Machin la Hernie : hybris et vicissitudes du ventre

Entretien réalisé par Jean-Christophe Goddard,
Nicolas Martin-Granel et Julie Peghini

 

Le projet de cet entretien a été suggéré par l’article que tu as écrit pour le compte de Continents manuscrits, paru sous le titre « Le ventre dans l’écriture de Sony Labou Tansi et Tchicaya U Tam’si. Notes pour une anthropologie génétique »[1]. L’intérêt qu’a suscité cet article tient justement à la notion de ventre que tu développes depuis un certain temps, notamment dans ton dernier ouvrage, Les Mutations sorcières dans le Bassin du Congo[2]. Le ventre est une catégorie d’analyse aujourd’hui adoptée par des chercheurs d’Afrique centrale, aussi bien en sociologie, en anthropologie qu’en théologie. Comment peut-elle nous aider à aborder cette œuvre singulière qu’est Machin la Hernie ?

Avant de parler du ventre et de la manière dont il peut nous aider à décortiquer Machin la Hernie, il faut avant tout parler de l’ouvrage lui-même. Longtemps en effet, j’ai abordé les textes de Sony et notamment ses romans par leur singularité congolaise ou africaine. Cela m’a fait lire Machin la Hernie comme la plus impitoyable caricature et la critique la plus acerbe du pouvoir en Afrique avec ce « Mon-colonel Martillimi Lopez fils de Maman Nationale, venu au monde en se tenant la hernie, parti de ce monde toujours en se la tenant »[3]. Je l’ai lu comme la folie errante d’un dictateur qui prend la nation pour un coin de son sexe. Je l’ai lu aussi comme une farce, une grosse farce. Sony lui-même le suggère dans un texte où il dit avoir écrit un livre pour faire rire, même si ce rire, c’est vrai, nous tire des larmes par moments[4]. Le décor s’y prête en effet et les modèles ne manquent pas. On ne peut s’empêcher de penser à tous nos dictateurs d’Afrique centrale, nos pères-fondateurs, présidents à vie, empereurs… Les Mobutu, Eyadema, Bokassa et autres Idi Amin Dada nous rendent visite à travers ce personnage de Martillimi Lopez qui les incarne tous et en toute excentricité avec leurs cultes nationaux qui sont décrétés ici au nom de sa hernie devenue emblème de la nation. Mais ce roman-fleuve, sans ponctuation, ne parle pas seulement de ce tyran paranoïaque, sanguinaire et délirant. C’est une longue réflexion, comme c’est souvent le cas chez Sony, onirique et satirique, sur la vanité et la solitude du pouvoir, sur la déconfiture de la toute-puissance et la condition masculine du pouvoir d’État. À ce stade de la démesure, on est bien dans l’opposition entre le pouvoir qui rassemble et contient (le ventre) et la puissance instinctuelle, pulsionnelle de la sexualité (le bas-ventre). Métonymie de l’organe sexuel, la hernie est ici une excroissance du bas-ventre et la plus belle métaphore du pouvoir comme tuméfaction génitale encombrante. Et les exemples des Berlusconi, Chirac, DSK et pourquoi pas Mitterrand en sont de belles illustrations. Pourquoi je pense à Mitterrand ? Parce qu’au moment où Sony écrit son roman, on sait que Mobutu et lui souffrent du même mal. Les Zaïrois, à l’époque, le conjurent en s’en moquant. Ils parlent de la hernie de la panthère (Kimbinda Nkoy), la mettent en musique et la parodient sous la forme d’une danse. Les Français, de leur côté, en font un secret, le secret d’une mort annoncée comme Olivier Py l’a mis en scène dans sa pièce, Adagio : Mitterrand, le secret et la mort. Secret et mort, n’est-ce pas là le mystère même du pouvoir ? Et qu’est-ce qui ne dit pas que du haut de sa prose florentine, les révolutions de palais qui ont émaillé son double septennat avec ses complots, ses reniements ou ses morts énigmatiques violentes, la caution à Juvénal Habyarimana et au génocide des Tutsi au Rwanda, la révélation de ses amitiés vichyssoises ou de sa « fille cachée », qu’est-ce qui ne dit pas en effet que Mitterrand nous a simplement dirigés du bas de sa prostate ? De toute façon, le secret marche invariablement avec l’obscénité et l’effroi. Sous le mode burlesque, cette histoire de Machin la Hernie est donc profondément universelle, elle raconte les avatars du pouvoir au travers d’un organe qui devient ici organe du pouvoir. Elle vient nous rappeler en filigrane l’aversion insupportable de Sony pour les pouvoirs « couillus ». Dès qu’il y a du « couillu », il y a forcément métastases absolutistes du cancer du pouvoir. On pense ici au marquis de Sade. Si différence il y a, elle réside dans la gestion de la parole. Les Martillimi Lopez des États africains sont les seuls détenteurs de la parole, d’où ce caractère inflationnel symptomatisé par cette intarissable logorrhée que Dieudonné Niangouna restitue si bien dans le spectacle monté avec Jean-Paul Delore[5]. Dans les pays occidentaux, en revanche, la mégalomanie du chef et sa logorrhée sont prises en relais par des conseillers, porte-paroles, chefs de partis et autres amplificateurs de la parole souveraine du chef que sont certains types de médias, surtout audiovisuels, dont les éléments de langage sont truffés de tics verbaux, de palilalies.

Mais il y a quand même une dimension prophétique. Martillimi est un prophète à sa manière, notamment quand il prend ses sauterelles et va avec son peuple lapider l’ambassade de États-Unis. Tout son peuple suit.

La question du prophétisme est importante en effet, et on peut en dire beaucoup sur ces sauterelles, mais ne confondons pas prophète et messie. Le prophète est un annonciateur, il est celui qui ouvre le chemin de l’espérance ; le messie, du moins dans la tradition héritée du christianisme, est un élu, un « oint » déjà advenu, un ou plutôt LE sauveur. Martillimi Lopez n’est pas un prophète, il est celui qui a été attendu et qu’on est allé chercher. Il se met en scène comme libérateur et organisateur d’action collective structurée et se pense peut-être comme une figure messianique appelée à établir un ordre nouveau. La foule qui le suit, le peuple qui s’engage derrière lui est composé de gens qui se sentent eux aussi éligibles voire déjà élus pour participer avec lui au nouvel ordre. Au cœur de cette vision du messianisme, il y a une représentation singulière de la temporalité que chaque dirigeant élu croit accomplir. C’est pourquoi le pouvoir d’État abonde en messies de toute nature, non au sens de Walter Benjamin mais au sens commun de gens attendus, indispensables, annoncés. Ce type de messianisme n’a pas son accomplissement dans la parousie mais dans l’instant, dans la geste d’un homme qui s’en empare mais qui, au moment de se lancer à la tête de la foule, nous fait remonter ce vers de Brecht en mémoire :

Quand viendra l’heure de marcher,
Beaucoup ne sauront pas
Que leur ennemi marche à leur tête[6].

Pour en revenir à ce que nous avons développé précédemment à propos de l’opposition entre le ventre et le bas-ventre prolongé par sa protubérance (la hernie), on peut dire que celle-ci est codée par la jouissance. Jouissance obsessionnelle, compulsive. Jouissance sexuelle dont l’interface, la jouissance du pouvoir, renvoie à la dimension ontologique du « sorcellaire ». Le sorcellaire est la catégorie sociale qui, dans les sociétés bantoues, défie la cohésion du groupe, autorise toutes les transgressions et symbolise le désordre. Le modèle de gouvernance qui nous est proposé actuellement au niveau mondial est de cet ordre. Une gouvernance où la souveraineté politique peut non seulement suspendre la loi mais la transgresser purement et simplement, au point que ce que j’appelle « l’ordre de la transgression » est devenu la puissance politique dans l’exercice de sa souveraineté[7]. Un tel ordre génère une civilisation du désastre. L’Afrique en est le maillon faible. C’est le continent où se focalisent et se dilatent toutes les contradictions du monde qui prennent ici une dimension totalement caricaturale à travers la figure de ses dirigeants, tyrans paranoïaques, jouisseurs et victimes du désordre dont ils sont eux-mêmes les opérateurs.

