Quelles vies quotidiennes après Fukushima ?

Sommes-nous tous des victimes du 11/03 ?
Ou qui est légitime à dire la catastrophe ?

Charlotte Durand, Lisiane Durand, Bérénice Hamidi-Kim, Katsuhiro Horikiri, Nabi Itô, Margaux Le Mignan, Sirine Majdi-Vichot, Bruno Meyssat, Aya Nakamura, Corentin Rostollan-Sinet, Atsuhiko Shibata, Hiroko Tanabe et Paul Tronco


 

Le mercredi 30 septembre 2015, lors de la première séance du workshop avec Bruno Meyssat, s’est ouverte une discussion entre les participants au projet, français et japonais, artistes et chercheurs. Elle tournait autour d’une question nodale, déclinée en une infinité de sous-questions, toutes plus taraudantes les unes que les autres : qui est / qui se sent légitime à dire la catastrophe de Fukushima, à prendre la parole et à monter sur un plateau ? Faut-il avoir vécu directement une situation pour avoir le droit d’en parler publiquement et, plus encore, pour en faire un objet d’art ? Est-il possible/acceptable moralement de porter la voix des personnes concernées quand on ne l’est pas directement, au nom de sa « simple » appartenance à l’universelle et commune humanité ? Réciproquement, faire partie des personnes concernées impose-t-il ou non le devoir de transmettre cette expérience à qui ne l’a pas vécue ? Ces questions, bien connues des chercheurs en sciences sociales, étaient en l’occurrence doublement avivées, d’une part, par le fait qu’il s’agissait pour la plupart des participants de leur premier projet de recherche « de terrain » et, d’autre part, par le fait que ce projet prenait la forme d’un passage à l’acte artistique impliquant un fort investissement de la subjectivité ne laissant de côté ni le psychisme ni le corps. Le débat s’est ensuite poursuivi épisodiquement tout au long du projet, à Lyon, à Tokyo puis de nouveau à Lyon. Le montage qui suit est à lire comme une tentative non de clore ce débat, mais de retracer ces échanges.

 

Katsuhiro. – Moi, je viens de Fukushima, et ma famille continue d’y habiter. J’éprouve une forme de culpabilité d’avoir quitté ma région pour partir à l’Université de Tōdai, même si j’avais pris la décision de faire mes études à Tokyo dès l’enfance, soit bien avant la catastrophe. Je me sens coupable d’être parti, mais aussi de ne pas penser très souvent à Fukushima. J’ajouterais, même si je sais que cela n’a aucun sens, que je me sens dans une certaine mesure responsable de la catastrophe. Je crois que c’est dû au fait que, comme beaucoup d’habitants de la région de Fukushima, j’ai toujours ressenti une sorte de honte de venir de là-bas. Je me souviens qu’en arrivant à Tokyo, je ne disais pas que je venais de là-bas, et je contrôlais mon accent, pour qu’on ne puisse pas reconnaître ma région d’origine. Cela n’a pas seulement à voir avec l’accident, il y a depuis longtemps une honte des enfants du pays. Parmi les élèves de ma classe quand j’étais petit, trente sont allés à l’Université de Sendai, la préfecture qui se trouve au nord de Fukushima, et les trente autres à Tokyo. Aucun n’est resté sur place. Cela s’explique par le fait qu’il s’agit d’une région agraire, qui n’a pas investi dans l’éducation et qui est donc une des moins bien dotées et des moins bien cotées. Nous sommes un peu méprisés et nous nous sentons méprisables. Mon sentiment de culpabilité est à la fois lié à cette honte et à l’abandon de mon pays d’enfance, au fait d’être parti de là-bas et de venir de là-bas, bref, au sentiment de trahir là d’où je viens. Les événements de mars 2011 n’ont fait que renforcer ce sentiment. En ce sens-là, l’événement n’a pas été une rupture, plutôt une accentuation. Depuis la catastrophe, je suis retourné cinq ou six fois à Fukushima. Chaque fois, j’y suis resté très peu de temps. Un de mes parents est mort récemment, et j’étais à Paris quand cela s’est produit, alors je suis retourné là-bas pour aller sur sa tombe. Certains évoquent aujourd’hui différents projets de reconstruction de la zone, mais je suis assez réticent à ce qui m’apparaît comme une volonté de faire comme si l’événement n’avait pas eu lieu.

