Un lieu pour la création théâtrale indépendante au Caire

Les multiples vies de l’espace Rawabet

Les vicissitudes du théâtre Rawabet depuis 2006


 

Townhouse Rawabet : la première vie du lieu
et la gestion par la galerie d’art contemporain Townhouse

 

La création du lieu

La préhistoire du théâtre Rawabet commence en 1998, lorsque le curateur canadien William Wells et l’artiste et auteur syro-égyptien Yasser Gerab ouvrent la galerie Townhouse dédiée à l’art contemporain.

Avant de s’installer au Caire en 1985, Wells a co-fondé à Londres le collectif pluridisciplinaire d’artistes Seven Unit Studios et a travaillé comme conseiller auprès du British Arts Council. En Égypte, il a d’abord travaillé dans des agences de développement, avant de retourner vers le domaine de la curation, développant des programmes et des agences artistiques dans tout le Moyen-Orient. Au Caire, il rencontre des artistes plasticien·nes, aussi bien ceux et celles lié·es au Ministère de la Culture que celles et ceux, souvent plus jeunes, créant hors des structures gouvernementales. Alerté par le manque d’espaces dédiés à la création et à l’exposition de leurs œuvres dans la capitale égyptienne – ce problème évoqué en introduction touchant toutes les pratiques indépendantes en Égypte aussi bien dans les arts plastiques que dans les arts de la scène –, il décide d’ouvrir un espace, bénéficiant de l’aide financière des différentes institutions avec lesquelles il a pu collaborer, et notamment le British Council et d’une bourse de longue durée de la fondation Ford destinée à couvrir les coûts de fonctionnement[1]. Son ambition est alors d’abord de « fournir un espace où les artistes peuvent avoir des conversations loin des restrictions gouvernementales »[2].

Il achète donc le premier étage d’un immeuble dans l’allée Nabawy, une ruelle du centre-ville du Caire (Downtown Cairo ou wast el-balad pour les Égyptien·nes), dans un quartier très populaire principalement occupé par d’anciens entrepôts transformés en garages automobiles. Il y installe une petite galerie d’art indépendante.

Immeuble principal de la galerie Townhouse
Rue Nabawy, Le Caire, 2016
© Townhouse Gallery

 

Son entreprise bénéficie de sa notoriété personnelle, mais aussi de la fermeture concomitante de la Cairo-Berlin Gallery, un des seuls autres espaces de la capitale égyptienne où les artistes plasticien·nes pouvaient alors exposer leurs travaux en dehors des lieux institutionnels[3]. Un an plus tard, en 1999, il achète le second étage de l’immeuble puis, en 2000, le troisième.

Le lieu s’agrandit ensuite par l’adjonction de deux espaces voisins, deux entrepôts aménagés qui deviennent des lieux d’exposition sous les noms de « Townhouse Wharehouse » et « Townhouse Factory ». Ces deux espaces servent alors de lieux d’exposition, tandis que l’immeuble initial concentre les activités administratives (services financiers, production). Le dernier étage de l’immeuble est aussi un espace d’accueil d’artistes en résidence. Le lieu acquiert une notoriété de plus en plus importante dans le monde de l’art contemporain.

 

Townhouse Rawabet
À gauche : the Factory (gauche) et the Warehouse (droite), rue Nabawy, Le Caire, 2014 © Ayman Ramadan
À droite : intérieur de la Townhouse Factory, 2019 © Townhouse Gallery

 

Le succès du lieu est bien sûr lié à la personnalité et aux réseaux de son charismatique fondateur, mais aussi aux liens établis avec le quartier, ses travailleur·ses, ses habitant·es. Le quartier est petit, les espaces d’exposition sont ouverts sur la rue, un café populaire est installé juste en face, créant une atmosphère chaleureuse : le lieu Townhouse s’est en quelque sorte élargi à tout le quartier. Le lieu a ainsi combiné un ancrage international par ses activités et un ancrage ultra-local à l’échelle d’un quartier. Bien sûr, celui-ci n’a pas échappé à la suspicion du régime. Le groupe de réflexion sur les politiques moyen-orientales Middle East Institute, basé à Washington, rapporte que le lieu a été menacé par les autorités dans les mois qui ont suivi son ouverture : il a ainsi été accusé d’être une entreprise sioniste par le directeur d’une galerie publique, avant que le Ministère de la Culture n’interdise aux étudiant·es des écoles et universités publiques de s’y rendre, et que quelques raids policiers n’aboutissent à la confiscation de matériel informatique dans un but d’intimidation[4].