Est-ce qu’on ne pourrait pas parler de chaos plutôt que de désordre ? Sony dit dans un entretien : « Ma première préoccupation, ce n’est pas un problème de langue, c’est une lutte contre le chaos, c’est l’homme qui lutte contre le chaos, et j’essaie de le dire. »[8]

Et il rajoute juste après dans le même entretien radiophonique avec Apollinaire Singou-Basseha : « Le chaos, c’est l’état naturel de la vie. »[9] Comme quoi, le chaos, ce n’est pas le désordre. Le désordre en appelle toujours à l’ordre alors qu’à l’horizon du chaos, il y a invariablement une nouveauté, quelque chose de nouveau qui se profile, la possibilité d’une recomposition créatrice. À partir du désordre, on revient souvent au stade antérieur. L’antériorité se repositionne. Il n’y a donc de désordre que par rapport à un ordre. Le désordre peut d’ailleurs être analysé, à un certain niveau, comme un trouble structural dont l’occurrence intervient au moment où un système cherche à s’auto-reproduire, à se réengendrer. Et comme le désordre n’apparaît habituellement qu’au moment où les lois qui régissaient l’ordre sont transgressées, on peut avancer à cet effet que le désordre est la face transgressive de la consolidation de l’ordre. La dialectique de l’ordre et du désordre se révèle ici de manière cruciale : aucun ordre ne se maintient sans un désordre sous-jacent. Désordre qu’il génère et entretient à des fins de consolidation. Certes jusqu’à un certain point. Le chaos est au contraire le moment où ce qui ne faisait pas ou ne fait plus sens se pourvoit en création pour accoucher du sens ; où ce qui faisait désordre s’affranchit de cette oscillante stabilité ordre-désordre, avec sa symétrie plus ou moins figée, pour atteindre un niveau de transcroissance que l’on peut qualifier, avec l’aide des physiciens, de « criticité auto-organisatrice » au cours de laquelle se met en place alors, à partir de la situation devenue anomique, éparse, « fractale », bref très complexe, une véritable dynamique de renouveau et de création. C’est pourquoi le chaos surprend toujours, comme un tsunami dont il est d’ailleurs l’exemple type. Avec le chaos, on est bien dans un vortex dont on ne sait comment se sortir, ou plutôt dont on ne sortira qu’avec quelque chose d’autre, quelque chose de différent. Il y a du devenir dans le chaos que l’on ne trouve pas ou du moins pas aussi puissamment dans le désordre. Lorsque Sony dit écrire à partir du chaos, il nous éclaire en fait sur le processus de création en général mais aussi et surtout sur la dynamique de son écriture souvent qualifiée de chaotique. Créer à partir du chaos, c’est prendre une option contre les procédés littéraires connus de symétrie ordonnée, pour une expansion aléatoire et sans retenue de la fécondité imaginative dont l’issue est une irruption du neuf d’où les héros s’échapperont. Ces héros finiront même par lui échapper, même à lui. Un processus que l’on découvre chaque fois qu’on aborde ses romans. Très vite en effet, l’on constate que les personnages commencent à vivre leur propre vie, obéissent à leur propre logique et se sentent engagés de telle manière que leur vécu et leurs lois soumettent l’auteur à l’évolution des phénomènes qu’il décrit dans leur imprévisibilité même.

Et le ventre dans tout ça ?

Justement, la question du ventre, le moyo, fait référence à la stabilité du lignage, à partir d’un ordre lignager bien précis, dans lequel le désordre n’arrive que par ce qui est mis à la marge, le sorcellaire. Le sorcellaire est l’expression lignagère qui désigne tout ce qui fait désordre comme on l’a dit. Il est figuré par un organe spécifique situé dans le ventre de ceux qui sont accusés de sorcellerie, appelons-les « sorciers ». Cet organe, que les premiers anthropologues britanniques ont traduit par Witchcraft Substance et qu’on appelle chez les Kongo kundu, ou suivant les groupes dikundu ou likundu, confère de la puissance, je dirais même de la toute-puissance. Son acquisition se fait soit par initiation (gandulu), soit par le pouvoir d’aînesse. Dans ce second cas, il participe à la cohésion stabilisatrice du groupe et, à ce titre, il est un organe d’autorité, un dispositif qui donne aux aînés, gestionnaires du groupe ou du lignage, le pouvoir de dire la loi. A contrario dans le premier cas, par son acquisition initiatique, individuelle, loin ou hors du groupe, le sujet porteur du kundu travaille toujours à des fins égoïstes dirigées contre le lignage, soit dans un cadre strictement personnel, soit dans celui de regroupements associatifs de « sorciers » pour des transactions cannibaliques, d’anthropophagie symbolique. Ce caractère terrifiant et tant redouté du kundu l’inscrit dans cette dialectique de l’ordre et du désordre dont nous avons parlé. D’un côté, la puissance du kundu maîtrisée par les aînés sert à la stabilité du groupe ; de l’autre, mise au service d’un individu, elle se révèle néfaste et participe à des tensions familiales ou sociales, voire à l’éclatement de la communauté. Le mode de règlement de ces conflits relève souvent de la confession publique, fungula masumu. Toute la communauté se réunit et chacun de ses membres est appelé à s’exprimer sur les faits attribués à la sorcellerie, au désordre : aussi bien ceux qui sont directement concernés, accusés, que les autres membres de la communauté. À la loi de l’entropie, il faut donc opposer celle de la purgation des passions. C’est un mode de règlement de la conflictualité, du désordre, que l’on retrouve chez tous les Bantous. Il a été appliqué lors de la Conférence nationale du Congo-Brazzaville en 1991, en Afrique du Sud avec la « Commission Vérité et Réconciliation » ou au Rwanda avec les gacaca. Ce n’est donc pas une confession individuelle telle qu’on va la voir surgir avec l’Église catholique et son secret du confessionnal. La notion de péché que le pastorat chrétien véhicule donne un statut singulier à la faute. Devenue individuelle, sa réparation ne passe plus que par la pénitence ou la contrition. Quand la confession était publique, la « chose » étant étalée devant tout le monde, le mal semblait conjuré, le sorcier « accusé » était anesthésié et la société vaccinée. C’est peut-être par ce nouveau statut de la faute que l’on peut comprendre le mécanisme par lequel le système colonial et l’évangélisation vont prendre le contrôle social des sujets coloniaux.

Est-ce que tu vois une relation entre la confession et l’exorcisme ?

Une relation existe en effet mais qu’il faut savoir appréhender et comprendre car, à l’inverse du moyo où les deux termes s’imbriquent et se complètent, confession et exorcisme sont dissociés dans le christianisme. La confession est toujours un aveu, qu’elle soit opérée en privé ou en public. La différence entre la confession publique lignagère et celle, auriculaire, que le pénitent fait au prêtre dans le confessionnal, tient à ce que Camus fait dire dans La Chute à son juge-pénitent, Jean-Baptiste Clamence : « La confession de mes fautes me permet de recommencer plus légèrement et de jouir deux fois, de ma nature d’abord, et ensuite d’un charmant repentir. »[10] Cela revient à dire que la confession individuelle n’est pas exorcisante, l’exorcisme étant ce rituel à caractère religieux chargé d’extraire le mal qui a pris possession d’un être humain sous la forme d’un esprit malfaisant. La confession publique lignagère est une conjuration ; celle du confessionnal est un simple exercice de contrition. Dans le christianisme, l’esprit de malfaisance porte un nom, c’est le diable, Satan, Lucifer. C’est ce nom qui a finalement été attribué au sorcellaire en Afrique centrale. Dans la bonne tradition moyenâgeuse de la chasse aux sorcières, on a transformé le sorcellaire en diable. Après un procès en sorcellerie, le « sorcier » du lignage qui fait sa confession publique est guéri ; le diable, on n’en guérit pas. Toujours tapi dans l’ombre, il est celui qui n’advient jamais à la lumière. Tout le contraire du négatif photographique qu’on appelle aussi diable dans certaines langues bantoues. Le négatif de la photo, une fois développé, devenait une photo, un positif. Ce que le diable ne devient jamais, lui qui rejoint toujours les ténèbres d’où il peut continuer à commercer avec la conscience humaine.

Le diable, c’est Lucifer, celui qui apporte la lumière ?

