Quelles vies quotidiennes après Fukushima ?

Penser en théâtre le temps défait de la catastrophe

Retour sur le projet de recherche-création
« Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? »
Lyon/Tokyo, automne 2015

Bérénice Hamidi-Kim


 

© Bruno Meyssat

© Bruno Meyssat

 

© Bruno Meyssat

© Bruno Meyssat

 

À l’automne 2015, durant quelques semaines, à Lyon puis à Tokyo, un petit groupe de chercheurs et d’artistes français et japonais, professionnels ou en formation, entouré d’experts du nucléaire et du Japon, s’est réuni[1] avec le projet un peu fou de « penser en théâtre la catastrophe de Fukushima », pour reprendre en la transposant la formule de Merleau-Ponty à propos de la peinture de Cézanne. Ce carnet de création sera l’occasion d’évoquer les enjeux et les défis épistémologiques qu’implique ce type de projet théorico-pratique, intellectuel autant que sensible. Mais avant cela, et avant tout, il s’agit de revenir sur les réalités, matérielles et imaginaires, que nous avons voulu approcher, et que recouvre le syntagme : « la catastrophe de Fukushima ». Encore faudrait-il déjà savoir ce qu’est cette catastrophe, si c’en est bien une, et ce que le théâtre pourrait avoir à en dire. Le dictionnaire fournit une petite bouée dans l’océan de doutes qu’induisent de telles questions :

CATASTROPHE, subst. féminin.
Étymol. et Hist. 1. 1552 [et non 1546] « fin, dénouement » a) fin heureuse ou malheureuse (Rabelais, Quart Livre, Epître liminaire, éd. R. Marichal, p. 5 : l’issue et catastrophe [d’une maladie comparée à une comédie]) ; b) fin de la vie (comparée à une pièce de théâtre) (Id., ibid., chap. XXVII : Car la fin et catastrophe de la comoedie approche) ; 2. 1680 (Rich. : Catastrophe . Événement fâcheux). Empr. au lat. catastropha « coup de théâtre » attesté au sens de « dénouement (d’une tragédie ou d’une comédie) » dep. le ive s. (Evanthius ds TLL s.v., 598, 45) et lui-même empr. au gr. κ α τ α σ τ ρ ο φ η ́ « bouleversement » et « fin, dénouement »[2].

Même s’il est question d’événements fâcheux, voire désastreux et irrémédiables, voilà de quoi rassurer, semble-t-il, tant sur l’ordre du temps somme toute structuré qu’implique une catastrophe, que sur le pouvoir ancestral du théâtre d’aider les humains à mettre en ordre linéaire ces événements et par là, à les orienter vers une fin qui permettrait de passer à autre chose. Las, la bouée semble bien précaire, car dès que l’on retourne au réel, il se rebiffe, et les choses se compliquent. La catastrophe de Fukushima semble de prime abord répondre à l’impératif d’unité de temps et de lieu des tragédies puisqu’on y associe une date et un lieu précis : le 11 mars 2011 au Japon. Mais trois événements distincts ont en fait eu lieu ce jour-là, bien que le deuxième soit la conséquence du premier et le troisième, la conséquence du second : un séisme (qui n’a en lui-même fait que peu de victimes), un tsunami (responsable de l’immense majorité des morts et disparus comptabilisés et des dégâts matériels) et l’accident de la centrale nucléaire. De plus, si la centrale se situe bien à Fukushima, le séisme a eu lieu dans l’Océan Pacifique au large des côtes nord-est de l’île de Honshū, son épicentre se situant à 130 kilomètres à l’est de Sendai, chef-lieu de la préfecture de Miyagi, dans la région du Tōhoku. Et, si l’on peut dater très précisément la secousse principale – d’une magnitude de 9,1 – au 11 mars à 14 heures 46 minutes et 23 secondes exactement, reste que ce séisme avait été précédé le 9 mars 2011 d’un autre séisme de magnitude 7, qualifié a posteriori de « séisme précurseur ». Voilà qui bouscule un peu la belle linéarité de la dramaturgie de cette catastrophe. Et ce n’est qu’un début, car ne pourrait-on pas dire que l’événement, et plus précisément la catastrophe que l’on cherche à saisir en prononçant depuis 2011 le mot « Fukushima », ont en fait commencé bien plus tôt, et ailleurs ? Où et quand au juste : le 26 avril 1986 à Tchernobyl en Ukraine ? Le 28 mars 1979 à Three Mile Island aux États-Unis ? Certains chercheurs invitent ainsi à cadrer l’événement beaucoup plus largement dans l’espace et dans le temps, telle l’ethnologue et anthropologue Françoise Zonabend qui, dans La Presqu’île au nucléaire : Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima. Et après ?[3], tente de saisir ce que signifie habiter au voisinage temporel et géographique du nucléaire. Fukushima est notre passé, notre présent et notre avenir. Nous vivons entre le souvenir des catastrophes passées, la cohabitation avec la contamination et l’attente menaçante de « the big one » qui ne manquera pas de venir, en France et ailleurs. La catastrophe de Fukushima défait le temps, en mêlant différentes temporalités incompatibles selon les plans – matériel, perceptif, psychique : le temps interrompu de la vie ordinaire d’avant, le temps diffus, dilaté des effets présents et futurs, et le « temps gelé » du trauma, pour reprendre l’image du psychanalyste Jean-Max Gaudillière, que l’on retrouve d’ailleurs, à l’échelle collective cette fois, dans Archipel des séismes[4].

