Garbo/Bernhardt : morceaux de bravoure mélodramatiques

 

Note d’intention

 

Cet essai vidéo vise à mettre en relief à quel point la version filmée de La Dame aux camélias avec Greta Garbo (Camille, George Cukor, MGM, 1936) s’inspire de la manière dont Sarah Bernhardt a définitivement marqué le rôle dans la culture américaine, malgré l’existence de nombreuses autres versions[1].

L’examen de la genèse du film de Cukor révèle que le scénario est en partie revenu à la version française d’Alexandre Dumas, y compris parce que la MGM n’avait pas les droits de précédentes adaptations américaines de la pièce[2]. Mais les points communs les plus forts me semblent moins relever de questions scénaristiques que de la direction d’actrice dans les séquences emblématiques du style mélodramatique. Il ne s’agit pas de dire que Garbo imite Sarah Bernhardt (qu’elle n’a d’ailleurs probablement pas vue directement sur scène), d’autant que la star suédoise apporte aussi au rôle une composante ironique propre. Mais les morceaux de bravoure mélodramatiques, les séquences longues fondées sur l’expression de l’émotion et son contrôle sont similaires dans leur conception spectaculaire. La culture théâtrale du réalisateur George Cukor en est un élément d’explication, de même que l’étude de la circulation des spectacles théâtraux français via les tournées internationales de grandes actrices qui montre que le jeu des divas européennes a constitué aux États-Unis un élément de définition de certains rôles[3].

L’essai analyse donc les séquences gestuelles de Camille conçues à la manière de Sarah Bernhardt, qui reprennent moins le détail de chaque mouvement qu’un style général fondé sur les mêmes codes mélodramatiques et enchaînements de postures. Les morceaux de bravoure du film de Cukor, qui sont d’ailleurs identiques à ceux retenus dans la version condensée de la pièce filmée de Sarah Bernhardt (La Dame aux camélias, Pathé, 1912), se déroulent avec le même répertoire de gestes (poses, manière de toucher les objets et de manifester les symptômes de la maladie et/ou de l’émotion). Les films avec Bernhardt, comme les nombreuses photos de ses spectacles reproduites dans la presse américaine font que sa palette gestuelle était largement identifiée par le public, y compris par ceux qui ne l’avaient pas vue sur scène. Ces reproductions filmées ou photographiées ont d’ailleurs figé la perception du style de Bernhardt dont les multiples performances scéniques étaient aussi connues pour leur diversité et capacité à se renouveler.

Il ne s’agit absolument pas de forcer le rapprochement : le parallélisme montre aussi toutes les nuances derrière les séquences gestuelles communes. Les surimpressions au début et la fin de l’essai rappellent les différences de traitement propres à chaque scénario et surtout le rapport entre chaque diva et son média de prédilection. Si les deux fins impliquent de dilater l’instant de la mort de l’héroïne par un mouvement, il est chez Cukor celui de la caméra qui se recentre sur le visage de Garbo (évoquant la célèbre fin de Queen Christina), alors que les fameuses morts de Sarah Bernhardt se sont toujours inscrites dans des espaces scéniques larges et le mouvement est celui du corps qui tombe (une particularité apportée au rôle par Bernhardt était de mourir debout).

Le choix d’une forme sans dialogues est non seulement destiné à homogénéiser les deux interprétations, mais il est aussi cohérent avec le jeu de Garbo qui, même à la période du parlant n’a pas radicalement changé de style par rapport à ses prestations muettes. La part de conventions associées à la fois au cinéma muet et au style mélodramatique issu du théâtre est encore tout à fait admissible dans le cinéma hollywoodien des années 1930, grâce à son lien avec la culture légitime qui évite de la faire paraître datée. Au-delà de la lettre des répliques donc, et des changements de détails de l’action entre les différents films, c’est le jeu de la diva qui constitue la composante spectaculaire première.

La première partie, la scène du sacrifice demandé à Marguerite Gautier par le père d’Armand Duval, s’appuie sur l’ordre des plans de la scène de Garbo (malgré quelques raccourcis) et y inclut des gestes de Bernhardt indépendamment de leur ordre pour faire percevoir les échos. J’emprunte aussi pour Bernhardt les gestes d’une scène de Tosca (Pathé, 1908) qui présente la même situation de sacrifice imposé à l’héroïne. La répétition de certains fragments avec Sarah Bernhardt est certes liée au caractère lacunaire des sources, mais vise surtout à souligner les effets de répétition présents dans l’interprétation de Garbo.

La deuxième partie examine les scènes qui associent la maladie et l’intrigue romantique, combinées de la même façon dans les deux versions : l’expression des symptômes de la tuberculose coïncide avec celle de l’émotion amoureuse, mêlant souffrance physique et souffrance morale et affective. C’est le volet principal de l’exercice de style que constitue par excellence La Dame aux camélias. Cette partie de l’essai affiche moins les échos qu’un principe de continuité dans le montage, afin de faire ressortir la manière dont les gestes de l’une se raccordent aisément avec ceux de l’autre, et de superposer les deux dynamiques de jeu. Ici les gestes de Sarah Bernhardt sont dans leur ordre originel même si, de nouveau, les deux scénarios diffèrent légèrement et la scène du casino constitue ici un faux récit. Mais le moment essentiel de la mort de l’héroïne présente en revanche une séquence de gestes et de mouvements quasiment identiques dans les deux versions, dans leur ordre comme dans leur rythme.

 

Notes

[1] Pour une étude qui envisage le rapprochement des deux comédiennes du point de vue des studios, voir Marguerite Chabrol, « ‘‘La nouvelle Sarah Bernhardt’’. Greta Garbo et le mythe de la diva cosmopolite »thaêtre, mis en ligne le 12 septembre 2022.

[2] Collection Turner / MGM Scripts, Margaret Herrick Library.

[3] Marguerite Chabrol, « Héritages du théâtre français chez George Cukor : Paris-Broadway-Hollywood », dans Giusy Pisano et Jean-Marc Larrue (dir.), Les Archives de la mise en scène. Hypermédialités du théâtre, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 273-291. L’article montre en particulier comment on retrouve dans les films Camille et Zaza des gestes et modes d’interprétation des scènes provenant des versions respectives de Sarah Bernhardt et Réjane.

 

L’autrice

Marguerite Chabrol est professeure en études cinématographiques à l’Université Paris 8. Elle a codirigé avec Tiphaine Karsenti Théâtre et cinéma. Le Croisement des imaginaires (PUR, 2013), ainsi que plusieurs ouvrages sur le film musical hollywoodien (avec Laurent Guido, une édition critique de Jane Feuer : Mythologies du film musical, Les Presses du réel, 2016 ; avec Pierre-Olivier Toulza, Stars et solistes du musical hollywoodien, Les presses du réel, 2017). Elle a écrit De Broadway à Hollywood. Stratégies d’importation du théâtre new-yorkais dans le cinéma classique américain (CNRS Éditions, 2016) et Katharine Hepburn. Paradoxes de la comédienne (PUR, 2019). Membre du comité de rédaction de la revue thaêtre, elle y coordonne la série consacrée aux divas et lui a consacré deux articles intitulés « Bette Davis et les divas de Broadway » et « Mae West et Diamond Lil. Une étoile comique est née ».

 

Pour citer ce document

Marguerite Chabrol, « Garbo/Bernhardt : morceaux de bravoure mélodramatiques », thaêtre, mis en ligne le 12 septembre 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/09/12/garbo-bernhardt-essai-video/

 

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Garbo/Bernhardt : morceaux de bravoure mélodramatiques

 

 

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