En 2006, à l’initiative d’un groupe d’artistes du théâtre indépendant venu·es solliciter Wells, un ancien garage automobile déserté est transformé en théâtre, afin de fournir un lieu de spectacle aux compagnies. Le théâtre est chichement aménagé, la jauge est de 150 places. Il ouvre ses portes en septembre 2006, sous le nom de Townhouse Rawabet. Il devient rapidement un lieu incontournable pour les artistes du théâtre indépendant.

Comme la plupart des lieux où se pratique le théâtre indépendant au Caire, il est difficile de deviner depuis la rue un théâtre derrière la façade de tôle ondulée. Le public est donc nécessairement limité aux spectateur·rices du milieu, connaissant l’existence de ce lieu. Il est de plus peu équipé, ne dispose pas de lieu d’accueil pour le public… Ainsi, s’il devient un lieu privilégié de la création indépendante, il ne résout pas tous les problèmes rencontrés par les artistes des milieux alternatifs et, notamment, le manque de professionnalisation.

Townhouse Rawabet
À gauche : rue Nabawy, Le Caire, 2015 © Middle East Eye
À droite : entrée du théâtre Townhouse Rawabet, 2017 © Pauline Donizeau

 

Le théâtre Rawabet pris dans la Révolution

Si le théâtre Rawabet est important, c’est surtout en tant que lieu de rencontre, et parce qu’il incarne symboliquement l’existence d’une scène indépendante, alternative, existant dans les interstices d’un régime qui exerce un contrôle autoritaire sur la société égyptienne. Cette importance symbolique et politique du lieu est confirmé par les activités qui s’y concentrent au cours de la période révolutionnaire que traverse l’Égypte entre 2011 et 2013.

Le 25 janvier 2011, une grande vague de manifestations se déclenche dans le pays. Les Égyptien·nes, à la suite des Tunisien·nes en décembre 2010, réclament la chute du régime et du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981. Le 11 février, le président tombe, et le pays entre dans une phase d’instabilité et d’effervescence politique qui dure près de deux ans. Les artistes indépendant·es, par leur position de refus de l’autorité du régime qui les rapprochent souvent des milieux militants, y jouent un rôle important. L’épicentre de ce mouvement révolutionnaire est la place Tahrir, au cœur du Caire. Le théâtre Rawabet est situé à deux-cents mètres à peine de la place, et devient un lieu important de la géographie révolutionnaire. Les manifestant·es viennent s’y reposer, des événements artistiques et politiques y sont organisés. L’artiste plasticienne Lara Gibali témoigne ainsi :

[La galerie et le théâtre] ont instantanément transformé les espaces en studios, en espaces de conversation, voire en espaces de piratage, tout en exposant des spectacles et des performances en résonance avec les événements qui se déroulent sur le terrain[5].

Dès le 20 février 2011, Utopia Choir, un projet de chorale populaire initié en mai 2010 par Salam Yousry, y présente une chorale de quinze minutes[6]. En mars, un documentaire sur l’inflation est projeté, suivi d’un débat[7]. La pièce monologuée Solitaire de la metteuse en scène Dalia Basiouny, fondatrice de la troupe indépendant al-Sabeel dans les années 1990, est également présentée[8]. La metteuse en scène Laila Soliman y présente deux pièces documentaires, No Time for Art en juin et Lessons in revolting en août, traitant de la révolution en cours et dénonçant la violence pratiquée par les militaires sur les manifestant·es. On y organise aussi de la danse[9] et des concerts[10], des discussions consacrées à des thèmes politiques[11] ou des ateliers participatifs[12]. Rawabet s’ouvre aussi au théâtre politique de toute la région : en octobre 2011, le théâtre accueille la troupe du théâtre Ashtar de Palestine qui y présente les Monologues de Gaza[13] et le duo syrien des Frères Malas, connus pour leur engagement dans la révolution syrienne, s’y produit en décembre 2011[14]. Il est aussi le lieu privilégié des festivals qui naissent à la faveur du mouvement révolutionnaire, comme par exemple le festival indépendant pluridisciplinaire Combo y tient ses éditions entre 2011 et 2013[15].