Corentin. – Pour ma part, je n’ai pas vécu la catastrophe, je ne viens pas de Fukushima, et je ne suis pas japonais. Si j’ai choisi le texte Manger fantôme, c’est parce que je le trouvais à la fois documentaire et emphatique, mais c’est aussi, je crois, parce que l’autrice, Ryoko Sekiguchi, est franco-japonaise, et que cela me rassure, je dirais, car cela me permet d’emprunter la voix de quelqu’un dont j’ai moins l’impression d’usurper la place, alors que j’aurais plus de difficulté à prendre en charge un « je » japonais. C’est une peur que j’ai depuis le début du projet, celle d’une forme d’ethnocentrisme.

Bérénice. – Je ne suis pas sûre que ce soit exactement le risque d’une posture ethnocentrique que tu pointes. N’est-ce pas plus précisément celui que quelqu’un qui n’est pas victime d’un événement en parle, au risque de voler sa voix à quelqu’un qui l’a vécu et qui, à ce titre, pourrait donc mieux en parler selon toi ?

Aya. – J’avoue que cela me rassure de t’entendre, car en arrivant en France, j’avais peur que les participants français parlent de Fukushima comme s’ils avaient vécu cette catastrophe, comme s’ils savaient ce que ça avait été. Cela dit, comme disait Katsuhiro, c’est une question qui travaille aussi les Japonais : ceux de Tokyo se disent qu’ils n’ont pas de légitimité à parler de la catastrophe parce qu’ils ne l’ont pas vécue, en tout cas pas de la même façon que ceux qui habitent la région de Fukushima.

Hiroko. – Moi, j’ai décidé de prendre part à ce projet précisément à cause d’une question qui me trotte dans la tête depuis une année, qui est précisément liée à ce que disait Corentin. C’est le rapport entre l’autorité absolue de la victime, de celui ou celle qui a fait l’expérience, et de celui qui ne l’a pas vécue. C’est une question morale, mais c’est aussi une question théâtrale, celle des relais, que ce soit l’auteur ou l’interprète. Est-ce que j’ai le droit, sur scène, quand je dis le témoignage d’une victime, de faire comme si c’était moi ?

Bruno.   – Je suis très réservé sur cette idée que l’on aurait besoin d’avoir vécu une chose pour être légitime à en parler au théâtre, ou que l’on aurait besoin d’être spécialiste d’une question pour se sentir autorisé à y réfléchir, à prendre la parole.

Nabi.   – Pour ma part, je pense que les catastrophes peuvent induire une logique pernicieuse, qui tend à légitimer davantage la parole de celui ou celle qui a été le plus victime. Je viens de Kogo, et j’ai connu le tremblement de terre de 1995 dans le Kansai. Cette catastrophe a fait de nombreuses victimes, dont certaines ont plus perdu que d’autres (des proches, des biens matériels, leur cadre de vie). Lors de toutes les discussions politiques, ce sont ceux qui ont été le « plus » victimes qui ont eu le plus le droit à prendre la parole, sur tous les aspects de « l’après ». Mais ce n’est pas toujours juste, ni même logique.

Bruno. – Selon vous, les Japonais, un Français a-t-il le droit moral de dire un texte sur Fukushima ? Pas de faire comme s’il en était l’auteur, mais de le dire, de le lire non seulement pour soi, mais pour les autres ?

 Aya. – Oui, bien sûr, mais j’aimerais qu’il y ait toujours ce petit moment d’hésitation, que le sentiment d’être légitime ne soit pas acquis une fois pour toutes. Souvent, on s’approprie le texte en le lisant.

Hiroko. – Pour moi, quand on prend la parole en public, on n’a pas le droit de se mettre à la place de quelqu’un qui a vécu quelque chose que l’on n’a pas vécu. Mais si l’on parvient à maintenir la distance entre la personne qui lit et la personne qui parle dans le texte, alors oui, selon moi, cela ne pose pas de problème. La distanciation brechtienne est ce qui permet de résoudre ce problème de la légitimité, il me semble.