À propos d’événements traumatiques à l’échelle historique, n’y aurait-il pas lieu d’ailleurs de remonter plus loin encore dans le temps (mais plus près géographiquement), le 6 août et le 9 août 1945, à Hiroshima et Nagasaki ? Certes, des différences radicales distinguent les événements de 1945 et ceux de 2011 : avant tout, le fait que le bombardement atomique porte très directement et indiscutablement la marque de la main de l’homme, là où « Fukushima » désigne une catastrophe « naturelle » et une catastrophe nucléaire qui n’ont pas en tant que telles été voulues par les hommes, même si l’action humaine en est sinon l’origine, du moins le vecteur. Ensuite, le fait que le bombardement atomique constitua un événement visuellement immanquable, bien plus proche du séisme ou du tsunami que les fuites souterraines qu’a produites l’accident de la centrale nucléaire. Le champignon atomique comme les vagues de trente mètres de haut font des images inoubliables et, pour horribles qu’elles soient, d’une grande photogénie. De même, tandis que les victimes de la bombe comme du déchaînement des éléments naturels furent immédiates et indiscutables, le nucléaire civil tend à produire des victimes certes non moins nombreuses, mais bien moins facilement dénombrables. C’est cette difficulté que cerne bien l’évocatrice formule de l’anthropologue Yoann Moreau, l’un des experts que nous avons invités, qui voit dans Fukushima « une catastrophe pour la notion de catastrophe ». Dès lors, dire que la catastrophe de Fukushima n’a pas eu lieu n’est pas seulement une façon de pointer le déni dont elle fait l’objet. C’est aussi dire quelque chose de la marque spécifique de cette catastrophe, qui peut être méconnaissable parce qu’elle est en quelque sorte disséminée :

La catastrophe de Fukushima n’a pas eu lieu. Quelle catastrophe ? […] Quoi de moins spectaculaire que la contamination des terres et des mers, des villes et des campagnes japonaises ? Quoi de moins wagnérien que la mort lente des habitants du Japon dans un quotidien apparemment inchangé[5] ?

Hiroshima, c’est la fascination de l’horreur immédiate, de l’événement irrémédiable qui transforme un être humain en monstre ou en déchet calciné en quelques secondes. Fukushima, c’est la fascination de vivre aux côtés de la catastrophe, avec la contamination à laquelle exposent les radiations de faible intensité, sans même s’en apercevoir. C’est ce qui explique le besoin vital d’instruments de mesures et de données – chiffres, cartes – pour matérialiser et donc aussi mettre à distance ce risque, qui s’infiltre partout dans un quotidien habité, hanté par un danger d’autant plus obsédant qu’il est impalpable. S’ils diffèrent, donc, dans la manière dont ils incarnent matériellement et symboliquement les mots « événement » et « catastrophe », le nucléaire civil et le nucléaire militaire présentent cependant de nombreux points communs, en particulier la confrontation à l’atome : d’un côté, l’infiniment petit, l’invisible et l’imperceptible de l’atome et de l’irradiation ; de l’autre, l’infiniment grand de l’énergie et donc aussi du pouvoir de destruction de l’énergie ou la longévité de ses effets – certains radionucléides ont de fait une durée de « demi-vie » qui dépasse les 30 000 ans. L’humain est ici confronté à des éléments qu’il manipule certes, ce qui lui procure un excessif sentiment de maîtrise que devrait pourtant réduire à néant le fait que les forces en jeu excèdent radicalement ses capacités de perception, mais aussi d’action et de réaction (en cas d’accident).

