Du théâtrophone à la téléperformance

Entretien réalisé par Nathalie Coutelet

 

 

Theâtrophone : affiche
Jules Chéret – 1890
© Bibliothèque nationale de France

En 1881, dans le cadre de l’Exposition internationale d’électricité à Paris, est présentée une invention qui modifie les rapports entre spectacle et public : le théâtrophone. Tout d’abord destiné à quelques salles institutionnelles, telles que la Comédie-Française et l’Opéra, dont les représentations deviennent accessibles via le téléphone, il est développé par la Compagnie du Théâtrophone et propose un catalogue plus large. Les récepteurs installés sur les scènes transmettent les sons pour des auditeur·rices installé·es chez eux·elles ou dans les lieux publics, tels que les cafés. L’exemple de Marcel Proust, souvent contraint par la maladie à garder le lit, est bien connu ; il a laissé dans sa correspondance[1] les témoignages de son intérêt pour les opéras wagnériens en particulier, auxquels il pouvait ainsi accéder. C’est donc le spectacle – du moins sa dimension sonore – qui va à l’auditeur·rice, un spectacle qui n’a pas été créé en fonction de ce mode d’écoute spécifique[2].

Tombé en désuétude avec le développement de la radio, le théâtrophone connaît un regain lors de la pandémie : les restrictions sanitaires qui rendent les rassemblements impossibles attirent à nouveau l’attention sur ce théâtre par téléphone, qui permet de maintenir un lien avec des publics et une forme de création. Marie Ayotte et la compagnie du Théâtre des Déchaînés (Québec) montent ainsi en 2020 la pièce Tantôt, demain peut-être, spécifiquement conçue pour être donnée au téléphone à une seule personne. Alors que le théâtrophone était uniquement un moyen de diffusion, il s’agit ici d’une création pensée dès l’origine pour ce média. C’est également le cas dans le concept de téléperformance, développé par Julien Daillère à partir de 2020, même s’il propose d’inverser le mouvement et de se concentrer sur le lieu de réception, qui se transforme en lieu de l’action, notamment grâce au téléphone.

Nathalie Coutelet et Julien Daillère se sont rencontré·es dans le cadre du projet mené par Julien Daillère, « La Marge Heureuse », qui est entré en résonance avec le cours donné par Nathalie Coutelet au département Théâtre de l’Université Paris 8 : « L’histoire du théâtre par ses marges ». Ils ont dirigé ensemble les journées d’étude « Avoir Lieu. Formes alternatives de spectacle vivant avant, pendant et après la crise sanitaire : quel patrimoine ? Quelles résonances ? » en janvier 2022[3].

L’entretien a eu lieu par téléphone le 5 octobre 2022.

 

Comment t’est venue l’idée de « téléperformance » ? Est-ce uniquement lié à la situation sanitaire ou bien as-tu concrétisé à ce moment un projet plus ancien ?

Lorsqu’est arrivé le premier confinement de mars 2020, j’ai intensément ressenti le besoin d’être en contact, à distance, avec les personnes que je connaissais, proches ou lointaines, et aussi, plus largement, avec un public auprès de qui partager des formes artistiques, sans savoir immédiatement lesquelles. Le plus évident pour moi était l’envie de ne pas tout miser sur le numérique, mais de chercher des alternatives. L’audio du téléphone est un médium qui m’était familier depuis longtemps, très présent au quotidien, aussi bien dans ma vie personnelle que dans ma vie professionnelle – et il ouvre la possibilité d’un distanciel non-numérique du point de vue des usagers.

Quand j’avais entre vingt et trente ans, il m’arrivait souvent de lire à des ami·es par téléphone tout ou partie des textes que j’étais en train d’écrire ou que je venais de terminer, comme par exemple les monologues des Contes de la petite fille moche, une pièce que j’ai ensuite jouée pour la scène pendant plusieurs années. Un peu plus tard, en parallèle de mes activités artistiques, j’ai travaillé pour une société qui proposait des formations en entreprise. Dans le cadre d’une de mes missions, j’ai accompagné à plusieurs reprises les salarié·es d’un service client par téléphone (gestion de la voix et des émotions notamment).