Atsuhiko. – Je voudrais revenir sur la question de l’ethnocentrisme. En tant qu’étudiant en sociologie et anthropologie, j’ai été très marqué par le livre Writing culture[1], qui critique la tendance à représenter la culture des autres comme un lointain. Mais cette critique a ensuite elle-même fait, à juste titre, l’objet de critiques, parce que ce discours mettait les chercheurs dans une impasse, ils n’osaient tout simplement plus étudier la culture des autres. Un autre bon exemple de l’aporie de cette posture, selon moi, est Shoah de Lanzmann. Dans les deux cas, la raison de l’échec tient au fait d’avoir considéré la légitimité comme une seule chose, alors qu’il peut exister une pluralité de légitimités : celle de celui qui parle en tant qu’il a vécu l’événement, et celle de celui qui parle en tant qu’il ne l’a pas vécu, ou en tout cas, en tant qu’il l’a vécu d’un autre endroit. Chacune de ces voix est légitime et même, je dirais, importante à entendre et à faire entendre.

Bérénice. – Oui, il me semble que ce que nous devons faire, et refaire sans cesse, Français comme Japonais, c’est rechercher la forme de légitimité qui nous convient à chacun pour ce sujet, depuis l’endroit où l’on est, car nous sommes tous concernés, mais de façons différentes. Au lieu de s’interdire de parler, il me semble plus sage de chercher et examiner la distance qui nous sépare de Fukushima et d’adopter une position en conséquence. Il y a toutes sortes de distances d’où l’on regarde l’événement et d’où on en parle, donc.

Bruno. – Dans le travail que je fais avec les acteurs, la légitimité vient de l’exploration de matériaux subconscients. Un groupe de personnes est réuni, dont en général aucun n’a vécu l’expérience dont le spectacle va parler, mais chacun porte en lui quelque chose de cette expérience. Par exemple, quand j’ai fait 15 %, aucun des acteurs n’avait subi de plein fouet la crise des subprimes, au sens où personne n’avait perdu sa maison, ou son travail. Mais tous ont été marqués par les rencontres que nous avons faites avec des gens qui avaient vécu cette crise, lors de notre voyage aux États-Unis, et aussi avec des gens qui avaient réfléchi à cette crise, par exemple des chercheurs en économie. Le travail des acteurs est précisément de construire des parallèles avec leur vie, des correspondances, par le biais d’exercices d’improvisations. C’est pour ça que les objets et les textes sont si importants dans ce travail, à chaque fois, la matière théâtrale naît de ce que ce bagage commun et personnel éveille en chacun, des images et des mots qu’ils font remonter. C’est ce que je vous propose d’ailleurs, comme metteur en scène, dans le cadre de ce workshop, dans le temps qui nous est donné. Nous ne pourrons pas aller plus loin et mettre en forme ces improvisations, les assembler pour créer un spectacle, mais je voudrais vous faire goûter ce travail, qui consiste à projeter à l’extérieur du contenu intérieur qui, lui-même, a été nourri par tout le travail de documentation sur cet événement que nous avons fait et que nous continuons à faire durant ce mois. Nos contenus subconscients à chacun par rapport à cet événement-là de la catastrophe de Fukushima sont très différents. Pour beaucoup, cette chose n’a été ni vue, ni entendue, ni sentie, mais vous avez tous été nourris par cet événement, et il vit à sa manière dans votre subconscient à chacun. Même si tu n’étais pas sur les lieux, même si tu n’es pas de Fukushima, même si tu n’es pas japonais, il peut te remonter une image très forte, qui sera ton image, et celle de personne d’autre, et qui sera aussi peut-être une image très parlante pour un Japonais ou un Canadien : cet événement est si important qu’on aurait pu faire un groupe de Français, de Japonais et de Maliens, pour moi, on aurait de toute façon eu affaire à un groupe de personnes concernées : le nucléaire concerne toute la planète. C’est un archétype, pour parler comme Jung, un patrimoine commun à l’intérieur de nous, il y a quelques faits de cette nature, et le nucléaire en fait partie, incontestablement. Le psychisme d’un individu est alerté d’un événement de grande ampleur – plusieurs nuits de suite, Jung a fait le même cauchemar : une vague de sang qui submergeait l’Europe. Juste après, l’archiduc François-Ferdinand se faisait assassiner et la Première Guerre mondiale se déclenchait. J’ai regardé un plan fixe du tsunami consécutif à l’accident de la centrale de Fukushima, et pour moi, en tant que français, cette boue noire était très exactement une image de cauchemar : l’eau qui envahit tout le paysage, qui submerge. C’est une catastrophe, mais c’est aussi un fait psychique, c’est très exactement une hantise, et moi, je ne travaille que sur des hantises, c’est la raison profonde pour laquelle je fais du théâtre. C’est pour cela que même si je n’ai jamais vu/vécu d’accident nucléaire ou de tsunami « en direct », je me sens très personnellement concerné.

