Partages sensibles

Écritures documentaires de la ville
dans Jérusalem Plomb Durci (2011) et H2-Hébron (2018)

Jérusalem, 2009-2011


 

C’est à un voyage dans le temps que nous invite la troisième étape de notre parcours : nous sommes toujours à Jérusalem, mais cinquante ans ont passé. Fondé le 4 mai 1948, l’État d’Israël a fêté à grand bruit son soixantième anniversaire et célèbre depuis maintenant plus de quarante ans la réunification de Jérusalem, proclamée en 1967 à l’issue de la Guerre des Six Jours. Duo franco-israélien qui s’est d’abord illustré dans le domaine de la musique expérimentale, Xavier Klaine et Ruth Rosenthal sous le nom de la Winter Family décident de « reparcourir les traces sonores laissées par [le] disque [de Yehuda Lev] »[1] : il et elle réalisent en 2009 un essai radiophonique intitulé Jerusalem Syndrome, puis l’adaptent pour la scène deux ans plus tard sous le titre Jérusalem Plomb Durci. Voyage halluciné dans une dictature émotionnelle[2].

À l’image d’autres syndromes dont sont susceptibles d’être atteint·es momentanément les voyageur·ses dans certaines villes ou pays (le syndrome de Stendhal à Florence ou encore le syndrome de l’Inde), le syndrome de Jérusalem renvoie aux troubles psychiques rencontrés par certain·es étranger·ères dans la ville israélienne du fait de la profusion des symboles religieux. C’est précisément cette profusion qui est au cœur du montage sonore de la Winter Family.

 

Winter Family, Jerusalem Syndrome
L’Atelier de création radiophonique, France Culture
24 mai 2009

 

– Welcome. The Jerusalem municipality is happy to host you in Passover at the Old City. Commemorating the forty years of the reunification of the city, we will present you in the upcoming minutes a monumental show of lights, sounds and pyrotechnics…

– Un spectacle de sons, lumières et pyrotechnique sur les remparts de la Vieille Ville. Jérusalem fête quarante ans de réunification et d’occupation. Joyeuses fêtes.

Comme cela est souligné dès les premières minutes, le montage se veut démystificateur. La parole amplifiée de la guide annonçant le son et lumière en anglais est suivie d’une traduction française prise en charge sur un ton faussement neutre par Ruth Rosenthal qui y invite en embuscade le mot « occupation » et confirme s’il en était besoin qu’il ne saurait s’agir ici de dupliquer la mise en scène et en récits de la ville par elle-même. Au contraire, celle-ci est exhibée pour être mieux disloquée, trouée de loin en loin par la litanie des résolutions de l’ONU mettant en garde Israël, mais aussi par quelques prises de parole antagonistes aussitôt recouvertes et comme étouffées (ici, un appel à la libération de la Palestine, là, le témoignage d’un Arabe se plaignant de la surveillance policière).

En d’autres occurrences, c’est le phrasé mélancolique de Ruth Rosenthal traduisant en simultané des chants dont on devine qu’ils ont baigné son enfance qui suffit à déplacer l’écoute et à entendre, en même temps que leur beauté ou leur rythme entêtant, la part qu’ils ont simultanément jouée dans la construction subjective de la performeuse comme dans celle de l’identité israélienne. C’est le cas, par exemple, de la chanson « Efer Veavak » (« Cendres et poussière »), issue d’un album du même nom[3] qui est dédié aux enfants des survivants du génocide des Juifs et qui, dès sa sortie en 1988, a connu une très large diffusion, radiophonique et télévisuelle, notamment dans le cadre de la Journée de la Shoah[4] :

Et si tu pars, où est-ce que tu pars ?
L’éternité n’est que poussières et cendres.
Et si tu pars, où est-ce que tu pars ?
Des années, et rien n’est effacé…

Comme d’autres avec elle, cette chanson s’inscrit dans un tissu indissociablement sonore et commémoratif qui devient particulièrement compact à chaque printemps à Jérusalem – pendant les mois de nissan et de iyar du calendrier hébraïque – puisqu’après une semaine de cérémonies liées à la Pâque juive (Pessa’h) qui célèbre l’Exode hors d’Égypte, se succèdent la Journée de la Shoah (Yom HaShoah), la Journée du Souvenir pour les victimes de guerre israéliennes et des attentats (Yom Hazikaron), la Journée de l’Indépendance (Yom Haatzmaout) et la Journée de Jérusalem (Yom Yeroushalayim). Ritournelles entraînantes ou mélopées déchirantes, hymnes ou prières, chansons pop ou chansons traditionnelles : la musique a la part belle durant ces célébrations et creuse l’espace où elle circule d’une profondeur temporelle qui emprunte indissociablement à l’histoire et au mythe et qui soude le passé au présent, la tristesse à la joie, le deuil à la renaissance. Elle cohabite, du reste, avec de nombreux sons – sirènes funèbres, parades militaires, feux d’artifice – qui participent à leur tour à l’écriture idéologico-sensible de la ville. Cette trame à la fois musicale et sonore est au cœur de Jerusalem Syndrome. Quant aux bruits de la vie ordinaire, les chants des oiseaux ou l’aboiement d’un chien, le ronflement d’un moteur ou le rire d’un enfant, ils sont bien présents dans l’essai radiophonique de la Winter Family mais ils constituent désormais un arrière-plan difficilement perceptible sous l’accumulation, jusqu’à saturation, des sons qui font signe et dont le sens reste néanmoins en grande partie opaque pour l’auditeur·rice perdu·e en terre étrangère. Alors que l’ensemble de la ville est désormais contrôlé par Israël et loue son unité retrouvée, le montage volontiers cacophonique de la Winter Family souligne fractures et contradictions dans un geste strictement inverse à celui de Yehuda Lev.

