« La nouvelle Sarah Bernhardt »

Greta Garbo et le mythe de la diva cosmopolite

Lorsque le star system hollywoodien se développe dans les années 1920 et jusqu’aux premiers temps du parlant au début des années 1930, l’industrie du cinéma vise de larges marchés internationaux et produit des films dont les personnages semblent ne pas toujours avoir de nationalité particulière. Les stars considérées comme les plus fascinantes et intenses étaient souvent d’origine européenne et le fait d’être étranger·e impliquait moins une appartenance à un pays et une culture définie que leur dépassement[1]. Cette dimension cosmopolite s’articulait à deux aspects plus spécifiques. Le premier semble évident, puisque tant que le cinéma est muet, le langage parlé par la star n’a pas d’implication sur le contenu de la représentation et peut être remplacé par des intertitres en toutes langues. Les histoires du cinéma ont toutefois montré que le début du cinéma parlant a étonnamment bien survécu à la transition sonore : malgré des victimes collatérales, les voix et accents de certaines stars étrangères ont connu un succès inattendu auprès du public, si bien que le début de la décennie 1930 a vu se prolonger la « fièvre de l’étranger » (« foreign fever ») selon la formule d’un magazine de cinéma américain[2].

Le deuxième aspect du cosmopolitanisme des débuts de Hollywood, moins connu, est tout aussi essentiel pour ce qui concerne les stars, puisque les années 1920 sont la période de transition du star system de la scène à l’écran. Le théâtre nord-américain s’est en partie construit à partir de modèles européens, notamment le théâtre français qui y demeure l’influence étrangère majeure jusqu’à la fin de la décennie qui voit Broadway devenir une institution nationale[3]. La construction du star system s’y était amorcée depuis la fin du XIXe siècle, notamment autour de la forte présence des actrices européennes à renommée internationale comme Eleonora Duse, Gabrielle Réjane ou Sarah Bernhardt. La notion même de la grande actrice s’est définie autour de ces personnalités de la scène, de leurs principaux rôles, de leurs répertoires, mais aussi de leurs images en tant que personnalités. L’industrie hollywoodienne a développé son propre star system en continuité. L’un des plus célèbres exemples est donné par le producteur Adolph Zukor – le futur patron de Paramount dont la précédente compagnie avait pour slogan « Famous Players in Famous Plays » – qui a longtemps gardé un œil sur les scènes de Broadway et les divas qui s’y produisaient.

Dans ce contexte, Sarah Bernhardt, qui a tourné sur les scènes d’Amérique entre 1880 et 1918 – du théâtre de variétés, le vaudeville, jusqu’aux scènes de Broadway, en passant par des spectacles en plein air –, est incontestablement la diva matricielle de la culture populaire des États-Unis. Sa carrière américaine s’est située dans un mécanisme de convergence des médias au moment des débuts du cinéma puis de l’expansion du star system, puisqu’elle a tourné quelques films qui ont contribué à l’amplification d’une notoriété déjà considérable[4]. Elle a notamment interprété une Tosca, une Dame aux camélias et une Adrienne Lecouvreur entre 1908 et 1913, dans des productions françaises largement diffusées, avant de jouer dans des films de plus long format moins liés à ses rôles emblématiques. Bien qu’elle ne soit pas anglophone, Bernhardt est avec Shakespeare l’un des deux noms que les films hollywoodiens mobilisent systématiquement pour évoquer le théâtre. Elle a continué à incarner l’archétype de la diva dramatique, au moins jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, voire après, comme dans The Barkleys of Broadway (Charles Walters, 1949) où Ginger Rogers veut devenir une actrice sérieuse en jouant une biographie de Sarah Bernhardt. Cette définition de la star se situe au carrefour des médias (cinéma et théâtre) et des catégories culturelles (le théâtre légitime et le vaudeville). Bernhardt est ainsi devenue la référence incontournable en matière de caractérisation des actrices dans tous les discours à leur sujet, qu’ils soient publicitaires ou critiques. Bien que les studios hollywoodiens construisent les récits autour de leurs stars propres en mettant en avant leur singularité, la référence à des acteurs et actrices historiques a très souvent été mobilisée de telle sorte que beaucoup d’actrices de cinéma ont été à un moment présentées ou considérées comme « la nouvelle Sarah Bernhardt ».

Cette comparaison, qui relève souvent de la formule toute faite, a été particulièrement développée dans le cas de Greta Garbo. Avec le recul historique, il paraît surprenant de comparer l’une des premières stars à exhiber sa vie privée et ses excentricités dans les journaux avec l’une de celles connues pour résister à la vie publique en insistant pour qu’on la laisse « seule ». Garbo est associée au mystère, à la froideur ou la passivité tandis que Bernhardt était réputée pour l’énergie, le lyrisme et l’intensité de ses performances. En d’autres termes, le magnétisme ou l’aura de Bernhardt, reposant sur sa présence plus que sur sa beauté, n’ont a priori rien à voir avec ceux de Garbo relevant en grande partie de qualités photogéniques. Je ne cherche évidemment pas à prouver que Garbo était la « Bernhardt de l’écran », mais à examiner les implications culturelles d’une comparaison qui a été mobilisée dans les processus de production et réception de certains films de Garbo. Il s’agit donc moins ici de la Sarah Bernhardt réelle que du mythe de la diva qu’elle a représenté aux États-Unis au début du XXe siècle et qui a été fondateur pour Hollywood. Cette comparaison est dans certains cas explicite et revendiquée ; à d’autres moments, elle est presque subliminale. Mais elle révèle aussi bien la vision des producteurs de cinéma que les ambitions artistiques de Garbo elle-même.

Bien que plusieurs films de Garbo impliquent le même type d’emploi que ceux pour lesquels Bernhardt était célèbre aux États-Unis, trois films produits par la MGM ont plus spécifiquement retenu mon attention pour leur lien particulier avec la comédienne française : un film muet (et perdu), The Divine Woman (Victor Sjöström, 1928), pensé initialement pour être une biographie fictive de Bernhardt à partir de la pièce Starlight de Gladys Unger (1925), mais qui en fin de compte s’est beaucoup éloigné de sa source ; deux adaptations parlantes de star vehicles de Bernhardt particulièrement populaires aux États-Unis : Inspiration (Clarence Brown, 1931) tiré de Sappho[5], une adaptation scénique du roman d’Alphonse Daudet, et Camille (George Cukor, 1936), celle de l’archi-célèbre Dame aux camélias.