C’est en cela que « la catastrophe de Fukushima » nous concerne tous, bien au-delà des frontières du Japon, c’est en cela que nous avons quelque chose à en dire. Il fut beaucoup question, parmi les artistes et chercheurs en formation qui ont participé au projet, de savoir qui est légitime à dire à la catastrophe. Ce sujet donna lieu à des débats vifs, où le partage des positions, toujours inquiètes, ne recoupait ni des partages nationaux (japonais/français) ni des partages de conceptions attribuables à des ethos professionnels distincts (artistes/chercheurs). Précisément parce que nous avions, nous semblait-il, à compenser un défaut de connaissance que seule confère l’expérience immédiate des victimes que sont les habitants de la préfecture de Fukushima (et non de tout le Japon), nous avons été d’autant plus soucieux d’en apprendre le plus possible sur cette catastrophe précise, auprès des chercheurs de différentes disciplines de sciences humaines et sociales (géographes, anthropologues, politistes, historiens, etc.), tous spécialistes du Japon et/ou du nucléaire., lors des « rencontres du soir ». C’est en prenant appui sur la matière documentaire aussi précise que profuse ainsi rassemblée que nous avons pu nous sentir un peu moins désarmés, un peu plus aptes à faire face, à faire l’expérience, notre expérience, sensible et intellectuelle, de la catastrophe de Fukushima. Car, pour toutes celles et ceux qui y ont participé, ce projet fut et demeure avant tout et après tout une expérience collective de travail et de vie, de recherche et de théâtre, tout cela à la fois, indissociablement. Les temps de vie partagés à Lyon puis à Tokyo ont matérialisé géographiquement la sensation d’approcher progressivement de la catastrophe, jusqu’au road-trip aussi manqué que marquant dans la préfecture de Fukushima, qui devait s’achever par la visite des « pâturages de l’espoir », nom donné à l’exploitation d’un fermier de Minamisōma qui a refusé d’abattre son troupeau de vaches contaminées et donc impropres à la consommation. D’embouteillages en accidents, notre traversée des zones désertées, vers le cœur de la catastrophe où nous n’avons finalement pu accéder qu’à la nuit tombée, pour quelques instants qui resteront longtemps en nos mémoires, nous aura littéralement confrontés à la réalité des effets de la catastrophe autant qu’à notre impossibilité de la pénétrer pleinement. C’est ce dont témoignent trois des participants au projet, Corentin Rostollan-Sinet, Margaux Le Mignan et Sirine Majdi-Vichot., dans le texte « Traverser la route 6 ou ‘‘Nous n’avons rien vu à Fukushima’’ ». Cette expérience fut aussi, bien sûr, une expérience théâtrale. Un des bénéfices secondaires du projet a été, par les échanges avec des artistes et professionnels du théâtre nippons, de nous inviter à mettre en perspective la manière dont les artistes comme les institutions d’un pays en appellent aux fonctions politiques du théâtre. Notre rencontre avec l’ancienne programmatrice du Festival international de Tokyo, Chiaki Soma, nous a permis de prendre la mesure des difficultés spécifiques que pose la représentation quasi en temps réel d’un événement national qui est tout ensemble une catastrophe naturelle et nucléaire et un scandale politique. En cela, Fukushima dit quelque chose de la société et de l’État japonais. Mais cette catastrophe dit aussi quelque chose des contradictions dans lesquelles sont prises les démocraties contemporaines, quand la liberté d’expression vient heurter la sensibilité collective d’une communauté nationale à l’égard de « ses » victimes… mais aussi potentiellement les intérêts des responsables politiques, pour qui la communion nationale au chevet de ceux des leurs qui ont souffert est aussi le meilleur moyen de faire taire les critiques qui pourraient leur être adressées.