Au premier jour du confinement, j’ai commencé à proposer des lectures de mes textes par téléphone. Deux jours plus tard, je lançais le groupe « Artistes au téléphone » sur Facebook pour inviter d’autres artistes à y présenter les formes artistiques qu’ils et elles souhaitaient proposer pour l’audio du téléphone. Rapidement, j’ai eu envie d’aller plus loin que de simples lectures. C’est ainsi que j’ai mis en place le Serveur Vocal Humain[4], pour lequel je faisais semblant d’être un serveur vocal interactif en répondant au téléphone. Se posait tout de même la question de l’incarnation face à un public, qui est au cœur du spectacle vivant. À défaut d’être moi-même présent face à d’autres personnes (j’étais confiné seul chez moi), pouvais-je m’incarner à travers quelqu’un qui aurait face à lui un public : les membres de sa famille, ses colocataires, etc. ? C’est ainsi que j’ai eu l’idée de ce que j’ai ensuite appelé « téléperformance ». Même si je n’aurais peut-être pas eu cette idée sans la contrainte du confinement, c’est une pratique qui s’inscrit dans la continuité de mon intérêt pour l’audio du téléphone, et aussi dans un questionnement plus large sur la manipulation et l’emprise, ou encore les rapports humain-machine. La situation a servi de catalyseur.

 

Extrait d’une performance radioguidée réalisée par Julien Daillère avec Perrine Trébal
et diffusée sur Radio Galoche le 3 juillet 2020
(voir Radio Galoche pour accéder à la performance dans son intégralité)

 

Pourrais-tu donner une définition de la téléperformance telle que tu l’as conçue ? 

La téléperformance était pour moi, à l’origine, une forme de théâtre d’appartement audioguidé par téléphone : des indications de mots à dire et de gestes à faire sont dictées par téléphone à une personne qui les reçoit grâce à un casque ou à de simples écouteurs ; elle les performe immédiatement en direct pour un public présent face à elle, prêtant ainsi son corps et sa voix pour permettre une forme d’incarnation à distance[5]. Plus largement, on peut dire que c’est une forme de présentiel par délégation d’action, à travers des indications audio-transmises par téléphone. Cela s’inscrit dans la continuité de pratiques d’audioguidage en direct mises en place par d’autres artistes, à travers des dispositifs techniques souvent plus complexes que le simple audio du téléphone : une personne téléperforme à travers une autre qui performe dans l’espace physique.

Au fil de ma pratique, j’ai conservé la spécificité des indications audio, mais j’ai élargi les possibilités de diffusion de cet audio en multipliant les appareils récepteurs grâce à la conférence téléphonique (qui reste un distanciel possiblement non-numérique du point de vue usager, comme la radio traditionnelle), et aussi en-dehors du seul audio du téléphone, en passant par une webradio, des groupes WhatsApp, ou encore par les plateformes Zoom ou Facebook avec caméra coupée (notamment à l’étranger).

La téléperformance en questions :
retours sur expériences

Agathe Guignard


 

Afin de bénéficier de retours précis sur l’expérience vécue par les intervenant·es des téléperformances de Julien Daillère, Nathalie Coutelet et lui ont élaboré un questionnaire, conçu comme un outil permettant de construire une réflexion sur la réception spécifique de cette forme, aux niveaux divers qui ont été vécus par ces intervenant·es. Les questionnaires n’ont pas été donnés juste après la téléperformance, mais envoyés entre juillet et septembre 2022. Les réponses rétrospectives ont laissé à ces publics le temps d’un retour critique et d’un processus de mémorisation, qui invite à sonder les traces de la téléperformance.

Agathe Guignard est artiste de cirque. Elle a participé depuis Besançon, fin avril 2020, à la première téléperformance de Julien Daillère. Ici, Agathe Guignard a fait le choix de rassembler ses réponses, en son nom et au nom des personnes devant lesquelles elle a performé, au sein du questionnaire initialement destiné à son public.

 

Quels rapports aviez-vous avec la personne qui performait devant vous ?

J’ai « performé » avec mes colocataires qui sont aussi mes amies. J’avais préparé l’appartement pour le spectacle, j’avais mis une petite affiche quelques jours avant je crois.

Qu’avez-vous perçu ? Dans quelle mesure avez-vous notamment perçu le fait que la personne qui performait recevait des consignes audio ? 

Je crois que le public a assez vite compris que je recevais des consignes audio, alors que la narration essayait de leur laisser le doute. Mais ils en ont fait fi et se sont laissé porter quand même dans l’histoire.

