Ça ira de A à Z

 

N.

 

Noms.

Versan de Faillie : très raide, oratrice du double versant de la faillite, celle du monde ancien comme du monde « moderne ». Fêlée ? On lui verse des choses sur la tête. Carray : quelle rectitude ! Lefranc : la franchise, la France, l’affranchie, l’affront. Hersch : crache sa haine dans le micro. Lamy : le Bailly qui vous veut du bien. Ménonville : Mais non ! Un peu couard peut-être, mais non vil. Gigart : l’art de la girouette. Entre gigot et cigare, il y a Gigart. Cabri : saute au pied du micro quand les révolutionnaires parlent…

Joël Pommerat joue avec les noms. Le parti pris de la fiction libère un espace où l’humour est possible. Lorsqu’on se met à reconnaître des personnages, à s’attacher à leur caractère et à leur posture, on s’amuse des noms qui leur ont été donnés.

En principe, c’est-à-dire si l’on s’en tient aux déclarations de Joël Pommerat, seul le roi a gardé son vrai nom : « Louis […] est le seul personnage historique nommé. » Les autres doivent s’appeler « Dupont », c’est-à-dire avoir des noms communs, qui n’attirent pas l’attention, et qui ne sont connus de personne : « à l’époque Robespierre n’est pas Robespierre, mais Monsieur Dupont. »[1] La liste des personnages donnée au début du spectacle ou du livre semble réaliser ce programme : les noms choisis sont assez banals en apparence. Peut-être rappellent-ils confusément le dix-huitième siècle, mais ils sont surtout des noms hors de l’histoire, qui laissent le champ libre à l’imagination.

En vérité, les noms des personnages sont le résultat de reprises et de déplacements. Ils révèlent divers degrés de fiction, distinguant les personnages de la pièce qui correspondent à un personnage historique et ceux qui ont été composés à partir de plusieurs personnages.

Le roi de la pièce de théâtre s’appelle Louis et même parfois Louis XVI, comme à la fin de la scène 15 (voir Quatorze Juillet) quand le président Lamy déclare : « Mesdames messieurs, au milieu de tous ces événements tragiques il y a une bonne nouvelle : nous avons retrouvé le véritable Louis XVI. » (ÇI, 79) Avec son nom, ce personnage est le plus fortement inscrit dans l’histoire. Mais il n’est pas le seul. Tout est historique dans la façon dont est nommée « Élisabeth, sœur du roi » : le prénom et le lien familial n’ont pas été modifiés. Très proche de son frère, Élisabeth de France a été emprisonnée en même temps que lui, après la chute des Tuileries et guillotinée en 1794. D’autres noms historiques ont été conservés dans la pièce. Il ne s’agit pas de personnages, dans la mesure où ils n’apparaissent pas sur scène, mais il est question d’eux et ils sont appelés de leurs noms véritables : Foulon et Berthier, massacrés par la foule (voir Citations) et le général de Broglie, ministre de la guerre au moment de la prise de la Bastille. À l’inverse, le nom du prévôt des marchands Flesselles, victime de la foule le 14 juillet, n’est pas conservé. Dans la scène 15, il est désigné par sa seule fonction (« administrateur général de la Ville » – ÇI, 73). Dans la scène 23, la reine le désigne par un nom fictif : Lafisse Desnoyers (ÇI, 122).

La reine est un cas particulier. Tout le monde connaît son nom et il serait trop étrange de lui en donner un autre. Mais il est tout aussi impossible, pour une pièce qui veut tenir à distance les mythologies révolutionnaires, de l’appeler Marie-Antoinette. Elle est donc une reine sans nom, désignée par son seul titre, à la manière de la Bastille qui est réduite à sa fonction de « prison centrale ».

Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Éric Feldman, Philippe Frécon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir

Ça ira (1) Fin de Louis écrit et mis en scène par Joël Pommerat
Théâtre Nanterre-Amandiers – juin 2015
© Élisabeth Carecchio

Parmi les personnages qui ont des noms fictifs, deux correspondent à un personnage historique unique, facilement identifiable : Necker est devenu Muller, Bailly est devenu Lamy. La responsabilité politique fait l’identité du personnage : le Premier ministre d’un côté, le président de l’Assemblée devenu maire de Paris de l’autre. Dans ces deux cas, le nom de la fiction ressemble au nom de l’histoire. Muller rappelle en outre que Necker était suisse, tandis que le « y » final fait de Lamy et Bailly des mots typiquement français et même franciliens.

Le député Gigart se trouve à la fin de la pièce dans la position de Mounier : il préside l’Assemblée au moment des journées d’octobre (scène 21). Mais ses interventions précédentes sont inspirées par d’autres personnages historiques. Dans la scène 17 par exemple, il emprunte à la fois à Lally-Tollendal et à Gouy d’Arcis (voir Citations), pourtant députés de la noblesse alors que lui est député du tiers. Il est donc un bon exemple de ces personnages composites, majoritaires dans la pièce.

