Quelles vies quotidiennes après Fukushima ?

Le travail d’acteur selon Okada

Pol Tronco


 

La réception de l’œuvre d’Okada Toshiki en France et en Europe tend à en faire le metteur en scène japonais qui a le plus explicitement travaillé la question des traces de la catastrophe de Fukushima dans le présent des Japonais, pour autant, lors du projet, Okada a plutôt insisté sur la difficulté d’aborder frontalement la question, au Japon particulièrement, et c’est davantage la question de l’ordinaire et de la façon dont notre présent demeure hanté par les souvenirs – images mentales et sensations – qui a été au cœur du workshop avec lui. Dans le texte qui suit, Pol Tronco revient sur un exercice qui l’a particulièrement marqué en tant que comédien.

 

Le travail de Okada Toshiki n’est pas une chose simple pour un comédien, parce qu’il nécessite une forte connaissance de soi et qu’il travaille en même temps sur le subconscient, la mémoire du geste et la répétition du texte. De ce point de vue, j’ai ressenti des points communs entre son travail et celui de Bruno Meyssat, même si les spectacles auxquels ce travail aboutit sont très différents et que leurs univers de metteur en scène ne se ressemblent pas beaucoup. Au début de la semaine de travail, Okada nous a expliqué un exercice simple en apparence, mais mentalement et corporellement exigeant, qui se déroulait en plusieurs étapes, dont deux principales.

 

Un lieu matériel et mental

 

Il fallait tout d’abord choisir un lieu que l’on connaît intimement, et le visualiser mentalement.

Cela pouvait être la maison de campagne de notre grand-mère, dans laquelle on faisait joujou avec notre frère au coin de la cheminée, la maison de notre amoureuse dans laquelle on a eu notre premier bisou, ou encore la maison de tante Émilienne qui nous terrorisait… Bref, des lieux ancrés dans notre mémoire, que nous avons traversés de notre naissance à aujourd’hui. Après avoir choisi le lieu, il fallait le décrire à voix haute pour nos camarades assis devant nous, en se projetant mentalement le « film » des différents espaces du lieu, mais aussi des images qu’ils faisaient naître en nous. Il fallait être très précis à la fois sur les éléments matériels (où est la cheminée ? À côté de quoi se trouve le fauteuil ?) et sur le monde intérieur que ce lieu ouvrait en nous. De cette description surgissaient plusieurs gestes et manifestations corporelles involontaires, qui allaient ensuite servir d’appui à notre récit. Ce n’était pas un exercice de mime, les gestes relevaient à la fois de la localisation de notre corps dans cet espace reconstitué et de l’évocation de sensations auxquelles ce souvenir physique nous reconnectait. Ces gestes qui surgissaient de notre inconscient allaient ensuite constituer, avec le texte de la description, la base du travail. On ne gardait ensuite de cette première étape que le texte et surtout l’ordre : l’ordre du parcours des différentes pièces et l’ordre de chaque mot dans la description.

Suivait un second passage, plus rapide, durant lequel nous devions projeter de nouveau l’espace et le décrire avec le même texte que celui auquel avait abouti le premier passage, mais sans souci de reproduire les gestes, qui devaient par ailleurs rester non intentionnels.

 

© Bérénice Hamidi-Kim

Toshiki Okada, Patrick de Vos et Pol Tronco.
Université Todai, 14 octobre 2015.
© Bérénice Hamidi-Kim

La passation :
s’approprier le texte de l’autre et habiter son lieu

 

L’étape suivante consistait à s’approprier le lieu d’une personne en particulier, dont nous avions observé le passage et retenu le texte. Il s’agissait de refaire le même exercice de projection mentale, mais cette fois, d’un lieu que l’on n’avait jamais vu. Tout reposait donc sur le récit et les images mentales, celles de la personne et les nôtres. Le lieu que l’on décrivait était cette fois forcément imaginaire, mais les images de ce lieu puisaient aussi dans des souvenirs, non pas du lieu décrit, mais de notre vécu. Cette fois encore, des gestes anodins surgissaient, et il ne fallait ni les anticiper, ni les bloquer ou les canaliser. Cette phase a éclairé rétrospectivement tout le sens de l’exercice en termes d’expérience vécue pour le comédien. En effet, toute la difficulté était de faire apparaître aux spectateurs un lieu que l’on n’avait jamais vu et avec lequel on n’avait aucune intimité. Convoquer les images de notre subconscient est assez compliqué dans un lieu qui n’est pas le nôtre, les gestes effectués par la personne « propriétaire » du lieu devenaient donc des appuis indispensables pour nous familiariser avec ce lieu inconnu et inhabité de souvenirs pour nous. Par exemple : la table dans l’angle de la pièce est-elle en chêne ? Est-elle lourde ? Est-ce une table basse ? Ou comment est la taille du couloir de l’entrée ? Où sont disposées les fenêtres ? Ces questions étaient cruciales parce qu’elles influaient sur la manière dont mon corps allait traduire corporellement le lieu.

Lors d’un travail de répétition tel que celui-ci, il est très difficile de rester ouvert et disponible assez longtemps et le risque est grand que, passage après passage, les images mentales deviennent des clichés. Pour éviter cela, et pour que les gestes soient exécutés avec fraîcheur et de manière inconsciente, Okada nous invitait à utiliser temporairement des manières nouvelles de décrire le lieu en fixant des contraintes et consignes évolutives : par exemple, ne plus utiliser le haut de corps pour décrire, mais uniquement le bas, ou le dos uniquement, ou encore, changer la disposition des pièces.

Enfin, lors d’une dernière étape, que j’appellerais de prolongation du travail, nous avons exploré les effets de la répétition et de l’amplification des gestes. Il fallait les continuer et les modifier par accélération, ralentissement, variation, jusqu’à ce que ce geste conduise à un autre geste, toujours inspiré par les mots de la description, car durant ce travail il fallait garder ce fil verbal. Les gestes surgissaient donc aussi en écho des mots, mais pour eux-mêmes, en déconnexion avec le récit et la description. C’était toujours le réel, mais avec un zoom de plus en plus grand sur tel ou tel détail, le dessin d’ensemble était perdu, mais ce qui devait rester était la connexion entre les éléments matériels décrits et les images mentales, les projections imaginaires. Cela créait une partition très complexe, éprouvante à vivre, car très dense et difficile à reproduire, mais qui restait et qui permettait que chaque passage demeure un renouvellement. Ce que j’ai trouvé passionnant comme spectateur, c’était la façon dont cet exercice faisait s’incarner l’idée d’étrangeté du quotidien, et comme acteur, j’ai trouvé un outil très précieux pour activer le subconscient et en faire un moteur et un appui juste du jeu, libéré de tout filtre esthétique : il s’agissait « simplement » de se replonger dans un lieu et de construire une partition improvisée au plus proche de nos sensations et de notre imagination, appuyée directement ou indirectement sur un lieu que l’on avait dans notre mémoire.

 

 

Texte amendé par Bérénice Hamidi-Kim
et Sirine Majdi-Vichot.

 

Pour citer ce document

Pol Tronco, « Le travail d’acteur selon Okada », dans Bérénice Hamidi-Kim (dir.), « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/07/04/quelles-vies-quotidiennes-apres-fukushima/9/

 

 

 

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