Quant à moi, je me souviens que j’étais un peu stressée et que je m’amusais beaucoup aussi. Par contre, je n’ai plus aucun souvenir de ce qu’il s’est passé. Je pense que je me suis laissé traverser par les indications dans l’oreillette et que donc je n’ai pu imprimer ce moment dans ma mémoire.

Qu’est-ce que cela change par rapport à d’autres spectacles que vous avez vus ?

J’étais la personne qui entendait Julien au téléphone. Je me suis sentie un peu actrice mais surtout spectatrice, parce que je ne savais pas ce qu’il allait me faire dire ou faire. En fait, je me sentais comme la complice du spectacle.

Cette forme de spectacle est venue faire une bulle, une interruption dans le quotidien de la maison. Un spectacle, c’est toujours une parenthèse dans la vie, mais d’habitude il faut se préparer, sortir, aller quelque part, attendre, s’asseoir, attendre etc., alors que celui-ci est en plein cœur du quotidien. Peut-être un colocataire était-il en train de faire le ménage ou de travailler dans le potager, deux minutes avant qu’on se rejoigne pour vivre un moment décalé. Et peut-être même qu’il a pu le vivre le balai à la main.

On était nous-mêmes souvent en train de s’offrir des spectacles les uns aux autres pendant la journée, mais je crois que c’est ce qui m’a touchée dans cette proposition.

Comme un cadeau qu’on s’offre pour casser la routine d’une maison dans notre intimité.

 

Questionnaire conçu
par Nathalie Coutelet et Julien Daillère

 

Comment vis-tu, en tant qu’artiste, le fait de déléguer l’action performative à une autre personne ? Qu’est-ce que cela modifie dans ton rapport à l’interprétation ?

Il y a une forme de frustration dans le sens où je ne fais pas face au public : je ne peux pas percevoir l’effet de ce qui a lieu « là-bas », le bruit des corps qui bougent ou s’immobilisent, les regards, les soupirs, les rires, les attitudes, etc. Selon le dispositif utilisé, je peux parfois avoir un retour audio, par exemple à travers le micro du téléphone d’une personne qui performe, ou via celui d’un autre téléphone destiné à capter les retours audio à proximité, et que j’écoute via des écouteurs. Mais le son est souvent de piètre qualité du fait de la compression de l’audio du téléphone – surtout lorsque la source d’émission est éloignée du micro. J’ai également expérimenté la possibilité d’un retour vidéo, lors d’une intervention en téléperformance pour un colloque à Montréal[6]. Ayant promis à l’équipe organisatrice d’être là « en chair et en os », c’est grâce à Germain Ducros que j’ai pu tenir ma promesse sans me déplacer : il s’est présenté en mon nom et incarnait donc ma parole sur place tandis que je faisais défiler, depuis Clermont-Ferrand, ma présentation PDF vidéo-projetée dans la salle de conférence via un écran partagé sur Zoom. Pour l’audio, nous étions connectés via une conversation WhatsApp, et pour la vidéo, il avait discrètement placé son téléphone dans la poche de sa chemise, avec la caméra en direction du public qui lui faisait face. Là encore, la faible qualité des retours audio et vidéo était frustrante. Aussi, de manière générale, l’attention nécessaire pour capter quelque chose de ces retours est beaucoup plus importante que le regard périphérique et l’attention flottante que l’on peut expérimenter pendant une représentation – sans parler du « balayage inconscient » ou de « l’inattention sélective » dont parle Schechner[7], qui sont ici techniquement impossibles. En effet, concernant les interprètes, le phénomène décrit par Schechner consiste en une forme de lâcher-prise, une manière de revenir à un état plus quotidien, spontané, moins prémédité, en dehors de la fiction de l’éventuel personnage. C’est le développement d’un rapport sensible à des signaux habituellement non perçus, car situés à « l’arrière-plan »[8]. C’est à l’opposé de l’attention extrême requise pour distinguer au mieux les bribes de sons et d’images (éléments de premier plan dans des conditions classiques de représentation) qui sont ici difficiles à percevoir, alors même qu’ils sont essentiels à la compréhension de ce qui a lieu dans l’espace de jeu par procuration, « sur » la scène distante.