Grande contradiction du christianisme puisque c’est à la lumière de l’Éden que surgit l’ombre du serpent, symbole de ce porteur de lumière qui a désobéi à Dieu mais nous a apporté la connaissance en nous faisant croquer dans la pomme. Grande contradiction, en effet. Les religions non monothéistes ont réglé cette contradiction en évacuant Lucifer mais sans abandonner les démons. Pour elles, la face du monde est toujours entre ombre et lumière. Les ténèbres ne sont l’absence ni de vision, ni de clarté. On le voit avec les fauves ou les chouettes avec leur vision nocturne. C’est pour cela que le sorcellaire est associé au nocturne et peut jouer des mutations, passer d’une espèce à l’autre. Le sorcier en Afrique centrale est celui qui peut se transformer en guépard pour chasser, en antilope pour parcourir des longues distances.

Cette capacité de transformation interspécifique est aussi celle du chamane amazonien que Viveiros de Castro a théorisée sous le concept de perspectivisme[11]. Est-ce que tu vois un rapport avec l’horizon du ventre ?

Je ne peux vraiment pas prétendre être au fait de toute la complexité de la pensée stimulante de Viveiros de Castro, mais à voir de près, il y a bien un lien entre le perspectivisme et l’horizon du ventre, comme nous essayons de l’éclairer. Est-ce cette longue parenté entre le Brésil et le Congo ? Je ne saurais le dire. Sony a toujours caressé le rêve de parler portugais et d’aller au Brésil. Cela ne s’est malheureusement pas fait. Toujours est-il que c’est en Amérique latine, à Buenos Aires plus précisément, que Sony a dit ses premiers poèmes en kikongo. À mon avis, le lien à trouver passe d’abord par cette invitation à laquelle Viveiros de Castro convie les anthropologues : décentrer le regard du côté des communautés humaines observées. Par le fait que la conception que l’on a de ces sociétés a été élaborée exclusivement et ce jusqu’à ce jour selon la perspective de l’ethnologie occidentale. Celles-ci s’auto-institutionnalisent pourtant continuellement, pour parler la langue de Castoriadis. Elles produisent leurs propres outils d’analyse de leur mouvement interne dont la logique bouscule les postulats de leurs observateurs. Ce lien passe aussi par le chiasme anecdotique, souvent évoqué par Lévi-Strauss, qui sert sans doute de pierre angulaire aux Métaphysiques cannibales, le premier grand ouvrage paru en français de Viveiros de Castro. Lors de la rencontre entre les Européens et les indigènes américains du Sud, là où les premiers, tailladés par leurs préoccupations théologiques, se demandaient si les indigènes avaient une âme, les indigènes, de leur côté, se posaient des questions sur la divinité des Européens et sur la nature de leur corps. Or c’est exactement ce type de préoccupations qui traverse les sociétés d’Afrique centrale lors de leurs premiers contacts avec les Portugais, voire plus tard au cours de la seconde évangélisation du Congo. J’en donne un exemple au chapitre 3 de mon livre Les Mutations sorcières… La prise en compte du « cogito cannibale » que promeut Viveiros de Castro, profiterait indubitablement à la pensée contemporaine. Ce serait une formidable occasion d’élaborer des dispositifs épistémologiques inédits, une nouvelle aléthique pourrait-on dire, avec de nouvelles modalités, pour une meilleure appréhension du monde et de soi qui ne soit plus étrangère aux uns et aux autres. À condition, bien sûr, que chacun en assume le vertige et consente au bouleversement que cela induirait… Les anciens colonisés, les chercheurs de ce qu’on appelait encore récemment le tiers-monde, sont plus aptes à cette démarche parce qu’ils peuvent réussir à penser dans plusieurs registres. Je perçois déjà cette tendance chez certains anthropologues africains comme Joseph Tonda, dont le dernier ouvrage, L’Impérialisme postcolonial[12], peut se lire du point de vue de cette vision perspectiviste.

Pour quelles raisons les chercheurs occidentaux seraient-ils moins enclins à y participer ?

Pour la raison toute simple que la pensée occidentale est fondamentalement narcissique, obsessionnellement autoréférentielle et ceci pour tout et dans tous les domaines. Elle ne saurait rompre avec sa centralité qui est une position de pouvoir, de domination. L’Occident ne se pense jamais autrement qu’en universel du monde dont il est le centre et la vérité. C’est ce qui fait dire à Deleuze et Guattari à propos du visage cette phrase que j’aime tant :

les primitifs peuvent avoir les têtes les plus humaines, les plus belles et les plus spirituelles, ils n’ont pas de visage et ils n’en ont pas besoin. Et pour une raison simple. Le visage n’est pas un universel. Ce n’est même pas celui de l’homme blanc, c’est l’Homme blanc lui-même, avec ses joues blanches et le trou noir des yeux. Le visage c’est le Christ. Le visage c’est l’Européen type[13]

Remplacez visage par pensée et vous avez le reste. Ce n’est pas pour rien que le titre que Viveiros de Castro aurait voulu donner à son ouvrage est L’Anti-Narcisse. De toute évidence, les Métaphysiques cannibales nous ramènent à ce dilemme et, d’une certaine façon, à la question de la rencontre et à ce qui en a été issu. Une question qui me hante actuellement. Penser le transbordement, décentrer son regard, c’est se laisser gagner par l’autre et partager ce qu’il apporte sur la base de ce que moi aussi je lui amène, autrement dit, pour m’exprimer dans les termes de Viveiros de Castro, c’est être un « autre Même de l’Autre ». Paul Ricœur parle de « Soi-même comme un autre », nous pensons ici plutôt en termes de « Soi-même de ou dans l’Autre ». On trouve en kikongo et en lingala une belle expression qui résume ce que je viens de dire : Munu angana ou Ngaï angana. Cette expression, que l’on pourrait traduire par « Moi d’autrui », témoigne bien de cette altérité de soi dans le regard de l’autre. Une petite digression pour terminer sur cette question. La première forme de rencontre à laquelle j’ai eu affaire et la plus aboutie est le jazz, la plus belle musique que la rencontre pourtant douloureuse avec l’autre a donnée au monde. Les esclaves débarqués des cales de bateaux négriers, vendus et envoyés dans les champs de coton, s’emparent des instruments des maîtres et écrivent une musique qui, pour être chargée tant en réminiscences du passé africain qu’en souffrances de la traite et de l’esclavage, n’en constitue pas moins l’une des manifestations les plus fécondes de la modernité.

Peux-tu faire le lien entre cette anthropologie de la rencontre et ce que tu disais tout à l’heure sur le prophétisme, l’idée que le prophète apparaît au moment où la rupture s’opère ?