Tahrir Monologues du collectif Tahrir Monologues
31 mai 2011, Théâtre Rawabet, avec Mohamed Salama
© Kamal Samy

Arrêtons-nous cependant sur un spectacle présenté à Rawabet au cours de cette période, et qui est emblématique de la position du lieu comme espace à la fois politique et artistique, entre l’espace clos du théâtre et l’espace ouvert de la rue. En mai 2013, le spectacle Tahrir Monologues (hikâyât Tahrîr en arabe) est présenté par un collectif du même nom, à l’initiative d’une jeune journaliste convertie au théâtre, Sondos Shabayek. Ce spectacle a été réalisé à partir de témoignages récoltés auprès des manifestant·es qui ont occupé et occupent encore, au printemps 2011, la place Tahrir. Ces témoignages sont portés au plateau par des comédiens et comédiennes (parfois eux et elles-mêmes des militant·es), et impliquent une importante interaction avec le public, qui est invité à réagir, à chanter des slogans ou revêtir des masques à gaz. Il s’agit donc non seulement d’un témoignage de l’expérience révolutionnaire, mais aussi de sa poursuite dans le temps de la séance de théâtre. C’est ici la scénographie, réalisée par Mariam el-Quessny, qui se révèle particulièrement intéressante. Sur un plateau nu, des pans de tissu blanc sont suspendus. Sur ceux-ci sont reproduits des graffitis que l’on retrouve au même moment dans les rues du Caire en révolte. Plutôt qu’une reproduction mimétique de la rue, la scène de théâtre en devient le prolongement. La séance théâtrale interactive est alors envisagée comme le prolongement de l’action politique en cours dans l’espace public. Ainsi, le théâtre Rawabet, si l’on ne peut pas aller jusqu’à dire qu’il est l’épicentre de la révolution, est en tous cas, pendant près de deux années, l’épicentre de la culture révolutionnaire dans la capitale égyptienne.

Après le printemps : le déclin de Rawabet

L’épisode révolutionnaire égyptien s’achève à l’été 2013. L’élection présidentielle qui a eu lieu un an auparavant a porté au pouvoir les islamistes, et à leur tête le président Mohamed Morsi, issu des Frères Musulmans. Ce gouvernement rencontre l’hostilité d’une partie importante de la population, et concurrence le pouvoir exercé par l’armée. À la suite d’une série de décisions jugées problématiques, de gigantesques manifestations se forment en juin 2013. Le 3 juillet 2013, Morsi est contraint de renoncer au pouvoir à la suite d’un ultimatum posé par l’armée. Celle-ci reprend la tête du régime. C’est un général issu de ses rangs, Abdel Fattah al-Sissi, qui devient l’homme fort du régime, puis président en mai 2014.

Dès la seconde moitié de l’année 2013 et la reprise en main de l’État par l’armée, l’atmosphère du pays se transforme. L’objectif est clair : il s’agit de mettre fin à toute agitation révolutionnaire et d’affirmer l’autorité du régime. Les lieux et outils de diffusion des discours contestataires sont surveillés et progressivement supprimés. Si la presse dissidente est la première visée, la culture ne tarde pas à être l’objet d’un contrôle étroit. En novembre 2013, une loi contre les rassemblements publics est promulguée. Elle vise d’abord les manifestations politiques, mais empêche dans les faits tout type d’événement dans l’espace public, y compris culturel. Les institutions assurant le contrôle de la société civile sont rétablies, et ces mesures sont accompagnées par un discours étatique qui se durcit.

La galerie Townhouse et le théâtre Rawabet traversent alors une période difficile et sont affectés par ce nouveau paysage politique de façons directe et indirecte. De manière directe, la loi de 2013 restreignant les financements étrangers et des ONG porte un coup aux programmes culturels menés par la structure, allant jusqu’à « réduire l’activité artistique à environ un quart de ce qu’elle était en 2012 » d’après la curatrice Amina Diab[16]. En décembre 2015, tout le complexe de la galerie et du théâtre est fermé pour des raisons administratives floues, et ne rouvre que quelques mois plus tard. De manière plus indirecte, l’activité artistique pâtit de la contre-révolution. Diab témoigne ainsi de cette période dans les milieux artistiques égyptiens :

Les artistes et les intellectuels se sont mis en retrait ; beaucoup ont quitté le pays par désespoir et aliénation ; d’autres se sont retirés dans leurs ateliers dans les banlieues de la ville. Sous l’effet d’une censure étouffante et d’une répression de la liberté d’expression, la sphère publique s’est érodée. Les discussions publiques, les conférences et les symposiums ont été remplacés par des discussions en tête-à-tête derrière des portes closes[17].

En 2016, quelques temps après la réouverture administrative, l’immeuble principal de la galerie Townhouse, le premier acheté par Wells en 1998, s’effondre partiellement[18].

