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Écritures documentaires de la ville
dans Jérusalem Plomb Durci (2011) et H2-Hébron (2018)

Jérusalem, 1959


 

Notre nouvelle escale se trouve à Jérusalem, quelques années après la sortie de New York 19. Le disque de Schwartz atterrit dans les mains de Yehuda Lev, vétéran de la Deuxième Guerre mondiale qui a quitté les États-Unis en 1947 pour rejoindre la Palestine, s’est engagé dans l’armée pour participer à la guerre qui a mené à la fondation de l’État d’Israël, puis est devenu journaliste à la radio. Aux dires de Lev, c’est de l’écoute nostalgique de New York 19 que serait né le projet d’enregistrer ce qui deviendra The Sounds of Jerusalem (Folkways, 1959) :

Il y a environ un an, un ami américain m’a envoyé une copie de l’enregistrement de Tony Schwartz New York 19, qui a suscité chez moi (qui viens de New York) et chez ma femme (qui vient de Chicago) de la nostalgie d’une façon attendue et compréhensible. Ce qui était moins attendu, c’était la suggestion de ma femme : « Pourquoi ne fais-tu pas quelque chose de semblable avec Jérusalem ? »[1]

La question que pose la femme de Yehuda Lev à son époux peut surprendre par son ingénuité tant elle oblitère la spécificité du contexte géopolitique et la façon dont il pèse de tout son poids sur le quotidien des habitant·es de Jérusalem. Grand enjeu de lutte pendant la guerre israélo-arabe de 1948-1949, Jérusalem a en effet été divisé en deux, une partie occidentale contrôlée par Israël, une partie orientale contrôlée par la Jordanie, et toute circulation entre les deux parties est impossible. Or de cette division, rien ne saurait filtrer, comme l’explique encore Lev :

La ville de Jérusalem est malheureusement divisée en deux, une partie israélienne et une partie jordanienne. Nous n’avions aucun moyen d’aller dans la partie jordanienne de la ville et tout devait être enregistré dans la partie israélienne. Mais quoique d’une grande importance en tant qu’enjeu politique au Moyen-Orient, Jérusalem importe en premier lieu pour l’humanité en raison de sa signification religieuse et historique. Nous avons donc éliminé toutes les références politiques, toutes les divisions, et nous avons présenté la ville comme un tout organique, ce qu’elle demeure, malgré la triste situation actuelle, dans l’esprit de toutes celles et ceux qui, dans le monde entier, y voient un symbole et la considèrent, à la façon dont on la considérait dans les temps anciens, comme le « nombril de l’Univers »[2].

La référence au « nombril de l’Univers »[3] dont on retrouve les premières traces dans le Livre d’Ézéchiel inscrit aussitôt Jérusalem dans une cosmogonie et une eschatologie qui fondent le projet sioniste. Voilà qui infléchit notablement le souci documentaire de collecter « les sons de Jérusalem » et, si Schwartz lui-même n’était pas dépourvu de toute visée démonstrative – peut-on seulement y échapper ? –, celle-ci se manifeste selon des modalités et à des fins radicalement différentes dans le disque de Lev.

 

Yehuda Lev, The Sounds of Jerusalem
Folkways Records 8852
1959

 

Comme on peut le constater dès la première plage du disque (« Early morning in Jerusalem »), The Sounds of Jerusalem s’assortit d’un récit envahissant qui contraste avec les notations laconiques de New York 19 et qui articule les sons les uns aux autres dans une même geste englobante, n’hésitant pas, du reste, à les recouvrir à l’occasion.