Les enjeux associés à ces films me semblent moins relever de la stricte promotion que de la révélation d’un terrain commun pour Garbo et la MGM dont on sait qu’ils ont parfois eu des discussions compliquées sur les rôles que devait tenir la star. Ces trois films ont été produits par Irving Thalberg, par ailleurs responsable de très près de la construction de la persona de Garbo[6]. L’actrice comme son producteur se sont intéressés au répertoire mélodramatique de Bernhardt, mais sans doute pas pour les mêmes raisons. D’une part, les cadres de la MGM comme ceux du bureau de Hays ont vu dans ce type d’emploi la synthèse parfaite du film prestigieux et du divertissement de masse, dans la mesure où les films étaient tirés de pièces à la réputation sulfureuse que Bernhardt avait rendues légitimes. D’autre part, Garbo démontre dans ces films une capacité à interpréter qui ne lui a pas toujours été reconnue et semble avoir été intéressée par le registre expressif et plus lyrique de Bernhardt. Je renvoie à mon essai vidéo[7], paru dans thaêtre, pour montrer comment le jeu de la star suédoise s’inscrit dans la continuité des grandes séquences mélodramatiques de Camille que Sarah Bernhardt a rendues célèbres. Je me concentrerai ici sur le premier point de vue, celui des cadres de studio et de la corporation hollywoodienne.

 

La « nouvelle Sarah Bernhardt »

 

Pour lancer une nouvelle actrice auprès du public dans les années 1920 et au début des années 1930, Hollywood mobilisait assez systématiquement des comparaisons avec les divas historiques, que ce soit dans la publicité émanant des studios, dans les relais assurés par les magazines de fans spécialisés dans les portraits de stars, ou dans les films eux-mêmes qui explicitaient parfois la comparaison. De nombreux articles présentent ainsi des nouvelles Bernhardt ou Duse, avec l’idée que « le génie se répète », selon la formule d’une journaliste de Picture Play Magazine[8]. Il n’y a d’ailleurs pas d’équivalent aussi net pour les hommes, même si l’on trouve des exemples ponctuels avec l’Américain Edwin Booth par exemple. La comparaison pouvait soit relever d’une intention très générale de décrire le talent, soit de la mise en avant d’un trait plus particulier (comme pour Jeanne Eagels à qui la journaliste citée prête la voix d’or de Bernhardt). La tradition critique de l’analogie avait commencé au théâtre et l’émergence d’une génération d’actrices américaines comme Maude Adams ou Leslie Carter avait en partie été légitimée par une filiation symbolique avec leurs illustres prédécesseuses européennes. Les magazines et publicités à propos des films ne font que reprendre ce principe, conservant essentiellement Sarah Bernhardt comme baromètre des grandes performances. De nombreuses actrices de théâtre puis de cinéma ont tour à tour été la nouvelle Bernhardt : par exemple Norma Talmadge, Marion Davies, Gloria Swanson, Katharine Hepburn, Ann Harding, ou la désormais oubliée Louise Fazenda, une actrice de Mack Sennett spécialisée dans les imitations de Sarah Bernhardt et envisagée un moment pour tenir son rôle dans l’un des premiers « biopics-jamais-réalisés »[9] sur la comédienne.

Derrière la multiplication des références, l’allusion à Bernhardt était d’abord un slogan générique pour certaines catégories de films à sujet historique et/ou à interprétation vibrante. En 1930, Norma Talmadge est désignée comme la « Sarah Bernhardt de l’écran » dans la promotion de Du Barry, Woman of Passion, alors qu’il est adapté d’une pièce américaine produite par David Belasco pour Leslie Carter[10]. Le titre du film veut tout dire et le nom de Sarah Bernhardt contient une promesse large : l’association d’une œuvre légitime avec un divertissement grand public (l’idée même d’un classique) ; la continuité harmonieuse du théâtre et du cinéma ; un style de jeu incandescent et spectaculaire ; le piquant d’un personnage de séductrice historique issue de la culture française, encore très à la mode, représentant moins une forme de supériorité distante qu’un miroir valorisant pour le public américain. Ainsi que l’a résumé Carol Ockman : « avec elle, le statut de star est devenu un langage international, une expérience partagée d’identification émotionnelle produite par les médias de masse, notamment la photographie et le cinéma. »[11] Bernhardt était une star universelle touchant tous les publics au-delà de critères de classe sociale, de nationalité ou de culture.

La carrière exceptionnelle de Bernhardt aux États-Unis a vite rendu sa persona plus forte que chacun de ses personnages, même les plus célèbres. La cohérence de ses rôles pourrait presque être un exemple de typecasting précoce. Si l’on trouve dans les journaux de l’époque des comptes-rendus très précis des différents spectacles et de ses interprétations, les portraits généraux de la diva française font souvent des amalgames et confondent l’actrice et ses rôles. L’une des photos les plus souvent reprises dans la presse américaine, montrant Bernhardt renversée dans un fauteuil, et qui est décrite dans les programmes officiels comme une représentation de l’agonie de La Dame aux camélias, a ainsi été parfois publiée soit sans autre mention que le nom de l’interprète, soit avec des légendes pour le moins fluctuantes : « Madame Bernhardt dans le rôle d’Adrienne [Lecouvreur] » (Morning Telegraph, 14 janvier 1906) ou « Madame Bernhardt dans le rôle de Zoraya dans La Sorcière » (Pittsburgh Press, février 1906)[12]. L’un des commentaires marquant le plus la confusion entre rôle et personnalité détaille sous la même photo, peu avant le décès de l’actrice : « La santé de Mme Bernhardt empire. Des dépêches de Paris datées d’hier affirment que l’attaque de fièvre dont souffre Sarah Bernhardt (montrée ci-dessus dans le rôle de la Dame aux camélias) s’est aggravée. La divine Sarah est dans sa soixante-dix-septième année. »[13] L’usage de cette illustration reflète dès la tournée de 1905-1906 une superposition des rôles mélodramatiques les uns avec les autres (mourir sur scène est la grande spécialité de la tragédienne) et la primauté de la persona et du style démonstratif de la star sur chaque rôle pris individuellement. Ce phénomène est accentué par le fait que Bernhardt joue principalement des extraits des pièces et est connue pour un ensemble de morceaux de bravoure courts et souvent comparables d’une pièce à l’autre.