Pour les autres personnages, il est moins évident de trouver des correspondances avec un personnage historique. Ce sont des compositions originales, qui peuvent avoir été inspirées notamment par les textes-sources. On découvre un M. Legrand et un M. Laville-Leroux dans le compte rendu de la séance de l’Assemblée du 23 juillet 1789[2] : sont-ils à l’origine des noms Lefranc et Possion-Laville ? Un Ménonville (ou Menonville selon les sources) a été député de la noblesse. Il a toujours été très discret, sauf le 4 juin 1791, lorsqu’il a tenté d’intercepter une adresse à l’Assemblée sur les gens de couleur. Est-ce une lointaine coïncidence, ou un emprunt volontaire pour le personnage du député Ménonville, joué par un acteur noir, Maxime Tshibangu ? À l’Assemblée, il y avait aussi un député Camus, Armand Gaston, qui sera plus tard à l’origine de la fondation des archives nationales. Il n’a rien d’autre en commun avec la députée Camus de la pièce que ce nom. Le député de la noblesse Dumont-Brézé emprunte une partie de son nom au maître des cérémonies Dreux-Brézé, personnage d’un épisode mythique de la Révolution, puisque c’est à lui que Mirabeau a répondu que les députés ne sortiraient que par la force des baïonnettes. Quant au député Cabri, élu du tiers particulièrement actif à droite de l’Assemblée, il porte le même nom que le vieux paysan qui se cache dans la montagne au début de la Marseillaise de Jean Renoir[3].

Avec la députée Lefranc, on voit comment Dupont devient Robespierre. Elle séduit par son engagement. Les positions qu’elle défend sont parmi les plus radicales. Ses passes d’armes rhétoriques, notamment face au député Gigart, la font aussi connaître. À la fin de la pièce, lorsqu’elle se présente au roi et à la reine qui viennent d’arriver aux Tuileries, tous deux s’exclament : « C’est vous ? » (ÇI, 123) Le nom de l’humble députée du peuple est déjà connu au plus haut de l’État. La réputation a précédé la personne.

Un autre homme du peuple se fait un nom, partant de plus loin encore, puisqu’il n’est pas nommé sur la liste des personnages. Dans les premières scènes représentant les assemblées populaires, il est simplement « un homme ». Le spectateur remarque peut-être son sweat à capuche GAP. Dans la scène 16, il ne prend pas la parole, mais il est désigné par l’expression « un habitant en armes » dans une didascalie. Sur la liste des personnages comme au début des répliques qu’il prononce dans la scène 23, il est « membre de la police citoyenne ». Mais en changeant de statut et de costume – il porte désormais un treillis et un béret rouge –, il a acquis le pouvoir de se nommer lorsqu’il accueille le roi et la reine :

Membre de la police citoyenne. Madame, monsieur, je me présente : Charles Dutreuil, lieutenant de la police municipale citoyenne de Paris, c’est moi qui ai eu l’honneur de vous décorer sur le parvis de l’Hôtel de Ville en juillet dernier. Je suis chargé d’assurer votre sécurité à l’intérieur de cette résidence, je m’en réjouis.

L’anonyme qui portait sur lui le nom d’une multinationale du vêtement a désormais un nom et un prénom. Rares sont les personnages qui peuvent en dire autant. On découvre dans la scène 19 que Carray s’appelle « François » (ÇI, 103). Dans la liste des personnages, deux personnages seulement ont à la fois un nom et un prénom : Kristoff Hémé et Marie Sotto. Est-ce parce qu’ils sont journalistes et que par conséquent ils ont le pouvoir de signer leurs articles ? Peut-être est-ce un souvenir de Camille Desmoulins, aussi connu par son prénom que par son nom.

Mais bientôt on aura un nom

Vuillard, 14 Juillet


 

Une ville est un personnage. Pas de vaudeville ou de tragédie, non, un personnage pour pièce en plein air, sans figurant, sans chœur, sans mise en scène. C’est une masse, une foule, cohue grisante, une flopée, une multitude. À Paris, on est venu de partout, de Pontarlier, de Gigny, d’Épernay, de Loudun, de Guémar, de Montpeyroux, de Quenoche, de Verrières, et on est devenu tailleur, cordonnier, manouvrier, commis, mendiant, putain. Ils s’appellent Mathieu, Guillaume, Firmin, de leur nom de famille, car les pauvres n’ont souvent pas mieux à se mettre. Ils peuvent aussi porter noms et prénoms pareils, Pierre Pierre, Jean Jean ; cela signe deux fois leur pauvreté. Ils ont aussi des noms de métiers, Mercier, Meunier, Lesaulnier, Vigneron, car ils bossent, oui, avant tout ils sont là pour ça, pour peiner. Mais encore des noms ridicules, Godailler, Quignon, Fagotte, Bourgeonnau, Tronchon, Pinard, puisqu’ils ne sont rien que mouches et vermines. Ils ont aussi des sobriquets, Pasquier dit Branchon, Munsch dit Meuche, Heu dit Harmand. Mais bientôt on aura un nom, on s’appellera Étienne Lantier, Jean Valjean et Julien Sorel.

 

Éric Vuillard, 14 Juillet, Arles, Actes Sud, 2016, p. 77.

 

Notes

[1] Joël Pommerat, « Entretien avec Marion Boudier, septembre 2015 », programme de salle, Théâtre Nanterre-Amandiers, 2016, p. 10.

[2] Gazette nationale ou Le Moniteur universel, n° 23, 24 juillet 1789, p. 197. La scène 17 reprend plusieurs éléments précis de ce compte rendu : voir Citations.

[3] La Marseillaise de Jean Renoir (1937) s’ouvre sur une scène où « Cabri » le braconnier chasse, à l’aide d’une fronde, sur les terres d’un seigneur qui le fait arrêter, droit de colombier oblige. Le nom semble ici utilisé à contre-emploi : le clin d’œil est aussi dans la volonté de déjouer l’attente liée, pour certains spectateurs, à une mémoire des imaginaires de la Révolution, au cinéma ou ailleurs.

 

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