Les mots frappés de Machin la Hernie contre la société du spectacle

 

« Il n’y a pas de sauvage de carrière »
Machin la Hernie, texte de Sony Labou Tansi, mise en scène de Jean-Paul Delore

Octobre 2017, Le Tarmac (Paris)
Réalisation de Julie Peghini et image d’Arnaud Alain

 

Sony Labou Tansi n’a pas apprécié de voir L’État honteux, la version abrégée de Machin la Hernie, reçu en France comme un pittoresque roman politique sur les dictatures tropicales. Sans doute regrettait-il que des habitudes de lecture bien ancrées dès lors qu’il s’agit des questions africaines empêche de voir la puissance d’interpellation globale de ce roman, auquel il était particulièrement attaché. Il faut prendre au sérieux le « colonel national Martillimi Lopez de ma Hernie » lorsqu’il se proclame pleinement humain, engagé dans toutes les dimensions de l’humain. Il n’y a là aucune ironie. L’intensité de ce texte à bien des égards monstrueux retombe dès lors qu’on cherche à introduire une distanciation critique dans l’acte de lecture.

Dans un texte remarquable sur les rapports entre théâtre et cinéma, Sony Labou Tansi exprime son refus d’un théâtre assimilé à une « ciné-vision en salle classique »[1] qui reproduirait la façon dont la pellicule capte le corps de l’acteur et le neutralise sur une surface. Sony utilise le terme « cinémato-graphe » pour dire la complicité perverse entre l’écriture et le cinéma comme arts des surfaces. Pour Sony Labou Tansi, on peut mettre devant les yeux du public les pires souffrances du monde, tant que la surface n’est pas crevée, la distance est maintenue et chacun peut rentrer chez soi dormir sur ses deux oreilles. C’est ce qui arrive lorsque les dramaturges du passé deviennent des Classiques et que leurs textes sont mis en scène de façon « cinémato-graphique » :

Côté texte et histoire, la paresse moderne n’arrête pas de relire les Classiques et les Anciens. Cela procure les nécessaires dépaysements qui distancient les points brûlants de notre monde. Et Roméo n’est plus nous, Iago non plus. Nous avons besoin de cette opacité historique et de cette distance vestimentaire pour continuer à dormir sur l’oreiller de la création figurative cinémato-graphique[2].

On pense à l’excipit du Récit du cirque… de la vallée des morts, le roman « ciné-vision » de Mohamed-Alioum Fantouré paru en 1975 qui raconte comment, après avoir été enfermé dans une salle de spectacle, un public impitoyablement assujetti au « culte Rhinocéros Tacheté » se voit projeter sur un écran les intolérables souffrances du monde avant de recevoir, à l’issue du spectacle, une enveloppe individuelle, qui est l’ultime message de la machine dictatoriale :

À chaque spectateur une enveloppe est remise.

À la lumière d’une belle journée ensoleillée

le spectateur comme libéré d’un gros fardeau

Ouvre l’enveloppe dans laquelle il lit

R
E
T
O
U
R
N
E
Z
À
VOTRE
I
N
D
I
F
F
É
R
E
N
C
E[3]

Le texte remis personnellement aux spectateurs prescrit un retour à l’indifférence. Les lettres s’étalent à la surface de la page comme une longue cicatrice cruciforme qui clôt le drame.

L’adaptation théâtrale de Machin la Hernie par Jean-Paul Delore[4] adopte un procédé similaire, mais pour en inverser le sens. À la fin du spectacle, chaque spectateur est invité à quitter la salle individuellement, en passant par un étroit couloir au fond duquel l’attend Martillimi Lopez – incarné par Dieudonné Niangouna lors de la création en 2016 – pour lui estampiller une ultime phrase, dans un troublant face-à-face. Les énoncés ainsi distribués à l’issue du spectacle sont les ultimes clous plantés pour empêcher les membres du public de prendre leurs distances en sortant du théâtre. Dans la mise en scène de Delore, le texte de Machin la Hernie cherche la zone de contact. Il faut, pour en saisir l’enjeu, accepter de se laisser frapper par lui.