En outre, la notoriété de Bernhardt reposait sur des récits de sa vie personnelle, en grande partie romancés. La traduction américaine de son autobiographie très expurgée, Ma Double Vie (My Double Life, 1907[14]), reste aux yeux du public américain un modèle de success story, depuis un milieu modeste jusqu’à une gloire internationale, en passant par le couvent et le conservatoire. Les biographies de Bernhardt intégrées à ses programmes mettent en avant ces mêmes éléments. Par exemple, le programme de son spectacle de vaudeville au Palace Theater à New York en 1912 insiste sur son surnom la « Divine » et résume son parcours tel qu’elle l’a raconté, en soulignant, à propos de son arrivée aux États-Unis, la capacité du public américain à reconnaître un talent trop grand pour la France seule. La conclusion est sans ambiguïté :

La « Divine Sarah » est bien plus aujourd’hui que la plus grande des tragédiennes. Elle est un monument humain à l’art de l’acteur, un lien avec les jours héroïques de la poésie dramatique de Dumas, Sardou et Victor Hugo. Son jeu est l’étalon du mérite dans une cinquantaine de rôles du répertoire.

Ce type de portrait (écrit donc par l’équipe de l’actrice) a été repris littéralement par Hollywood. Dès ses débuts, le cinéma a développé des récits backstage, des histoires de vie de coulisses de théâtre, et bien que la formule soit stéréotypée très tôt, elle n’en est pas moins restée vivace. Avec Sarah Bernhardt, Hollywood avait aussi trouvé l’une des premières versions de ce qui deviendrait son propre mythe d’« une étoile est née ».

 

Bernhardt selon la MGM

 

La légende américaine de Sarah Bernhardt est plus abstraite (et moins chaotique) que sa vie réelle, ce qui explique l’association avec elle de Garbo, la plus abstraite des stars classiques hollywoodiennes. Les Américaines Norma Shearer ou Joan Crawford, aussi chez MGM à la même époque, n’ont pas suscité une telle comparaison (alors que Shearer occupait potentiellement le créneau d’actrice légitime liée à la scène). Le parallélisme qui s’installe assez tôt à propos de Garbo ne relève pas tant de traits partagés que d’une conception très générique de la star et de son unicité. L’idée même de sa singularité prime sur le fait d’incarner un type particulier et son succès repose avant tout sur le fait qu’elle fascine plutôt que sur les raisons de cette fascination. MGM présente Garbo en ces termes dans une publicité de 1931 :

Le succès constant de la magnifique Greta Garbo a convaincu le monde que cette personnalité unique est à l’écran ce que Sarah Bernhardt et Eleonora Duse ont été à la scène ! Une actrice dont le génie sensuel et fatigué ne peut pas être reproduit, et dont la beauté, la voix et le maintien évoquent la nature aristocratique qui lui est propre[15].

Dès lors que la comparaison était un cliché et a souvent eu une portée assez générale, tout le monde ne l’a pas prise au sérieux et certaines critiques affichent leur perplexité. Mais dans les principaux magazines de fans, la référence récurrente à Bernhardt à propos de Garbo – et à Duse car les deux noms sont souvent cités ensemble comme un automatisme – permet de pointer à la fois une supériorité absolue (dans l’esprit de la publicité comparative à l’américaine) et une légitimité artistique en tant qu’actrice. Le parallélisme implique aussi quelques caractéristiques qu’ont rarement les stars américaines : non seulement un accent et des particularités vocales qui rendent l’expression de la diva quasiment magique, mais surtout un lien avec le tragique et la mort particulièrement prononcé (j’y reviendrai). De façon étonnante pour nos yeux contemporains plus sensibles au sujet, l’androgynie des deux actrices et leur intérêt pour le jeu en travesti ne sont jamais mentionnés. Ce que la comparaison souligne fondamentalement est une forme de rapport à l’immortalité des deux stars et leur « absence d’âge » (« agelessness »), alors que les stars américaines sont davantage des incarnations de la jeunesse. La capacité de Sarah Bernhardt à (ne pas) vieillir sur scène est l’un de ses talents les plus extraordinaires aux yeux du public américain et souvent objet d’émerveillement dans la presse (c’est aussi mis en avant dans les programmes des dernières tournées en 1917). Un article sur Garbo en 1934 – sa carrière hollywoodienne a commencé en 1926 et elle est toujours en pleine gloire – utilise ainsi l’analogie avec Bernhardt comme point de départ d’une interrogation sur la postérité de Garbo et donc d’une projection dans l’avenir (« sera-t-elle immortalisée comme une autre Bernhardt, ou une autre Duse ? »[16]). Ce motif de la projection dans l’avenir est d’ailleurs intégré aux films de Garbo dont quelques personnages ont des répliques en ce sens. Le journaliste rapporte ensuite des propos de Ramon Novarro, partenaire de jeu de la star suédoise : « elle a cette rare qualité, une absence d’âge. À l’écran elle peut être une femme étonnamment jeune. Bernhardt avait cette qualité. Duse aussi. C’est le cas de toutes les grandes artistes. »[17] Le lien avec l’Europe, continent à l’histoire ancienne, apporte ainsi à certaines stars un rapport différent au temps, en plus de ce qui est reconnu comme leur génie artistique, tandis que les stars américaines donnent davantage un sentiment de contemporanéité. Cet article explicite un lien significatif entre qualités artistiques et question de l’âge que de rares stars parviennent à dépasser – certes pour Garbo, ce dépassement est plus facile à 29 ans en 1934 que pour Bernhardt qui a commencé ses tournées d’adieu américaines à 61 ans à partir de 1905.

Fait suffisamment rare pour être souligné, les films de Garbo issus des star vehicles de Bernhardt, Inspiration et Camille, l’associent ainsi à des partenaires masculins ostensiblement plus jeunes (et maquillés comme tels) et reposent sur une trame similaire dans laquelle Garbo joue une femme entretenue par un homme plus âgé mais tombe amoureuse d’un homme plus jeune et inexpérimenté. Elle est la seule star féminine hollywoodienne pour qui cette combinaison est aussi systématique et valorisante. C’est Irving Thalberg qui a intégré cette formule à l’ensemble plus large de rôles de séductrices sophistiquées et exotiques qu’il a confiés à Garbo[18]. La différence d’âge est même mise en avant dans les films comme dans la publicité. Parmi les slogans utilisés pour Inspiration : « Elle était la coqueluche de tout Paris, mais ne voulait qu’une chose : son amant juvénile ! » (« She was the toast of Paris – yet all she wanted was her boyish lover ! »). Pour Camille aussi, la différence d’âge avec Robert Taylor est mise en avant, tout en apparaissant davantage comme un élément de complexité de cette relation impossible : « Une femme peut-elle trouver le bonheur avec un homme plus jeune ? » (« Can a woman find happiness with a younger man ? »). Les mélodrames issus du théâtre français ont constitué l’une des meilleures sources pour ce type de récit et seule une star sans âge comme Garbo pouvait être associée à ce type de personnage.