La téléperformance en questions :
retours sur expériences

Germain Ducros


 

Germain Ducros est doctorant en études et pratiques des arts à l’UQAM. En mai 2022, Germain Ducros a participé à une conférence de l’UQAM via une téléperformance guidée par Julien Daillère. Voici un extrait de son récit d’expérience de cette téléperformance du 7 mai 2022 à Montréal, qui a eu lieu dans le cadre d’un forum international de recherche-création intitulé « Enjeux et pratiques de l’incarnation du poème sur scène ».

 

Une partie de moi commence à paniquer, une autre se rassure que tout cela n’est qu’un jeu […].

Les portes s’ouvrent, le public rentre, la conférence débute. Julien commence à parler. Se tisse alors une connexion directe entre mon oreille gauche et ma bouche, qui ne semble pas vraiment passer par le cerveau, ou du moins par la mémoire. Je ne me souviens quasiment de rien quant au contenu de la présentation. Julien parle et ma voix le suit au plus près, calquant les pauses, les hésitations, son débit de parole plus lent que le mien. Je suis déconnecté de la plupart de mes sensations : impossible de savoir où en est ma respiration, ce que font mes mains ou mon visage […].

Parfois, une partie de mon attention se libère, peut-être parce que tel passage me demande moins d’efforts de concentration à téléperformer, et alors je sens que, par habitude avec l’enseignement et la danse, mon adresse se dirige vers le public, et j’ai l’impression que mon débit de parole et mon langage corporel sont plus naturels, comme si une partie de moi reprenait le contrôle pour colmater les brèches de cette vallée de l’étrange. Un dialogue intense se met en place entre la panique, le lâcher prise et le jeu, alors que différentes parties de moi, plus ou moins spectrales, traversent différentes strates de présence et de possession. Toute notion du temps a disparu.

 

Sur le plan émotionnel, les discussions par téléphone ou visioconférence que j’ai pu avoir avec les performeur·ses et/ou leur public, après le temps de la téléperformance, furent une manière de réparer un peu le manque de contact imposé par le distanciel – c’est aussi ce qui peut expliquer le développement des « bords écrans » qui ont suivi de nombreux spectacles en visioconférence durant la période de fermeture des lieux culturels, c’est quelque chose que j’ai entendu de la part d’autres artistes ou de spectateur·rices. Lors d’une téléperformance mise en place en décembre 2020 avec la Casa Tranzit de Cluj Napoca en Roumanie (via une visioconférence en caméra coupée), j’ai beaucoup apprécié l’échange qui a suivi, avec caméra ouverte, pour interagir véritablement avec celles et ceux qui avaient soit téléperformé, soit assisté à une version de la téléperformance. C’était réjouissant de pouvoir découvrir leurs visages, de revenir sur ce moment pendant lequel j’avais dicté des indications sans avoir aucun retour audio ou vidéo, en faisant seulement le pari que des gens m’entendaient et performaient pour moi face à d’autres, selon un rythme d’indications qui leur convenait.

En ce qui concerne l’interprétation, pendant les téléperformances, je me suis aussi surpris à surjouer toutes sortes de mouvements corporels qui n’étaient visibles de personne, ce qui peut paraître assez absurde, tout comme la gestuelle des comédien·nes qui s’agitent dans une cabine vitrée en enregistrant leur voix pour du doublage de film. Mais dans les deux cas, j’y vois la tentative de se synchroniser au mieux avec quelqu’un d’autre, en émission ou en réception, par la voix. Cette impulsion démesurée qui surgit du corps non visible est aussi une manière de m’aider à marquer au mieux le passage de la voix chuchotée (qui dicte les indications de mouvement), à la voix pleine (qui dicte les indications de paroles à répéter), ou encore de rendre la rythmique de ma diction et les intonations les plus claires possible. C’est aussi la tentative d’agir immédiatement le corps qui m’entend. C’est une assurance de voix qui est peut-être comparable à celle utilisée pour les spectacles d’hypnose – mais je ne suis pas formé à cette pratique. Je crois que mon assurance peut faciliter le « lâcher-prise » des personnes à travers lesquelles je téléperforme, ce qui leur est nécessaire pour gagner en fluidité, et engage ma responsabilité. Cela permet aussi de les « soutenir » activement, de leur envoyer un peu de l’énergie dont on a besoin pour s’exposer face aux autres.