Townhouse Gallery, 2016
© Townhouse Gallery

Les bureaux administratifs sont provisoirement installés à Rawabet, qui ne peut ainsi plus héberger d’activités théâtrales. Il faut attendre 2018 pour que l’immeuble soit rénové et que le lieu retrouve sa pleine capacité d’activité. C’est une exposition consacrée à la mémoire du lieu qui est organisée à l’occasion de sa réouverture, intitulée Dialogue with 10 Nabrawy (l’adresse de la galerie) par l’artiste Malak Yacout. Si les activités plastiques de la galerie reprennent progressivement, l’activité théâtrale est laissée de côté. En 2019, avec le retrait de William Wells rentré à Londres et le décès de son associé Yasser Gerab, la galerie, menée par une nouvelle équipe de direction, change de nom et abandonne celui de Townhouse Gallery pour celui d’Access Art Space.

Le 19 juin 2019, la fermeture définitive du théâtre Rawabet est annoncée par un post sur la page Facebook de la galerie Access Art Space.

Post Facebook sur la page d’Access Art Space
18 juin 2019
Capture d’écran 

Nous sommes profondément attristés d’annoncer que le #Rawabet_theater ne sera pas en mesure de poursuivre son rôle de soutien aux artistes indépendants et à la scène culturelle du Caire et de l’Égypte, rôle qu’il a joué depuis sa fondation en 2006. La décision de fermer l’espace Rawabet intervient après plusieurs tentatives de renouvellement de son bail, mais elle était inévitable.

Nous remercions tous ceux qui ont fait partie de Rawabet, en déployant des efforts pour en faire ce qu’il est devenu, au cours des 13 dernières années[19].

Le choc sui touche la communauté artistique à la suite de cette annonce est de courte durée : le même mois, l’espace Rawabet est racheté par l’entreprise immobilière al-Ismaelia, qui annonce la prochaine réouverture du lieu sous le nom de Rawabet Art Space, dirigée par une figure bien connue de la scène artistique et théâtrale égyptienne – et internationale : Ahmed El Attar.

 

Rawabet Art Space :
la seconde vie du lieu sous la direction d’Ahmed El Attar

 

Un nouvel acteur : l’entreprise al-Ismaelia for Real Estate Investments

Créée en 2008, l’entreprise al-Ismaelia for Real Estate Investments, dirigée par l’homme d’affaires Karim Shafei, est une société immobilière avec un projet et un modèle économiques bien spécifiques. L’entreprise rénove des bâtiments emblématiques du centre-ville du Caire, quartier historique et cœur vibrant de l’activité culturelle de la capitale égyptienne depuis la fin du XIXe siècle. C’est là qu’ont été construits à cette époque les principaux théâtres, puis les cinémas et cabarets qui ont fait la gloire de l’Égypte à partir des années 1930. On y trouve une architecture à l’européenne, datant également des grandes rénovations urbaines menées par le khédive Ismail, fasciné par l’Europe, à la fin du XIXe siècle. Les bâtiments ainsi rénovés par l’entreprise sont ensuite destinés à être loués à des acteurs culturels, des entreprises ou des particuliers. Le secteur est donc bien celui de l’immobilier de luxe, ce qui a entraîné des critiques à l’égard de l’entreprise accusée d’être le fer de lance de la gentrification du centre-ville du Caire. Néanmoins, le projet conserve le mérite de sauver de la ruine un patrimoine négligé par les autorités publiques.

Al-Ismaelia bâtit aussi son projet et son image en se positionnant au plus près des activités et des acteur·rices culturel·les du pays. C’est ainsi que l’entreprise fait l’acquisition de l’espace Rawabet, ainsi que des espaces attenants autrefois liés à la galerie Townhouse : the Wharehouse et the Factory, bâtiments à l’architecture modeste, mais lieux emblématiques de la vie culturelle contemporaine du Caire. Depuis plusieurs années, le metteur en scène, directeur de compagnie et producteur de théâtre Ahmed El Attar entretient des liens étroits avec l’entreprise, qui a régulièrement mis à sa disposition des locaux dans le cadre de l’organisation du Downtown Contemporary Arts Festival, créé en 2012. En juin 2019, un accord est conclu : al-Ismaelia est propriétaire des murs de Rawabet, mais il met l’espace à disposition de Attar qui s’engage en retour à rénover le théâtre. Il en devient le directeur artistique.

Un nouveau directeur pour le lieu : Ahmed El Attar

Ahmed El Attar fait partie de la génération des artistes indépendant·es qui ont développé leur travail au cours des années 1990, et est aujourd’hui une figure majeure de la scène artistique et culturelle en Égypte. Son travail est également reconnu à l’échelle internationale. En 1993, il fonde avec des camarades de l’Université Américaine du Caire, où il a obtenu un diplôme d’études théâtrales, la compagnie The Temple (al-ma’bad). En 1998, il dirige et écrit la pièce The Committee (al-lagnaLe Comité) qui lui permet de s’ouvrir à l’étranger. À l’instar des autres compagnies indépendantes à cette époque, la compagnie travaille et se produit hors des lieux institutionnels. La compagnie répète chez Attar, mais peut aussi bénéficier d’espaces de travail au sein de l’Université Américaine ou dans les instituts culturels étrangers[20]. The Committee est ainsi présenté publiquement à l’Institut Français du Caire. Parfaitement francophone, Attar complète au début des années 2000 sa formation par l’obtention d’un master en management culturel à la Sorbonne, à Paris.