Fig. 1.
Au centre : Sarah Bernhardt photographiée par Napoleon Sarony vers 1894
Autour : photos promotionnelles de The Divine Woman (1928)
Garbo y joue une jeune fille modeste (à gauche) qui devient progressivement une grande actrice de théâtre (à droite).

La Sarah Bernhardt réelle a été un atout de la Paramount qui a distribué Queen Elizabeth et l’a ressorti en 1936 pour son jubilé, après avoir intégré Bernhardt à des films promotionnels insistant sur la filiation historique du studio avec des stars du passé, comme The House That Shadows Built (1931). À la Paramount, c’est la figure de la reine et de la pionnière du cinéma qui est mise en avant, celle de la première star sous contrat avec le studio. À la MGM, ce sera l’actrice de théâtre, en lien avec des thématiques réflexives sur le spectacle. Pour The Divine Woman, dont le titre est une clef implicite, les couches de fiction successives ont transformé le récit en une énième backstage story et le nom de Bernhardt n’est pas cité (la pièce d’origine, Starlight, avant d’être transformée, était déjà une biographie très fictionnalisée et les réécritures du scénario ont effacé progressivement toutes les références). Mais dans les passages du film marquant l’accès de Garbo au succès scénique, elle a une coiffure frisée rappelant au public averti l’une des célèbres photos de Bernhardt publiée notamment en couverture du magazine The Theatre en juin 1906 [Fig. 1]. La promotion du film explicite brièvement la référence en misant surtout sur une forme d’exotisme diffus : « Un épisode dramatique dans la vie de Sarah Bernhardt est à la base du nouveau film de Greta Garbo, The Divine Woman. Vous y verrez le spectacle d’une actrice française jouée avec un accent suédois. »[19] Pour Inspiration, la campagne de promotion ne mentionne plus la diva française et tend même à dissimuler qu’il s’agissait d’un star vehicle de Bernhardt, même si, pour les initiés, les thématiques du film et certaines photos publicitaires évoquent Sarah Bernhardt de façon presque subliminale [Fig. 2]. Il faut souligner que, contrairement au reste de la filmographie de Garbo, ces deux films ont été des échecs critiques (mais des succès publics honorables[20], comme si l’association approximative de Garbo et Bernhardt n’avait pas fonctionné (mais sans que ce soit la seule explication). Le parallélisme est d’ailleurs peu lisible du fait que les deux films misent davantage sur l’exotisme et le pittoresque associés à la culture française que sur la nature même de la performance.

Fig. 2.
À gauche : Greta Garbo, photographie publicitaire pour Inspiration (New Movie Magazine, février 1931)
À droite : Sarah Bernhardt, photographie publicitaire pour Adrienne Lecouvreur (Napoleon Sarony, 1887)

Quelques années après, la stratégie évolue avec Camille, sans doute parce que le film présente un enjeu très important autour des questions d’interprétation et qu’il s’agit du rôle le plus connu de Bernhardt rendant la référence inévitable. Cette comparaison est toutefois de plus en plus virtuelle puisqu’avec le temps, la version de Sarah Bernhardt glisse du souvenir à la légende[21]. Camille est aussi une sorte de passage obligé pour toute actrice américaine, le rôle qui par excellence permet de révéler les qualités exceptionnelles d’une interprète. La campagne de promotion mise alors sur le parallélisme : « Garbo marche dans les traces de Bernhardt et Duse ! » D’autres slogans montrent qu’à nouveau il s’agit moins d’une comparaison précise (qui serait en fait légitime) que d’invoquer les mânes de toutes les grandes actrices et de personnages historiques comme autant de rôles (le manuel d’exploitation cite aussi Ève, Cléopâtre, Hélène de Troie et la Reine de Saba qui n’ont pas grand-chose à voir avec cette histoire). Entre deux slogans célèbres ayant marqué les tournants de la carrière de Garbo, « Garbo Talks ! » (pour Anna Christie, 1930) et « Garbo Laughs ! » (pour Ninotchka, 1939), le sous-entendu lié à Camille que le studio a manqué d’expliciter est bien « Garbo Acts ! », selon la formule de la critique Pauline Kael[22].

Aux yeux des producteurs de la MGM, Bernhardt représente l’archétype de la grande actrice mais les détails biographiques précis sont d’autant plus inutiles qu’ils sont parfois scandaleux ou trop excentriques. Dans leur élaboration de l’image de Garbo, ils ont plutôt valorisé l’abstraction et une forte réflexivité pour tenter de faire d’elle ce même archétype de diva. L’entrée de Garbo dans Inspiration est moins celle de son personnage, bien que son nom soit prononcé, que celle de la star hollywoodienne. Il s’agit bien de Garbo en personne, la « fascinante […] reine du studio » (« fascinating […] queen of the studio ») au-delà de tout récit. Garbo prend ensuite une pose affalée au bar, parfois la tête appuyée dans la main, réminiscence de ses précédentes scènes d’apparition (par exemple The Mysterious Lady, 1928, ou The Single Standard, 1929), mais aussi de plusieurs photos célèbres de Sarah Bernhardt [Fig. 3].