Il y a une forme de « manipulation » ou d’audioguidage, comme tu le soulignes, dans ta définition de la téléperformance. Cela évoque un peu la figure du marionnettiste, mais la marionnette dont il s’agit ici est une personne qui suit tes consignes. Cela soulève donc des enjeux éthiques importants, dans la mesure où tu fais agir une autre personne, parfois d’un genre différent, d’un pays différent, d’une langue différente ?

Oui, audioguider une personne engage une responsabilité et impose de réfléchir aux limites éthiques que l’on souhaite se poser dans cette forme d’emprise, même si elle est consentie au départ. On ne peut pas partir du principe que les performeur·ses sont libres d’exécuter ou de ne pas exécuter l’indication qu’on leur transmet en direct : on ne peut pas s’abriter derrière leur libre-arbitre ; le rythme de la téléperformance ne laisse pas le temps nécessaire à la réflexion qu’appellerait chaque indication, elle implique un « lâcher-prise ». En cela, il y a « performance » de la part des personnes qui s’abandonnent à cette expérience. De plus, il s’agit souvent de personnes qui n’ont pas l’habitude de la scène, et qui s’exposent face à des proches. Les gestes que je propose d’exécuter sont donc des gestes que j’estime les plus « neutres » possible, ne renvoyant pas clairement à un genre, à un statut social, à une pratique ou à une orientation sexuelle, à une appartenance politique, etc. Je n’ai pas la garantie d’éviter tout faux pas du fait d’un décalage culturel, mais j’essaye de me limiter à des gestes que j’ai pu observer dans de nombreuses cultures : agiter la main pour dire au revoir, fermer les yeux et baisser la tête, etc. Je m’interdis tout ce qui met en avant les organes sexuels, des positions potentiellement humiliantes, des saluts connotés politiquement. Le fait de pouvoir se mettre debout n’est pas indispensable à la participation, et, par simple sécurité, je ne demande aucun déplacement dans l’espace. De même, pour les mots employés, je ne fais pas répéter de propos ouvertement vulgaires ou qui pourraient créer un malaise du fait d’une connotation ouvertement sexuelle, sociale, politique, religieuse. De même, je ne travaille pas dans le registre de la confidence intime, du secret, de la dénonciation, etc. Si je devais faire des écarts à ces règles, je préviendrais ouvertement « mes » interprètes à ce sujet en amont, en insistant sur ce point. C’est aussi la raison pour laquelle j’écris la plus grande partie de ma partition (texte et mouvements) avant une téléperformance. Je peux aussi écrire en arborescence pour limiter au maximum l’improvisation dans l’interaction éventuelle. En outre, le public prend vite conscience de la manipulation qui a lieu : soit à travers la fiction – ma téléperformance Esprit poétique consiste à simuler une séance de spiritisme à distance, pour laquelle la personne à travers laquelle je téléperforme est « possédée » par un esprit qui lui fait réciter des poèmes ; soit dans le dévoilement du dispositif technique – comme à Montréal où, simulant un bug technique, j’ai fini par être audible directement par les enceintes de la salle de conférence via le micro de la visioconférence Zoom, pour ensuite arrêter le partage d’écran et faire apparaître mon visage dans l’interface de visioconférence.

Au niveau des rapports de domination dans lesquels je peux me retrouver, moi homme cis blanc originaire d’un pays d’Europe de l’Ouest, je peux aussi les déjouer en proposant une interversion des rôles. Lorsque j’ai proposé et mis en place une téléperformance à l’occasion de la Nuit des Idées pour l’Institut Français de Roumanie à Bucarest, en janvier 2021, j’ai performé dans un second temps en me mettant à la disposition de la personne qui avait performé pour moi, pour qu’elle puisse téléperformer à travers moi. Il s’agissait d’ailleurs d’une comédienne professionnelle roumaine, Valentina Zaharia, rémunérée par l’Institut Français.

Des spectacles audioguidés existent, sur le principe des visites de musée, avec des casques remis aux membres du public afin de recevoir les consignes. Je pense à Domaine public, présenté par Roger Bernat, où les spectateur·rices créent la forme artistique en suivant les instructions transmises par un casque audio sans fil, dans un espace public. Plus récemment, le spectacle In Vivo, co-construit avec les habitant·es d’Ancenis-Saint-Géron et la compagnie Le blanc des yeux, reposait sur l’usage de casques audio portés par les publics et une déambulation[9]. Quels sont les points communs avec les téléperformances que tu as mises en place ?