Le prophétisme est l’expression sur le terrain religieux de la crise de la rencontre, du ventre. Mais comment la figurer ? Et qu’est-ce qui se passe lorsque deux systèmes se rencontrent, dans lequel l’un est dominant ? Le meilleur moyen de répondre à ces questions, c’est d’en référer à l’histoire. En 1481, Diego Cao arrive sur les côtes congolaises. Lui et son équipage sont accueillis comme des ancêtres revenus de Mpemba[14], le pays des morts que l’on situe au-delà des mers. Une situation très proche de celle déjà évoquée chez les Amérindiens. Le retour des « ancêtres » sur leurs terres d’origine est une aubaine pour les souverains locaux car il permet de sceller une nouvelle alliance entre la communauté des vivants et la société de ceux qui sont partis. Cette alliance est gratifiée immédiatement par la conversion du roi, le Mani kongo Nzinga Kuwu qui prend le nom de João Ier en hommage au roi du Portugal, Jean II. Pourtant, quelques années à peine après cette conversion, c’est la rupture. Les raisons n’en sont ni personnelles ni religieuses, mais politiques. Les missionnaires portugais exigent en effet que le roi rompe avec la polygamie royale, le sommant d’adopter la monogamie, ce qui aurait eu pour effet de briser l’équilibre des alliances matrimoniales nécessaires à la stabilisation du pouvoir. Pour ne pas sacrifier la stabilité de son royaume à sa nouvelle foi, Nzinga Kuwu alias João Ier rompt avec les missionnaires portugais et les chasse de la capitale Mbanza Kongo. Ceux-ci trouvent refuge dans la province de Nsundi, dirigée par le prince Nzinga Mbemba qui avait été baptisé sous le nom d’Afonso. C’est Afonso qui accède au pouvoir à la mort de son père en 1506 après avoir vaincu militairement les partisans du retour à la religion traditionnelle qui s’étaient coalisés après que Nzinga Kuwu (João Ier) a renié sa foi. Afonso devenu Afonso Ier tente de tirer parti de cette victoire pour consolider l’Alliance. Des relations diplomatiques sont officiellement établies avec la couronne du Portugal et le Saint-Siège qui envoie des missions religieuses successives pour soutenir l’effort d’évangélisation. Le Vatican accueille aussi dans un séminaire à Rome Dom Henrique, le fils du roi qui sera ordonné prêtre et finira même évêque. L’alliance catholique avec la couronne portugaise et Afonso Ier permet ainsi de moderniser l’État. Les Portugais interviennent comme médecins, secrétaires royaux, promoteurs de l’école royale qui accueille près d’un millier d’enfants sept ans à peine après sa création. Une section de cette école, dirigée par une sœur du roi, est même ouverte aux filles. L’alliance est pourtant mise à mal malgré la bonne volonté d’Afonso Iersurnommé l’Apôtre du Congo puisqu’au fur et à mesure de leur installation, ces « ancêtres » se comportent en ennemis des institutions et surtout se révèlent comme des entrepreneurs de la traite transatlantique à laquelle participent même des missionnaires. À la mort d’Afonso Ier, la politique du Portugal à l’égard du royaume change radicalement. Elle ne cherche plus à consolider l’alliance mais à asseoir des rapports de sujétion. Car dans le même temps, les besoins de l’Amérique en main-d’œuvre bon marché portent la traite à son apogée. Des pombeiros écument le pays pour alimenter le marché en esclaves. Ceux qui y font obstacle sont combattus par les armes. Une bataille s’engage à Mbwila (Ambuila) en 1665, au cours de laquelle les forces congolaises sont défaites. La capitale Mbanza Kongo est alors désertée et le pays gagné par les troubles sociaux. C’est dans un climat d’anarchie et de guerres de succession que les Portugais renforcent leur mainmise sur le pays. La traite n’épargne plus personne quel que soit son rang social. C’est à ce moment-là, contre toute attente, que surgissent les premiers prophètes qui sont en l’occurrence deux femmes, Mumalia et Kimpa Vita, Dona Béatrice. La première est une femme d’un certain âge, la seconde une jeune femme de 22 ans. Prophétisme strictement religieux pour la première, prophétisme politico-religieux pour la seconde qui en appelle à l’unité du pays et à une nouvelle foi dont l’origine est inscrite dans l’alliance née de la rencontre mais qui est revue et corrigée par une recentralisation sur le Kongo. La suite est connue, Kimpa Vita est jugée et brûlée vive et le mouvement des antoniens qu’elle avait formé démantelé, ses adeptes vendus et déportés comme esclaves. La seconde rencontre, appelons-la comme ça, sera celle de la colonisation et de la deuxième évangélisation à la fin du XIXe siècle. Elle se présente sous les mêmes auspices. Plus d’esclavage ni de traite, mais une colonisation féroce qui dépossède les autochtones de leur monde à la suite de mesures qui entraînent une suite d’effondrements, environnemental, social (portage, travaux forcés, impôts de capitation) et moral. Une fois de plus, c’est aux prophètes que revient la charge de dénoncer cette situation. Au Congo belge, c’est Simon Kimbangu, à Brazzaville, c’est André Matswa. Il apparaît clairement que la temporalité prophétique est liée à la rupture d’alliance. Le prophète n’apparaît que lorsque le discours produit par celui qui arrive ne correspond plus au message initial qui a permis de l’intégrer dans le lignage, le ventre. C’est une trahison assimilable à de la sorcellerie (kindoki) au sens où le sorcier est celui qui sème la désolation dans le ventre où il a élu domicile. C’est celui qui viole ostensiblement les règles de la communauté pour s’accaparer des biens, de la force vitale des individus, qui transgresse jusqu’à ses propres règles, sa propre loi. Dans Kimpa Vita ou Béatrice du Kongo qui est une pièce de théâtre inédite de 1980, Sony Labou Tansi ouvre la pièce par un viol. Le viol de cette fille, habitée par l’esprit de Saint Antoine de Padoue, le saint patron de Lisbonne, comme porteur de l’Alliance, correspond au viol du pays.

Le Mundele, terme générique par lequel on désigne les Blancs dans le Bassin du Congo, est différent du Portugais dans la hiérarchie. Dans l’œuvre de Sony, il y a des Portugais comme Vauban. Le Portugais, c’est la première rencontre, puis il finit par trahir.

C’est de cette trahison qu’est sûrement né le déclassement du Portugais. Plus exactement de son passé de négrier. Du moins c’est ce qu’affirme le R. P. Van Wing dans Études Bakongo : sociologie, religion et magie[15], un livre qui a longtemps servi de référence et que je cite abondamment dans mes Mutations sorcières. Plus que dans ses romans, c’est dans ses poèmes en kikongo que la verve de Sony contre le « Portugais », dont il souligne la cruauté, est plus tranchante : Tio Lukezo mu nkwa nsiete (« Or cruel était le Portugais »[16]). Il faut peut-être préciser que ce terme de Mundele est lui-même ambigu, au point qu’il ne permet pas seulement de qualifier la « race » au sens morphologique, mais qu’il distingue également les individus dans leur rapport à l’État colonial. J’ai essayé d’en faire la généalogie dans un article paru dans la revue Tumultes en 2017[17].

Est-ce que cette traîtrise introduit dans la relation une violence plus grande, plus destructrice, que ce que l’on connaissait jusqu’alors comme violence ? Dans quelle mesure relève-t-elle de cette « guerre ontologique » menée par l’Occident contre le reste du monde ?

Je ne saurais dire s’il existe des traîtres ontologiquement, sauf à considérer la traîtrise comme un « être au monde » qui ne relèverait pas des individus eux-mêmes mais d’un système social et politique qui se décharge sur eux pour façonner et justifier cette trahison. Je pense que c’est ce qui s’est passé dans l’histoire de la rencontre de l’Occident avec le Kongo, lorsque les Portugais se sont détournés impitoyablement et ostensiblement de leur parole d’antan pour se lancer dans la traite. La trahison implique que ce qui a été accordé, confié à quelqu’un, se retrouve brutalement délaissé pour quelque chose ou quelqu’un d’autre. Dans la trahison, communément admise, il y a forcément un contrat qui a été violé, que ce contrat soit oral ou écrit. Alors que je parlais de cette rupture de contrat lors d’une conférence, il m’a été rétorqué, cyniquement d’ailleurs, qu’aucun contrat n’avait été signé entre les protagonistes. Certes, mais le contrat n’a jamais besoin d’être nécessairement formulé. C’est le cas du contrat amoureux. Il est dans la confiance. Or la confiance est une valeur morale et affective qui fait référence à ce que l’on a de plus précieux, c’est pourquoi elle peut structurer la relation telle qu’elle se tisse entre protagonistes sur la base commune de leur humanité partagée. Sans confiance, il n’y a plus d’humanité. Dans ce cas précis, qu’est-ce que les nouveaux arrivants avaient de plus précieux, sinon leur religion et son principe de fraternité, et pour les hôtes, le ventre, le moyo ? Être frères, c’est justement ressortir du même moyo. C’est pourquoi le ventre a été le lieu de scellement de ce contrat de confiance, de fraternité. Le ventre était devenu le lieu et le socle de l’alliance. J’ai à l’esprit un mot de ma mère qui disait qu’on ne signe un pacte qu’avec le diable, le lien avec Dieu se nomme alliance. Or avec Dieu, aucune signature n’est apposée quelque part, le lien est toujours un lien de parole. Une fois encore, la primauté est à la parole donnée. En rompant le contrat, il a renié sa parole car la confiance n’est assise que sur la parole, sur le dit. Devenu traître à sa parole, donc parjure, celui-ci s’est transformé en un être pour la mort. De la mort de l’autre au travers de la traite. D’où cette cruauté que Sony évoque dans Ngana Kongo à propos des Portugais. Mais de la mort de soi aussi, car le même Portugais s’est mis dans une antinomie totalement inextricable, obligé de déclasser l’autre, celui qui l’a accueilli sur ses terres, de la sphère de l’humanité. C’est à ce moment-là, en effet, que pour justifier la traite et l’esclavage, l’on est allé chercher dans la Bible la malédiction de Sham. Déshumaniser l’autre pour en faire une bête de somme, et ce sur la base des deux instruments, le discours chrétien et la Bible, qui avaient permis de sceller l’alliance avec lui, c’est plus qu’une trahison, c’est une duplicité à caractère sorcellaire. C’est vraiment une relation au dit, à la parole. La traîtrise est dans la parole qui n’assume pas son dit. Le traître est toujours un parjure. C’est peut-être cela la sorcellerie, la kindoki. Car la parole est la part de mon humanité que je mets au service de l’autre dans l’acte de confiance que j’établis avec lui, que je fasse commerce ou non avec lui. Or la parole déserte l’humain dès qu’elle se dévêt de son dit, de son contenu. Le dit s’éloigne de la parole lorsque celle-ci devient pure inflation. On le constate avec toutes ces stations radiophoniques à flots continus qui sont non seulement des moulins à paroles mais des tonneaux (sonores) des danaïdes qu’il s’agit de remplir continuellement sans jamais y arriver. Sony le découvre quand il arrive en France pour la première fois. Il constate qu’on parle beaucoup en France, mais qu’on ne dit rien. C’est par le dit de sa parole que la rencontre devient responsabilité : on devient responsable des personnes que l’on rencontre.