Il est trois heures du matin dans la Ville Sainte de Jérusalem.
Un homme marche dans la rue des prophètes, une heure avant le lever du soleil. Il tourne à gauche sur la voie Saint-Paul et traverse pour aller dans la rue des cent portes, une rue juste assez large pour qu’une voiture puisse en croiser une autre. Mais à cette heure-ci, il n’y a pas de voitures dans les rues de Jérusalem. Enfin, il arrive à une porte et frappe.
T’fillah – l’appel à la prière. Depuis trois mille ans, depuis que le roi David a pris la forteresse de Sion aux Jébusites, les Juifs de Jérusalem sont appelés à la prière du matin de cette manière.
L’homme passe à autre chose. Il y a toute une congrégation à réveiller avant le lever du soleil.
Dans un petit bâtiment de pierre de la vieille ville de Jérusalem, un homme se lève et sort dans les rues. Il passe devant le mur des lamentations, les vestiges du temple du roi Salomon, entre dans la mosquée d’Omar, et monte un escalier circulaire. Cent marches plus haut, il sort sur un minaret et commence son cri. Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et Mohammed est son prophète.
Le Muezzin appelle les fidèles musulmans à la prière avant que le soleil ne se lève sur la Ville Sainte de Jérusalem.
Un troisième homme s’est levé ce matin à Jérusalem. Lui aussi monte un escalier dans une tour et lui aussi réveille les fidèles. Ses clochettes appellent les Chrétiens de Jérusalem à prendre part au culte dans les églises de la Ville Sainte.
Le soleil du matin se lève sur les montagnes de Moab et la Mer Morte. Il apporte la lumière à une ville qui s’éveille, une ville calme d’abord.
Le balayeur pousse son balai dans la rue. Pendant quelques minutes, ce bruit règne sur la ville de Jérusalem. Puis il est rejoint par un autre.
Les volets en acier des façades des magasins sont enroulés alors que les premiers cafés ouvrent leurs portes pour le petit-déjeuner. Jérusalem se réveille lentement[4].

C’est la ville « trois fois sainte », creuset des trois monothéismes, qu’il s’agit de valoriser par la succession matinale des appels à la prière juif, musulman et chrétien. Or le livret précise à la façon d’un making of que l’enregistrement du muezzin a été particulièrement ardu du fait du caractère inaccessible de la Vieille Ville :

C’est le muezzin arabe qui nous a posé le plus de difficultés parmi tout ce que nous avons enregistré. Nous avons dû attendre un vent d’Est pour que nous parvienne le son de la Vieille Ville qui est dans la partie jordanienne. Nous l’avons enregistré à huit reprises distinctes à quatre heures du matin avant de parvenir enfin à le saisir depuis un balcon du King David Hotel qui surplombe les murs de la Vieille Ville[5].

Le contraste entre le livret et le disque ou, pourrait-on dire, entre les coulisses et la représentation est encore plus frappant lorsque l’on considère la deuxième plage (« Something of Her History »). Hors-scène :

Le guide touristique, un Arabe, était debout sur la tour du YMCA, décrivant la vue sur la Vieille Ville. C’est le point le plus proche de la Vieille Ville que nous ayons pu atteindre[6].

Sur scène :

Jérusalem, tu es bâtie comme une ville dont toutes les parties sont liées ensemble. C’est ce qu’a écrit le psalmiste David. Et vraiment, où dans le monde entier un guide touristique peut-il mettre autant d’histoire en quelques phrases[7] ?

Là où le collage sonore de Schwartz fonctionnait à la façon d’un patchwork et s’employait à tisser entre eux des éléments hétéroclites pour souligner leur joyeuse cohabitation, Lev vise à produire artificiellement de l’unité. Il soude ce qui, dans la ville, est séparé et enjambe le contexte pour élaborer une cité idéale.

S’appuyant volontiers sur le texte biblique, cette vision pacifiée – et bien peu pacifiante – de Jérusalem inscrit la capitale du jeune État d’Israël dans un temps multiséculaire où les bruits les plus ordinaires du quotidien viennent trouver leur sens et contribuent à la constitution d’un foyer dont on espère qu’il pourra attirer l’auditeur. S’ouvrant sur l’éveil de la ville, le récit se clôt sur son assoupissement et sur la figure d’un homme revenant chez lui après une longue marche : le mot « home »[8] conclut le disque qui sera réédité à la demande du gouvernement israélien afin de promouvoir la destination de Jérusalem auprès des agences de voyage.

