équipé de dispositifs d’écoute individualisée, tout en gardant ses yeux bien ouverts, créent un entre-deux oxymorique où immersion et dissociation, isolement et être-ensemble se combinent de manière variable[28].

En fin de compte, c’est donc par cette fictionnalisation, tant de l’environnement physique que de l’espace-temps mental invoqué chez l’auditeur par l’écoute au casque, que d’autres modalités de spectacularisation, intérieures, et réservées au soi, vont se développer. Ne reposant que sur de l’intangible et de l’ondulatoire, et sur des constructions cérébrales virtuelles ou fantômes, la dramatisation par la désolidarisation du sonore et de l’environnement devient le déclencheur d’une modification du sensible. Et cela pourra entraîner jusqu’à l’expérience d’une théâtralité perceptive déambulatoire, constamment renouvelée et réévaluée, par essence intime, du fait que chacun en soit un émetteur autopoïétique.

 

 

 Notes

[1] Michel Chion, L’Audio-vision. Son et image au cinéma, Paris, Armand Colin, 2021, p. 78.

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 78-79.

[4] Michel Chion, Le Son. Ouïr, écouter, observer, Paris, Armand Colin, 2018, p. 33.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Thierry Balasse, « L’écoute au casque, l’espace intime », communication donnée dans le cadre du colloque « ‘‘Timbres, espace, mouvement’’ — penser l’espace sonore comme un espace scénique », Paris, Centre de Documentation de la Musique Contemporaine, 3 juin 2010. La version audio de l’intervention de Thierry Balasse est accessible en ligne sur le site de Cdmc.

[8] Ibid.

[9] La première de The Quiet Volume a eu lieu le 17 septembre 2010 dans la bibliothèque de l’Université Humboldt à Berlin dans le cadre de la programmation du Hebbel am Ufer. Voir la présentation de The Quiet Volume sur le site de Ant Hampton et sur le site de Tim Etchells. Plusieurs vidéos produites par Expander Film donnent à voir la pièce dans des bibliothèques différentes dans le cadre du Festival Ciudades Paralelas coorganisé par Lola Arias et Stefan Kaegi : dans la bibliothèque de l’Université Humboldt à Berlin, dans celle du Museumsgesellschaft und Literaturhaus de Zurich, à Varsovie ou encore Buenos Aires. Une vidéo en split screen (sur le compte YouTube d’Expander Film) permet de montrer simultanément la même pièce dans ces quatre lieux différents.

[10] Conçue par Cornelius Puschke (dramaturgie), Helgard Haug, Stefan Kaegi et Daniel Wetzel (mise en scène et écriture), The Walks a été rendu public le 24 juillet 2021 et aussitôt associé à la programmation de plusieurs lieux et festivals (Hellerau – Europäisches Zentrum der Künste à Dresde, BorderLight Festival à Cleveland, European Forum à Alpbach…). Voir la présentation de The Walks sur le site de Rimini Protokoll : la page donne accès à de nombreuses bandes-annonces liées à une multiplicité de lieux de promenade (supermarché, rue, parc…).

[11] L’enregistrement sonore dure approximativement une heure, ce qui limite la durée de l’expérience. Cependant, les participants sont invités à plusieurs reprises à faire de courtes pauses, la durée globale est donc légèrement variable selon l’appréciation de chacun.

[12] Tim Etchells et Ant Hampton, The Quiet Volume, 2010, non publié : « The first thing you notice is that for a place dedicated to silence there’s not really that much silence at all. After a while you start to think that it might be better considered as a place dedicated to the collection of sounds. The sounds of things being dragged from bags – efficiently or clumsily. The sounds of footsteps – hurried or patient. The sound of coughs – polite and controlled clearings of the throat or muted splutterings, out of control. Breaths. The sound of feet hitting desks, of pages turning and being pressed to hold their place. […] You’re aware of your own sounds too. Your movements, your breath. Sitting here without so much as a book open in front of you, you could almost feel exposed – not really a reader at all – an imposter, something of a fake. Open the yellow notebook at the first page and pretend to read. » (Je traduis.)

[13] Ant Hampton et Tim Etchells, « A Structured Space for Reflection. A conversation about The Quiet Volume, a site-specific autoteatro performance for libraries », Performance Research, vol. 22, n° 1, 2017, p. 55.