Tout au long des années 2000, il monte plusieurs pièces, souvent en partenariat avec des institutions basées en Europe. Son travail alterne entre des grandes formes à plusieurs acteur·rices, dans lesquelles il met en scène les relations intra-familiales qui sont présentées comme le réceptacle des tensions sociales et politiques (Life is beautiful or Waiting for my uncle from America en 2000, Mother, I want to be a millionaire en 2004, Othello or Who’s afraid of William Shakespeare en 2006 en partenariat avec les Berliner Festspiele, Fuck Darwin or How I’ve learned to love Socialism en 2007, en collaboration avec la troupe du Théâtre National Monténégrin) et des formes performatives plus courtes, avec un ou deux acteurs, et plus directement politiques : dans On the importance of being an Arab en 2009, il performe lui-même seul en scène.

En 2005, alors qu’il acquiert une reconnaissance artistique internationale, il fonde le studio Emad Eddin afin de remédier au problème du manque d’espaces de travail et de structures de formation théâtrale en Égypte. Dans un immeuble du centre-ville du Caire sont aménagés des bureaux et des espaces de répétition, servant à la compagnie mais qui sont également loués à d’autres artistes, et où sont organisés des workshops afin de pallier au manque de formation des acteur·rices. En 2007, il fonde sa propre société de production, Orient Productions. En 2008, Orient Productions fait partie des membres fondateurs du réseau inter-arabe Tamasi, constitué de onze entités indépendantes (collectifs, théâtres, troupes) basées en Égypte, en Jordanie, en Palestine et au Liban, fédérées pour faciliter la production des œuvres et l’accès à des espaces de travail à l’échelle régionale.

En 2012, alors que l’Égypte est en pleine effervescence politique et que de nombreux festivals indépendants voient le jour, il fonde le festival pluridisciplinaire D-CAF (Downtown Contemporary Arts Festival), dont la programmation mêle artistes internationaux et artistes locaux. En 2014, il ajoute à la programmation régulière un programme spécifique : le Arab Arts Focus, consacré à la création arabe contemporaine. Alors que la présentation de D-CAF permet au public égyptien de découvrir une programmation internationale, le Arab Arts Focus permet au public de découvrir les travaux des artistes venu·es des autres pays de la région, mais devient surtout un rendez-vous important pour les programmateur·rices d’Europe (et de manière plus marginale des États-Unis ou d’Asie) pour rencontrer des artistes arabes et leurs travaux.

Bénéficiant d’un ancrage local, régional et international important, mais aussi de l’intérêt renouvelé des programmateur·rices étranger·ères pour les sociétés civiles arabes à la suite des « Printemps arabes », Attar s’est imposé comme un artiste égyptien majeur en Europe. En 2014, il crée The Last Supper, qui bénéficie notamment du soutien de l’office national de diffusion artistique (Onda) en France où le spectacle a ainsi été largement programmé. En 2018, il crée Mama, spectacle co-produit par plusieurs institutions françaises et notamment la MC93, le Festival d’Avignon (le spectacle fait partie de la programmation du In) et le Festival d’Automne. Ces deux spectacles s’inscrivent dans la continuité de la recherche esthétique de Attar, mettant en scène le cercle familial de la bourgeoisie égyptienne, qui devient le prisme de l’analyse de la situation politique du pays. Entre-temps, en 2017, il monte un petite forme à deux acteur·rices (Nanda Mohammad et Ramsy Lehner) intitulée Avant la Révolution. Cette performance aux propos très virulents, énumérant des faits divers sordides de la fin des années 2000 et dépeignant une Égypte rongée par le libéralisme économique, le conservatisme social et l’inconséquence politique, a subi les foudres de la censure lors de sa présentation au festival D-CAF au printemps 2018 dans le cadre du Arab Arts Focus. Grâce à la visibilité internationale du festival, Attar a alors pu médiatiser l’événement pour témoigner des difficiles conditions de travail des artistes indépendant·es en Égypte. Les représentations ont dû être en partie annulées, mais il n’en a pas subi de conséquences personnelles. Le discours qu’il a tenu à propos du spectacle était alors volontairement ambigu, comme en témoigne l’entretien que nous avons pu mener avec lui en 2019 :