 

Notes

[1] Yehuda Lev, Liner notes, The Sounds of Jerusalem, Folkways 8552, 1959, p. 2 : « About a year ago a friend in the States sent me a copy of Tony Schwartz’ recording ‘‘New York 19’’, which provoked both in myself (from New York) and in my wife (from Chicago) the expected and understandable degree of nostalgia. What was unexpected was a suggestion from my wife – ‘‘Why don’t you do something similiar with Jerusalem ?’’ »

[2] Ibid. : « Unfortunately the city of Jerusalem is divided in half, part belonging to Israel, part to Jordan. There was no possible way in which we could go to the Jordan side of the city and so all of our material bas been recorded in Israel. But Jerusalem, while of great significance as a political factor in the Middle East, is primarily important to mankind because of its religious and historical meaning. So we have eliminated all political references and divisions and presented it as an organic whole, which, despite the current sad state of affairs, it remains in the minds of those people throughout the world to whom it exists as a symbol and who regard it, as it was regarded in ancient times, as the ‘‘navel of the Universe’’. »

[3] Sur cette « antique tradition qui fait de Sion, i.e. Jérusalem, l’Umbilicus mundi », voir par exemple Daniel Barbu, « ‘‘Si je t’oublie, Jérusalem…!’’ Un parcours dans la mémoire des religions », ASDIWAL. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, n° 5, 2010, p. 74-107.

[4] Yehuda Lev, « Working script », Liner notes, texte cité, p. 5 (face I, plage 1) : « It’s three o’clock in the morning in the Holy City of Jerusalem. / A man walks along the street of the prophets, an hour before sunrise. He turns left at St. Pauls way and crosses into the street of the hundred gates, a street just wide enough for one car to pass another. But at this time of morning there are no cars on the streets of Jerusalem. Finally he comes to a door and knocks. / T’fillah – the call to prayer. For three thousand years, ever since King David captured the fortress of Zion rfom the Jebusites, the Jews of Jerusalem have been summoned to morning prayer in this way. / The man moves on. There’s an entire congregation to be roused before the sun rises. / In a small stone building in Jerusalem’s Old City, a man rises and goes forth into the streets. He passes the wailing wall, the remains of the temple of King Solomon, enters into the Mosque of Omar, and climbs a circular staircase. One hundred steps up he comes out onto a minaret and begins his cry. There is no God but Aallah and Mohammed is his Prophet. / The Muezzin calls the Moslem faithful to prayer before the sun rises on the Holy City of Jerusalem. / A third man has risen this morning in Jerusalem. He too climbs a staircase into a tower and he too wakens the faithful.
 His bellropes summon the Christians of Jerusalem to worship in the churches of the Holy City. / The morning sun rises over the mountains of Moab and the Dead Sea. It brings light to an awakening city, a quiet city at first. / The sweeper pushes his broom along the street. For a few minutes the sound reigns over the city of Jerusalem. Then it’s joined by another. / The steel store front shutters are rolled up as the first breakfast cafes open for business. Jerusalem is waking up slowly. »

[5] Ibid., p. 2 : « The Arab muezzin gave us the most trouble of anything we recorded. We had to wait for an east wind so that the sound would carry from the Old City (Jordan). We recorded him eight separate times at four in the morning before finally catching him from a balcony of the King David Hotel which overlooks the walls of the Old City. »

[6] Ibid., p. 3 : « The tourist guide, an Arab, was standing on the tower of the NYCA, describing the view of the Old City. This is the closest we could get to the Old City itself. »

[7] Ibid., p. 5 : « Jerusalem, thou are builded as a city that is Compact together. So wrote the Psalmist David. And truly, where in all the world can a tourist guide put so much history into a few phrases? »

[8] Ibid., p. 8 : « This man has walked a long way, but at last he has come home. » (« Cet homme a parcouru à pied un long chemin, mais au moins il est rentré à la maison. »)

 

 

 

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