Cela rejoint l’écriture, le sens de la responsabilité dans la raison graphique.

Certainement ! Sartre soulève déjà ce problème dans Qu’est-ce que la littérature ? ou La Responsabilité de l’écrivain. Mais l’écrit excède toujours l’écrivain et il y a des livres dont les propos dépassent les écrits qui y figurent. Raison pour laquelle ils sont souvent sujets à controverse et nécessitent une perpétuelle réinterprétation. C’est le cas de ces trésors de la littérature sacrée que sont le Coran ou la Bible dont le contenu qui n’a jamais cessé d’être commenté et interprété fait toujours polémique, ce qui d’ailleurs permet de faire vivre quantité d’exégètes. Avec ces livres, l’on est sans cesse au bord du contentieux. Selon la lecture qu’on en fait, un texte peut aussi bien dire une chose et son contraire, justifier l’esclavage comme le combattre.

Sony dit qu’il ne fait pas de conférence, mais des rencontres. Il utilise beaucoup le terme de rencontre à l’oral : « Rencontrons-nous. »

Il y a dans la rencontre quelque chose de fondamental : les gens ne se connaissent pas au départ. C’est à partir de leurs échanges, de ce qui se dit entre eux, que s’établit le lien. Dans un texte récent[18], je reviens sur la notion de confluence. Dans les langues kongo, le confluent se traduit Mabwabwana, qui veut dire « le lieu où deux cours d’eau se rencontrent ». Là où les deux cours d’eau se confondent, se partagent, ce qu’ils ont d’essence aquatique commune avec sa bourbe, son limon. Même le plus petit affluent contribue à la force du fleuve : le fleuve ne se remplit que de l’eau de ses affluents dit un proverbe kongo. C’est pour cela que la rencontre est fondamentalement synergétique, même dans ses débordements. Il faut l’imaginer comme une fête où chacun amène quelque chose et, d’un coup, c’est plus que tout ce qui était prévu. C’est à cela peut-être que Sony fait allusion lorsqu’il dit : « Rencontrons-nous. » Que chacun soit une part de l’autre et que la synergie opère.

La rencontre avec les Portugais n’est donc pas coloniale comme elle l’est au Brésil ?

Au Congo, la rencontre avec les Portugais, au moment où elle a lieu, du moins au début, n’est franchement pas coloniale. Elle est agencée comme une rencontre entre États. Ce n’est que plus tard qu’elle se gâte, avec le passage à la traite et au colonial proprement dit. La rencontre est gâchée à partir de ce moment-là, devenant toxique, ce qu’elle n’était pas auparavant. C’est avec ce gâchis que surgit le prophète. Lorsque l’autre ne prend plus sa part d’alliance scellée lors de la rencontre. Ou plus exactement, lorsqu’il prend plus : la terre et les hommes. Le prophète surgit là, au moment d’une rencontre gâchée.

Dans sa correspondance avec la Brésilienne Sonia, Sony lui fait part de sa volonté d’écrire sur l’Histoire[19]. Tu n’as que des noms portugais dans les romans de Sony. Il sait que les Portugais ont été cruels, qu’ils ont pratiqué l’esclavage.

Sony a toujours rêvé de mettre les pieds au Brésil ou au Mexique, terres indiennes, mais cela n’a pas pu avoir lieu. Pour ce qui est du Brésil, ce qui l’intéressait, c’était le cas des Amérindiens. Ce n’est donc pas tant la situation des Noirs ou des descendants Kongo qui interpelait Sony que celle des Amérindiens. C’est la preuve que les dépossédés ne sont pas assimilables pour lui à une quelconque identité de race ou d’ascendance ethnique mais que c’est la condition historique qui est première. La situation des Amérindiens est vraiment celle qui ressemble le mieux à celle des populations du royaume Kongo au moment du contact avec les Portugais.

 

« Je fais de la bouche une autre hernie »
Machin la Hernie, texte de Sony Labou Tansi, mise en scène de Jean-Paul Delore

Octobre 2017, Le Tarmac (Paris)
Réalisation de Julie Peghini et image d’Arnaud Alain

Je fais de la bouche une autre hernie

Sony Labou Tansi


 

vous avez laissé la merde m’envahir, et voici la réponse, il tire le rideau, on voit des tas de merde posés sur des plats peints aux couleurs de la nation, il leur montre les fourchettes, et où est le ministre de l’Énergie : commence ! et sous l’œil des fusils ils défilent pour se servir chacun à son tour, c’est un peu acide mais c’est bon, prenez mesdames prenez messieurs ceci est mon corps ceci est ma hernie, mangez ! ils mangeaient en se regardant avec étonnement, le lendemain, il trouva des crapauds partout dans son palais, avec des ascaris enroulés comme des nouilles, avec l’écriteau : Laure et la panthère, il les trouva jusque dans son bain et jura ce qu’il avait du reste déjà juré : moi Lopez fils de maman jamais plus de ma hernie je ne me baignerai, moi Lopez fils douloureux de maman, jamais plus de ma vie je ne me laverai, il trouva un gros crapaud dans son plat d’aubergine et je l’ai mangé vous le mangerez tous, le crapaud devint plat national, et cela résout en partie le problème de la viande dans un pays où nous avons soixante millions de crapauds. On les éleva, on les vendit dans tous les magasins, séchés, fumés, frais, salés, il les servit à mon collègue du pays de Vauban qui est venu chez nous en visite de hernie, et il n’en est pas mort, il les servit à la délégation sportive du pays de l’instituteur Mao tsö toung et ils n’en sont pas morts, on les mangeait dorés, sautés, en daube, au bouillon, lui les mangeait vivants parce que le crapaud c’est la viande du mâle, il les mangeait au vinaigre sans vos complications de fourchette et compagnie, les prenant par les pattes, il broutait la tête tandis que l’autre morceau continuait à se débattre dans ses mains, mais chaque peuple a ses monuments, Vauban le regardait avec de grands yeux, regarde Vauban national comme j’invente la viande de crapaud pour la gueule du mâle, regarde comme je fais de la bouche une autre hernie.

 

Sony Labou Tansi, Machin la Hernie,
Paris, Revue Noire Éditions, 2005, p. 127-128.

Dans La Parenthèse de sang[20], Sony dit : « Toute création est carnassière. » Comment le comprends-tu ?