Nicolas Martin-Granel nous apprend que ce roman est le seul à avoir été tapé à la machine par Sony Labou Tansi : « Je frappe moi-même L’État honteux… puisque Henri Lopes m’a fait don d’une machine à écrire. »[5] Entre « taper » à la machine et « frapper » à la machine, il y a une montée en intensité dont je voudrais tirer parti. Si les mots peuvent être « frappés » sur la page, c’est que celle-ci a une consistance suffisante pour recevoir et enregistrer les coups. La page est alors un corps martyrisé, marqué d’hématomes. Filons la métaphore et envisageons chaque mot, voire chaque lettre, comme la trace d’un coup porté sur la page blanche. Il faut donc imaginer les mots qui font Machin la Hernie comme accrochés à un corps endolori, à la façon de croûtes qui referment des plaies. Celui qui les entend doit « sentir » la blessure :

je demande à mon colonel Tarvanso ministre de l’intérieur de faire mettre des haut-parleurs dans tous les quartiers, de veiller à ce qu’ils fonctionnent pendant que ma hernie fonctionne, parce qu’il est totalement honteux qu’un peuple n’écoute pas les discours de ses responsables, tu les feras mettre Tarvanso, et que ça tonne fort, et qu’ils m’entendent dans leur sommeil d’animaux honteux, qu’ils m’entendent pendant qu’ils montent leurs femmes, pendant qu’ils complotent contre moi, pendant qu’ils m’insultent, pendant qu’ils me maudissent, au moins qu’ils m’entendent, que ma voix les dévierge, et faute d’être aimé, qu’au moins je sois senti[6]

Les mots de Martillimi Lopez sont « frappés » sur le corps endolori de la ville devenue une pure surface sensible (« faute d’être aimé, qu’au moins je sois senti… »). La parole du dictateur est frappée davantage qu’énoncée. En ce sens, elle n’est pas monologique, ni même totalitaire, puisqu’elle n’est portée par aucune idéologie ou vision du monde. Les mots de Martillimi Lopez sont des coups en quête de traces. Peu importe ce que le peuple fait ou pense dans les profondeurs de la ville, l’important est qu’une surface sensible se déploie, où puissent se déposer les mots. Le monstrueux déploiement du texte deMachin la Hernie à longueur de pages naît d’un double évidement de l’épaisseur ontologique du réel et de la profondeur idéologique de la langue au profit d’un douloureux étalement de mots. Le monde de Machin la Hernie existe dans cette « parenthèse de sang » qui se déploie entre le coup porté et la plaie qui en résulte.

Le texte de Machin la Hernie ne saurait dans ces conditions faire l’objet d’une « ciné-vision ». La monstrueuse surface textuelle que tisse la logorrhée de Martillimi Lopez est directement en contact avec les corps violentés, aucune distance ne peut s’immiscer au moment où les coups sont portés. Sony Labou Tansi partage le rapport au langage du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, mais il en tire un enjeu dramaturgique hautement politique : la question est de savoir si les plaies ouvertes des corps suppliciés peuvent se refermer en cicatrices, dont le pouvoir pourra raconter l’histoire. Ces cicatrices sont les noms des opposants que Martillimi Lopez a besoin de décliner au fil de sa logorrhée pour stabiliser son pouvoir. Mais les corps torturés ne sont pas toujours dociles et les plaies ne cessent de se rouvrir, sous la cicatrice des noms. Voilà pourquoi il est si important d’obtenir « une petite connerie de signature » :

maintenant tu vas me signer ta déclaration, ici l’ami, mais quoi ? tu ne veux pas signer ce que toi-même tu viens de me déclarer ? Vraiment tu ne veux pas ? faut-il que je te mette les rognons dehors pour une petite connerie de signature ? sois raisonnable mon ami sois raisonnable. Tu veux parler, ta gueule tu n’as pas la parole ! tu as gentiment déposé et tu refuses de signer tes déclarations, et maintenant je vais t’en faire voir de tous les Rognon, il y va et tu as honte de crier de cette manière bestiale, tu veux contenir tes cris mais ils sortent tout seuls, il fouille ton cœur, il fouille ton sang, et pourquoi de cette manière honteuse, il fouille ton doctorat de sociologie, mes licences de droit et ma candidature au Nobel de ta maman, il fouille mes conférences et mes honoris causa, mes ministères, ma femme, mes diables, il insulte de con de ma mère mal trouée qui aurait pu t’éduquer comme les vraies mères éduquent leurs enfants, et je fais mon boulot, tu n’avais qu’à faire le tien[7]