Fig. 3.
Photos de Sarah Bernhardt en haut : Nadar (c. 1878) et portrait non attribué (NYPL Collections) ; en bas : Napoleon Sarony (1880)
Photogrammes de films avec Greta Garbo en haut : The Mysterious Lady (1928) et Inspiration (1931) ; en bas : The Single Standard (1929) et Inspiration (1931)

La MGM tend à expliciter l’analogie avec Bernhardt pour souligner que la nationalité suédoise de Garbo lui donne une envergure internationale, l’idée de la composition d’un personnage se confondant souvent avec un changement de nationalité. Ainsi que le formule une critique de Variety dès le début de la carrière de l’actrice : « Quand on est scandinave et qu’on peut incarner une latine avec suffisamment de force de persuasion, y a-t-il encore besoin de prouver sa compétence ? »[23] Garbo était le meilleur atout international de la MGM (et peut-être de Hollywood) à la fin des années 1920 et seule Bernhardt avant elle avait atteint une célébrité cosmopolite. Leigh Woods souligne que la notoriété de Bernhardt reposait sur sa capacité à voyager, exceptionnelle pour l’époque[24]. Garbo, de son côté, était l’une des stars hollywoodiennes les plus populaires sur les marchés étrangers et elle attirait même davantage de spectateurs à l’extérieur des États-Unis. C’est d’ailleurs vrai aussi bien de sa période muette que des films parlants[25]. On prend généralement peu en compte l’importance de ces marchés dans l’histoire de Hollywood et l’analyse de la trajectoire des stars, mais c’est à souligner et l’analogie avec Bernhardt révèle un enjeu stratégique pour la MGM. Le déclin de la carrière de Garbo à la fin des années 1930 peut s’expliquer par de multiples facteurs, parmi lesquels la perte des publics européens. Quant au cœur de sa période de succès, dans les années 1920 et au début des années 1930, il correspond aussi à un moment où les stars étrangères ne font pas l’unanimité aux États-Unis. On trouve ainsi dans les magazines une sorte de débat via des courriers de spectateurs et de spectatrices sur l’engouement de Hollywood pour les stars étrangères, tantôt approuvé, tantôt critiqué. En affichant Garbo comme une nouvelle Bernhardt, la MGM lui fait dépasser cette querelle en la faisant apparaître comme plus cosmopolite que véritablement étrangère.

 

Rédemption des courtisanes

 

Les hésitations de la MGM à appuyer trop la référence à Sarah Bernhardt, tout en confiant ses rôles à Garbo, impliquent plus qu’une rivalité avec la Paramount ou la peur que leur star ait un talent d’interprétation limité. Au nom de Bernhardt est associé un genre, le mélodrame (parfois melodrama, parfois high drama), et un personnage, la courtisane, plus euphémistiquement « woman with a past ». Si, dans les discours explicites, le nom de Bernhardt signifie « grande actrice » et « star par excellence », implicitement, il peut évoquer la façon dont la comédienne a su dissimuler et dépasser la moralité de ses personnages, douteuse pour le goût américain. L’une des grandes réussites de Sarah Bernhardt aux États-Unis est certainement la façon dont elle a rendu idéologiquement acceptables des pièces parfois scandaleuses, et dont elle a ainsi résolu des divergences fondamentales entre les cultures française et américaine.

Une revue de la presse consacrée à la tournée américaine de Bernhardt en 1906[26] révèle qu’un spectacle par ailleurs très populaire, La Sorcière (de Victorien Sardou), a soulevé de fortes objections de la part de l’Église catholique à cause de sa représentation de l’inquisition espagnole. Au-delà de ce seul sujet, l’actrice elle-même était considérée comme provocante et s’est trouvée mise en cause, au point de tenir en retour un certain nombre de discours sur le théâtre et de développer une forme de pédagogie autour de ses spectacles. Plusieurs titres de la presse locale répercutent notamment des propos parus dans Harper’s Weekly pour se défendre de toute immoralité. La diva explique la différence culturelle entre la France et les États-Unis et la mission du théâtre consistant à exposer la force du conflit dramatique auquel ses personnages sont confrontés, pas à promouvoir l’option « déviante ». Elle juge que cette lecture immorale de son répertoire n’en perçoit pas la composante humaine et souvent le motif sacrificiel qui en constitue l’enjeu premier[27]. Ce débat particulier, dont l’apothéose est une confrontation dans la presse entre la diva et un évangéliste, occupe en fin de compte une place assez réduite dans la masse de la réception dithyrambique de l’ensemble des performances. D’une part, le débat tourne en faveur de la star et se transforme en un plaidoyer pour le théâtre ; d’autre part, ses explications sont réintégrées par les journalistes au commentaire de La Sorcière (la pièce est progressivement présentée non pas comme une critique de l’Église mais comme une critique de l’intolérance).

Des documents décrivant une tournée plus tardive suggèrent que Bernhardt a progressivement atténué le ton de ses spectacles et les a rendus plus acceptables. Par exemple, un communiqué de presse de ses producteurs (les Shubert) met en avant en 1917 un adoucissement de son style d’interprétation :

Apparue hier soir à l’Auditorium dans la Cléopâtre de son fils, et en Portia dans la scène du procès du Marchand de Venise, elle semblait plus jeune, plus forte et plus sincère que lors de ses visites précédentes. Elle est redevenue la Sarah des années 1870. Sa performance était marquée par une contenance digne et rien ne restait des démonstrations théâtrales plus violentes qui ont précédemment fait partie de son arsenal[28].

Si cet argumentaire vise bien sûr à promouvoir la subtilité du jeu de la diva, voire à expliquer une moindre mobilité après son amputation de la jambe, il semble plus généralement que les dernières tournées américaines, alors qu’elle était devenue un monstre sacré, aient effacé toute controverse associée à son image. L’implication patriotique de Bernhardt dans la propagande de la Première Guerre mondiale a en outre accru sa respectabilité. Comme l’affirme Victoria Duckett, Bernhardt a rendu légitimes des contenus controversés non seulement par son statut d’actrice française respectée, mais aussi parce qu’à force de jouer les mêmes rôles, à commencer par La Dame aux camélias, elle a fait des pièces des classiques qui ont progressivement perdu toute portée subversive[29]. La reprise de ses rôles par les actrices américaines a achevé l’intégration des personnages de courtisanes, pécheresses et autres séductrices historiques dans un répertoire théâtral américain. Leigh Woods précise que le vaudeville a fortement contribué à ce processus. En effet, en jouant sous forme de numéros courts dans les circuits des théâtres de variétés, Bernhardt a touché des publics très nombreux. Les héroïnes jugées moralement dévoyées y sont devenues des personnages moralement acceptables grâce à la représentation de leurs souffrances[30]. « En bref, seules des femmes – de surcroît les étrangères parmi les plus grandes stars – avaient la capacité de jouer leur mort sur les scènes de vaudeville. »[31] L’héritage américain de Bernhardt repose selon l’auteur sur la présence de formes tragiques dans la culture populaire, le théâtre de variétés de l’époque leur préférant des attractions plus positives et réjouissantes. Mais la mort jouée par l’exotique Bernhardt n’en était pas moins spectaculaire.