Sirine. – Ça me fait beaucoup penser à Mouawad, qui a grandi dans une famille de chrétiens maronites, et on lui disait beaucoup, quand il était enfant, « nous ne sommes pas des arabes ». Dans sa famille, les Arabes étaient vraiment le visage de l’ennemi, et dans un entretien, il explique qu’on l’a tellement fait vivre dans la culture de la détestation qu’il a « voulu écrire seulement des personnages d’Arabes musulmans directement victimes »[2]. La question ne m’est jamais venue à l’esprit de me demander s’il avait le droit de parler à la place de son ennemi. Car l’objectif de ses spectacles, c’est de parler de la guerre du Liban, de réparer aussi, en quelque sorte, c’est une entreprise de réparation qui s’adresse aux musulmans et aux chrétiens, aux autres et à lui-même. Peut-être qu’on pourrait d’ailleurs critiquer cette démarche en ce qu’elle est vouée à être impossible, intenable, mais, en tout cas, il me semble qu’on ne peut pas dire que son entreprise est illégitime. Pour la mener à bien, il choisit précisément le truchement de ceux qu’il n’est pas, mais qui ont été les premières victimes de cette guerre : les musulmans. Il veut parler de cette guerre, et finalement il se sent légitime à en parler depuis ce point de vue-là, qui n’est pas le sien, car il cherche précisément à parler depuis le point de vue des victimes et, indirectement, c’est une façon de dire que lui-même, en tant que chrétien, n’est pas au même titre qu’eux une victime de cette guerre. Et puis c’est aussi une manière pour lui de se réapproprier le discours sur les personnes de confession musulmane et sur les Arabes qu’avait portés sa famille, et de remettre ces individus au centre de l’Histoire. Donc je ne pense pas que la question de la légitimité puisse se poser de manière pertinente, car il ne me semble pas vouloir extorquer la parole de ces individus. En un sens, il veut travailler, écrire « pour » eux. Donc sans pour autant dire qu’il fait preuve d’humilité, sa démarche me paraît rester respectueuse, elle ne vise pas à être conquérante et à déposséder qui que ce soit de quoi que ce soit. Or c’est ça, le problème d’être légitime ou illégitime. On est illégitime, et on devrait se sentir illégitime, quand on dépossède des individus de leur vérité, il me semble que c’est ça, la question essentielle. Car finalement la question de la légitimité, c’est surtout celle de la posture : est-ce qu’on cherche à imposer sa vérité comme étant celle des personnes dont on parle et « depuis lesquelles » on parle, c’est-à-dire à étouffer leur parole sous la nôtre ? Ou est-ce qu’on cherche au contraire à donner du coffre à leur voix, et donc à parler depuis eux, depuis leurs mots et leur témoignage, en tirant parti de notre posture privilégiée pour faire passer leur message ? À ce moment-là, on s’efface derrière leurs mots et on devient littéralement leur porte-parole et pour moi, tant qu’on tient cette posture-là, on est légitime.

 

Montage réalisé par Bérénice Hamidi-Kim.
Traduit du japonais par Patrick de Vos.
Relu par Sirine Majdi-Vichot.

 

Notes

[1] James Clifford et George Marcus (dir.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.

[2] Wajdi Mouawad, « Wajdi Mouawad, un art de consolation », entretien avec Tiphaine Karsenti, De ligne en ligne, revue de la Bpi, n° 11, avril-sept. 2013, p. 28-29.

 

Pour citer ce document

Charlotte Durand, Lisiane Durand, Bérénice Hamidi-Kim, Katsuhiro Horikiri, Nabi Itô, Margaux Le Mignan, Sirine Majdi-Vichot, Bruno Meyssat, Aya Nakamura, Corentin Rostollan-Sinet, Atsuhiko Shibata, Hiroko Tanabe et Paul Tronco, « Sommes-nous tous des victimes du 11/03 ? Ou qui est légitime à dire la catastrophe ? », dans Bérénice Hamidi-Kim (dir), « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/07/04/quelles-vies-quotidiennes-apres-fukushima/3/

 

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