Même si la démarche est sensiblement différente dans la forme qui en résulte, je me sens proche de ce qui sous-tend le geste artistique de Roger Bernat dans Domaine public, que j’ai connu grâce à toi : le public devient acteur de ce moment performatif grâce à son interprétation, par son propre corps, d’instructions audio qui lui sont transmises par l’équipe artistique. Le « public » sous casque joue ouvertement aux yeux des autres (le « vrai » public sans casque, et aussi les autres participant·es), du fait d’actions décalées, mystérieuses, qui ne correspondent pas aux comportements habituellement observés dans la rue, et qui appellent donc à leur tour à être interprétées mais dans leur signification seulement. Dans In Vivo, il me semble que le public est beaucoup moins au centre de la représentation, il interprète – mais intérieurement – des indications audio par sa manière de regarder les éléments extérieurs sur lesquels est attirée son attention. Son interprétation n’est pas vraiment spectaculaire aux yeux des autres – mise à part l’incongruité de voir marcher dans la rue un groupe de gens avec des casques, ce qui est d’ailleurs de moins en moins exceptionnel. C’est le dispositif qu’ont notamment utilisé Céline Ahond, Hélisenne Lestringant, Ségolène Thuillart et Magda Skoupra Gianniki avec une conférence téléphonique que j’avais mise à leur disposition pour un laboratoire de recherche dans le cadre du programme « Avoir Lieu », de La Marge Heureuse[10]. Depuis les vitrines de L’Autre Lieu d’Anis Gras, elles audioguidaient par téléphone un public en déambulation dans le Centre commercial La Vache Noire à Arcueil, selon un parcours qu’elles avaient préparé à l’avance. Mais avec une conférence téléphonique mise en place sans le truchement d’une carte son et d’un ordinateur, l’audio doit être réalisé en direct au téléphone, il faut alors oublier toute ambition de mixage, de musique, etc. En outre, l’audio du téléphone n’a pas la qualité d’une diffusion sonore via une application en ligne ou un podcast. Et cela n’est pas neutre dramaturgiquement parlant, bien sûr. En tout cas, la création audioguidée a été favorisée par la crise sanitaire de Covid-19 et son incitation aux spectacles en plein air, comme le rappelait l’équipe organisatrice de la Journée d’étude « Écouter le terrain : enjeux de la création audioguidée »[11].

Dans les dispositifs que tu as réalisés, les publics sont dans des situations diversifiées, on trouve plusieurs modes de réception, plusieurs niveaux de spectatorialité. C’est aussi un questionnement qui traverse tes créations ?

Oui, la création audioguidée, lorsqu’elle inclut un public sous casque, nous amène à distinguer deux types de public : celui qui a un casque, celui qui n’en a pas. C’est le cas pour la téléperformance qui induit plusieurs niveaux de spectatorialité.

Si je repars de mon expérience, il y a en premier lieu les personnes qui entendent mes indications audio : comme on le comprend dans les témoignages, c’est une situation de spectatorialité déconnectée de la mémoire, et donc de la temporalité ; tout se passe dans l’instant, dans une mise à disposition de son corps et de sa voix à une volonté extérieure, et c’est l’ensemble des sensations générées par ce dispositif qui fait office d’expérience spectatorielle, de souvenir d’après spectacle. Je citerai tout de même un cas particulier à ce premier niveau de spectatorialité : lors du « bord écran » sur Zoom après ma téléperformance via la Casa Tranzit, j’ai pu entendre le témoignage d’une personne seule chez elle qui avait uniquement écouté les indications sans les performer, et qui tentait d’imaginer quelqu’un en train de les performer. Il s’agit alors de faire appel aux perceptions générées par les mots, et à l’imaginaire, c’est tout autre chose.