[14] Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 315.

[15] Ibid.

[16] Bien que téléchargeable gratuitement, l’application nécessite l’achat d’un « billet » qui donne accès à toutes les marches.

[17] Rimini Protokoll, « Départ », The Walks, 2021, non publié.

[18] Cette notion d’augmentation de la réalité perçue est d’ailleurs invoquée par Renée Bourassa dans le contexte très similaire des « parcours sonores » : « Marcher dans un lieu renvoie à deux plans de réalité, soit à l’expérience de la mobilité du corps dans l’espace physique doublé d’un espace sonore imaginaire, que les technologies mobiles peuvent augmenter. […] L’arrivée des téléphones mobiles et plus spécifiquement du smartphone a multiplié les applications potentielles pour offrir de telles expériences en milieu urbain. Les pratiques artistiques se sont appropriées ces dispositifs, parfois en les détournant de leur usage premier. Dans ces cas de figure, l’artiste établit à l’avance le parcours en déterminant l’itinéraire et les événements qui s’y produisent, tout en permettant l’insertion du hasard ou de l’imprévu dans l’expérience. » Renée Bourassa, « Parcours sonores et théâtres mobiles en espace urbain : pratiques performatives », dans Jean-Marc Larrue et Marie-Madeleine Mervant-Roux (dir.), Le Son du théâtre. XIXe-XXIe siècle. Histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 374-375.

[19] Thierry Balasse, « L’écoute au casque, l’espace intime », communication citée.

[20] Ibid.

[21] Le mot « didascalie », loin d’être anodin, est ici particulièrement à sa place : rappelons que le terme didascalie vient du grec διδασκαλία qui désigne, d’après le CNRTL un « enseignement ; notice ; instructions [sur la manière de jouer les pièces] ». Voir art. « Didascalie », CNRTL. Ainsi le didaskalos (διδάσκαλος) était un ancêtre prototypique de notre metteur en scène contemporain, celui qui donnait les instructions, rôle étonnamment assimilable à celui de la voix que l’auditeur perçoit dans les écouteurs.

[22] Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 33.

[23] Ibid., p. 17.

[24] Ibid., p. 32.

[25] Thierry Ballasse, « L’écoute au casque, l’espace intime », communication citée.

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Erica Magris, « Le regard des spectateurs munis de casques audio : effets de l’écoute médiatisée individualisée entre immersion et dissociation », dans L’Œil immersif. Devenirs du regard dans les pratiques immersives du tournant des XXe et XXIe siècles au théâtre (coord. Florence Baillet, Mireille Losco-Lena, Arnaud Rykner), Études théâtrales, no 69-70, 2021p. 91-92.

 

L’autrice

Sunga Kim est docteure en Esthétique, Sciences et Technologies des Arts à Paris 8 (thèse soutenue en 2020). Ses recherches reposent sur l’étude de la réception spectatorielle, des liens scène/salle qui régissent les pratiques performatives et de l’acte du regard dans le contexte du théâtre contemporain et de la société numérique. Elle a participé à l’ouvrage collectif L’Acteur face aux écrans. Corps en scène dirigé par Josette Féral (L’Entretemps, 2018) et a publié des articles dans les revues Appareil (« The Artist is Present : la théâtralité à l’origine de l’appareil perceptif », 2019), Notos (« L’empathie comme levier de révélation de la conscience et des limites spectatorielles dans les scènes contemporaines », 2022) et Captures (« Empreintes corporelles, entre traces et effacements. Vers une esthétique théâtrale de la disparition », 2022). Elle est chargée de cours à l’Université Paris 8 depuis 2021.

 

Pour citer ce document

Sunga Kim, « Une scénographie intérieure et intime. Le dispositif du casque audio vecteur de théâtralité par dissonance », thaêtre [en ligne], Chantier #8 : Dispositifs sonores. À l’écoute des scènes contemporaines (coord. Marion Chénetier-Alev, Noémie Fargier et Élodie Hervier), mis en ligne le 15 janvier 2024.

URL : https://www.thaetre.com/2024/01/15/une-scenographie-interieure-et-intime/

 

À télécharger

Une scénographie intérieure et intime

 

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