La création présuppose quelque chose qui est sous l’emprise de l’inspiration. L’inspiration à son tour est assimilée à un mouvement où, indépendamment de sa volonté, l’écrivain est guidé par des forces surnaturelles, cosmiques, qui lui dictent ce qu’il transcrit sur la feuille. On est dans un état de grâce ou de transe qu’on a souvent attribué à Sony. L’idée n’est pas saugrenue au vu de ses manuscrits dont l’écriture limpide coule presque de source, souvent sans aucune rature, pris comme dans une sorte d’automatisme subconscient. Mais de là à dire que c’est de l’écriture automatique, je n’irai pas jusque-là. On ne peut pas négliger l’acharnement quotidien de Sony à la tâche. Ce qu’il avoue lui-même : « J’écris parce que la page blanche me chagrine et me donne la nausée. Elle me fait pitié. »[21] On le voit bien avec ses manuscrits. Des gribouillis, des dessins, des notes éparses, des bribes de pensées jetées par-ci, par-là ; on a vraiment envie de dire : « Pitié pour la feuille qui n’a pas été noircie. » Nous sommes bien loin du cauchemar de la feuille blanche. Cette obsession de Sony pour la page à noircir absolument, me fait penser à la tension permanente dont parle Nietzsche dans la Naissance de la tragédie entre l’apollinien et le dionysiaque. De ce point de vue, la création ne peut être que carnassière, c’est-à-dire qu’elle se nourrit de la viande de l’auteur, le bouffe de l’intérieur pour l’obliger à « nommer l’innommable »[22], la peur, la honte, ou l’espoir, nous dit encore Sony. Conscient d’appartenir à la réalité de son environnement dont il est en même temps détaché, il est pris dans la sommation de devoir l’éclairer, en mission de désigner les troubles qui l’affectent pour les rendre intelligibles et « pour remettre à plus tard la mort du roman, pour semer le doute dans l’esprit de ceux qui croient en son inexistence »[23]. Carnassière, j’avoue que l’écriture est carnassière. Et Sony est rongé par cet étrange exercice de lucidité, comme il le nomme lui-même, qui le pousse à dénoncer le cosmocide, le crime de lèse-humanité pour faire homme en lui : « En fait, j’écris (ou je crie) pour qu’il fasse homme en moi. Mon écriture, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, vient d’une certaine peur que j’ai de me tromper. »[24] Et faire homme en soi par peur de se tromper, n’est-ce pas le meilleur moyen d’être bouffé de l’intérieur par cette substantia scriptori (comme on parle de la Witchcraft Substance) qui lui fait produire cette écriture entêtante, entêtée, dont l’inconfort, loin d’être inhibant, est sa propre thérapie ? Ce mouvement intérieur pulsionnel qui le pousse dans cette urgence à écrire, à dire, est inscrit dans le ventre. C’est là que se concentre toute la puissance du verbe, de la parole agissante dont la scène de théâtre devient le lieu de formulation, du dit. On est de toute évidence dans l’ordre du sacré, du numineux et il y a bien une parenté avec la Witchcraft Substance comme je viens de le dire. Le ventre, c’est là que se loge la chose, le « monstre » qui gît en chacun des héros sonyens pris dans leurs conflits les plus destructeurs, leurs rêves les plus obsessionnels. Les Anciens avaient le fatum contre lequel se dressaient les héros de la tragédie grecque. Les héros du théâtre sonyen, eux, ont cette monstruosité qui travaille tout leur être, dans le ventre, et qu’ils s’appliquent à déjouer en vain. Les « vicissitudes » du ventre, tel est peut-être le sens de la cruauté du théâtre de Sony, qui le relie directement à Artaud et qui provoque chez nous ce choc. L’origine de ce choc provient aussi bien de la démesure des gestes symboliques que des dialogues où l’outrance s’affranchit même de la bienséance et se joue de tout : transes, rituels de guérison dont le Kinginzila, mise en scène des corps en excès de soi, tour à tour obscènes, scatologiques. Après tout, comme dirait Artaud : « Là où ça sent la merde ça sent l’être. »[25] Mais soyons clairs, si la « cruauté » est, comme chez Artaud, la base de tout spectacle (voir Le Théâtre et son double), il n’est nullement question de cruauté arbitraire, gratuite ou de scènes cruelles pour elles-mêmes. Il s’agit au contraire de nous faire part de la cruauté de l’existence. Or quoi de plus palpable dans sa férocité que l’existence quotidienne en postcolonie ? En préparant cet entretien, j’ai relu quelques textes d’Antonin Artaud et je suis tombé sur ce passage de L’Ombilic des Limbes que j’aimerais vous lire, tellement il est éclairant sur cette filiation avec Sony et… Tchicaya Utam’si aussi :

Un ventre fin. Un ventre de poudre ténue et comme en image. Au pied du ventre, une grenade éclatée.
La grenade déploie une circulation floconneuse qui monte comme des langues de feu, un feu froid.
La circulation prend le ventre et le retourne. Mais le ventre ne tourne pas.
Ce sont des veines de sang vineux, de sang mêlé de safran et de soufre, mais d’un sang édulcoré d’eau.
Au-dessus du ventre sont visibles des seins. Et plus haut, et en profondeur, mais sur un autre plan de l’esprit, un soleil brûle, mais de telle sorte que l’on pense que ce soit le sein qui brûle. Et au pied de la grenade, un oiseau.
Le soleil a comme un regard. Mais un regard qui regarderait le soleil. Le regard est un cône qui se renverse sur le soleil. Et tout l’air est comme une musique figée, mais une vaste, profonde musique, bien maçonnée et secrète, et pleine de ramifications congelées.
Et tout cela, maçonné de colonnes, et d’une espèce de lavis d’architecte qui rejoint le ventre avec la réalité[26].

« La parole est un monstre »[27] est-il écrit dans Le mort te dit adieu toi qui restes vivant, une première version de Machin la Hernie.

Sans aucun doute, la parole est monstre lorsqu’elle se change en verbe, c’est-à-dire en manifestation concrétisée d’une action. « Et Dieu dit que la lumière soit. » Le point fondamental, c’est la distinction entre la parole et le dit. Le dit relève du verbe, là où le verbe peut se passer de parole. Dieu ne parle pas, il dit. Parler, tout le monde peut le faire, mais sans rien dire. Dans le dit au contraire, la vérité du sujet est à l’œuvre, sans quoi ce qu’il dit n’a pas de sens. Et ce sens peut avoir valeur curative, thérapeutique ou le contraire. Deux mots existent pour « dire » et « parler » chez les Kongos : kuzonza et kutuba. Kuzonza, c’est parler, du point de vue du lignage, la langue du ventre. De quelqu’un qui aurait été atteint par la parole, on dit : « Mazonza ma mubakidi. » En lari, le kikongo urbain de Brazzaville, le verbe « dire » se dit . Or a plusieurs sens. D’un côté, c’est mordre, piquer, par tout animal ou insecte à venin. Il y a dans le dit une part de morsure, de piqûre, de venin et donc d’inoculation. La morsure venimeuse, c’est ce qui pénètre et affecte au point de rendre malade ou de conférer une immunité. De l’autre côté, se traduit par « jeter un sort ». On dit par exemple, « Bwazi ba mutele » : on lui a jeté le sort de la lèpre, littéralement « on lui a dit la lèpre ». Vénéneux ou sortilège, le dit est l’expression d’une parole monstre, inoculée. Sony parle souvent de transmettre la vérole : « je suis vénéneux » aime-t-il à dire.

Cela rejoint l’étymologie de « montrer ». C’est quasiment indexer.

J’en suis presque sûr. Être atteint par la parole, subir le sort du dit, c’est de toute évidence être montré du doigt, être mis à l’index. Dans toutes les langues, il doit y avoir originellement un sens identique du dit qui s’est perdu avec l’inflation de la parole, lorsqu’on a commencé à parler pour ne rien dire et que le non-dit s’est immiscé dans les failles du discours.

On raconte au Brésil que si les Indiens Caetés ont dévoré le premier évêque du Brésil, Pero Fernandes Sardinha (une dévoration que Oswald de Andrade considère comme l’acte fondateur du Brésil[28]), c’est parce qu’ils ne parvenaient pas à le faire taire, parce qu’il ne cessait de parler pour ne rien dire. Peut-être fallait-il le manger pour savoir ce qu’il avait à dire.