Fukushima

Chantier #4


 

20 mSv ou comment
appréhender l’insaisissable

Entretien avec Bruno Meyssat

« C’est difficile de tuer un fantôme… »
ou le théâtre à l’ombre de la catastrophe

Entretien avec Toshiki Okada

Le théâtre face à la catastrophe et face au pouvoir
Les répliques artistiques et politiques du 3/11 au Japon

Entretien avec Chiaki Soma

Écrire Fukushima
Sous la direction d’Enzo Cormann
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Quelles vies quotidiennes après Fukushima ?
Sous la direction de Bérénice Hamidi-Kim

Mais le cœur de l’expérience théâtrale fut bien sûr le travail avec les deux artistes associés à ce projet. D’abord, à l’ENSATT à Lyon et à la fin de la partie japonaise du projet, un workshop en deux temps avec Bruno Meyssat, directeur artistique de la compagnie Théâtres du Shaman. Le choix de cet artiste s’est d’emblée imposé comme une évidence pour deux raisons. D’abord, pour son engagement généreux dans la pratique pédagogique, que j’avais déjà eu l’occasion de mesurer lors d’ateliers avec les étudiants d’arts du spectacle de l’Université Lyon 2. Ensuite, pour l’exigence de son esthétique documentaire qui aime à confronter les artistes autant que les spectateurs aux questions qui excèdent nos capacités de perception et/ou de compréhension, et aux enjeux politiques qu’elles soulèvent, notamment depuis Observer, un spectacle créé en 2009 et hanté par l’ombre portée de Hiroshima sur les objets autant que sur les hommes. Sa méthode de travail s’est de fait révélée tout aussi féconde pour penser la question du nucléaire civil et de la catastrophe de Fukushima. Il était essentiel pour Bruno Meyssat comme pour nous tous que la confrontation des points de vue japonais et français ait lieu aussi sur le plan des regards artistiques. Le choix de l’artiste Okada Toshiki, directeur de la compagnie japonaise Chelfitsch, bien connu des scènes internationales et européennes, notamment depuis Current Location et Ground and Floor, deux spectacles qui traitent de manière diffractée de la catastrophe de Fukushima, s’est lui aussi fait sans hésitation. Sa manière de donner corps aux présences-absences, à l’invisible et au fantomal, s’est avérée tout à la fois proche de celle de Bruno Meyssat, et complémentaire pour les acteurs, car la sensibilité d’Okada, ainsi que le statut de témoin voire de victime de cet artiste par ailleurs habitant du Japon, et plus précisément père de famille au Japon, a induit un travail avec les acteurs qui leur a permis d’expérimenter une autre manière de jouer avec la référentialité.