Ce spectacle ne parle pas de la révolution, mais de ce qui s’est passé avant. Je parle peut-être des causes de la révolution, mais je ne parle pas de ce qui s’est passé pendant la révolution, ni même de ce qui s’est passé après. […] J’ai avant tout choisi de parler des faits les plus marquants du règne de Moubarak. […] Après, des événements similaires se sont produits sous le nouveau régime… L’idée, c’est de regarder l’actualité et de réfléchir. La situation est-elle la même ? Est-elle différente ? J’estime que ce n’est pas mon rôle, mais celui des spectateurs d’analyser ces faits avant et après la révolution, et de s’interroger[21]

Cette négociation permanente avec un régime autoritaire et sa censure est une tâche à laquelle tou·tes les artistes indépendant·es en Égypte sont contraint·es. À titre d’exemple, la metteuse en scène Laila Soliman évoque la difficulté à trouver comment « conserver un équilibre pour dire ce [qu’elle] voulai[t] dire au moment où [elle] voulai[t] le dire, tout en restant ‘‘presque’’ en sécurité, garantissant une ‘‘relative’’ sécurité à [s]on équipe »[22].

Ahmed El Attar sait indéniablement naviguer avec habileté dans un système égyptien complexe, afin de mener à bien ses projets personnels mais aussi de travailler à maintenir un équilibre parfois périlleux entre son engagement politique personnel et la sécurité de ses projets.

Le projet artistique et économique de la nouvelle direction

En 2019, Ahmed El Attar obtient  du directeur général de l’entreprise al-Ismaelia la possibilité de rénover le lieu et de prendre la direction du théâtre Rawabet, après avoir obtenu les autorisations nécessaires à l’ouverture d’un lieu accueillant du public de la part des autorités publiques[23]. La collaboration entre Orient Productions et al-Ismaelia, entamée depuis les début des années 2010 mais dont le projet autour de Rawabet constitue l’aboutissement le plus récent, est intéressante car elle est emblématique des stratégies développées par les artistes du théâtre indépendant en Égypte. Elle incarne l’une des solutions trouvées pour ne pas dépendre des financements étatiques, et pour assurer une certaine pérennité que les financements étrangers, souvent octroyés par projet, ne permettent pas. À côté de la formation de réseaux transnationaux arabes du théâtre indépendant, la collaboration avec des entreprises privées représente alors une stratégie d’émancipation à l’égard des financements publics et européens (émancipation relative dans ce second cas car, on l’aura compris, les fonds européens continuent de financer largement la production indépendante en Égypte). Cette collaboration brouille aussi les pistes entre le secteur du théâtre privé et celui du théâtre indépendant du point de vue du statut économique, puisque le projet théâtral est ici adossé à une entreprise privée. Enfin, cette collaboration est symptomatique de l’évolution de l’Égypte, où l’État n’est pas un interlocuteur fiable et où le libéralisme est exacerbé, où le pouvoir économique devient une condition de l’autonomie des acteur·rices de la société civile.

La prise de direction s’accompagne d’un projet artistique et économique pour le lieu, avec un ancrage à la fois local et international.

D’un point de vue artistique, l’objectif d’Ahmed El Attar est de rénover le lieu afin d’améliorer ses équipements et les conditions d’accueil du public. Des travaux importants sont entrepris, l’espace scénique et le hall du théâtre sont réaménagés, afin de permettre aux artistes de travailler dans des conditions professionnelles[24], et avec l’objectif d’accueillir un public plus large – au-delà du cercle restreint qui fréquentait jusqu’alors le théâtre – et régulier.