Je ne sais pas pourquoi cet exemple me fait penser à tout à fait autre chose concernant ceux qui se proclament prophètes actuellement. Les sectes pullulent et chacun de ceux qui se trouvent à la tête d’une église ou d’une secte s’autoproclame prophète : on en compte des milliers sur le continent. Faute de manger l’évêque ou le maître, ils avalent son livre et se mettent à le réciter. À l’image des dictateurs africains qui, après avoir lu la pensée du maître, se mettent à parler et agir comme lui, c’est-à-dire comme leur propre ennemi. Les prophètes d’avant étaient ceux de l’alliance, ceux d’aujourd’hui sont le fruit de l’indigestion du Livre, c’est pourquoi ils parlent comme leurs ennemis au nom du Livre. Mais plus prosaïquement, cette histoire me rappelle celle que racontaient mes parents. On dit que dans les années 1940 au Congo, en plein mouvement anticolonialiste matswaniste (du nom d’André Matswa), des curés auraient été frappés par une épidémie d’aphonie. L’extinction de la voix arrivait toujours, dit-on, lors des prêches dominicaux. La population s’en était saisie pour dire qu’on leur avait « mangé » la voix afin de savoir ce qu’elle contenait, si elle disait vrai.

La rencontre est unilatérale : le Congo se fait mordre et l’autre n’est jamais pris.

Les rois du Congo sont entrés dans l’alliance. Ils sont devenus chrétiens et la cour a établi des liens qu’elle croyait durables avec le Portugal et le Vatican. L’autre, cependant, n’a jamais pris sa part d’alliance. C’est peut-être cela le tournant des rapports coloniaux de ces derniers siècles. L’histoire des colonisations a montré qu’après la conquête, colonisateurs et colonisés finissaient par se familiariser ; chacun prenant chez l’autre ce qui lui faisait défaut ou qui lui convenait. Les régions colonisées par Rome y ont apporté leur cosmogonie, leur philosophie, leurs cultures ou leurs technologies. Avec les colonisations modernes, le colonisateur devient omniscient, il ne prend rien. Il impose tout. Ou plus exactement, il prend les minerais, les matières premières et impose ses marchandises. S’il reste une morsure c’est celle de marchandise et de son venin anesthésiant. Même les rapports humains se transforment en rapports entre marchandises, puisque l’humain devient une marchandise : capturé, enchaîné, vendu, exploité. La traite transatlantique n’est autre que cela.

James Baldwin dit que ce qui singularise les Blancs, c’est de ne pas croire dans leurs principes[29].

Peut-être y croient-ils pour les autres ? C’est pour cette raison, sans doute, que les termes par lesquels on appelle le Blanc dans certaines régions d’Afrique centrale (Mundele, Ontangani, Mzungu) ne comportent pas de signification proprement humaine. Le Blanc n’est pas un muntu, un être de parole. Il ne sait pas dire les choses ou quand il les dit, c’est pour mieux s’en détourner ou les trahir.

Dans Machin la Hernie, il y a une double voix. Par exemple : « Cette terre qui prend la parole des hommes parce qu’il n’y a plus qu’elle qui puisse parler sans danger. »[30] Il y a deux moments d’Apocalypse où seule la terre peut parler.

J’aime ce texte pour cela. Mais peut-on vraiment penser que la terre « puisse parler sans danger » ? Je ne saurais le dire aujourd’hui où la terre nous parle de ce que la vie qu’elle porte est en danger. Elle nous dit que nous sommes en danger nous aussi. Mais l’humain l’écoute-t-elle ? Il lui faut l’expérience du négatif, du jusqu’au-boutisme de la sottise, de l’aveuglement pour commencer à prendre conscience. Toujours est-il qu’il y a bien une analogie dans la pensée lignagère entre la terre et le ventre. Terre et ventre ont pour principe de base la vie. Étymologiquement, le ventre, moyo, est synonyme de vivant, de ce qui relève de la vie et donc de la terre qui est sa source première. Impossible, donc, de nier que la vie se manifeste aussi bien dans le changement climatique que dans la plus ténue des croissances organiques ou dans la structuration des êtres entre eux. Or dès que l’unité du ventre est brisée avec le bris de l’alliance, rien ne fait plus signe entre affins ou entre individus. Il ne revient plus qu’à la terre qui est première dans l’ordre de la vie de prendre la parole et de dire, c’est-à-dire de faire signe, de crier. Mais dans ces conditions, il est à craindre que sa parole soit toujours une catastrophe annoncée. Le rapport avec ce que nous vivons actuellement sur le plan écologique est indéniable.

Est-ce que le prophétisme est une manière de reprendre la responsabilité de la rencontre qui a eu lieu et de mordre l’autre ?

Assurément, le prophétisme est la réponse du ventre à l’échec de la rencontre, donc de l’alliance. Mais pour bien le comprendre, il faut en finir avec cette idée, fortement répandue chez les ethnologues, que le prophétisme africain en général et le prophétisme kongo en particulier ne seraient que l’expression d’un nationalisme grossier et, sous couvert d’églises dissidentes des missions chrétiennes, chercheraient à s’adapter à la nouvelle situation de domination et ce, en syncrétisant des dogmes chrétiens aux croyances traditionnelles. Cela peut se comprendre dans le contexte colonial de la deuxième vague d’évangélisation au XIXesiècle. Mais cela n’a aucune pertinence lors de l’irruption du prophétisme au XVIe et XVIIe siècles. Dans l’ordre des événements qui donnent naissance au prophétisme kongo à cette époque, il y a avant tout la désillusion de la rencontre, l’échec qui en résulte et l’impossibilité du renouveau de l’alliance. C’est encore Sony qui l’illustre le mieux dans « Ngana Kongo », ce poème en kikongo dont on n’a pas encore fini de discuter :

Buna Kongo diedi kongo
a Lukezo nsio nkwa nsiete
Wa Lukezo bu ka yiza
………
Mwana Kongo ni ka konguna
En ce temps-là le Congo était le Congo
Or cruel était le Portugais
Écoute ! Quand le Portugais est arrivé
………
L’enfant du Congo s’est mis à sangloter[31]

Ensuite, il y a l’éveil qu’on peut assimiler aussi à une révélation, où d’un seul coup quelque chose se passe. Le temps de l’éveil est un événement marqué par l’entrée en scène d’un nouvel acteur, un sujet agissant qui vient donner du sens à tout ce que tout le monde voyait mais sur lequel on n’arrivait pas à apposer une parole. Cet être n’est autre que le prophète. Le prophète est celui qui ne peut se résoudre devant l’effondrement de sa communauté et la mort programmée des siens et qui acquiert par cette révélation la possibilité de dépasser les limites de sa propre finitude. De la transcender en direction de quelque chose qui excède son être tout entier. Il sait qu’il s’expose à une mort inéluctable ; il se sait condamné d’avance mais la puissance contagieuse de la mission grâce à laquelle sa parole devient audible, est un impératif auquel il ne peut se dérober et qui rappelle que ce qui est en jeu, c’est la plénitude de la loi de l’alliance. D’où la nécessité de la revisiter dès le départ en partant des apports oblatifs que les autres ont mis au service de l’alliance. Or ceux-ci sont entièrement contenus dans leur livre, la Bible. C’est ainsi que la Bible vient à jouer un rôle très important dans l’éveil prophétique car c’est avec le message qui y est contenu que les nouveaux arrivants sont entrés en alliance avec les partenaires du moyo. Tout comme le formule le grand écrivain algérien Kateb Yacine, lequel parlait de la langue française comme d’un butin de guerre[32], on peut dire la même chose de la Bible. Non comme butin mais comme moisson. L’enseignement majeur de ce livre, c’est que Dieu (Yahweh) établit avec les descendants d’Abraham une alliance dont le socle sera les Tables de la loi. Avec la Bible, l’alliance née de la rencontre cesse d’être exclusivement basée sur la loi du lignage en tant que cohésion morale de la société ; elle entre dans un autre registre, une autre dimension, ouverte par le Livre. Son but, désormais, est de faire advenir le lignage comme « peuple de Dieu ». À ce moment-là, le dit du prophète puise dans le Livre les raisons testamentaires de cette nouvelle alliance à partir de ce que l’autre n’avait pas pu énoncer ou dire. Il en résulte une certaine manière de lire les Écritures qui ne parie pas sur le futur mais annonce que l’alliance est un lieu saint ouvrant un avenir qui dépassera le passé et le présent. La puissance de l’alliance n’est plus dans son origine mais dans son eschatologie. Parce qu’elle annonce un avenir, la nouvelle alliance contredit la réalité présente et incite à la transformer et à agir pour la venue de cet autrement promis qui permettra de ne pas rejeter l’autre. À partir du moment où lui n’a pas tenu sa promesse, c’est à moi d’accomplir cette promesse et donc de le sauver de son parjure. Parce que l’autre reste toujours susceptible d’être sauvé. On retrouve ces propositions prophétiques chez des penseurs comme Fanon, Baldwin : il faut sauver le Blanc de sa propre déshumanisation. Chez Sony aussi. Le sauver de lui-même, c’est lui faire prendre conscience de son inexistence sans ma présence à côté de lui. Il y a ce texte mis en prière d’insérer d’Encre, sueur, salive et sang, où il est question de monstruosité et de catastrophe avec des accents à la Walter Benjamin :

Pourquoi avez-vous si peur d’apprendre qu’on existe ? Effectivement, je vous le dis, on existe. Si vous avez peur, c’est que vous êtes dans le camp de la catastrophe. C’est que vous fuyez la vie et ça ne suffit pas pour inexister. Ça ne sera jamais tout à fait moi qui parle, mais le monstre en moi. Ça ne sera d’ailleurs jamais tout à fait vous en face, mais la part de monstre en vous endormie, et que je réveille intentionnellement, dans une véritable affaire d’identité. C’est-à-dire que vous n’y verrez clair que si vous avez le pied profondément humain. Je répugne. C’est mon métier[33].

