Ça ira de A à Z

A.

 

Ah bon.

 

Le « Ça ira » du titre, qui fait signe vers la Révolution française, est aussi le mot de la fin. Mais une autre expression orale, beaucoup plus banale en apparence, est remarquable à force d’être répétée par les personnages de la pièce : « Ah bon ». Dans la scène 4 où on l’entend pour la première fois, elle exprime d’abord l’étonnement d’une femme devant la faible affluence dans le bureau de vote (ÇI, 18[1]), puis la surprise du secrétaire de séance lorsque Carray, le futur député, s’exclame : « J’ai l’impression de marcher sur la tête. » (ÇI, 22) Résultat d’une annonce inattendue, « Ah bon » exprime une incrédulité qui peut être collective, comme dans cet extrait de la scène 13 :

Homme 9 (entrant). Louis XVI vient de faire une annonce, il demande que tous les députés de la noblesse rejoignent les députés du tiers état à l’Assemblée nationale.

Tous. Ah bon ??

Femme 4. Il a dit le contraire il y a une semaine ?

Homme 9. Oui bah là, c’est confirmé (ÇI, 60).

Pour le lecteur, « Ah bon » se signale parfois par la présence, inhabituelle dans un texte imprimé, de deux signes de ponctuation successifs : points d’interrogation ou d’exclamation. Ce doublement de la ponctuation affective, qui n’est pas réservé à l’expression « Ah bon », insiste sur l’étonnement des personnages tout en inscrivant le texte dans une langue orale et familière. La simplicité de l’expression est un gage d’authenticité. Dans le programme de salle distribué à Nanterre, Joël Pommerat écrit : « Pour faire vraiment réentendre ces discours, il me semble qu’il fallait se débarrasser de la rhétorique et de l’apparence des révolutionnaires, retrouver une certaine innocence du regard. Par exemple, à l’époque Robespierre n’est pas Robespierre, mais Monsieur Dupont. »[2] « Ah bon » est le Monsieur Dupont de la langue, une formule qui ne fait pas formule, faite pour qu’on ne la remarque pas.

« Ah bon » inscrit aussi dans le spectacle les effets que Joël Pommerat entend produire : « Le spectateur est placé dans un état de découverte des événements, comme s’il était lui-même contemporain de ce qui se déroule sous ses yeux. »[3] Face à des événements révolutionnaires dont ils ne doivent rien savoir d’avance, personnages et spectateurs restent sans voix, ou presque : il n’ont qu’« ah bon » à dire. Marion Boudier, la dramaturge du spectacle, fait d’une certaine manière la théorie du « Ah bon » lorsqu’elle écrit : « En représentant la complexité du réel et des positionnements humains, Pommerat cherche à produire chez le spectateur un état de perplexité. C’est ce qu’il nomme “le trouble” et qu’il définit comme “un état d’ouverture au sens”. »[4]

Le personnage de Louis affectionne particulièrement l’usage du « Ah bon ».

Militaire 1. Majesté.

Roi. Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Militaire 1. Les députés de la noblesse et de l’Église viennent de quitter la salle, mais ceux du tiers état n’ont pas encore réagi à vos ordres.

Roi. Ah bon ? (ÇI, 55)

Chez lui, l’expression traduit la surprise, l’incompréhension, l’incrédulité peut-être, mais aussi un certain détachement. Le roi de Ça ira ne parvient pas à s’intéresser à la chose publique et à la révolution en train de se faire. Dit-il « Ah bon » parce qu’il est « le bon Louis XVI », un roi trop simple pour comprendre ce qui se passe et trop naïf pour vouloir faire du mal ? La dernière fois qu’il utilise l’expression, il se contente d’une forme affirmative. La proposition que vient de faire le député Carray a tout pour étonner : les députés seraient prêts à dissoudre l’Assemblée pour restaurer l’autorité du roi (ÇI, 132). Mais Louis ne manifeste même plus sa surprise. Son « Ah bon » ne signifie qu’un profond désintérêt et il prépare le « ça ira » final.

Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Éric Feldman, Philippe Frécon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir

Ça ira (1) Fin de Louis écrit et mis en scène par Joël Pommerat
Théâtre Nanterre-Amandiers – juin 2015
© Élisabeth Carecchio

Si l’on en croit le comédien Éric Feldman[5], qui joue le rôle du député Carray dans la pièce, Joël Pommerat lui-même utilise sans cesse l’expression « Ah bon ». Est-il Louis XVI ? Ou plutôt, Louis est-il un metteur en scène dépassé et dépossédé par le spectacle de la Révolution ? Ou peut-être « Ah bon » est-il un anti-mot d’ordre, l’expression-clé du refus de l’engagement : celui qui dit « Ah bon » face à l’événement politique ne prend aucun parti.

Ah bon !… ah bon !…
voilà du nouveau.

Offenbach, Les Braconniers


 

Éléonore, se levant vivement, saisissant les pistolets, et les braquant sur Marcassou. Si tu bouges, tu es mort !…

Il sort du comptoir.

Marcassou, stupéfait, et se réfugiant dans le comptoir à son tour. Qu’est-ce que c’est encore que celui-là ? Prenez donc garde, ils sont chargés !…

Éléonore. Je m’en doutais… tu étais armé jusqu’aux dents, tu allais fuir… tu voulais te cacher… je te reconnais… il n’est pas difficile de deviner qui tu es…

Marcassou, sortant du comptoir et s’avançant. Qui je suis !… Eh bien, tuez-moi et après vous me le direz qui je suis, vous me ferez plaisir, car, voyez-vous, je flotte… j’en suis arrivé à flotter sur mon individualité…

Éléonore. Parbleu ! tu es Rastamagnac !…

Marcassou. Ah bon !… ah bon !… voilà du nouveau.

 

Jacques Offenbach (musique), Henri Chivot et Alfred Duru (livret), Les Braconniers, opéra-bouffe créé en 1873, Paris, Tresse, 1879, p. 76.

 

Notes

[1] Toutes les citations du texte de la pièce sont tirées de Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, Arles, Actes Sud-Papiers, 2016. [Abrèv. ÇI]

[2] Joël Pommerat, « Entretien avec Marion Boudier, septembre 2015 », programme de salle, Théâtre Nanterre-Amandiers, 2016, p. 10.

[3] Ibid., p. 11.

[4] Marion Boudier, Avec Joël Pommerat. Un monde complexe, Arles, Actes Sud-Papiers, 2015, p. 128.

[5] Éric Feldman, « Nous avons pour nous la raison et la force, n’ayons pas peur de la patience et de la modération. Jouer dans Ça ira (1) Fin de Louis », thaêtre [en ligne], Chantier #2 : La Révolution selon Pommerat, mis en ligne le 9 juin 2017.

 

 

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