La longue intégration des héroïnes de Bernhardt au répertoire américain était déjà solide au moment du développement de Hollywood. Si Inspiration se rattache au courant des films de « femmes déchues » de la période dite du « Pré-Code », souvent décrite excessivement comme un moment de production de films scandaleux, il ne faut pas surestimer sa dimension sulfureuse. D’une part, les films sont effectivement déjà produits en dialogue avec le bureau de Hays dans l’idée d’en réguler le contenu ; d’autre part, Inspiration en particulier n’apparaît pas comme véritablement problématique. Thalberg a d’ailleurs contribué à la conception du Code de production en défendant l’idée selon laquelle la régulation des films ne devait pas s’interdire de représenter tout conflit moral et qu’il y avait une nuance entre exposer un fait « immoral » et le défendre, ce qui reprend sans le citer l’argument de Sarah Bernhardt[32]. Si en retour Daniel Lord, l’un des rédacteurs du Code, a imposé l’idée de « valeurs morales de compensation » pour les résolutions de films hollywoodiens, c’est notamment à l’issue de cette discussion avec Thalberg. De fait, les films produits par Thalberg représentent souvent un compromis acceptable entre immoralité et fin tragique. Inspiration a été plutôt bien jugé par le bureau de Hays. Un de ses principaux cadres, Lamar Trotti, estimait le film en conformité avec le Code de production :

Je ne peux que louer Inspiration. Garbo est magnifique et l’ensemble a beaucoup de classe. De nombreuses vieilles dames aigries pourraient se plaindre mais ma lecture du Code ne m’a rien révélé qui oblige à bannir les récits avec des femmes entretenues, etc. Nous devons simplement les traiter avec respect. (Les récits, bien sûr, pas les femmes !)[33]

Le texte ajoute quelques suggestions pour améliorer moralement la fin du film mais elles sont anecdotiques et l’appréciation d’ensemble de Trotti est très positive. Certes, la politique de régulation des films évoluera rapidement dans ces premières années suivant la rédaction du Code, et les femmes entretenues deviendront des personnages plus inconvenants et de fait moins présents sur les écrans. Mais ils ont précisément proliféré dans cette période, notamment dans les star vehicles de Garbo parce qu’ils étaient initialement perçus comme relevant d’une tradition théâtrale classique.

Il est intéressant de souligner que la pièce Sappho a fait l’objet de deux versions importantes aux États-Unis. La première est en fait la création du rôle par l’actrice anglaise Olga Nethersole, restée célèbre pour le scandale qu’elle a causé en 1900. La version de Sarah Bernhardt a au contraire été appréciée pour sa délicatesse et ce qu’on pourrait appeler du « respect » en reprenant le mot de Trotti. Une critique de 1905 le précise : « Les scènes d’amour ne manquaient ni de passion ni d’intensité mais la dimension charnelle était si peu accentuée qu’on ne la remarquait pas. »[34] Bernhardt a fait du personnage une sorte de « pur esprit », contrairement à Nethersole ou Réjane décrites comme plus « animales » par plusieurs critiques. Bernhardt a sublimé la courtisane et, malgré les différences de style de jeu, Garbo produisait exactement le même effet selon les cadres de Hollywood, qu’ils soient responsables de la régulation des films au bureau de Hays ou producteurs. Un des slogans pour Inspiration annonce ainsi que la magie de Garbo « révèle l’âme d’une femme au lourd passé » (« revealing the soul of a woman with a past »).

Il n’y eut guère plus de problèmes pour Camille, malgré sa production au moment d’une application plus stricte du Code de production et d’une veille accrue sur le risque d’apologie de tout comportement immoral. La première lecture du scénario en mai 1936 identifie des « difficultés », mais pas de réel obstacle à l’adaptation[35]. La Production Code Administration (PCA) exige surtout d’établir fermement que l’héroïne ne vit jamais avec l’un des deux personnages masculins, de montrer la désapprobation du père d’Armand, de suggérer qu’après la rupture avec le baron, Marguerite Gautier ne doit pas souhaiter renouer avec son ancienne vie mais aspirer à la « repentance » (le courrier du responsable Joseph Breen explicite que cette rédemption est « importante »). Il faut enfin exclure tout autre personnage de courtisane. L’analyse de la PCA le mois suivant mentionne encore des points à supprimer : trop d’allusions au fait que l’héroïne est entretenue, à un contexte historique suggérant des tensions politiques avec les classes laborieuses et une scène de cancan. Il faut aussi déplacer une rencontre nocturne d’Armand et Marguerite d’une chambre de l’appartement privé à un café. Le fait que Marguerite donne sa clef à Armand est jugé « inacceptable » (juillet 1936). Pourtant, parmi toutes ces demandes, la plupart n’ont pas été suivies et l’effet principal du travail de la PCA est d’avoir supprimé l’arrière-plan politique et le conflit social (et sur un tout autre plan quelques cadrages du cancan). En fin de compte, malgré les détails qui demeurent sur la circulation d’argent, les autres courtisanes, la clef, les scènes dans la chambre, et une « repentance » dont le spectateur est libre d’apprécier la portée, le film est jugé comme un modèle d’adaptation réussie dans le respect du Code, et un « excellent film » caractérisé par son élégance. La dimension de « classique » y est sans doute pour beaucoup, sachant que le terme signifie surtout un « tire-larmes » (« tear-jerker ») désuet transcendé par une interprétation remarquable de la star. La dimension spirituelle, souvent soulignée à propos de la star suédoise, est peut-être ce qui a permis à Joseph Breen de lire la « repentance » attendue. Elle a en tout cas résolu un débat sur les représentations cinématographiques de la même manière que le style de Bernhardt l’avait fait au théâtre une vingtaine d’années auparavant.

 

***

 

Lucy Fisher a montré que la modernité de Garbo, son personnage de séductrice archétypale combiné avec des caractéristiques de la femme indépendante des années 1920, la « New Woman », sont liés à l’esthétique française des Arts Déco convoquée dans plusieurs de ses films[36]. Cette conception de la modernité est effectivement importante, mais elle a tendance à dissimuler ce que les star vehicles de Garbo doivent à l’histoire du théâtre américain et à une tradition selon laquelle la grande actrice déborde un contenu stéréotypé. Une critique de la prestation de Garbo dans As You Desire Me en 1932 a souligné cette qualité :

Aucune autre artiste de l’écran n’a su, dans un rôle dramatique, capter l’attention, effacer les autres personnages (aussi remarquablement interprétés soient-ils), et triompher d’un contenu bas de gamme ou bâclé et d’une mise en scène banale. Bernhardt et Duse savaient le faire, et y parvenaient similairement face aux mêmes problèmes de scénarios. Garbo a la même étoffe que Bernhardt et Duse[37].