 

 

Notes

[1] Patrice Yengo, « Le ventre dans l’écriture de Sony Labou Tansi et Tchicaya U Tam’si »Continents manuscrits [en ligne], 1|2014, mis en ligne le 22 avril 2014.

[2] Patrice Yengo, Les Mutations sorcières dans le bassin du Congo. Du ventre et de sa politique, Paris, Karthala, 2016.

[3] Sony Labou Tansi, L’État honteux, Paris, Seuil, 1981, p. 7.

[4] Sony Labou Tansi, « Postface parlée », L’Autre Monde. Écrits inédits. Paris, Revue Noire Éditions, 1997, p. 146 : « Dans L’État honteux, par exemple, j’ai voulu faire une loufoquerie, un rire grand comme ça, un rire de 140 pages, et même ce n’était pas un rire de 140 pages c’était un rire de 500 pages, et les éditions du Seuil m’ayant dit oh là là personne ne pourra lire, alors on est venu à 140 pages mais j’ai vraiment voulu faire un rire comme ça, un rire explosif. »

[5] Machin la Hernie, texte de Sony Labou Tansi, mise en scène de Jean-Paul Delore, création en avril 2016 au Tarmac (Paris).

[6] Bertolt Brecht, Poèmes de Svendborg, trad. Maurice Regnaut, Armand Jacob, Gilbert Badia, Claude Duchet, Jean-Paul Barbe et Eugène Guillevic, dans Poèmes. Tome 4 : 1934-1941, Paris, L’Arche, 1966.

[7] Patrice Yengo, « L’ordre de la transgression. Imaginaire du pouvoir, souveraineté postcoloniale et “démocratie’’ en Afrique centrale », Sociétés politiques comparées, n° 45, mai-août 2018.

[8] Sony Labou Tansi, « Le métier d’écrivain selon Sony Labou Tansi : extraits des entretiens radiophoniques avec Apollinaire Singou-Basseha », dans Nicolas Martin-Granel et Gréta Rodriguez-Antoniotti (dir.), Approche génétique des écrits littéraires africains. Le cas du Congo, Études littéraires africaines, n° 15, 2003, p. 38.

[9] Ibid.

[10] Albert Camus, La Chute, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1956] 2019 p. 147-148.

[11] Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, trad. Oiara Bonilla, Paris, PUF, coll. Métaphysiques, 2009.

[12] Joseph Tonda, L’Impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015.

[13] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 216.

[14] Sylvain Bemba, Le soleil est parti à M’pemba, Paris/Dakar, Présence africaine, 1982.

[15] Joseph Van Wing, Études Bakongo. Sociologie, Religion et magie, Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1959.

[16] Sony Labou Tansi, « Ngana Kongo », Poèmes, édition critique et génétique de l’œuvre poétique coordonnée par Nicolas Martin-Granel et Claire Riffard, en collaboration avec Céline Gahungu, Paris, CNRS Éditions, coll. Planète Libre, 2015, p. 1213.

[17] Patrice Yengo, « Mundele. Quand, dans le Bassin du Congo, le nom du Blanc dit la violence et la mort », Tumultes, 1|2017, n° 48, p. 71-85.

[18] Patrice Yengo, « Clôture coloniale, horizon messianique : Alliance et contrat prophétique dans le Bassin du Congo », dans Abel Kouvouama, Patrice Yengo et Robert Ziavoula (dir.), À l’ombre de la ligne de fuite, une alternative de possibles, Paris, Paari, coll. Germod, à paraître.

[19] Voir Nicolas Martin-Granel, « Saudades : le Brésil de Sony Labou Tansi », dans Daniel Delas (dir.), Afrique – Brésil, Études littéraires africaines, n° 43, 2017, p. 105-131.

[20] Sony Labou Tansi, La Parenthèse de sang, Paris, Hatier international, coll. Monde noir, 2002.

[21] Sony Labou Tansi, « Lettre aux intellocrates de la médiocratie parlementaire », Encre, sueur, salive et sang, op. cit., p. 142.

[22] Sony Labou Tansi, « L’écrivain face à la polémique », Encre, sueur, salive et sang, op. cit., p. 47.

[23] Ibid.

[24] Ibid. p. 48.

[25] Antonin Artaud, « La recherche de la fécalité » lu par Roger Blin, Pour en finir avec le jugement de Dieu, Atelier de création radiophonique, 1947.

[26] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, p. 60.

[27] Voir le manuscrit de 1978 présent dans le fonds Sony Labou Tansi à la Bfm de Limoges : http://sonylaboutansi.bm-limoges.fr/items/show/226

[28] Oswald de Andrade date son fameux Manifeste anthropophage de « l’An 374 de la Déglutition de l’évêque Sardinha ». Voir Oswald de Andrade, Manifeste anthropophage, trad. Lorena Janeiro, Paris/Bruxelles, Black Jack Éditions, 2011.

[29] James Baldwin, « Au pied de la Croix. Lettre d’une région de mon esprit », La prochaine fois, le feu, trad. Michel Sciama, Paris, Gallimard, 2018, p. 43.

[30] Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, Paris, Revue Noire Éditions, 2005, p. 283.

[31] Sony Labou Tansi, « Ngana Kongo », Poèmes, op. cit., p. 1213.

[32] Kateb Yacine, L’Œuvre en fragments. Inédits littéraires et textes retrouvés, Paris, Sindbad/Actes Sud, coll. La Bibliothèque arabe Littératures, [1986] 2012.

[33] Sony Labou Tansi, « Préface à La Parenthèse de sang », Encre, sueur, salive et sang, op. cit., p. 28.

 

L’auteur

Patrice Yengo, anthropologue, est chercheur associé à l’Institut des mondes africains de l’EHESS. Enseignant en pharmacologie à la faculté de médecine de Brazzaville, il s’est ensuite orienté vers l’anthropologie médicale puis politique à la faveur des bouleversements sociaux et les conflits politiques apparus en Afrique centrale au lendemain de l’effondrement de la bipolarité est-ouest. Contraint à l’exil à la suite de la guerre civile du Congo-Brazzaville en 1998, il a soutenu une thèse en anthropologie politique, suivie d’une habilitation à diriger des recherches et d’une résidence à l’Institut des études avancées de Nantes (2010-2012). Parmi ses écrits, il a publié aux éditions Karthala La Guerre civile du Congo-Brazzaville en 2006, ainsi que Les Mutations sorcières dans le Bassin du Congo en 2017.

 

Pour citer ce document

Patrice Yengo, « Machin la Hernie : hybris et vicissitudes du ventre », entretien réalisé par Nicolas Martin-Granel, Jean-Christophe Goddard et Julie Peghini, thaêtre [en ligne], Chantier #5 : Machin la Hernie : théâtre monstre (coord. Jean-Christophe Goddard et Julie Peghini), mis en ligne le 8 décembre 2020.

URL : https://www.thaetre.com/2020/12/08/machin-la-hernie-hybris-et-vicissitudes-du-ventre/

 

À télécharger

Machin la Hernie : hybris et vicissitudes du ventre

 

 

Les commentaires sont clos.