La présence d’Okada lui-même au sein du projet a été plus discrète que celle de Bruno Meyssat, pour des raisons toutes matérielles (la difficulté à obtenir les fonds suffisants pour rémunérer cet artiste au-delà des temps précis du workshop) qui touchent à la nature de ce projet, dont je voudrais dire quelques mots au crépuscule de cette introduction. Si, depuis quelques années, l’expression « recherche-création » a fait une entrée sur la scène académique française aussi tardive que remarquée, comme l’attestent sur le plan institutionnel les rencontres Recherche et Création organisées chaque été depuis 2014 par l’Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du prestigieux Festival d’Avignon, et sur le plan intellectuel le développement de publications scientifiques à ce sujet[6], le tracé des frontières du territoire que dessinent ces mots autant que le tiret qui les sépare – ou les unit ? – est encore… souple. Aucune définition ne fait consensus, fût-ce en s’opposant à une autre. Certes, les contours de la zone de ce territoire réservée aux projets individuels, dans le cadre de recherches doctorales dont sont auteurs des artistes-chercheurs, sont en cours de balisage. En revanche, concernant les projets collectifs réunissant artistes et chercheurs, le paysage s’arpente sans aucune carte pour guider ceux qui s’aventurent sur ces terres étrangères pour tous. Sur le plan épistémologique, aux côtés de la formule « recherche en création » aujourd’hui préconisée par le réseau des Écoles Doctorales en Arts (RESCAM)[7], je me permets, à l’issue de l’aventure que nous avons partagée, de tenir à la formule « penser en théâtre », qui, pour être plus impressionniste, ne me semble pas moins juste. L’une et l’autre expressions ont en partage le « en », cette minuscule préposition qui suggère bien le lieu singulier, intellectuel et imaginaire et tout aussi fragile qu’ambitieux, que ces projets tentent de faire exister. Mais « penser en théâtre » présente l’avantage d’unir un verbe, qui renvoie à une action qu’effectuent aussi bien les artistes que les chercheurs, et un substantif qui désigne leur objet commun, là où les deux substantifs « recherche » et « création » renvoient à deux domaines de compétence qui départagent artistes et chercheurs. L’expression « recherche en création », sans inclure la réciproque (« création en recherche »), semble de plus faire de la création le processus autant que la visée du projet, et ne me semble donc pas la mieux à même de rendre compte de ce qui est à l’œuvre dans les projets qui entendent faire collaborer et donc déplacer respectivement artistes et chercheurs. Pour trouver une langue commune, ils doivent les uns et les autres apprendre la langue de « l’autre », sans pour autant renoncer à la leur, et élaborent ainsi une langue nouvelle, dont ils ne sont ni les uns ni les autres des « native speakers ». La langue ainsi créée n’est pas fautive, elle n’est pas réductible à un « ni, ni », non plus qu’à un « et, et ». Elle est le fruit de l’acceptation d’une vulnérabilité constructive. Cette langue fragilisante est aussi une langue fragile. Parce qu’elle s’est élaborée à quelques-uns, c’est un idiolecte éphémère, non en voie de disparition, mais en voie d’existence, et l’un des défis de ce type de projet est de trouver à le faire entendre et comprendre à d’autres, prolongeant au-delà du premier cercle de locuteurs et d’auditeurs le travail de traduction-invention-transmission. La difficulté essentielle à laquelle se confrontent ceux qui se lancent dans une telle aventure me semble pourtant n’avoir pas grand-chose à voir avec sa nature théorico-pratique, scientifico-sensible ou tout autre grand partage que l’on voudra imaginer. Elle a beaucoup à voir, en revanche, avec les cadres respectifs du champ académique et du champ théâtral. Or, des projets comme le nôtre court-circuitent les normes d’évaluation, en interrogeant ce que l’on appelle désormais dans le jargon universitaire les « livrables ». La recherche artistique comme la recherche universitaire ne sont évaluées qu’à l’aune de leurs « résultats », dont les formes sont normées : spectacles pour les uns, articles ou ouvrages scientifiques pour les autres. Or, par contrainte financière, mais aussi par ambition de rester dans une démarche expérimentale permettant à chaque participant d’occuper toutes les places, contre l’hyperspécialisation du travail et la répartition des rôles entre chercheurs et artistes, nous avons fait le choix aussi humble que résolu de renoncer à toute finalisation tangible directe. Ce faisant, nous avons assumé le risque de tomber entre les mailles du filet de l’évaluation, du côté du monde académique ou du monde théâtral. Pour autant, nous voulions qu’il reste des traces de ce projet et même, oserais-je dire, qu’il ait plusieurs modes d’existence correspondant à des temporalités différentes qui, comme en miroir de la catastrophe méconnaissable et disséminée de Fukushima, permettent de manière asymptotique d’aller au plus près du projet tout en disant qu’il demeure impossible à cerner très exactement. Certains de ces modes d’existence sont immatériels ou à la matérialité fugace – à l’évidence, l’expérience de vie et de travail partagée durant un mois et le souvenir qui en reste dans les mémoires des participants ; d’autres sont plus tangibles, tels le présent carnet ou le documentaire de Clément Dumas, livrables en mode mineur. De façon plus lointaine et plus libre, j’aime croire que quelque chose de ce projet s’est réactivé a posteriori dans le travail de certains participants au projet, qu’il s’agisse de la création 20 mSv de Bruno Meyssat ou de la manière d’écrire de la jeune autrice Lisiane Durand. Ou, plus proche, dans la façon, pour une universitaire, de réfléchir aux possibles formes de collaboration entre artistes et chercheurs ou, plus justement, de coopération et d’entraide dans la réflexion sur des questions communes, selon un jeu de transmission singulier consistant à s’initier à des méthodes par le truchement de leur apprentissage à d’autres, déstabilisant aussi la frontière entre « confirmés » et « jeunes », afin de permettre l’affirmation d’une nouvelle génération d’artistes et de chercheurs capable, sans renoncer à l’exigence associée à la professionnalisation, de goûter l’amateurisme et par là de démultiplier ses capacités à sentir, penser et agir.