« Maître Rognon », le bourreau officiel de Martillimi élevé à la puissance de l’impersonnel, fouille à la fois les corps (« ton cœur », « ton sang ») et les textes (« ton doctorat de sociologie », « mes licences de droit et ma candidature au Nobel de ta maman », « mes conférences et mes honoris causa »). La logorrhée de Martillimi Lopez n’est pas une langue de bois, elle ne saurait être assimilée à une parole monologique énoncée depuis une position de surplomb. Cette parole n’a pas vocation à assommer la population, mais à la pénétrer, à la « dévierger », en d’autres termes à la violer. Associés aux violences de Maître Rognon, les mots du tyran fendent les chairs, ils s’incrustent dans les corps pour tout ramener à la surface de la signature. Le pouvoir entre dans la profondeur des corps pour y multiplier les plaies et les cautériser. La machine tyrannique fait ainsi proliférer la surface, elle frappe le monde pour en extraire des signatures, qui sont autant de cicatrices étalées à sa surface du monde. La signature est la trace de l’achèvement du viol, elle est la cicatrice apposée sur la plaie. Martillimi Lopez aspire à une hyper-visibilité rendue possible par un immense déploiement de mots-cicatrices aux alentours de son titre hernieux. Les opposants sont ceux qui refusent de signer, ceux qui « se lèvent et se barrent » comme le dit si bien Virginie Despentes dans une tribune récente contre la société du spectacle[8]. En l’absence de signature, la surface spectaculaire ne peut se refermer sur le déni du viol : il reste un trou par où le vertige de la profondeur est toujours susceptible de se reconstituer.

Voilà pourquoi le refus des rebelles d’apposer leur signature est insupportable pour le tyran. D’autant que les corps torturés sont difficiles à reconnaître, tant ils sont tuméfiés, et qu’il n’est plus toujours possible de les identifier. Refuser de signer, c’est ne pas laisser la surface se refermer et maintenir le vertige de la profondeur, en laissant les trous béants et en faisant des taches. Le sang qui coule des plaies des opposants, les excréments sortis de leurs entrailles (et déposés dans les villas des dignitaires du régime), viennent souiller la surface d’un monde aseptisé. On comprend mieux pourquoi Sony n’a pas apprécié que l’on reçoive son roman comme la mise en spectacle d’une dictature tropicale, il s’en était déjà expliqué dans l’Avertissement de La Vie et demie :

Et à l’intention des amateurs de la couleur locale qui m’accuseraient d’être cruellement tropical et d’ajouter de l’eau au moulin déjà inondé des racistes, je tiens à préciser que La Vie et Demie fait ces taches que la vie seulement fait[9].

En d’autres termes, le texte est réactif : il est le monde qui se défend… en faisant des taches.

 

Notes

[1] Sony Labou Tansi, « Quel théâtre dans un monde atteint d’un vicieux traumatisme cinématographique d’essence américaine ? », L’Autre monde. Écrits inédits, Paris, Revue Noire Éditions, 1997, p. 52.

[2] Ibid., p. 53.

[3] Mohamed-Alioum Fantouré, Le Récit du cirque… de la vallée des morts, Paris, Buchet-Chastel, 1975, p. 150-151.

[4] Machin la Hernie, texte de Sony Labou Tansi, mise en scène de Jean-Paul Delore, création en avril 2016 au Tarmac (Paris).

[5] Sony Labou Tansi, Lettre à Françoise Ligier du 28 septembre 1978, Correspondance, Paris, Revue Noire Éditions, 2005, p. 226.

[6] Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, Paris, Revue Noire Éditions, 2005, p. 21.

[7] Ibid., p. 163.

[8] Virginie Despentes, « Désormais on se lève et on se barre », Libération, 1er mars 2020.

[9] Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Seuil, 1978, p. 10.

 

L’auteur

Xavier Garnier enseigne les littératures française et francophones à l’Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Ses recherches portent sur la littérature en Afrique et sur la théorie du roman. Il s’intéresse en particulier à l’évolution des formes narratives dans le roman africain depuis l’époque coloniale. Ouvrages publiés : La Magie dans le roman africain (PUF, 1999) ; L’Éclat de la figure (Peter Lang, 2001) ; Le Récit superficiel (Peter Lang, 2004) ; Le Roman swahili (Karthala, 2006) ; Sony Labou Tansi. Une écriture de la décomposition impériale (Karthala, 2015).

 

Pour citer ce document

Xavier Garnier, « Les mots frappés de Machin la Hernie contre la société du spectacle », thaêtre [en ligne], Chantier #5 : Machin la Hernie : théâtre monstre (coord. Jean-Christophe Goddard et Julie Peghini), mis en ligne le 8 décembre 2020.

URL : https://www.thaetre.com/2020/12/08/les-mots-frappes-de-machin-la-hernie-contre-la-societe-du-spectacle/

 

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