Écrire Fukushima

Vert Territoire Bleu
Gwendoline Soublin


 

Vert Territoire Bleu de Gwendoline Soublin met aux prises K. (une fille de 16 ans), N. (un garçon du même âge) et un vieil homme, immobile et muet. L’action se passe à l’intérieur d’une forêt irradiée – devenue zone interdite. N. et K. fuient le dispositif policier totalitaire qui procède à l’élimination systématique des « déserteurs » de leur espèce. Au cours de leur cavale, ils tombent par hasard sur une maison isolée…

 

 

Extrait.
Deuxième tableau.

Un vieux assis sur une chaise, immobile – regard fixant le lointain, couvert de poussière, de chiures d’oiseaux. Au milieu d’un jardin immense, à l’arrière d’une maison modeste. N. lui tourne autour.

N. Hé ! Hé ho. Hé ho vioc. Le vioc hé ho ! Tu captes ? Tu bouges ? Allez. Tu bouges tu réponds ! Hé oh ! Ça pollen merde. (Il allume un briquet.) Tu suis ça. Là. Tu suis ? Bordel hé oh ! T’es qui ? Tu habites là ? Tu attends ? Oh ! T’es plein de crasse. Dégueulasse. Je vais. Putain bordel chié –

Il le secoue. K. arrive dans le jardin.

K. Laisse !
N. Quoi ? Bordel chou !
K. Laisse !
N. Il est pas huit cents !
K. Il respire.
N. Tu restes pas là. Tu retournes –
K. J’ai entendu du bruit.
N. Dans ta tête.
K. Ça bougeait. J’ai vu un spationaute.
N. Tu rêves.
K. Un spationaute.
N. Tu inventes. Dès que tu frousses tu –
K (désignant le Vieux). Pourquoi il bouge pas ?
N. Chou retourne devant !
K. Monsieur ? Ça va monsieur ?
N. Il frise rien. Arrête ça.
K. Monsieur ? Monsieur ?
N. Une saloperie de vieux.
K. Vous habitez là monsieur ?
N. Il bulbe à plat.
K. Monsieur. Monsieur ? C’est votre chez-vous là ?
N. Éloigne. Il pue la pisse. Éloigne. Éloigne chou. Éloigne !
K. Laisse-moi.
N. Tu causes le vioc ?! Réponds !
K. Ne le –
N. Remue bordel !

Il lui colle le fusil sur la joue. Le Vieux ne réagit pas.

N. TU TE BOUGES HEIN ? TU TE BOUGES LE VIOC ?
K. Mais ! STOP ! Tu vois bien que. Tu vois bien. Que. TU VOIS !
N. JE TE CRÈVE ! JE TE PRÉVIENS ! TU RÉPONDS ! HEIN ! TU CAUSES !
K (tout bas). Crie pas ! S’ils nous –
N. Il doit causer.
K. Il capte zéro ! Tu vois bien. Il –
N. Sale vioc encore un sale vioc une saleté –
K. Laisse-le. C’est zen là c’est zen –
N. Il cache un truc.
K. C’est –
N. Il fait la passoire. Il frousse qu’on le –
K. C’est zen.
N. Il est peut-être armé.
K. Monsieur ? C’est votre chez-vous. Monsieur ?
N. Je rentre.
K. Il a soif. Je crois qu’il –

N. part vers la maison et y pénètre.

K. Monsieur ? Monsieur ?

K. observe le Vieux de très près.

K. Ça brille votre œil. Ça luit votre œil. Monsieur ?
N (off, de la maison). Tu éloignes chou !
K. Vous habitez là monsieur ?
N (off). Éloigne. Tu éloignes !
K. Vous entendez ma voix ? Oui. Là. Plus près. Non. Il entend rien. (À N.) IL ENTEND RIEN !
N (off). Éloigne bordel !

Un vacarme en provenance de la maison. Bruits de casseroles qui tombent. Pagaille animalière.

K. ÇA VA ?
N (off). Merde !
K. QUOI ?
N (off). ÇA VA !

Un temps. Bruits encore.

K. ÇA VA ?
N (off). CRIE PAS !
K. Reviens !

Un long temps.
N. réapparait à la fenêtre. Accoudé, il observe l’extérieur.

N. C’est vert. Vert vert vert.
K. Quoi ?
N. Bordel en voilà. Un !

Il tire devant lui avec son fusil.

N. Loupé.
K. QUOI ? QUOI ?
N. UN LAPIN !
K. Ne tire pas ! S’ils nous –
N. BORDEL ça foisonne. Chou ! Des arbres partout des sapins. Immenses. Je vois au loin les petits blocs au fond bordel on a fait du chemin chou BORDEL. Je vois. Des bestioles bouffées au flanc là-bas d’autres maigres de dalle. Bordel ! Elles se bouffent entre elles c’est dégueulasse bordel chou ça poisse ça sent le sang sec JE SENS ÇA. Une odeur de fleur aussi. C’est vert tout ce vert je vois le vent brosser les feuilles. Je vois un oiseau qui s’envole regarde. Par-dessus ! Tu vois ? Je n’avais jamais maté un horizon pareil c’est à perte de vue bordel. Des coques de gris le ciel épais sur toute la zone. Il nous entoure ce ciel ce coton autour de nous chou BORDEL et ce vert. C’est vert tout ce vert je n’avais jamais vu ce vert. Ils disent interdite la zone interdite mais c’est vert je vois un tacot des coquelicots. Sur le toit du tacot des coquelicots on dirait des gouttes de sang sec ils brasillent. UNE VACHE ? À moins que UNE BICHE ? Et de l’or de l’or encore bordel c’est beau et des troncs on dirait des –
K. On reste pas –
N. ÉLOIGNE !

Il tire avec son fusil vers le jardin.

N. DE MOINS !
K. STOP !

Il disparaît à l’intérieur de la maison.
Bruits de poules affolées. Plusieurs coups de fusil retentissent encore. Le Vieux cligne très légèrement de l’œil.

K (au Vieux). Vous battez. IL A BATTU ! Monsieur ? Hé ! Monsieur ?!

Elle tape des mains près de ses oreilles. Lui fait des signes.

Monsieur ? (Après un temps, elle lui lèche la joue.) Oh. Vous salez.

N. revient. Il tient à la main trois poules mortes, encore saignantes.

Il a battu.
N. Quoi ?
K. L’œil droit. Il a battu.
N. Éloigne chou.
K. J’ai –
N. ÉLOIGNE !

Un temps.

K (désignant les poules). C’est quoi ça ?
N. Avec le lapin ça fait de quoi –
K. Tu vrilles.
N. De quoi pour une semaine.
K. Je reste pas.
N. Personne nous suit.
K. Ça craint. Ici.
N. On fait une pause.
K. C’est dangereux là.
N. Idem que là-bas.

Il balance les poules aux pieds de K.

K. Et lui ?
N. Il est raide pour tantôt.

Un temps.
Un bruit de fusil dans le lointain. Ils sursautent.

K. Ça pète d’où ?
N. Des champs de mines.
K. Ils nous suivent ?
N. Pas dans la zone.
K. Les oiseaux ont trois pattes là.
N. Ça infecte plus depuis –
K. J’ai entendu dire –
N. Chou –
K. Je veux pas –
N. Du vert on est zen. Là. Zen. On fait une pause. Après. On file. Okay ?

Un temps.

K. Je l’ai vu battre. Je crache que je l’ai vu battre.

Il ne répond pas.

 

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