Pour renouveler et fidéliser le public, le projet de direction est fondé sur une programmation plus constante destinée à créer des habitudes chez un public potentiel en lui permettant d’identifier Rawabet comme un lieu de spectacle et accueillant des événements culturels. En mai 2021, Ahmed El Attar nous explique vouloir mettre en place cette programmation dès l’ouverture du lieu au public en septembre de la même année, en ayant déjà identifié une dizaine de spectacles prêts, dont certains des siens, pour lancer le lieu[25]. Le détail de ces spectacles et événements est ici intéressant car il témoigne de la régularité mais aussi de la diversité de la programmation de Rawabet dans les premières semaines de la direction de Attar, exemplaire de ce qui s’y passe depuis. Ainsi, du 8 au 13 septembre 2021, la compagnie Kenoma présente une pièce inspirée du film Reservoir Dogs, titrée The Warehouse (al-makhzen). Il s’agit d’une comédie jouant sur les stéréotypes des films de gangsters présentant une bande de voyous un peu potaches. La pièce, assez éloignée des standards esthétiques et politiques du théâtre indépendant, a déjà été programmée au printemps précédent où elle avait rencontré un certain succès[26]. Elle témoigne de cette volonté de s’ouvrir à un public plus large, moins initié. En novembre 2021, la pièce Clôture de l’amour (Nihâyat al-hubb), écrite et mise en scène par le Français Pascal Rambert[27] est programmée pour neuf dates. La pièce avait été créée en 2017 à l’occasion du festival D-CAF. L’acteur Mohamed Hatem et l’actrice Nanda Mohammad qui incarnent les deux personnages de la pièce sont des célébrités en Égypte, en particulier Mohamed Hatem qui a joué en 2016 dans la série télévisée à succès Grand Hotel. La pièce avait rencontré un succès important lors de sa création, notamment grâce à la notoriété des deux interprètes, et sa programmation dès l’ouverture du théâtre peut également être lue comme une stratégie pour attirer le public. La programmation des premiers mois compte également des spectacles de danse contemporaine signés de chorégraphes appartenant à des structures indépendantes en Égypte comme la compagnie MAAT fondée par Karima Mansour (septembre 2021), ou Fighting de Shaymaa Shoukry, issue du centre de formation indépendant Cairo Contemporary Dance Center (présenté du 4 au 6 novembre 2021). La programmation compte également des débats, des projections de films et des workshops. Plusieurs événements ont donc lieu chaque mois, les spectacles sont joués sur plusieurs dates[28]. La programmation rassemble des spectacles comiques grand public, des créations indépendantes plus exigeantes, mais dont certaines sont interprétées par des acteur·rices jouissant d’une certaine notoriété, y compris auprès d’un public néophyte de théâtre.

Cette programmation est principalement annoncée via les réseaux sociaux sur Facebook et Instagram. Depuis 2023, Orient Productions s’est associé à la plateforme Alafein (‘ala feyn, locution que l’on peut traduire par « vers où ? » ou « on va où ?) créée par Ahmed Ashmawy et qui recense tous les événements culturels de la capitale égyptienne, palliant ainsi au manque de visibilité de ceux-ci pour le public désireux de s’y rendre.

Concernant le fonctionnement économique du lieu, celui-ci accueille les spectacles d’Ahmed El Attar et des artistes associé·es à Orient Productions, mais les autres compagnies qui s’y produisent le louent. Cette location comprend la mise à disposition du lieu, de ses équipements et de son personnel technique. En fonction des cas, il peut aussi y avoir un partage des recettes de la billetterie. L’espace peut enfin être loué pour des événements privés[29].

La volontaire diversité des spectacles présentés permet d’étendre les cercles de spectateur·rices potentiel·les, en misant également sur le relai des informations par les compagnies au sein de leurs propres réseaux. Il est également intéressant de noter que si la majorité des spectacles font l’objet d’une annonce sur les réseaux sociaux en arabe et en anglais (ce bilinguisme étant fréquent en Égypte, en particulier dans les cercles éduqués), certains événements sont uniquement annoncés en arabe. On comprend que la programmation s’adresse à la fois à un public local égyptien, à un public local expatrié, et à un public international, ce qui révèle l’ambition de faire exister Rawabet à plusieurs échelles. Le lieu s’adresse bien au public local, mais peut aussi avoir un rayonnement international. C’est notamment le cas lors du festival D-CAF : en 2022 et 2023, le théâtre Rawabet a hébergé une partie importante de la programmation du festival et a dans ce cadre ouvert ses portes à des spectateur·rices étranger·ères (dont beaucoup de directeur·rices et programmateur·rices venu·es d’Europe).

Le projet d’Ahmed El Attar pour la direction du lieu est donc ambitieux. Il s’agit de faire de Rawabet un lieu incontournable, et de lui assurer une pérennité économique. Le projet artistique et politique qui avait caractérisé le lieu depuis son émergence en 2006 est sans doute rendu plus flou et moins radical, mais l’on peut dire qu’il s’agit là encore d’une stratégie pour permettre au lieu d’exister, et pour favoriser l’intégration d’une programmation indépendante à l’intérieur d’une programmation plus consensuelle. Cela illustre là encore la position de la création indépendante en Égypte et les solutions trouvées pour exister, malgré tout. À ce jour, le théâtre n’a pas été inquiété par les autorités, car les règles de la censure (que Attar préfère nommer dans l’entretien qui suit « la bureaucratie », mais ne nous y trompons pas) sont respectées. Les textes des pièces présentées sont soumis en amont des représentations aux autorités, chaque spectacle est précédé d’une répétition générale à laquelle assistent des fonctionnaires des ministères. La stratégie intègre donc la nécessité de faire certains compromis, qui permettent au lieu – et au théâtre indépendant – d’exister, même si demeure toujours cette « épée de Damoclès »[30] qu’évoque Hassan El Geretly, un autre metteur en scène indépendant, planant au-dessus de la tête des artistes égyptien·nes.