Le deuxième niveau de spectatorialité est constitué par les personnes en présence de celle qui performe. Le dispositif ici est proche de celui d’une représentation, le public assiste à une performance, sans toujours savoir que des indications sont données à distance pour le·la performeur·se. Lors de ma téléperformance via Germain Ducros, les personnes ayant assisté à « notre » intervention lui ont fait part de réactions différentes, dont il a noté quelques bribes dans son récit d’expérience : « cette lenteur excessive / je me suis demandé : mais quel est son problème ? / il y avait un côté totalement assumé / j’ai pensé que tu avais juste fumé beaucoup de weed / une précision chorégraphique dans les gestes / j’ai compris petit à petit / vous aviez ce sourire inquiétant pendant toute la présentation / à un moment, vous avez prononcé un nom, et on a pu voir dans votre regard que c’était la première fois que votre bouche prononçait ces syllabes à la suite… »[12] De manière générale, l’étrangeté de la présence induite par la téléperformance peut soit nourrir un geste dramaturgique et préserver un cadre spectaculaire, soit appeler à enquêter sur l’état réel du performeur, et faire entrer dans un mode de réception typique de la performance.

À cela peut s’ajouter un troisième niveau de spectatorialité : celui des personnes distantes, qui observent en direct les traces d’une téléperformance telles qu’elles sont partagées par celles et ceux qui y assistent. C’est l’essai que j’avais fait pour la Casa Tranzit de Cluj Napoca : j’avais proposé aux gens de partager des photos et vidéos en direct via un hashtag sur les réseaux sociaux. L’intérêt est ici de susciter la curiosité, de leur donner envie de « nous » rejoindre en présentiel et ainsi de créer une forme de « distanciel frustrant », concept que je développe en réaction à la numérisation croissante des pratiques culturelles. Car ce qui m’intéresse dans la téléperformance est véritablement cette idée d’incarnation à distance. Et alors que se développent les robots de téléprésence et que se perfectionnent les androïdes, je devrais peut-être préciser « incarnation humaine » !

Ce dernier témoignage est un bel écho à ce que tu viens d’exprimer. Il met en évidence une dimension très humaine, qui n’est pas détruite par la présence d’un médium technique. Merci Julien, à bientôt pour de nouvelles expériences communes !

 

La téléperformance en questions :
retours sur expériences

Geneviève Grabowski


 

Geneviève Grabowski est artiste plasticienne et a participé à une téléperformance menée par Julien Daillère le 7 avril 2022.

 

Pour les personnes qui ont téléperformé

Comment avez-vous été contacté·e pour participer à cette téléperformance ? Qu’est-ce qui vous a plu dans cette démarche artistique ? Comment avez-vous ressenti et vécu le fait d’exécuter les consignes données par Julien Daillère via le guidage audio ?

Je suivais les travaux de Julien Daillère, et j’ai vu cette proposition par l’intermédiaire de son lien Facebook. J’ai été intéressée par cette démarche tout d’abord pour la recherche de nouvelles formes, par curiosité ensuite, pour le sujet/lien avec le chamanisme, et pour cette forme téléguidée par téléphone (la voix, entendre sans voir).

Au cours du déroulement, il se trouve que nous avons pris une certaine liberté qui a faussé le principe de départ […] mais qui nous a permis de faire une expérience unique et amusante.

Je commençais à téléperformer pour une personne qui est mon fils de 12 ans, mais en cours de performance il a manifesté l’envie de changer de rôle. Il a donc téléperformé pour moi, sur une plus longue partie.

Pour ma première partie donc, j’ai apprécié de mettre en place les éléments du rite, cela m’a amusée, je l’ai fait avec un grand sérieux. Prête à suivre également les consignes dans cet état d’esprit. Ce que j’ai fait quelques minutes, interrompue dans cette concentration par le changement intempestif de rôle.

Pour les personnes qui ont assisté à la téléperformance

Comment avez-vous été convié·e à assister à une téléperformance ? Quels rapports aviez-vous avec la personne qui performait devant vous ? Qu’avez-vous perçu ? Dans quelle mesure avez-vous notamment perçu le fait que la personne qui performait recevait des consignes audio ? Qu’est-ce que cela change par rapport à d’autres spectacles que vous avez vus ?

J’ai donc moi-même lancé la téléperformance avec mon fils, je ne le sentais pas dans une bonne disposition d’écoute, téléperformer (prendre ma place donc), avoir en main un téléphone et des écouteurs sur les oreilles était pour lui bien plus attrayant que de voir sa mère dire et faire des choses étranges ! Une fois ce moment perturbant de changement passé, nous étions dans un rapport d’écoute et d’attention à ce qui se déroule. J’ai perçu une grande concentration chez le performeur. Et s’il n’y avait pas eu cette inversion de rôles qui nous a fait basculer chacun de l’autre côté, j’aurais pu ne pas percevoir qu’il suivait des consignes audio.