 

Notes

[1] Ce projet de recherche-création franco-japonais est né suite à l’invitation que m’a faite Élise Domenach, chercheuse en études cinématographiques à l’ENS Lyon, de rejoindre et d’élargir au théâtre un programme de recherche collectif sur le cinéma et les arts après Fukushima. Ce projet a été coorganisé avec Patrick de Vos, maître de conférences au département Culture et représentation de l’Université de Tokyo (Tōdai), avec l’aide de Thierry Pariente, directeur de l’ENSATT. Y ont participé deux élèves comédiens de l’ENSATT, Margaux Le Mignan et Pol Tronco, six étudiants en études théâtrales, en études cinématographiques et en littérature de l’Université Lyon 2 et de l’ENS Lyon, Clément Dumas, Charlotte Durand, Lisiane Durand, Sirine Majdi-Vichot, Antoine Rigaud et Corentin Rostollan-Sinet, ainsi que six étudiants en littérature, études théâtrales et sociologie de l’Université Todai, Nakamura Aya, Itô Nabi, Tanabe Hiroko, Shibata Atsuhiko et Horikiri Katsuhiro. Ce projet a été financé par l’Université Lyon 2 (Service des relations internationales, Service culturel, Département Arts du spectacle), l’Université de Lyon (Service des relations internationales), l’ENSATT, la région Rhône-Alpes (dispositif FIACRE international) et l’Université Tōdai (Integrated Human Sciences Program for Cultural Diversity). Je souhaite ici dire en particulier mon infinie gratitude à Patrick de Vos, qui fut non seulement le co-concepteur de ce projet et l’un de ses participants, mais aussi l’interprète infatigable, qu’il s’agisse des échanges verbaux avec l’ensemble des interlocuteurs japonais ou des codes culturels nous permettant de comprendre un peu de la société et du théâtre japonais… et de son monde académique. Or, pour dérisoire que cette mention puisse sembler au regard de l’importance des enjeux intellectuels du projet, il faut bien dire qu’il fut aussi, pour Patrick et moi, l’occasion de nous confronter à des immensités plus prosaïques, que furent les effets cumulés de deux cultes du document propres à nos bureaucraties académiques respectives. Sans être dangereux, ces sommets-là furent néanmoins éprouvants à gravir et la tâche n’aurait jamais été possible sans la patience aussi tenace que bienveillante de Patrick de Vos.

[2] CNRTL, art. « Catastrophe ».

[3] Françoise Zonabend, La Presqu’île au nucléaire : Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima. Et après ? , Paris, Odile Jacob, 2014.

[4] Corinne Quentin et Cécile Sakai (dir.), L’Archipel des séismes, Arles, Picquier, 2012, p. 118.

[5] Arkadi Filine, Oublier Fukushima. Textes et documents, Le Mas d’Azil, Les Éditions du bout de la ville, 2012, p. 7-8. Comme le précise l’éditeur, Arkadi Filine fut l’un des 80 000 liquidateurs de Tchernobyl. L’ouvrage Oublier Fukushima n’est pas de lui mais de trois autrices qui ont choisi de prendre pour pseudonyme collectif le nom de cet homme « ni héros ni martyr », pour s’inscrire dans la filiation de « son sens de la dérision, au bord du gouffre, son attitude désespérée mais pas résignée ».

[6] Voir notamment Mireille Losco-Lena (dir.), Faire théâtre sous le signe de la recherche, postface de Michel Corvin, Rennes, PUR, coll. Le Spectaculaire, 2017 et, dans la revue thaêtre : Géraldine Prévot et Quentin Rioual, Chantier #3 : Théâtre et recherche. Histoire et expérimentations, mis en ligne le 16 juin 2018 (en particulier « 9 x 9 questions sur la recherche-création »).

[7] Voir Mireille Losco-Lena, « 9 x 9 questions sur la recherche-création », art. cité.

 

Pour citer ce document

Bérénice Hamidi-Kim, « Penser en théâtre le temps défait de la catastrophe. Retour sur le projet de recherche-création ‘‘Quelles vies quotidiennes après Fukushima ?’’», dans Bérénice Hamidi-Kim (dir.), « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/07/04/quelles-vies-quotidiennes-apres-fukushima/2/

 

 

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