 

Winter Family, Jérusalem Plom Durci
Voyage halluciné dans une dictature émotionnelle
Interprétation de Ruth Rosenthal
Diffusion sons et videos de Xavier Klaine
Création lumières et régie générale de Julienne Rochereau
Création au Centquatre le 16 juin 2011

 

Comme on peut s’y attendre, les enjeux restent sensiblement les mêmes dans Jérusalem Plomb Durci, sinon que la doublure visuelle de l’expérience sonore proposée par Jerusalem Syndrome, et la substitution corrélative de l’immersion par la frontalité, tendent parfois à figer la proposition en la réduisant à sa dimension très explicitement dénonciatrice et en objectivant les signes, codes et symboles par lesquels l’auditeur·rice se trouvait très directement interpelé·e, affecté·e, voire submergé·e.

Le titre souligne ce déplacement en abandonnant le terrain psychopathologique. « Plomb Durci » renvoie en effet à une opération militaire menée contre Gaza en 2008 qui emprunte elle-même son nom aux paroles d’une comptine enfantine chantée pendant Hanoucca[5]. Sont d’emblée visés l’instrumentalisation politique de la religion et le cynisme d’une propagande d’État faisant feu de tout bois pour manipuler les masses. Le sous-titre ne laisse plus aucun doute en identifiant l’espace que nous nous apprêtons à arpenter à « une dictature émotionnelle » :

Une jeune femme de Jérusalem nous guide lors d’un voyage sonore, textuel et visuel à travers la société israélienne. La douleur, la mémoire et le courage sont célébrés de toutes parts, les codes et les symboles sont étirés jusqu’à l’épuisement.
Les chants, les discours, les sirènes et les danses sont omniprésents de la naissance à la mort des individus qui, pris en otage, deviennent alors les acteurs d’une éblouissante et macabre hallucination collective et se projettent dans un tourbillon violent, triste et national. Israël accélère sa fuite en avant désespérée et vaine : la dictature émotionnelle[6].

Nous ne sommes plus de simples auditeur·rices marchant à l’aveugle et à tâtons et disposons désormais d’un guide de lecture et même d’une guide de voyage. Omniprésente sur le plateau, Ruth Rosenthal médiatise constamment notre rapport aux sons et aux images documentaires qui sont projetées sur un grand écran en fond de scène. Ce faisant, elle en conditionne la perception et la compréhension. Sans qu’elle ait à prononcer un discours en son nom propre, son corps et sa voix redoublent la fonction critique du montage visuel et sonore des documents, qu’il s’agisse des modulations auxquelles elle recourt lorsqu’elle cite ou traduit l’un d’entre eux, ou de ses divers mouvements sur le plateau, marche militaire robotique, pas de danse automates, manipulation de drapeaux israéliens qui quadrillent bientôt toute la scène…

 

Winter Family, Jérusalem Plomb Durci
© Arnaud Martin

 

Parcimonieux mais systématiquement saisissants, les quelques extraits télévisés insérés dans ce nouveau montage participent beaucoup au processus d’explicitation à l’œuvre dans l’adaptation scénique de l’essai radiophonique. Que Rosenthal les regarde assise en mangeant telle une spectatrice blasée ou qu’elle s’incruste dans l’image en imitant la pantomime de celles et ceux qui apparaissent à l’écran à la façon d’une fan(atique), voilà qui importe finalement assez peu tant le geste de l’exposition semble la plupart du temps se suffire à lui-même. On pense tout particulièrement ici à cet extrait d’une émission de télévision diffusée la veille de la Fête de l’Indépendance, où Danny Robas et Ofira Yosefi chantent en duo parmi les jeeps et les acteurs grimés en soldats[7]. Évoquant les derniers moments partagés par deux hommes avant leur départ pour la guerre, la chanson de variété est interrompue à deux reprises par la parole, en off, de ce qu’on devine être des soldats qui revendiquent haut et fort leurs convictions sionistes et disent toute leur fierté d’être au service de l’État d’Israël tandis que la caméra s’attarde sur tel acteur en treillis vérifiant son arme ou tel autre se reposant sur le capot de son véhicule, puis suit le départ des jeeps sous les applaudissements du public. Si le voyage est « halluciné », c’est d’abord parce que la réalité est hallucinante.