Ce qui change par rapport à d’autres spectacles, c’est peut-être le face-à-face, dans une très grande proximité, pour une seule personne (bien que je me souvienne avoir vécu cela avec des compagnies de rue). Le plus nouveau finalement est que c’est joué par un proche, une connaissance qui n’est ni comédien, ni performeur. Cette téléperformance relève de l’expérience. Outre l’aspect ludique, elle met en question l’obéissance, le fait de se soumettre à une voix, d’être téléguidé…

 

Questionnaire conçu
par Nathalie Coutelet et Julien Daillère

 

Notes

[1] Voir Luc Fraisse, Proust au miroir de sa correspondance, Paris, SEDES, 1996.

[2] Voir Mélissa Van Drie, « L’espace scénique du théâtrophone (1881-1930) et la figure nouvelle du spectateur-auditeur », dans Jean-Philippe Garric (dir.), Modèles et modalités de la transmission culturelle, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. Création, Arts et Patrimoines, 2015, p. 41-68.

[3] Voir le programme et les podcasts sur le site de La Marge Heureuse.

[4] Sur le Serveur Vocal Humain, voir Julien Daillère, « Arborescences et voix de synthèse des serveurs vocaux interactifs », JIT 2022 – Journées d’Informatique Théâtrale organisées par le centre Inria Grenoble Rhône-Alpes, l’ENSATT et le laboratoire Passages XX-XXI de l’Université Lyon 2, 10 et 11 octobre 2022. Voir aussi Julien Daillère, « Réappropriation machinoïde », revue 591, Hors-série spécial performance (coord. Jean-François Bory et Yann Sarrat), Dijon, Les presses du réel, p. 41-51. Voir enfin le compte de Julien Daillère sur Soundcloud ou le site de Radio Galoche pour avoir un exemple.

[5] La personne qui performe en suivant les indications données au téléphone a pris le soin de réunir un petit groupe, familial ou amical, qui devient le micro-public de la téléperformance.

[6] « Poésie téléperformée : dire des poèmes à travers les corps des autres », intervention de Julien Daillère et Germain Ducros au Forum international de recherche-création « Enjeux et pratiques de l’incarnation du poème sur scène », École supérieure de théâtre, UQAM (Montréal), 5 mai 2022.

[7] Richard Schechner, Performance. Expérimentation et théorie du théâtre aux USA, trad. Marie Pecorari, Montreuil-sous-Bois, Editions Théâtrales, coll. Sur le théâtre, 2008, p. 259-262.

[8] Ibid., p. 260.

[9] Domaine public (2008), créé dans l’espace public espagnol, a ensuite tourné en France (voir le site de Roger Bernat). In Vivo (2022) recourt aux vitrines vides du centre d’Ancenis, pour une création participative (voir le site de la Cie La Blanc des yeux).

[10] Une initiative co-portée par l’association La Marge Heureuse et la compagnie La TraverScène, notamment en partenariat avec l’unité de recherche Scènes du monde de l’Université Paris 8. Voir le site de La Marge Heureuse.

[11] « Écouter le terrain : enjeux de la création audioguidée », journées d’étude coorganisée par Séverine Ruset et Gretchen Schiller et co-portée par l’UMR Litt&Arts, le CCN2 – Centre chorégraphique national de Grenoble et Le Pacifique – Centre de Développement Chorégraphique National de Grenoble, 21 oct. 2021. Voir le site de la Maison de la création.

[12] Témoignages de Germain Ducros sur l’expérience de téléperformance avec Julien Daillère à l’UQAM, 7 mai 2022.

 

Pour citer ce document

Julien Daillère, « Du théâtrophone à la téléperformance », entretien réalisé par Nathalie Coutelet, thaêtre [en ligne], Chantier #8 : Dispositifs sonores. À l’écoute des scènes contemporaines (coord. Marion Chénetier-Alev, Noémie Fargier et Élodie Hervier), mis en ligne le 15 janvier 2024.

URL : https://www.thaetre.com/2024/01/15/du-theatrophone-a-la-teleperformance/

 

À télécharger

Du théâtrophone à la téléperformance

 

 

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