La modernité, pour Garbo comme pour Bernhardt, reposait aussi sur leur capacité à transcender par leur mode de présence des scénarios anciens voire démodés, c’est-à-dire à plutôt combiner lien au passé et projection dans l’éternité qu’une modernité au sens strict[38].

Gaylyn Studlar a rappelé combien Garbo est le produit du Hollywood des années 1920 et de sa conception des vamps européennes, associées notamment à l’actrice Theda Bara[39]. Cette lignée est souvent décrite en termes d’érotisme exotique (ou d’exotisme érotique) et non en termes théâtraux. Mais Garbo a incontestablement représenté plus que la vamp, la prédatrice ou la « tentatrice » (le titre de son deuxième film) à laquelle on l’a souvent réduite. Ses négociations avec Irving Thalberg lui ont permis de trouver plus de profondeur, notamment dans le répertoire de Sarah Bernhardt, mais aussi plus largement dans les films avec un arrière-plan européen et partageant la même culture. Le meilleur exemple en serait The Mysterious Lady, un film où son personnage est hanté par celui de la Tosca, un autre des grands rôles de Bernhardt. Si Garbo s’intéressait aussi à ce répertoire, c’est sans doute parce qu’il lui permettait de déployer sa propre gamme des émotions réprimées, grande spécialité de Bernhardt qui, si on lit les recensions américaines, n’était pas seulement appréciée pour sa grandiloquence mais suscitait un enthousiasme particulier dans ce registre davantage sous contrôle.

Derrière le cas particulier de Garbo, l’importance du mythe de Sarah Bernhardt dans la culture populaire américaine, et hollywoodienne en particulier, reste encore à explorer. Le mélodrame à la française, tel qu’elle l’a joué sur les scènes américaines, s’est imposé comme un bon compromis entre morale et sensations fortes. Si Garbo fait partie des stars pour lesquelles le parallèle est crucial, c’est que sa carrière commence dans la décennie où la réflexion idéologique sur les films se structure autour de ces deux polarités, après le début de la mission de William Hays à la MPPDA en 1922. Au-delà de Garbo, le mythe de Sarah Bernhardt a d’autres ramifications. Dans les années 1930, il s’est polarisé autour des catégories culturelles et de l’opposition entre théâtre légitime et variétés. Sarah Bernhardt reste associée à l’idée de la diva et de la grande actrice, en renvoyant à une idée plus abstraite du théâtre et en sortant du stéréotype de la courtisane. Katharine Hepburn en aspirante comédienne dans Stage Door (Gregory La Cava, 1937) ou Judy Garland en Aiglon de vaudeville dans Babes on Broadway (Busby Berkeley, 1941) sont autant de variations sur un rapport plus flou au théâtre qui s’entretient alors, au moment où Hollywood se recentre sur le public national et cherche un nouvel équilibre entre culture savante et culture de masse.

 

Notes

[1] Voir Ruth Vasey, The World According to Hollywood 1918-1939, Exeter, University of Exeter Press, 1997 ; Patrice Petro, introduction de Idols of Modernity : Movie Stars of the 1920s, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 2010, p. 9 ; Alastair Philips et Ginette Vincendeau (dir.), Journeys of Desire : European Actors in Hollywood, Londres, BFI Publishing, 2006.

[2] Picture Play Magazine, mai 1926, p. 71.

[3] Sur la part prédominante du théâtre français sur les scènes américaines jusqu’en 1927 et les débuts du star system, voir Alexandre H. Mason, French Theatre in New York. A List of Plays 1889-1939, New-York, Columbia University, 1940 ; Jean-Marc Leveratto, « Le Théâtre français à New York (1880-1917) », dans Jean-Claude Yon (dir.), Le Théâtre français à l’étranger au XIXe siècle. Histoire d’une suprématie culturelle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 230-254, et « De ‘‘l’étoile’’ à la ‘‘star’’. L’acteur de cinéma et la naissance du film de qualité », dans Vincent Amiel, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier et Christian Viviani (dir.), L’Acteur de cinéma, approches plurielles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 57-79.

[4] Voir Victoria Duckett, Seeing Sarah Bernhardt. Performance and Silent Film, Urbana, Chicago, Springfield, University of Illinois Press, 2015 ; Jean-Marc Leveratto, « Sarah Bernhardt dans Queen Elizabeth (1912), du théâtre (français) au cinéma (américain) », dans Agathe Torti-Alcayaga et Christine Kiehl (dir.), Théâtre, levain du cinéma, théâtre, destin du cinéma, Paris, le Manuscrit, 2013, p. 25-43 ; Jean-Marc Leveratto, « Sociologie de la star et plaisir cinématographique Enquête sur les films de Sarah Bernhardt », Mise au point, vol. 6, 2014 ; Charles Musser, « Conversions and Convergences: Sarah Bernhardt in the Era of Technological Reproductibility, 1910–1913 », Film History, vol. 25|1-2, 2013, p. 154-174.

[5] Le nom est orthographié tantôt avec un P, tantôt avec deux.

[6] Mark A. Vieira, Irving Thalberg : Boy Wonder to Producer Prince, Berkeley, University of California Press, 2010.

[7] Voir Marguerite Chabrol, « Garbo/Bernhardt : morceaux de bravoure mélodramatiques », thaêtre, mis en ligne le 12 septembre 2022.

[8] Madeline Glass, « Genius Repeats Itself », Picture Play Magazine, janvier 1934, p. 12-13.

[9] Ceci constituerait un sujet à part entière : j’ai en effet trouvé la trace dans la presse professionnelle d’au moins neuf idées de biopics de Sarah Bernhardt non réalisés entre 1933 et 1947 – dont deux avec Garbo, un de la MGM en 1935 et un de David Selznick en 1946.

[10] Promotion parue notamment dans Variety, 11 juin, 1930, p. 17.

[11] Carol Ockman, « Was She Magnificent ? Sarah Bernhardt’s Reach », dans C. Ockman et K. E. Silver (dir.), Sarah Bernhardt. The Art of High Drama, New York Jewish Museum/Yale University Press, 2005, p. 23-74, citation p. 71 : « with her, stardom became an international language, a shared experience of emotional identification brought about by mass-produced media, especially photography and film. »

[12] Robinson Locke’s Collection, vol. 62, Sarah Bernhardt, n° 4, New York Public Library (Billy Rose Theatre Division).