Encore aurions-nous tort de négliger la force d’un montage qui n’est pas seulement audiovisuel mais qui s’écrit à même le corps de la performeuse. En effet, plus encore que la ville, c’est ce corps qui constitue la surface d’inscription de la fabrique identitaire israélienne. Robe à fleurs, baskets, tresses enfantines et silhouette frêle : Ruth Rosenthal qui a trente-quatre ans au moment de la création du spectacle réinvestit tout un répertoire de gestes et de mimiques dont on devine qu’ils ont marqué son enfance à Jérusalem. Le spectacle insiste d’ailleurs dès les premières minutes sur les cérémonies commémoratives organisées au sein des écoles et évoque ensuite, sous la forme exceptionnelle d’un témoignage à la première personne pris en charge par l’actrice, les ruses d’une écolière pour contenir ses rires nerveux pendant un moment de recueillement collectif organisé dans la cour de récréation[8]. C’est tout un agencement extrêmement codifié de sons et de gestes – sirène et minutes de silence, litanie des noms des enfants victimes du génocide et allumage des bougies, levée du drapeau, défilé et hymne national – que le spectacle s’emploie à convoquer pour en souligner la force coercitive tout en s’efforçant d’en desserrer l’étau. Et si la distance est de mise tant le regard et la voix de l’actrice ménagent de réguliers décrochages par rapport à la partition gestuelle qu’elle reproduit sous nos yeux, ce jeu citationnel est suffisamment subtil pour ne pas écraser la fillette sous le poids du regard avisé et tout en surplomb de l’adulte qu’elle est devenue. Le titre du spectacle révèle alors son secret, à la façon du rosebud de Kane, et fait de l’enfance – et des atteintes qui lui sont portées – son point névralgique :

Mon instituteur a apporté une toupie pour moi,
coulée en plomb durci
coulée en plomb durci
Savez-vous en l’honneur de quoi ?
Savez-vous en l’honneur de quoi ?
Savez-vous en l’honneur de quoi ?
En l’honneur de Hanoucca[9] !

 

Notes

[1] Présentation de l’essai radiophonique Jerusalem Syndrome sur le site de France Culture. Winter Family (Ruth Rosenthal à la narration et Xavier Klaine à l’enregistrement), Jerusalem Syndrome, émission L’Atelier de création radiophonique, France Culture, 24 mai 2009. Avec les voix de Yael Karavan et Jean-Baptiste Duchenne. Rediffusion le 1er mai 2014 dans le cadre d’une version courte rééditée par Lionel Quantin.

[2] Jérusalem Plomb Durci. Voyage halluciné dans une dictature émotionnelle, conception, écriture, mise en scène et scénographie de Winter Family, création au Centquatre (Paris) le 16 juin 2011 dans le cadre du Festival Impatience (Jérusalem Plomp Durci y remporte le Prix du Jury du meilleur spectacle).

[3] Yehuda Poliker et Ya’akov Gilad, אפר ואבק (Efer Veavak, Ashes and Dust, Cendres et poussière), NMC Music, 1988.

[4] Voir Oren Meyers et Eyal Zandberg, « The sound-track of memory: Ashes and Dust and the commemoration of the Holocaust in Israeli popular culture », Media, Culture & Society, vol. 24, n° 3, mai 2002, p. 389-408.

[5] Likhvod Hahanoukka (en hébreu : « לכבוד החנוכה » et en français « En l’honneur de Hanoucca ») est une comptine adaptée d’un poème de Haïm Nahman Bialik écrit en 1916 (voir l’article « Likhvod Hahanoukka » sur Wikipédia).

[6] Winter Family, « Présentation du spectacle Jérusalem Plomb Durci », 2011. Texte accessible sur le site theatre-contemporain.net.

[7] Danny Robas et Ofira Yosefi, מכתב קטן (Mikhtav Katan, A Small Letter, Une petite lettre), Aroutz 2, 19 avril 2010. Danny Robas a composé la chanson dans les années 1980 en hommage à son jeune frère décédé. C’est dans son album sorti en 1996 qu’il reprend la chanson en duo avec Ofira Yosefi et c’est à partir de cette date qu’elle devient populaire et est reprise pendant les commémorations.

[8] Sur ces cérémonies, voir par exemple Avner Ben-Amos et Ilana Bet-el, « Une politique sioniste de la mémoire ? Les fêtes commémoratives à l’école publique israélienne », Mouvements, n° 3-4, 2004, p. 36-42. Le film documentaire d’Eyal Sivan, Yzkor, les esclaves de la mémoire (Momento Films, 1990) est également très éloquent sur ce sujet et s’attarde sur la place que prennent les cérémonies du mois de mai dans le système éducatif israélien.

[9] Article « Likhvod Hahanoukka » sur Wikipédia.

 

 

 

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