 

Notes

[1] Informations obtenues auprès de Cathy Costain, responsable des programmes artistiques au British Council en Égypte depuis 2010, janvier 2024.

[2] Sara Elkamel, « Townhouse Gallery of Contemporary Art reaches 15 years », Ahram Online, 28 déc. 2013.

[3] Voir ci-après l’entretien que nous avons réalisé avec Ahmed El Attar le 27 janvier 2024.

[4] Maria Golia, « Cairo’s Townhouse Gallery: Social Transformation through Art », Middle East Institute, 27 avril 2015.

[5] Maria Golia, « Cairo’s Townhouse Gallery: Social Transformation through Art », art. cité.

[6] « Utopia Choir to perform tonight », Ahram Online, 20 fév. 2011.

[7] « Documentary on rising food prices in Rawabet », Ahram Online, 17 mars 2011.

[8] « ‘Solitaire’ at the Rawabet theatre », Ahram Online, 29 mars 2011.

[9] « Rawabet theatre to host contemporary dance night », Ahram Online, 4 oct. 2011.

[10] « Ashra Gharbi at El-Rawabet theatre », Ahram Online, 4 sept. 2011.

[11] « Revolutionary graffiti at the Rawabet Theatre », Ahram Online, 20 oct. 2011.

[12] « A mime performance at Rawabet », Ahram Online, 9 mai 2011.

[13] « Gaza Monologues in Rawabet », Ahram Online, 10 janv. 2011.

[14] « Syrian Malas twins perform tonight at Rawabet », Ahram Online, 27 déc. 2011.

[15] « Independent Combo returns to Rawabet Theatre », Ahram Online, 22 déc. 2011.

[16] Amina Diab, « The remarkable rebirth of the Townhouse Gallery in Cairo », Apollo Art Magazine, 31 août 2018.

[17] Ibid.

[18] Alexandra Stock, « Five critical days in the life of 10 Nabrawy Street », Mada Masr, 27 avril 2016.

[19] Voir le post du 19 juin 2019 sur la page Facebook de la galerie Access Art Space. Notre traduction.

[20] Voir ci-après l’entretien que nous avons réalisé avec Ahmed El Attar le 27 janvier 2024.

[21] Pauline Donizeau et Ahmed El Attar, « La pièce Avant la Révolution face à la censure, entretien avec Ahmed El-Attar », Théâtre/Public, n° 233, juin-sept. 2019, p. 44.

[22] Laila Soliman, « Créer de l’intérieur », texte traduit de l’anglais par Pauline Donizeau, Théâtre/Public, n° 233, juin-sept. 2019, p. 46.

[23] Cela est précisé par Ahmed El Attar dans l’entretien ci-après.

[24] Ahmed El Attar revient en détails sur ces travaux d’aménagement et de rénovation dans l’entretien ci-après.

[25] Entretien avec Ahmed El Attar, réalisé au Caire le 27 mai 2021.

[26] Nous avons pu y assister le 21 mai 2021 dans une salle comble et enthousiaste.

[27] À la suite de la création de la pièce en 2011 au Festival d’Avignon, Pascal Rambert a monté cette pièce dans une dizaine de pays, avec des duos d’acteur·rices locaux·les et dans des traductions, dont en Égypte, mais aussi le Japon, les États-Unis, la Croatie, etc.

[28] La programmation depuis septembre 2021 est accessible sur la page Facebook de Rawabet Art Space ainsi que sur son compte Instagram.

[29] Les coûts de location sont précisés par Ahmed El Attar dans l’entretien ci-après.

[30] Hassan El Geretly, « La part du feu, entretien avec Charlotte Granger », Études théâtrales, dossier « Le théâtre de rue, un théâtre de l’échange», 2008|1-2, n° 41-42, p. 67 : « Elles [les lois de la censure] ne s’exercent pas brutalement mais plutôt de manière diffuse, dans le sens où elles peuvent resurgir selon les besoins du moment. Les pouvoirs successifs s’en sont servis comme d’une épée de Damoclès, laissant entendre qu’une interprétation plus stricte des lois est toujours possible. Ces limitations touchent aux sujets tabous : la religion, la sexualité, la politique, c’est-à- dire la matière-même du théâtre ! Elles peuvent mener à l’auto-censure. »

 

Les commentaires sont clos.