[13] « Sarah Bernhardt Clippings », collection de coupures de presse de la New York Public Library (journal non identifié).

[14] The Strand Magazine le fait paraître en feuilleton en 1904 sous le titre The Memoirs of Sarah Bernhardt.

[15] Paru dans Motion Picture Herald, 2 mai 1931.

[16] Potter Brayton, « Garbo’s Destiny », New Movie Magazine, juillet 1934.

[17] Ibid.

[18] Voir Mark Vieira, Irving Thalberg, op. cit., p. 71 ; Tino Balio, MGM, Londres/New York, Routledge/Taylor & Francis Group, 2018, p. 85 et p. 114.

[19] Publicité parue dans Photoplay, janvier 1928, p. 23.

[20] Voir les recettes en annexe du livre de Mark Vieira, Irving Thalberg, op. cit.

[21] Le programme de la dernière tournée en 1917-1918 mentionne encore La Dame aux camélias dans le répertoire de Bernhardt.

[22] Pauline Kael, 5001 Nights at the Movies, New York, Henry Holt and Company, [1982] 2011, p. 116.

[23] Tino Balio, MGM, Londres/New York, Routledge/Taylor & Francis Group, 2018 : « When one is a Scandinavian and can put over a Latin characterization with sufficient power to make it most convincing, need there be any more regarding her ability? »

[24] Leigh Woods, « Two-a-Day Redemptions and Truncated Camilles : The Vaudeville Repertoire of Sarah Bernhardt », New Theatre Quarterly, vol. 10, n° 37 février 1994, p.  13.

[25] H. Mark Glancy, « MGM film grosses, 1924-1948 : The Eddie Mannix Ledger », Historical Journal of Film, Radio and Television, vol. 12, no 2, janvier 1992, p. 132. Voir aussi l’introduction d’Adrienne McLean dans Glamour in a Golden Age : Movie Stars of the Thirties, New Brunswick/Londres, Rutgers University Press, p. 6. Et Alexandre Doty, p. 126, du même livre.

[26] Elie Edson Files on Bernhardt, Scrapbook, New York Public Library.

[27] Ibid.

[28] Archives Shubert, Sarah Bernhardt General Correspondence (1919-1926), « Special to the New York Review », 12 octobre 1917 : « Appearing last night at the Auditorium in her son’s Cleopatra and as Portia in the trial scene from The Merchant of Venice, she seemed younger, stronger and sincerer than in her recent visits, and was quite like the Sarah they say she was in the 70s. A chastened dignity marked her performance, and there were none of the showmen’s violences which previously have been part of her arsenal. »

[29] Victoria Duckett, Seeing Sarah Bernhardt. Performance and Silent Film, Urbana, Chicago/Springfield, University of Illinois Press, 2015, p. 85.

[30] Leigh Woods, « Two-a-Day Redemptions and Truncated Camilles : The Vaudeville Repertoire of Sarah Bernhardt », art. cité.

[31] Ibid., p. 23. « In short, only women – and foreign ones at that among the major stars – were qualified to enact death on the vaudeville stage. »

[32] Mark Vieira, Irving Thalberg, op. cit., chap. 11, voir notamment p. 114.

[33] Lettre de Lamar Trotti à Jason Joy, 9 février, 1931, Archives de la PCA, Dossier du film Millie, Margaret Herrick Library. La lettre porte sur les deux films Inspiration et Millie : « I have only the highest praise for INSPIRATION. Garbo is splendid and the whole thing has class about it. A lot of sour old dames may gripe a bit but my reading of the Code does not indicate anything that suggests we are to outlaw stories with kept women, etc. We are only to treat them with respect. (The stories I mean, not the ladies I hope.) »

[34] Robinson Locke’s Collection, op. cit., vol. 61, n° 3. Le titre du journal n’est pas identifié. « The love making was not wanting in passion and intensity, but the fleshy element in it was left so unaccentuated that it sank from notice. »

[35] Tout ce qui suit provient du dossier PCA de Camille, Margaret Herrick Library.

[36] Lucy Fischer, « Greta Garbo, Fashioning a Star Image », dans Idols of Modernity : Movie Stars of the 1920s, op. cit.

[37] National Board of Review Magazine, juin 1932, p. 9 : « No other artist of the screen in serious portrayal has been able so to absorb attention, to blot out surrounding characters, no matter how well played, to triumph over sometimes inferior and shoddy stage material and indifferent direction. Bernhardt and Duse could, and did, and often in the face of the same handicaps of vehicle, do the same. It is with Bernhardt and Duse that Garbo belongs. »

[38] Sur la perception des rôles de Bernhardt comme démodés, voir C. Ockman et K. E. Silver (dir.), Sarah Bernhardt. The Art of High Drama, op. cit., p. 69.

[39] Gaylyn Studlar, « Marlene Dietrich and the Erotics of Code-Bound Hollywood », dans Gerd Gemünden et Mary R. Desjardins (dir.), Dietrich Icon, N.C., Duke University Press, 2007, p. 216 : « [Garbo’s] U.S. film career was built upon a continental-vamp tradition associated with Theda Bara. »

 

L’autrice

Marguerite Chabrol est professeure en études cinématographiques à l’Université Paris 8. Elle a codirigé avec Tiphaine Karsenti Théâtre et cinéma. Le Croisement des imaginaires (PUR, 2013), ainsi que plusieurs ouvrages sur le film musical hollywoodien (avec Laurent Guido, une édition critique de Jane Feuer : Mythologies du film musical, Les Presses du réel, 2016 ; avec Pierre-Olivier Toulza, Stars et solistes du musical hollywoodien, Les Presses du réel, 2017). Elle a écrit De Broadway à Hollywood. Stratégies d’importation du théâtre new-yorkais dans le cinéma classique américain (CNRS Éditions, 2016) et Katharine Hepburn. Paradoxes de la comédienne (PUR, 2019). Membre du comité de rédaction de la revue thaêtre, elle y coordonne la série consacrée aux divas et lui a consacré deux articles intitulés « Bette Davis et les divas de Broadway » et « Mae West et Diamond Lil. Une étoile comique est née ».

 

Pour citer ce document

Marguerite Chabrol, « ‘‘La nouvelle Sarah Bernhardt’’. Greta Garbo et le mythe de la diva cosmopolite », thaêtre, mis en ligne le 12 septembre 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/09/12/la-nouvelle-sarah-bernhardt/

 

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